ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

PREMIÈRE PARTIE. — OUVRAGES SORTIS DE L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

 

CHAPITRE III. — HISTOIRES ATTRIBUÉES À ARISTÉAS, À HÉCATÉE D'ABDÈRE, À CLÉODÈME, À ARTAPAN, À CORNELIUS ALEXANDRE POLYHISTOR.

 

 

Nous ne nous arrêterons pas longtemps à prouver que ces histoires sont l'ouvrage des Juifs hellénistes de l'Égypte. La narration d'Aristéas était déjà suspecte à saint Jérôme[1], dans les premiers siècles de l'Église. Dans des temps plus rapprochés de nous, des critiques habiles en ont fait très-bien ressortir les nombreuses contradictions, l'invraisemblance, l'absurdité, et ils ont montré jusqu'à l'évidence, qu'elle est certainement l'œuvre d'un faussaire[2] De plus, en s'appuyant sur le fameux adage : A qui la fraude est-elle utile ? ils ont attribué l'histoire apocryphe des Septante, à un Juif d'Alexandrie. Les détails du récit, la langue dans laquelle il est écrit, et enfin le caractère des Israélites établis sur les bords du Nil, qu'ils avaient appris à connaître d'ailleurs, les ont confirmés dans cette opinion.

Pour les autres histoires, la critique moderne a cherché également à en faire justice. Il y a quelques années à peine, une savante dissertation littéraire rendait à leurs véritables auteurs tous ces livres dont les fragments sont épars çà et là, dans la Préparation évangélique d'Eusèbe[3]. Ce travail consciencieux nous épargne de longues et pénibles recherches. Nous y renverrons ceux qui veulent savoir combien' de fois déjà ont été attaqués les historiens dont noies nous occupons.

Nous nous permettrons seulement une observation sur les appréciations faites, à des époques différentes, par les hommes, du reste, si éclairés, dont on invoque le témoignage dans la thèse que nous venons de citer. On a trop abusé, selon nous, de cet argument : Artapan, Démétrios, Cléodème, Hécatée, ont parlé des Juifs d'une manière assez conforme à celle de Moïse. On peut donc conclure qu'ils ne sont que des auteurs supposés, des Juifs hellénistes. Ces historiens, si bien en harmonie avec Moïse, n'ont-ils pas pu être instruits par leurs rapports avec la nation sainte ? Les Juifs d'Alexandrie ont toujours vanté leur influence sur les Gentils ; ces fragments d'histoire ne sont-ils pas la preuve éclatante de-. la vérité de leurs assertions ? On aurait certainement tenu compte de cette considération, si l'on avait fait plus attention au véritable esprit de l'école juive d'Alexandrie.

Pour Démétrius et Eupolème, les auteurs anciens eux-mêmes nous apprennent qu'ils étaient juifs[4]. Ils les placent auprès de Philon et d'Aristobule. C'est désigner assez clairement à la fois et la nation à laquelle ils appartiennent, et le pays où ils ont vécu. Il nous reste à expliquer comment, malgré des témoignages aussi positifs et aussi directs, on a pu souvent les confondre avec les Grecs. Il faut se rappeler, selon la remarque de Letronne[5], que les Juifs, en Égypte, comme dans les autres contrées, prenaient souvent les noms des hommes avec lesquels ils vivaient. Nous en donnerons, dans un autre lieu, un grand nombre d'exemples. On s'est laissé égarer plus tard par les noms qui semblaient indigner des historiens grecs d'origine.

Le faux Alexandre Polyhistor nous apprend que Cléodème était aussi appelé le prophète et Mal-chus[6]. Ce nouvel historien doit dope, d'après l'auteur même qