ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

SECONDE PARTIE. — CARACTÈRE DE L'ÉCOLE JUIVE D'ÉGYPTE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES JUIFS D'ALEXANDRIE ET LA POPULATION GRECQUE.

 

 

Les Juifs établis sur les bords du Nil n'y furent donc pas uniquement occupés du soin de faire fortune, en s'adonnant au commerce. Ils prirent une part active aux ouvrages littéraires sortis en si grand nombre et sous des formes si diverses de la savante capitale des Ptolémées. Pendant environ quatre siècles, ils n'ont cessé de s'appliquer soit à des traductions, soit à des commentaires sur 1'Écriture, soit enfin à la poésie, à l'histoire et à la philosophie. Ils n'avaient pas été en repos et dans l'inaction avant Aristobule ; ils ne restèrent pas silencieux pendant l'espace de temps qui sépare le philosophe péripatéticien du Juif disciple de Platon. Nous leur avons rendu quelques-uns des ouvrages sortis de leurs mains dans ces différents intervalles. La plupart étaient des écrits apocryphes. Le rôle de faussaire et d'interpolateur plut singulièrement, comme on a pu le remarquer, aux Juifs transportés en Égypte.

Quel était donc leur but ? Se livraient-ils à la contrefaçon littéraire pour le seul plaisir de mentir et de faire des dupes ? Voulaient-ils imiter les membres du Musée fondé par Ptolémée, fils de Lagus, rivaliser avec plusieurs d'entre eux d'habileté et de finesse ? Dans ce docte corps, on passait quelquefois sa vie à arranger des vers à la manière des anciens poètes de la Grèce. On composait des fragments d'histoire, des livres de philosophie sous le nom des personnages qu'on adorait à l'égal de la Divinité. Les uns voulaient s'assurer l'immortalité. Ils demandaient à l'érudition ce que leur avait refusé le génie. Ils inséraient leurs compositions, souvent ridicules, toujours déplacées, dans des œuvres qu'ils commentaient et expliquaient fort bien, mais imitaient avec moins de bonheur. C'était le stratagème des sculpteurs, qui mettaient le nom de Phidias ou de Praxitèle sur le pied de la statue, ouvrage de leur ciseau inhabile. C'était, dans un autre genre, le travail des architectes grecs rapprochant quelques colonnes ioniques ou corinthiennes des palais majestueux de la vieille Égypte, ou celui des hiérogrammates suspendant. aux voûtes des temples ces zodiaques qui égarèrent l'incrédulité du siècle dernier, et lui fournirent, pendant quelque temps, des armes contre la véracité des livres saints. D'autres spéculaient sur la rivalité des Attales et des Ptolémées, et leur folle prodigalité pour les bibliothèques d'Alexandrie. Les livres revêtus de noms illustres rapportaient des sommes immenses à leurs heureux possesseurs ; au lieu de s'arrêter au métier peu lucratif de copiste, on se mit à faire des livres qu'on plaçait ensuite à l'ombre d'un grand nom. Le succès dépassait quelquefois toutes les espérances. On avait cherché à tromper les contemporains, on trompa la postérité elle-même. Enfin, pour se former sur le modèle des anciens, on prit, dans Alexandrie, dei sujets semblables à ceux que l'on donna plus tard aux jeunes Romains, dont Sénèque nous a conservé quelques déclamations. On mettait en scène les hommes illustres ; on les faisait penser, parler et agir. Ces exercices portaient le nom de personnages célèbres de l'antiquité ; souvent ils ne rappelaient ni leur talent, ni leur caractère  : ils eurent cependant le privilège de donner le change à quelques lecteurs. Ceux qui les avaient composés renouvelèrent, sans le vouloir, la merveille du peintre dont les oiseaux trompés vinrent becqueter le raisin représenté sur la toile.

Telles furent, d'après Richard Bentley, les causes qui inondèrent la ville d'Alexandrie d'écrits supposés, et de compositions apocryphes. Les mêmes motifs engagèrent-ils les Juifs à s'associer à l'industrie des livres dans la capitale de l'Égypte ? Nous n'osons assurer que quelques-uns d'entre eux ne profitèrent pas de circonstances aussi favorables pour sacrifier encore une fois au veau d'or. Quelques Israélites suivirent peut-être le mouvement qui portait à écrire des livres dans le goût, des anciens auteurs. Mais ceux qui cédèrent à de semblables mobiles furent très-peu nombreux, si toutefois on peut en trouver. L'école juive eut d'autres préoccupations et d'autres tendances. Convaincue de la divinité de sa religion, remplie, par conséquent, de l'esprit de prosélytisme, elle mit tout en œuvre, même le mensonge et l'erreur, pour ébranler les Grecs et les attirer dans ses croyances. L'indifférence des Lagides, prise par elle pour de l'hésitation, leur politique tolérante, regardée par des hommes étrangers au scepticisme de la

0 Grèce, comme une approbation tacite de la religion juive, donnaient à la colonie d'Égypte de l'audace en augmentant ses espérances.

Le prosélytisme fut en effet le caractère distinctif des Juifs d'Alexandrie ; on le voit percer dans tous les fragments que nous leur avons rendus, dans leurs artifices de toutes sortes pour se faire valoir, dans leurs concessions à la philosophie grecque.

La marche suivie par l'école juive et marquée par les objets auxquels elle s'est successivement appliquée, n'est donc pas, selon nous, l'effet d'un caprice du hasard. Elle indique le but général où l'École tendait de tous ses efforts. Les Juifs ont commencé par des traductions imposées, il est vrai, par la nécessité, bais s'ils avaient consulté le besoin seul des Synagogues de l'Égypte, ne se seraient-ils pas bornés à la version du Pentateuque, dont la lecture était seule prescrite d'abord, puis à celle des prophètes, quand vint aussi l'habitude de les lire ? S'ils complétèrent, sous les successeurs de Ptolémée Soter, là traduction de presque tout l'Ancien Testament, il est permis de conjecturer que le désir de le faire connaître des Grecs, dans la langue desquels ils le faisaient passer, ne leur fut pas étranger. Le traducteur de l'Ecclésiastique avoue qu'il a entrepris de mettre en grec le livre de son aïeul dans le dessein d'être utile à ceux qui n'étaient pas de la religion juive, τοΐς έκτός, et dans l'espérance de les préparer à recevoir la loi et à la pratiquer. Nous ne parlons ici ni de l'original lui-même, ni du livre de la Sagesse. Nous ne les considérons pas comme les ouvrages d'une école. Ceux qui les écrivirent à Alexandrie furent sous l'inspiration de la Divinité ; elle parlait par leur bouche. Remarquons cependant, que l'on n'y découvre aucune trace de ce prosélytisme si apparent dans toutes les autres œuvres sorties de la même cité. La lumière d'en haut semblait indiquer aux Israélites, par ces auteurs privilégiés, que toute tentative pour la conversion des gentils était prématurée et plaçait les Juifs d'Alexandrie sur une pente fatale aboutissant au mensonge et à l'erreur : mais les avertissements du ciel ne furent pas écoutés.

Le poème de Philon l'Ancien et la tragédie d'Ézéchiel nous montrent déjà, dans les temps les plus reculés, les .Israélites, changés en apôtres, pour convertir les Grecs d'Égypte. Mais dans une ville où l'on parlait sans cesse d'épopée, de drame, ils jugèrent la lettre nue des livres saints et leur sublime simplicité, peu attrayantes pour leurs hôtes difficiles. Ils cherchèrent donc des ornements plus convenables et prirent les formes exigées par le goût du siècle ; ils crurent relever la narration biblique en y mêlant des fables étrangères, en omettant les prodiges que les Macédoniens railleurs auraient aussitôt rejetés. L'ouvrage de Philon offrait sans doute de ces altérations, puisque Josèphe, qui n'avait pas le droit d'être trop scrupuleux, s'est cru obligé de l'excuser en avançant qu'il n'était pas Israélite. Le poète épique n'avait cependant pas voulu cacher son origine. il parait même qu'on ne pensa point, dans les écoles juives de l'Égypte, avant le règne de Ptolémée Philométor, à se couvrir d'un masque étranger, à se faire païen, pour gagner plus facilement les païens à la loi de Moïse.

Ce que nous pouvons appeler la seconde période de l'école juive d'Égypte commence avec Aristobule. Il fut probablement l'auteur du stratagème dont ses coreligionnaires firent tant usage dans la suite. Le premier il se mit à jouer le personnage de l'antiquité grecque. Or, qui pouvait commander le respect pour les coutumes juives avec plus d'autorité qu'Homère commenté et corrigé par les savants dans le Musée, par les rois-dans leurs palais, et adoré par la ville dans des temples ? Quel auxiliaire, pour la religion du Sinaï, plus puissant qu'Orphée entouré par les Égyptiens et les Grecs, et par conséquent par les souverains de l'Égypte, de la plus grande vénération ? que Linus enfin et Hésiode, si recommandables à la fois par leur antiquité et par la célébrité de leur nom. Le philosophe péripatéticien les choisit de préférence parce qu'ils pouvaient lui prêter un secours plus efficace. Ses concitoyens, bientôt après, suivant le même plan, adoptant la même tactique, s'adressèrent aux poètes tragiques ou comiques les plus illustres. Et comme les Grecs et les Alexandrins surtout, que Philon accuse d'être très-superstitieux, avaient une grande confiance dans les oracles et dans les prédictions des sibylles, les Juifs appelèrent encore celles-ci à leur aide. Par leur entremise ils espéraient diriger, d'une manière plus sûre, la population conquérante de l'Égypte vers les prophètes, vers Isaïe, Daniel et Ézéchiel.

Une fois engagés dans cette voie de mensonge, les Juifs s'accommodèrent encore avec soin aux circonstances, épiant en quelque sorte l'occasion favorable, sondant l'esprit des différentes époques, et pesant les avantages à retirer, non-seulement des noms qu'ils emprunteraient, mais aussi de la nature des ouvrages qu'ils entreprendraient de supposer ou d'interpoler. De là vient, qu'après avoir demandé un appui aux poètes, ils passèrent aux historiens. Les noms d'Hécatée d'Abdère et d'Aristéas, l'un contemporain d'Alexandre, l'autre de Ptolémée Philadelphe, ne pouvaient-ils pas, dans une ville si attachée à la mémoire d'Alexandre et à celle de Ptolémée II, dont la gloire avait été en s'augmentant avec les années, répondre aux objections faites alors aux Juifs sur l'obscurité de leur nation et sur le silence de tous les historiens de l'antiquité ? Plus tard, lorsque l'école juive s'aperçut que les esprits se tournaient plus particulièrement du côté de la philosophie, elle changea encore une fois ses ruses et ses artifices. Ce sont les écrits des philosophes qu'elle remplit d'interpolations. Elle inséra des doctrines juives dans leurs ouvrages. Elle se procura ainsi le patronage de Mercure Trismégiste, si vanté dans une capitale où la religion égyptienne s'était peu à peu étroitement unie aux dogmes de la Grèce. Elle s'assura, par le même stratagème, de Pythagore, de Phocylide et de Platon lui-même ; car il nous paraît probable que certains passages des lettres attribuées à ce philosophe sont. des compositions de sa façon.

Les Juifs d'Alexandrie n'ont point du reste caché leur intention dans leurs ouvrages apocryphes. Ils ont fait parler poètes, historiens, philosophes grecs, transformés en missionnaires de la loi ancienne, assez clairement pour qu'on pût, sans difficulté, deviner leur véritable pensée. Interrogés par les imposteurs qui les avaient si bien disposés d'avance, ils ont tous rendu, sous des formes différentes, cet oracle que nous soupçonnons encore les Juifs d'avoir mis dans la bouche d'Apollon[1]. Les Chaldéens et les Juifs seuls eurent la sagesse en partage et rendirent un culte agréable au Dieu suprême et éternel. Leur conclusion fut toujours celle-ci : Quittez, quittez l'idolâtrie, et entrez avec nous dans le sein du judaïsme.

C'est le but où tend le faux Orphée, dans le fragment conservé par Aristobule. Entre dans le vrai sentier, dit-il à Musée. Et le vrai sentier quel est-il ? Il conduit vers le créateur de l'univers, seul immortel[2]. Mais où trouver ce souverain maître de toutes choses ? Chez les descendants de celui-là seul à qui il a bien voulu se révéler[3] parmi le peuple dont la législation vient de l'homme miraculeusement sauvé des eaux[4]. Ailleurs, aucun mortel n'a connu la vérité[5]. Aussi le chantre divin de la Thrace fait-il appel à son disciple, et lui conseille-t-il de dissiper ses illusions[6], d'oublier ses erreurs[7], afin de s'élever vers le Dieu des Juifs, de le prendre pour guide, et de graver sa loi divine au fond de son cœur[8].

La sibylle dissimule moins encore. Alors, dit-elle, fleurira la nation sainte[9], fidèle observatrice des préceptes donnés par le Très-Haut sur le mont Sinaï[10]. Elle ne se laissera pas tromper par les mensonges comme les autres mortels : elle ne se prosternera point devant les idoles, ouvrage périssable de la main des hommes, elle ne leur offrira pas son encens sacrilège[11]. Puis elle emploie tour à tour la menace et les promesses pour ramener à Jéhovah les âmes égarées. Ô Hellade, s'écrie-t-elle[12], après avoir prédit les calamités que Dieu fera fondre sur les conquérants de l'Égypte et de l'Asie, pourquoi te reposer sur des généraux habiles et des chefs destinés à la mort ? Adore plutôt le nom de l'auteur de toutes choses[13] : ne reste pas ensevelie dans ton erreur. Ses instances sont vives ; elle prétend que la Grèce sera poussée par la force vers le Dieu des Juifs, si elle ne vient d'elle-même à lui. Les destins ont décidé que sous le septième roi de l'Égypte[14], toutes les nations, c'est-à-dire la Grèce et les royaumes formés par le démembrement dé l'empire d'Alexandre, courberaient les genoux devant le Dieu tout-puissant[15] et qu'ils jetteraient dans les flammes les  faux dieux, ouvrage de leurs mains. Bientôt, accablés sous le poids de la juste vengeance de la Divinité, les gentils seront forcés de s'incliner sous le bras qui s'appesantira sur leurs têtes ; ils pousseront de profonds gémissements, et lèveront les yeux vers le roi du ciel, pour implorer son secours[16]. En voyant la nation juive, récompensée de son attachement inviolable à sa foi, comblée d'honneur et brillant du plus vif éclat, tous les hommes se diront, d'un commun accord : Combien ce peuple est aimé de Dieu[17]  ! Marchons donc vers le temple du seul maître du monde. Jusqu'ici nous avons été dans les ténèbres ; nous avons offert nos sacrifices à des idoles qui tomberont en poussière avec le temps. Attachons-nous à la loi du Très-Haut : il n'en est pas de plus sainte par toute la terre[18].

Le faux Sophocle, comme l'a remarqué Clément d'Alexandrie[19], se proposait aussi de montrer aux Grecs la vanité du culte des idoles, lorsqu'il disait : Avant tout, il faut reconnaître un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre ; aveugles mortels, esclaves de nos égarements, nous demandons des consolations dans nos peines à des dieux d'airain .et de pierre, à des figures d'ivoire et d'or[20]. Le Sophocle alexandrin est, il est vrai, plus adroit que le prétendu Orphée et la sibylle, ses contemporains ; il ne désigne pas directement Moïse et la législation juive, le premier comme le guide à suivre, la seconde comme l'asile au sein duquel l'homme doit chercher un refuge sous la protection du vrai Dieu ; mais il en disait assez. On connaissait bien, dans la capitale de l'Égypte, la partie de la population qui adorait un seul Dieu, et méprisait les statues d'or et d'ivoire.

L'auteur du fragment attribué à Ménandre, en opposant l'inefficacité des sacrifices des gentils aux seules offrandes agréables à la Divinité[21], prend, comme le poète précédent, une manière indirecte d'inviter les habitants de la Grèce, au nom de leur intérêt[22], à passer dans les rangs d'un peuple lié avec Dieu par la plus étroite amitié. Il a eu soin de suivre pas à pas le Décalogue[23], afin que les Grecs puissent comprendre que leur célèbre poète comique les envoyait aux synagogues des Hébreux.

L'Euripide juif a changé de méthode pour parvenir à ses fins. Il n'a point employé la voie de la douceur. Il a été imité, en cela, par le Diphile de l'école d'Alexandrie. Le petite tragique a voulu, par la terreur, agir sur ceux qui ne croient pas en l'existence d'un seul Dieu[24]. Il menace de la colère céleste quiconque s'obstine à ne pas reconnaître et à ne pas servir le vrai maître de toutes choses. Il fait briller aux yeux du pécheur, le jour de la vengeance. Le poète comique[25], élevant une voix irritée contre l'impie et l'homme plongé dans les délices, cherche à les réveiller, en quelque sorte, par le son de la trompette du jugement dernier. Il leur découvre les deux chemins différents qui s'ouvrent au delà du tombeau, et leur prédit qu'ils ne pourront ni échapper aux regards de Dieu, ni se soustraire au tribunal, où le souverain juge les fera un jour comparaître.

Pour instruire et convaincre le peuple d'Alexandrie, l'auteur apocryphe de l'histoire des Septante a trouvé moyen d'employer l'autorité d'un docteur assis sur un trône[26]. Le prince dont la magnificence était passée en proverbe, au point que l'on donna l'épithète de philadelphique à tous les monuments majestueux et grandioses[27], proclame hautement, de concert avec Démétrius de Phalère[28], que les lois contenues dans les livres saints sont pleines d'équité et de sagesse. Il va jusqu'à dire qu'elles sont les paroles de Dieu lui-même[29]. Après un éloge aussi pompeux, il ne restait plus au roi d'Égypte qu'à montrer à ses sujets, par un exemple éclatant, ce qu'ils avaient tous à faire aussi se prosterne-t-il en fervent néophyte, sept fois, devant l'exemplaire des livres mosaïques[30]. L'imposteur, pour nous insinuer que le prince persévéra après s'être une fois converti, a soin de lui faire dire ; Le jour où j'ai pu m'incliner devant les saintes Écritures ne s'effacera jamais de ma mémoire, Quand les livres sont traduits, il promet de les conserver dans toute leur intégrité, et de n'en permettre jamais la moindre altération[31].

C'est ainsi que se manifesta d'abord le zèle des Juifs pour leur religion. Mais on ne tarda pas à voir, dans les synagogues de l'Égypte, que les hommes mêmes dont on voulait faire des apôtres, étaient un des plus grands obstacles à la propagation de la loi mosaïque. Les belles doctrines qu'on leur prêtait, loin de servir à un rapprochement entre les gentils et les adorateurs du vrai Dieu, devinrent une nouvelle cause d'éloignement. Ne devaient-elles pas être d'autant plus admirées qu'elles offraient des rapports plus intimes avec celles de l'Ancien Testament ? A quoi bon alors chercher ailleurs la vérité, lorsqu'on la possédait chez soi ? C'était, de plus, une cause de tourments pour les Juifs, de voir que tout dans le paganisme n'était pas erreur et mensonges, et que quelques étincelles s'étaient parfois échappées de ses ténèbres. Leurs plans se trouvaient dérangés. Pour triompher de la difficulté, l'école juive d'Égypte trouva un nouvel artifice, ce fut de faire de tous les personnages illustres de l'antiquité païenne des disciples et des imitateurs de Moïse.

Aristobule, si fécond en expédients de toutes sortes, fut encore, à ce qu'il paraît, l'inventeur de celui-ci : nous ne possédons, du moins, aucun monument antérieur à son siècle, prouvant que déjà, avant lui, on ait songé à en faire usage. D'après lui, nous l'avons déjà vu, non-seulement Pythagore et Platon[32], mais Socrate, Homère et Hésiode, avaient mis à contribution les livres sacrés, ils s'en étaient même fortement pénétrés. Pour les deux premiers philosophes, l'assertion pouvait paraître moins étrange. Mais Socrate, Homère et Hésiode, sont loin de copier Moïse ; assurément, ils ne l'ont même pas connu. Les concitoyens d'Aristobule ne se contentèrent cependant pas de ces influences déjà si difficiles à expliquer. Le faux Cléarque[33] fait dire à Aristote qu'un Juif le vint trouver sur les côtes d'Asie, et eut avec lui de fréquents entretiens[34] ; cet homme communiqua au philosophe de Stagire plus de lumières qu'il n'en put recevoir lui-même du fondateur du Portique et de ses disciples. On alla plus loin encore, dans la suite. On soutint que le maitre d'Alexandre avait eu des conférences avec Simon le Juste, par lequel il avait été converti au judaïsme[35]. Le rabbin Joseph avait vu en Égypte, dans un livre très-ancien, qu'Aristote avait changé de religion vers la fin.de ses jours. Abarbanel l'avait lu dans les écrits d'Aristote[36]. On en vint enfin jusqu'à affirmer sérieusement que ce philosophe était Juif d'origine, né à Jérusalem, dans la tribu de Benjamin, et de la famille de Kalia. Selon le même Cléarque, Numa, roi des Romains, éclairé par les livres de Moïse, avait détourné ses sujets de représenter Dieu sous la figure de l'homme et de tout autre animal[37]. Le successeur de Romulus apprit en secret à son peuple que l'Être souverainement parfait ne pouvait pas être exprimé par la parole, mais seulement conçu par la pensée[38]. Artapan, cité par l'Alexandre Polyhistor de la Préparation évangélique d'Eusèbe, raconte qu'Orphée eut pour maître Moïse, fils adoptif de Merrhis, que les Grecs ont appelé Musée[39].

Théopompe et Théodote s'étaient tellement passionnés pour les livres de Moïse, qu'ils avaient voulu en copier quelques passages, pour en enrichir leurs ouvrages ; ils ne suspendirent leur tentative téméraire que lorsque le ciel leur eut appris, comme nous l'avons vu ailleurs, qu'il ne fallait pas divulguer les mystères de Dieu[40]. Démétrius de Phalère, lui-même, qui fait à Philadelphe le récit de ces événements merveilleux, était très-versé dans la littérature sacrée. Il en parle comme un rabbin ; il en connaît tout le prix. Il pousse le désintéressement jusqu'à avouer l'infériorité des poètes, orateurs et historiens de son pays, sur le législateur des Hébreux[41]. Il avoue que les meilleures règles de conduite se trouvent dans le Pentateuque[42]. On croirait volontiers que s'il avait eu de nouveau à gouverner Athènes, il l'aurait rendue juive, et qu'il allait faire ses efforts pour réaliser en Égypte un plan qu'il n'avait pu suivre dans sa patrie. L'historien Josèphe, à cette longue série d'admirateurs et d'imitateurs de Moïse, ajoute encore Phérécyde et Thalès[43]. Ils ont été, selon lui, formés par les Égyptiens et par les Chaldéens. Or, par ces derniers, il voulait désigner la nation juive, originaire de la Chaldée, où elle continua de séjourner après la captivité de Babylone. Nous ne pouvons douter de son intention, lorsque nous le voyons associer Pythagore aux deux philosophes précédents, et répéter, après Aristobule, que ce dernier avait tiré profit des doctrines juives, et s'était emparé d'un grand nombre de leurs lois[44].

Quand elle eut ainsi abaissé, l'un après l'autre, presque tous les hommes illustres de l'antiquité grecque, au rôle de plagiaires, et leur eut enlevé le mérite d'avoir trouvé, par la réflexion et la méditation, ou par le secours des traditions antiques les vérités que l'on rencontre quelquefois dans leurs ouvrages, l'école juive, pour rendre son triomphe complet, voulut opposer aux idoles renversées du paganisme les personnages illustres sortis du sein du peuple de Dieu. C'était une nouvelle démonstration de la supériorité de la loi juive appuyée sur l'histoire, mais interprétée par des Alexandrins. C'était un nouveau motif mis sous les yeux des Grecs pour les engager à ne pas mépriser une nation mère de tous les arts et de toutes sciences, des inventions les plus merveilleuses. Abraham, Moïse et Joseph n'avaient rien laissé à inventer après eux ; les autres n'avaient eu besoin que de. tendre la main pour recueillir leur précieux héritage.

Aristobule ou l'imposteur juif, quel qu'il soit, qui prit le nom d'Orphée, fait d'Abraham un savant astronome. Cet homme, dit-il, connaissait le cours du soleil, sa révolution autour du globe terrestre, et la rotation périodique et toujours égale qu'il exécute sur son axe[45]. Il savait aussi comment le même astre guide autour des flots ses coursiers rapides comme les vents, et fait jaillir de toutes parts des rayons d'une vive lumière[46]. Eupolème, cité par Polyhistor, transforme le père du peuple de Dieu en inventeur de l'astrologie, et il l'établit professeur d'astronomie près des habitants de la Phénicie[47]. La ville de Chaldéopolis, écrivait-il, vit naître Abraham, éminent à la fois par sa naissance et par sa sagesse. Il inventa l'astrologie et la science chaldéenne. Pour obéir aux ordres du ciel, il alla habiter la Phénicie, enseigna aux habitants de cette contrée les révolutions du soleil et de la lune, et beaucoup d'autres phénomènes.

Et plus loin :

Abraham fréquenta à Héliopolis les prêtres égyptiens ; il les initia à la connaissance de l'astrologie, et leur enseigna encore d'autres sciences. L'invention de l'astrologie doit être attribuée aux Babyloniens ainsi qu'à Abraham ; cette découverte remonte jusqu'à Énoch ; il en fut le véritable auteur. Les Grecs l'attribuent à Atlas, qui n'est autre chose qu'Énoch. Énoch, fils de Mathusala, apprit des anges de Dieu toutes les connaissances qui nous ont été transmises[48].

Artapan, cité par le même Polyhistor, prétend aussi qu'Abraham fut très-versé dans l'astrologie ; il l'enseigna aux Phéniciens, d'abord, au roi Pharaon et aux Égyptiens, auprès desquels il se rendit ensuite[49]. Dans ses Antiquités juives[50], Josèphe raconte, d'après Nicolas de Damas, probablement encore quelque faussaire auquel il a ajouté foi, que le célèbre patriarche se mit, en Égypte, à discuter, en dialecticien habile, avec les sages de la contrée, à réfuter leurs doctrines, et à leur en démontrer le vide et la fausseté. Aussi excita-t-il une vive admiration dans leurs assemblées. Il y fut regardé comme un philosophe d'une profonde sagesse, non moins recommandable par la pénétration de son esprit que par son éloquence persuasive. Il se fit, de plus, un plaisir de leur enseigner la science des nombres, et l'astrologie, sciences complètement ignorées avant l'arrivée d'Abraham. De la Chaldée elles furent portées en Égypte, et passèrent de là dans la Grèce[51].

La sibylle, si souvent d'accord avec les Juifs d'Alexandrie, à fait ici preuve de plus de sagesse et de bon sens. Elle s'est chargée de réfuter ses concitoyens d'Égypte. Il est, dit-elle, une ville dans le pays des Chaldéens, d'où sortiront des hommes amis de la justice et de l'équité. Ils ne s'occuperont ni de la course circulaire du soleil, ni de celle de la lune, ni des prodiges que les mortels interrogent avec curiosité, ni des présages tirés de l'éternuement, et du vol des oiseaux. Ils ne chercheront pas, comme les Chaldéens, à connaître l'avenir par l'inspection et le cours des astres ; les hommes insensés passent leurs jours dans ces études frivoles, funestes aux peuples auxquels elles ont enseigné de nombreuses erreurs[52]. Il n'était pas nécessaire, en effet, que le patriarche apportât en Égypte ces sciences dont la superstition et l'idolâtrie avaient abusé déjà longtemps avant lui. « Les Juifs méritent qu'on rie, selon Basnage, lorsqu'on les voit si jaloux de la science de leurs premiers héros, les transformer en autant d'astrologues, qui vont enseignant leur science dans les pays étrangers, où ils ne font qu'un passage assez court. Ce n'est point l'astronomie, mais la foi qui distingue Abraham du reste de ses contemporains. Quand il aurait connu parfaitement le cours des astres, il n'est pas vraisemblable qu'il fût allé s'établir maître d'école ou professeur d'astronomie en Égypte pour débiter ce qu'il savait. De tous les peuples du monde, il n'y en avait peut-être point qui eussent plus de curiosité pour les sciences, et plus de commodité pour apprendre l'astronomie que les Égyptiens. Les nuits y étaient claires ; le ciel y était serein, la chaleur excessive obligeait souvent les habitants à faire de la nuit le jour. On pouvait donc s'appliquer sans peine à l'astrologie, sans avoir besoin d'Abraham, ni du voyage qu'il fit en ce pays-là pour s'y rendre habile[53].

Afin de rendre plus éclatante la gloire de leur patriarche, les Juifs alexandrins lui donnèrent pour fils des héros plus en harmonie avec les idées grecques. Ce n'était pas assez pour eux de les représenter tels qu'ils sont, comme les personnages les plus illustres parmi le peuple choisi par Dieu pour être le gardien de la vérité ; ils ont voulu, pour les grandir, les associer aux demi-dieux du paganisme[54]. Cléodème, appelé aussi Malchus, rapporte dans son histoire des Juifs, conforme, dit-il, au récit de Moïse, qu'Abraham eut plusieurs enfants de Chettura. Il en nomme trois, Apher, Assur et Aphram. Il fait remarquer qu'Assur donna son nom à l'Assyrie ; les deux autres, Apher et Aphram, imposèrent le leur à la ville d'Afre et à l'Afrique. Ils accompagnèrent Hercule dans son expédition contre la Libye et contre Antée. Hercule ayant épousé la fille d'Aphram, en eut un fils nommé Diodore, duquel naquit Sophrona, qui a donné son nom aux barbares appelés Sophres.

Moïse fut transformé, comme Abraham, en un sage, à la portée de la population d'une ville telle que la capitale des Ptolémées. On le rabaissa aux proportions d'un homme ordinaire, loin de lui donner plus de grandeur et plus de majesté. Au lieu de faire ressortir la beauté de sa législation, de prouver sa mission divine et de faire admirer cette belle vie qui commence par un miracle et se développe au milieu de prodiges continuels, l'école juive s'amusa à en faire l'inventeur des lettres, qui, disait-on, furent ainsi transmises aux Phéniciens, et par les Phéniciens aux Grecs[55]. Nous n'entrerons pas ici dans une discussion sur le véritable inventeur des caractères de l'écriture. Hérodote raconte qu'elles furent apportées en Grèce par les Phéniciens[56]. On ne pourra jamais déterminer précisément à quelle époque[57]. Mais il paraît certain que ce fut avant Moïse, puisque l'auteur du Pentateuque fait mention d'ouvrages existant déjà avant lui : des livres de l'Alliance, des Guerres du Seigneur, du livre de la Loi de Dieu[58].

Voici une prétention bien plus étrange encore que les autres. Moïse, dit Artapan dans le fragment conservé par Eusèbe[59], communiqua aux hommes plusieurs inventions utiles. Ils reçurent de lui l'art de la navigation, les machines pour porter les pierres, les instruments hydrauliques et guerriers, et même la science de la philosophie. Un législateur qui prenait tant de soin de diriger sur les ordres de Dieu son peuple vers une terre éloignée de la mer[60], où les marchands ne pouvaient pas aborder, où il serait éloigné de l'influence funeste des autres nations, pouvait-il songer à l'invention d'un art qu'il croyait pernicieux, et dont il ne voulait faire aucun usage ? Loin d'être si habiles à trouver, dans ces temps éloignés, de nouvelles machines utiles à l'architecture et à la distribution des eaux, les Juifs paraissent avoir méprisé généralement ceux qui s'appliquaient à ces sortes de travaux ; ils pensaient que leur vie était incompatible avec la vertu[61], et l'historien Josèphe nous apprend qu'une des accusations portées contre ses coreligionnaires d'Alexandrie était précisément celle de n'avoir jamais rien inventé[62]. Il y avait de l'injustice dans ce reproche, mais il y eut du ridicule dans la justification de l'école juive d'Égypte, lorsqu'elle voulut faire de Moïse un applicateur sans doute des lois mathématiques dont Abraham avait fait la découverte.

En même temps qu'il trouvait de nouvelles machines de guerre, le libérateur des Hébreux se rendait illustre sur le champ de bataille[63]. La jalousie d'un roi d'Égypte lui suscita, comme la colère de Junon à Hercule, de grands dangers, lui dressa des pièges nombreux. Mais il ne fut pas inférieur en habileté et en courage au héros si vanté du paganisme. Il combattit contre les Éthiopiens pendant dix années, autant que les Grecs autour d'Ilion. Mais quelle différence entre les rois chantés par Homère et le général des Juifs ! Le tyran de l'Égypte, Chénèphre, n'avait donné à celui-ci, dont la vertu l'importunait, que des hommes d'origine juive, peu exercés au maniement des armes[64]. Il espérait qu'avec de telles troupes il serait facilement écrasé par l'ennemi, dont la puissance était formidable. Ce n'était pas une ville seule qu'il fallait assiéger ; mais un peuple nombreux, un vaste pays qu'il fallait vaincre et soumettre. Moïse triompha cependant partout, et dans tous les combats il remporta la victoire. Le conquérant, chose merveilleuse ! se fit tellement respecter des vaincus, que les Éthiopiens, suivant l'exemple, de leurs prêtres, reçurent de lui l'usage de la circoncision. Il sortit successivement vainqueur de toutes les embûches du monarque perfide, jusqu'au moment où, à la tête des Israélites, il quitta l'Égypte pour marcher h la conquête de la terre promise.

Vivant au milieu d'une cité où l'on vénérait Alexandre à l'égal d'une divinité[65], dans le monument érigé par Philopator[66] pour la sépulture des conquérants de l'Asie[67], et qui, plus tard, devint un sanctuaire, les Juifs, peur attirer l'attention, se crurent obligés de se changer en guerriers redoutables, et de parler combats et victoires, pour faire plus d'impression sur les habitants d'une ville qui avait été d'abord une colonie militaire.

Le soldat juif, selon Aristéas, s'était signalé depuis longtemps par son courage dans les armées des Perses et des Grecs[68]. Il avait combattu avec Alexandre le Grand. Ce prince, pour récompenser leur fidélité et leur courage, égal sans doute à celui des Macédoniens, leur avait accordé les privilèges dont jouissaient ces derniers sous Philadelphe. Ils ont eu les premières places à la cour, le premier rang dans les armées. Sous Philométor, ils ont sauvé, par les armes, la dynastie des Lagides. De plus, à la valeur, le Juif unissait une grande pénétration d'esprit, un profond mépris pour la superstition, et une heureuse audace pour la combattre[69]. L'historien Hécatée, non le contemporain d'Alexandre, mais le Juif qui a usurpé son nom dans la suite, en donne un exemple éclatant. L'armée macédonienne était en marche, elle s'avançait vers la mer Rouge ; tout à coup elle s'arrêta pour consulter le vol des oiseaux. Mosomane, c'était le nom d'un des cavaliers juifs qui accompagnaient Hécatée et sa troupe, demande pourquoi on suspend ainsi la marche. Le devin, qui n'avait cependant pas alors beaucoup de loisir, pousse la complaisance jusqu'à satisfaire sa curiosité. Il lui montre l'oiseau fendant les airs, et se plait à lui expliquer son art tout au long. Si l'oiseau s'arrête, lui dit-il, on doit s'arrêter ; marcher en avant, s'il continue de voler ; rétrograder s'il revient en arrière. Le Juif ne répond pas, saisit son arc ; c'était justement le plus habile archer de tous les Grecs et de tous les barbares, et on en comprend la raison. Il lance une flèche, elle atteint l'oiseau et le tue. Le devin et plusieurs de ses compagnons transportés de fureur accablent l'archer de malédictions. Mais, chose merveilleuse ! c'est l'archer juif dont l'importance dans l'armée est telle qu'on le prendrait pour le général en chef, ayant le droit de tout dire et de tout faire, qui met à la raison ses indulgents contradicteurs. Malheureux ! s'écrie-t-il, d'où vient donc ce délire ? Puis, prenant l'oiseau dans ses mains : Comment, incapable de pourvoir à sa propre conservation, aurait-il pu révéler quelque chose d'heureux au sujet de notre voyage ? S'il avait su prévoir l'avenir, il ne serait pas venu dans un lieu où il devait être percé par la flèche du Juif Mosomane. Le devin et les soldats s'adoucirent à ces mots ; ils se déclarèrent tous satisfaits[70].

Les mêmes préoccupations furent la cause des descriptions pleines d'emphase de la puissance de Salomon, à laquelle Josèphe et le livre des Rois[71] assignent pour bornes l'Égypte et l'Euphrate. L'empire de Salomon, dit la sibylle, s'étendra sur la Phénicie, l'Asie, les îles de la mer, sur les Pamphyliens, les Perses, les Phrygiens, les Cariens, les Mysiens et les Lydiens, riches en or[72]. Ce tableau, placé après celui des grandes puissances qui se partagèrent le monde, indique très-clairement l'intention de comparer la Judée aux plus fameux empires : à celui des Égyptiens, des Perses, des Mèdes, des Assyriens, des Macédoniens et des Romains[73].

Après avoir si peu respecté l'histoire et l'avoir pliée à tous leurs caprices, en vue d'obtenir de leurs ruses et de leurs artifices la conversion des âmes, qui ne peut être que l'œuvre de la grâce divine, les Juifs de l'Égypte ne s'arrêtèrent pas sur la pente rapide où ils s'étaient placés. Ils en vinrent jusqu'à altérer le précieux dépôt confié à la garde de la nation sainte. Ils s'étaient appuyés sur les calculs de la raison humaine, dans l'espoir d'attirer plus sûrement les gentils vers eux ; et Dieu, pour les confondre et leur montrer qu'il ne voulait pas de telles armes, les laissa tomber dans le piège où ils cherchaient à prendre les gentils, et donna raison à la politique des Lagides.

Ces derniers, pour assurer l'avenir à leur dynastie, avaient compris qu'ils devaient s'attacher les races différentes du pays conquis, surtout dans son immense capitale, gouverner pour toutes, se montrer tolérants pour toutes. Orphée, Pythagore, Platon, Aristote et Zénon furent donc admis par eux aux droits de cité avec Moïse et Mercure Trismégiste. Ils furent accueillis avec le même respect, ou plutôt, avec la même indifférence ; une protection égale s'étendit sur leurs disciples et entoura leurs sanctuaires[74]. Pourquoi, disaient-ils, se briser inutilement contre les antiques préjugés des Juifs et des Égyptiens  ? Ne valait-il pas mieux demander à la prudence et au temps ce qu'on ne pouvait attendre immédiatement de la violence ? Ne devait-on pas espérer que le vaincu céderait insensiblement à l'ascendant de ses vainqueurs, à son intelligence, à l'éclat de sa civilisation, de ses arts et de ses sciences ? Il abandonnerait peu à peu, et comme à son insu, sa religion et ses mœurs, pour se confondre avec les Grecs et les Macédoniens dans les mêmes croyances et dans la même nationalité.

Leurs prévisions, il faut l'avouer, auraient été pleinement justifiées, pour les Juifs comme pour les Égyptiens, si le Judaïsme eût été, jusqu'à la fin, réduit à ses seules forces. Oui, la philosophie grecque et les rêveries orientales auraient, selon toute apparence, triomphé, en Égypte, de la religion du Sinaï, parce qu'elle était sortie de son sanctuaire, et n'était plus protégée par les remparts invisibles, placés devant elle en Palestine pour la mettre à l'abri de l'invasion des doctrines profanes. Mais heureusement, alors que la religion juive, trahie par le zèle imprudent et prématuré de ses enfants, s'ouvrait, en quelque sorte, de toutes parts aux erreurs de la philosophie, comme une ville battue depuis longtemps en-brèche, le christianisme apparut, lui tendit la main, la releva, la vengea, en quelques années, de cette philosophie attaquée inutilement par la ruse, depuis près de quatre siècles.

C'est surtout par l'abus des allégories, que l'école juive introduisit des éléments étrangers dans la religion de Moïse, et sema l'ivraie dans le champ du père de famille. L'auteur des Commentaires dédiés à Ptolémée Philométor n'est pas, comme on l'a avancé[75], l'inventeur du système consistant à considérer dans l'Écriture, tout fait sensible comme la représentation d'une vérité intelligible. Longtemps, avant lui, on avait fait usage, parmi les Juifs, des interprétations allégoriques. Ce n'est pas en Égypte, en présence des hiéroglyphes, que les Juifs en conçurent l'idée. Un peuple dont toute l'histoire n'était qu'une allégorie continuelle n'avait pas besoin de franchir ses frontières pour en aller chercher la connaissance ailleurs. Toutes les nations ont eu leurs symboles, et tous les célèbres philosophes, leurs doctrines secrètes ; pourquoi les Hébreux n'auraient-ils pas eu les leurs, et pourquoi leurs patriarches et leurs prophètes n'auraient-ils pas cherché à en pénétrer le sens ? Ne voyons-nous pas, dans le cours de l'histoire sacrée, quelques saints personnages soulever pour ainsi dire le voile de la religion mosaïque et deviner, avec le secours de Dieu, la véritable signification de ses allégories ? Le nom de Voyant d'Israël ne fut donné qu'à ceux dont les regards pénétrèrent dans les mystérieuses destinées du peuple choisi et dans la connaissance de la transformation qu'il subirait quand l'ombre ferait place à la réalité. Les prophètes s'exprimaient le plus souvent en termes métaphoriques ; ceux qui cherchaient à les expliquer devaient comprendre qu'ils avaient sous les yeux des emblèmes : ils eussent été assurément bien grossiers, s'ils ne l'avaient pas deviné avant d'avoir vu des caractères symboliques sur les monuments de l'Égypte.

On ne peut donc en douter, on fit usage en Palestine des interprétations allégoriques, pour expliquer la loi, avant les victoires d'Alexandre le Grand et la translation d'une colonie juive dans la capitale fondée par le conquérant de l'Asie sur la terre des Pharaons. Mais il y eut une grande différence entre les Juifs restés dans Jérusalem, fidèles à leurs mœurs, à leurs coutumes et à leur foi, et les habitants d'Alexandrie ; les premiers se servirent des allégories pour s'édifier et non pour corrompre la législation mosaïque ; avec les seconds elles devinrent, dans la suite, comme un artifice utile pour faire passer un grand nombre de dogmes païens dans le judaïsme, dont ils troublèrent ainsi la pureté primitive.

Ce ne fut pas dans les premiers temps de leur séjour au milieu des gentils qu'ils ouvrirent ainsi un passage à l'erreur. Ils étaient encore alors trop remplis de la haine naturelle aux Hébreux contre les innovations et du mépris de tout ce qui venait du paganisme. D'ailleurs, sous les premiers Lagides, ils n'étaient pas encore passés par tous les degrés que leur prosélytisme, rendu plus ardent par un commerce assidu, par des liaisons étroites, leur fit, comme nous l'avons vu, successivement franchir. Nous n'avons, en effet, remarqué aucune doctrine étrangère dans les premières œuvres de l'école juive d'Alexandrie. Philon l'ancien et Ézéchiel se sont permis des descriptions peu fidèles, ils ne paraissent pas être tombés dans des erreurs dogmatiques. Un poète vivant à Alexandrie, où il faisait un poème épique sur Jérusalem, sans peut-être jamais l'avoir vue, sinon par l'imagination, s'est certainement arrêté à des tableaux copiés sur Homère plutôt que sur la nature. Pour l'auteur de la tragédie sur la sortie d'Égypte, son oiseau admirable, dont la taille était double de celle de l'aigle, la gorge étincelante comme la pourpre, les cuisses vermeilles, le cou revêtu d'un léger duvet aussi jaune que le safran, n'apportait pas un grand trouble dans la législation mosaïque.

Nous dirons même que les fragments du péripatéticien Aristobule ne nous présentent pas précisément d'emprunts faits aux idées grecques au détriment des doctrines juives. On aurait pu dire, avec le philosophe alexandrin, dans les synagogues les plus orthodoxes de Jérusalem : Les saintes Écritures attribuent à la Divinité des mains, des bras, un visage et des pieds pour se mouvoir, parce que le législateur, lorsqu'il veut exprimer les mouvements de l'âme, ou les nobles conceptions de l'intelligence, emprunte à ces objets sensibles les termes dont il se sert. Les hommes dont le sens est droit, admirent en lui cette sagesse profonde, cet esprit divin qui lui a mérité le titre de prophète. Ceux, au contraire, qui ont moins de pénétration et de jugement s'attachent à la lettre des Écritures, se persuadent que Moïse n'a pas fait preuve d'une haute sagesse[76].

Le mot main, dans la langue hébraïque, révélé un sens plus étendu que chez tous les autres peuples ; c'est pourquoi, illustre prince, lorsque, pour entreprendre quelque expédition, vous faites partir vos troupes, nous disons : Le roi a une main puissante, ceux qui nous comprennent, rapportent cette expression à votre armée. Moïse donne à ce mot la même acception lorsqu'il dit dans la Loi c Dieu, par sa main puissante, l'à tiré de l'Égypte ; et encore : J'enverrai ma main, dit le Seigneur, et je frapperai les Égyptiens[77]. A l'occasion de la plaie qui doit frapper les animaux, Moïse dit à Pharaon : Voici que la main du Seigneur va s'appesantir sur vos bestiaux, et une mort terrible sur toutes vos campagnes[78]. Ainsi les mains signifient la puissance dé Dieu. On sait que la force et l'activité des hommes consistent surtout dans leurs mains ; notre législateur s'est donc exprimé avec noblesse en appelant mains de Dieu les opérations de sa puissance.

Le sens allégorique prêté par le même philosophe aux mots : Dieu repose, quand il s'agit de la création, et à ceux-ci : Dieu descendit sur la montagne, lors de l'apparition sur le mont Sinaï, est plus ou moins ingénieux, mais il n'implique. pas nécessairement l'introduction de doctrines étrangères dans le sanctuaire sacré du judaïsme. Dans la ville de Jérusalem, où l'on n'était pas en présence des Grecs, les rabbins n'ignoraient point que la Divinité n'a point de membres comme l'homme[79] ; qu'en se manifestant sur une montagne, elle n'avait pas cessé de remplir l'univers. de sa présence, et qu'après l'œuvre des six jours, elle n'avait pas pris du repos à la manière d'un artisan fatigué du travail de la semaine. Dans la suite, nous le savons, cette tendance à vouloir détruire ce qu'on a appelé l'anthropomorphisme biblique[80], a entraîné les Juifs alexandrins dans certaines erreurs platoniciennes et stoïciennes ; mais on ne peut, sur ce que nous avons des Commentaires d'Aristobule, juger s'il les a précédés dans cette voie. Son rapprochement entre le Jupiter de la fable et le Jéhovah des Juifs[81] paraît moins excusable. Cette comparaison sacrilège faite aussi par le faux Aristéas[82], nous apprend que l'école juive n'était pas éloignée, sinon de passer entièrement dans le camp de ses adversaires, du moins de les laisser pénétrer dans le sien.

Du reste, l'historien de la version des Septante, qui met dans la bouche du grand prêtre Eléazar l'explication du sens allégorique des lois concernant les aliments, les boissons, les animaux réputés impurs, est plutôt ridicule qu'hétérodoxe. On peut en juger par ce passage extrait de sa leçon aux ambassadeurs de Ptolémée Philadelphe[83].

N'allez pas vous imaginer, dit plaisamment le pontife à ses hôtes, que Moïse ait établi des lois en faveur des rats, des belettes ou autres animaux de ce genre. Il est facile de comprendre pourquoi plusieurs d'entre eux sont déclarés impurs : les belettes, par exemple, les rats et les autres dont la loi nous interdit l'usage, sont d'une nature malfaisante. Les rats flétrissent, corrompent tout ce qu'ils touchent, non-seulement pour s'en nourrir, mais encore pour rendre inutile à l'homme ce qu'ils ont souillé. La belette, par sa nature, n'est pas moins étrange. Outre ce que nous avons dit, elle a des habitudes flétrissantes ; ainsi, elle conçoit par l'oreille et produit ses petits par la bouche ; chose qui nous paraît bien honteuse et que nous réprouvons chez les hommes ; car il en est qui, colorant par la parole ce qu'ils ont recueilli par l'oreille, s'efforcent d'envelopper les autres d'un réseau funeste, vomissent partout leur poison, et propagent au loin le fléau destructeur de l'impiété. C'est avec raison, ajoute le grand-prêtre, en habile courtisan, que votre roi poursuit ces hommes dangereux, les délateurs, comme nous l'avons appris par la renommée[84].

Des hommes envoyés par Ptolémée Philadelphe auraient peut-être accueilli favorablement le compliment fait à leur maitre ; mais s'ils n'ont point ri de l'explication qui l'avait précédé, assurément ils n'étaient point Grecs. Nous voyons encore ici une nouvelle preuve de la supposition de l'ouvrage d'Aristéas. L'entrevue avec Eléazar n'est qu'une fiction maladroite, plutôt propre à exciter l'hilarité des ambassadeurs et à provoquer leurs railleries qu'à leur inspirer le respect et l'admiration pour la loi de Moïse dont on se disposait à faire la traduction.

A côté de ces misérables productions de l'école juive, qui flottent entre le mensonge, le ridicule et l'erreur, les livres de la Sagesse et de l'Ecclésiastique ressortent bien mieux avec leur sublime beauté. Ils font parfaitement apprécier la sage décision de l'Église qui les a placés dans son canon. ne renferment aucune trace des doctrines grecques, ce n'est point parce qu'ils en ont précédé l'invasion en Égypte, mais c'est à cause de la protection accordée par Dieu à ceux qui les écrivirent. Il voulait montrer aux Juifs d'Alexandrie qu'il ne les abandonnait pas entièrement, et leur envoyer de Jérusalem des guides à suivre et des exemples à imiter, au moment où un prosélytisme mal entendu les entraînait dans une voie aussi dangereuse.

On a soutenu que ces livres révèlent un développement très-remarquable de la doctrine judaïque. Cette assertion, vraie en partie, a cependant besoin d'une explication. Sans doute, certaines vérités y apparaissent en termes plus clairs et plus explicites que dans les autres parties de l'Ancien Testament ; mais certainement elles sont déjà dans ces derniers livres : avec l'inspiration divine et le secours des traditions conservées autrefois parmi le peuple juif, comme de nos jours dans le sein du catholicisme, on pouvait les découvrir et les exposer d'une manière plus précise. Ainsi, le dogme de la Sainte-Trinité n'est pas une invention de l'auteur de la Sagesse ; quoiqu'on l'y trouve peut-être plus nettement formulé qu'ailleurs[85]. En effet, il est implicitement compris dans la Genèse et dans plusieurs autres livres de l'ancienne loi ; dans les paraphrases chaldaïques d'Onkelos et de Jonathan, il est souvent aussi fait mention des trois augustes personnes.

Les Juifs n'ont pas attendu après l'exil d'Égypte pour apprendre à faire la distinction de l'âme et du corps, le discernement du bien et du mal, donné à l'homme, laissé, comme dit l'Écriture, sous la garde de sou propre conseil[86]. Le dogme d'une vie future est nettement exprimé dans le livre de la Sagesse[87] ; mais tous les faits de la Bible supposent cette croyance, et nous la retrouvons dans les ouvrages composés soit en Chaldée, soit à Jérusalem, loin de l'influence alexandrine.

Pour le style et la couleur générale donnée à leurs œuvres, on ne peut le nier, les auteurs inspirés ne se sont pas entièrement affranchis des idées au milieu desquelles ils vivaient. Le nom d'ambroisie[88], donné par l'auteur de la Sagesse à la manne tombée du ciel, indique la connaissance du langage profane. Plusieurs traits, comme l'a remarqué dom Calmet, rappellent Platon, et semblent venir de la lecture de ce philosophe ; d'autres ont cru remarquer, dans le même livre, la phrase pompeuse, l'abondance et la richesse de Philon, et l'ont à tort attribué à ce disciple de la philosophie païenne[89]. Ces rapports, qui s'arrêtent à la forme sans se communiquer aux pensées elles-mêmes, sont pour nous un nouveau sujet d'admiration. Malgré les sollicitations de leurs concitoyens, d'une part, malgré celles des philosophes païens qu'ils avaient sous les yeux, de l'autre, les auteurs sacrés, même en faisant usage des allégories, n'ont rien mêlé au judaïsme, qui pût en altérer la pureté primitive.

C'est au commencement de notre ère, vers l'époque où vécurent Philon, peut-être le faux Trismégiste et l'auteur apocryphe du quatrième livre des Macchabées, que les doctrines païennes envahirent la religion dé Moïse en Égypte, et la souillèrent par leur alliance sacrilège. Il avait donc fallu bien des années' à l'école juive pour tomber, comme de chute en chute, dans cette dernière, qui était une espèce d'apostasie. Les œuvres du Platon Alexandrin nous offrent le tableau fidèle des croyances de ses coreligionnaires, de leur éclectisme où dominent les traditions nationales, mêlées aux idées de Pythagore, de Platon, de Zénon et d'Aristote. Nous indiquerons rapidement ici les erreurs auxquelles Philon laisse libre entrée dans ses ouvrages, alors même qu'il s'écrie avec orgueil : Notre loi seule est restée toujours la même, immuable, inébranlable, et comme marquée du sceau de la nature depuis qu'elle est écrite ; et il est à espérer qu'elle restera ainsi immortelle pendant tous les siècles futurs, tant que dureront le soleil, la lune, le ciel et le monde entier[90].

Les Juifs de Jérusalem avaient seuls le droit de tenir ce langage. Pour le célèbre platonicien, avec les philosophes de l'antiquité, il veut que la matière soit éternelle. Il attribue une erreur aussi monstrueuse à Moïse[91]. Le texte hébreu, qu'il ne comprenait pas sans doute, lui donnait un démenti formel ; mais il s'appuya sur la version des Septante, et il parvint moins difficilement à prouver ainsi son assertion. Le législateur des Hébreux, d'après lui, reconnaît deux principes également nécessaires ; l'un actif et l'autre passif. Le premier, c'est l'intelligence suprême et absolue, supérieure à la vertu, à la science, au bien et au beau lui-même ; le second, c'est la matière inerte et inanimée, mais dont l'intelligence a su faire une œuvre parfaite, en lui donnant le mouvement, la forme et la vie[92] ; et afin que l'on ne se méprenne pas sur sa véritable pensée, Philon a soin de répéter, dans un autre de ses écrits[93], que rien ne peut naître ou s'anéantir absolument, mais que les éléments passent d'une forme à une autre. Ces éléments sont la terre, l'eau, l'air et le feu. Dieu, comme l'indique aussi le Timée, n'en a laissé aucune parcelle en dehors du monde, afin que celui-ci fût une œuvre accomplie et digne du souverain architecte. Aussi pense-t-il, avec Platon, contrairement à l'enseignement des Écritures, que le monde n'aura jamais de fin. La bonté divine est la véritable cause de la formation du monde. Donc, Dieu ne peut pas, sans cesser d'être bon, vouloir que l'ordre, l'harmonie générale soient remplacés par le chaos ; et quant à supposer qu'un monde meilleur sera un jour appelé à remplacer le nôtre, admettre une telle hypothèse, c'est accuser Dieu d'avoir manqué de bonté et de sagesse envers l'ordre actuel des choses. Ainsi le monde a commencé, mais il ne finira pas[94].

Quelquefois il semble revenir au dogme biblique de la création ex nihilo, mais c'est pour tomber dans la doctrine orientale de l'émanation[95]. Dieu, dit-il, ne se repose jamais ; sa nature est de produire toujours, comme celle du feu est de brûler, et celle de la neige est de répandre le froid[96]. Dieu est le principe de toute action dans chaque particulier aussi bien que dans l'univers ; car à lui seul appartient l'activité ; le caractère de tout ce qui est engendré est d'être passif. Dieu est lui-même le lieu universel ; ό τών όλων τόπος[97] ; car c'est lui qui contient tout, lui qui est l'abri de l'univers et sa propre place, le lieu où il se renferme et se contient lui-même[98]. Mais s'il en est ainsi, quelle part reste-t-il donc aux autres êtres ? Aussi, Philon arrive-t-il à cette formule des Panthéistes : εΐς καί τό πάν αύτός έστι[99].

Avant de donner une forme à la matière, et l'existence au monde sensible, Dieu a contemplé, dans sa pensée, l'univers intelligible, ou les archétypes, les idées incorruptibles des choses. Le monde intelligible, écrit-il, n'est pas autre chose que la raison de Dieu créant le monde ; et, en effet, cette cité idéale est quelque chose d'analogue au raisonnement de l'architecte songeant à construire en réalité la cité qu'il a élevée dans sa pensée. Il est clair que cette image archétype que nous disons être le monde intelligible, est elle-même l'exemplaire suprême, l'idée des idées[100]. La doctrine sur le Verbe de la tradition juive est convertie, par le disciple de Platon, en la théorie du monde intelligible. Le Verbe n'est plus une personne divine, il devient l'archétype des choses, l'unité suprême des idées, ou formes primitives du monde créé. C'est la doctrine du législateur des Hébreux lui-même, que j'expose, ajoute Philon, ce n'est pas la mienne.

Dieu étant non-seulement au-dessus, mais complètement en dehors de la création[101], car celui qui possède la science et le bonheur infini, ne peut pas être en rapport avec une substance impure, et sans forme comme la matière, il en résulte qu'il a eu besoin d'intermédiaires autres que le Λόγος dans l'œuvre de la création. Il a abandonné ce soin à des puissances inférieures. Il a laissé aux mêmes puissances, aux anges, la formation du corps humain, se réserva nt la création de l'âme. Philon appuie cette doctrine sur ce passage de la Bible : Faisons l'homme à notre image, qui signifie, selon lui, que Dieu s'est servi d'auxiliaires d'un ordre inférieur pour former le corps humain. Autrement, il n'eût pas dit : Faisons, mais Je ferai. Les anges ne sont pas seulement les messagers de Dieu ; mais, comme les dieux du Timée de Platon, ils président aux diverses parties de la nature ; ils donnent le mouvement aux astres ; ils en sont comme l'âme et l'esprit[102]. L'impossibilité de connaître ce Dieu qu'il a renfermé dans les profondeurs impénétrables de son essence, et dont il est insensé de chercher à savoir autre chose si ce n'est qu'il existe, a conduit Philon à repousser comme des fables les apparitions de Dieu, dont l'Écriture fait si souvent mention, même à l'occasion de Moïse. Il distingue, avec Aristote, l'âme végétative, me sensitive et l'âme rationnelle[103]. Les deux premières, comme l'a dit Moïse, résident dans le sang, tandis que la dernière est une émanation de la nature divine, et comme l'essence même de la nature humaine. L'homme qui cède à son impulsion, et marche à sa lumière, quels que soient d u reste sa nation, son origine, ses talents, mérite le nom de sage : il est en possession de la vérité, il est libre ; car l'homme vertueux seul jouit de la liberté. Ainsi les barrières élevées entre le peuple de Dieu et les nations païennes sont renversées par le Juif platonicien. Il s'écrie, avant l'Apôtre : Plus de Juifs ; plus de Gentils ! Il avait raison. En trahissant ainsi la religion du Sinaï, il n'aurait pas tardé à la faire disparaître ; mais la victoire eût appartenu aux philosophes de la Grèce, et non, comme il le croyait, à la législation mosaïque. Aussi Philon, avec ses concessions coupables, a-t-il mis les Mages et les Brahmanes sur le même rang que les Juifs — encore ces derniers n'ont de valeur à ses yeux qu'autant qu'ils sont transformés, comme les Thérapeutes et les Esséniens, en disciples de Pythagore et de Zénon, méprisant lesbiens extérieurs, et attachés à une morale plus païenne que juive — ; aussi a-t-il fait parler Moïse sur l'âme, son union avec le corps, sa future séparation, et ses diverses migrations, à la manière d'Aristote, de Zénon et de Pythagore ; aussi a-t-il conseillé au sage la méthode psychologique du γνώθι σεαυτόν, comme l'auraient fait Socrate lui-même, ou Platon, son disciple : mêlant et confondant tout, afin d'ouvrir aux Gentils le sanctuaire du Judaïsme.

 

 

 



[1] Eus., Prép. év., l. IX, ch. X.

[2] Orphica, éd. Herm. p. 450 et sqq.

[3] V. 23.

[4] V. 35, 36, 37.

[5] V. 22 et sq.

[6] V. 5.

[7] V. 5, 7.

[8] V. 7, 8, 40.

[9] Lib. III, v. 573 sqq.

[10] V. 256.

[11] Lib. III, v. 575, sqq.

[12] V. 345, sqq. et passim.

[13] V. 550.

[14] L. III, v. 608.

[15] V. 645 et sqq.

[16] L. III, v. 556 et sqq.

[17] V. 711.

[18] 718, 719, 720, 721.

[19] Cl. Alex., Str. V, p. 439.

[20] S. Just., De mon., p. 37, éd. Ven.

[21] Cl. Al., Str. V, p. 441.

[22] Cl. Alex., Str. V, p. 442.

[23] S. Just., De mon., p. 39.

[24] Cl. Al., Str. V, p. 442.

[25] Cl. Alex., Str. V, p. 442. S. Just., De mon., p. 38.

[26] Arist., p. 466 et sqq.

[27] Phil. Jud. éd. Mangey, t. II, p. 438.

[28] Arist., p. 467, 472.

[29] Arist., p. 472.

[30] Arist., p. 472.

[31] Arist., p. 476.

[32] Eus., Prép. év., l. XIII, c. XII.

[33] P. Cruice, de Flavius Josèphe auct., p. 77 et sq.

[34] Eus., Prép. év., l. IX, ch. V.

[35] Basnage, Hist. des Juifs, t. II, ch. VII, § XIV.

[36] Abarb. in Sire Abbotz.

[37] Eus., Pr. év., l. IX, ch. VI.

[38] Eus., Pr. év., l. IX, ch. VI.

[39] Prép. év., l. IX, ch. XXVII.

[40] Arist., Hist. LXX int., p. 476.

[41] Eus., Pr. év., liv. VIII, ch. III.

[42] Eus., Pr. év., liv. VIII, ch. III.

[43] Josèphe, contr. Ap., lib. I, p. 1034, éd. Gen.

[44] Josèphe, contr. Ap., lib. I, p. 1046, éd. Gen.

[45] Eus., Pr. év., l. XIII, ch. XII, et Orphica, éd. Herm., p. 451, v. 24 et sqq.

[46] Orph., p. 451, v. 27 et sq.

[47] Pr. év., liv. IX, ch. XVII.

[48] Eus., Pr. év., l. IX, ch. XVII.

[49] Eus., Pr. év., l. IX, ch. XVII.

[50] Josèphe, A. J., l. I, c. VIII.

[51] Eus., Pr. év., l. IX, ch. XVI.

[52] Orac. sibyl., l. III, v. 218 et sqq. et passim.

[53] Basnage, t. II, ch. XIX.

[54] Prép. év., liv. IX, ch. XX.

[55] Eus., Pr. év., l. IX, c. XXVI.

[56] Her., liv. V, ch. LVIII.

[57] Huet, Dém. év. prop. IV, c. XIII, § IX.

[58] Huet, Dém. év. propos. IV, ch. XIV, § XIV.

[59] Pr. év., l. IX, ch. XXVII.

[60] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. IV.

[61] Petr. Cun., De rep. hebr., l. I, c. IV.

[62] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. V.

[63] Eus., Pr. év., l. IX, c. XXVII.

[64] Eus., Pr. év., l. IX, c. XXVII.

[65] Paus., Eliac., V, 24.

[66] Cuper, de apotheosi Homeri, p. 160.

[67] Matter, Hist. de l'école d'Alex., t. I, ch. I.

[68] P. 466. Cf. Josèphe, contr. Ap., l. I, c. 8.

[69] Héc. dans Eus., Pr. év., l. IX, c. IV.

[70] Eus., Pr. év., l. IX, c. IV.

[71] Liv. III, c. IV.

[72] Or. sibyll., lib. III, v. 158 et sqq.

[73] Or. sibyll., lib. III, v. 158 et sqq.

[74] Matter, Hist. de l'école d'Alex., t. I, p. 73.

[75] Brucker, Hist. crit. phil., t. II, p. 698.

[76] Eus., Pr. év., l. VIII, c. X.

[77] Ex., III, 20.

[78] Ex., IX, 22.

[79] Eus., Pr. év., l. VIII, c. X.

[80] Dahne, t. I, c. I.

[81] Eus., Pr. év., l. XIII, ch. XII.

[82] Arist., p. 466.

[83] Eus., Pr. év., l. VIII, ch. IX.

[84] Eus., Pr. év., l. VIII, c. IX.

[85] Dom Calmet, Sainte Bible, t. VIII, p. 483.

[86] Ecclésiaste, c. III.

[87] Vacherot, Hist. de l'éc. d'Alex., t. I, p. 437.

[88] Aug. Calmet, Sainte Bible, t. VIII, p. 483.

[89] Aug. Calmet, Sainte Bible, t. VIII, p. 497, 491.

[90] Vita Mosis, t. II, p. 136.

[91] De mundi opif., éd. Mang. t. I, p. 4.

[92] De mundi opif., t. 1, p. 4.

[93] De inc. mundi, t. II, p. 488.

[94] De mundi opif., t. I, p. 4.

[95] Dict. des sciences philos., t. V, art. Philon.

[96] Leg. alleg., l. t, t. II, p. 261, éd. M.

[97] De confus. ling., t. I, p. 427.

[98] De somniis, l. I, p. 630.

[99] Leg. alleg., l. I, t. 1, p. 52.

[100] De mundi opif., t. I, p. 5.

[101] De posteritate Caini, t. I, p. 227.

[102] De mundi opif., t. I, p. 4.

[103] De Gig., t. I, p. 253, éd. Mang.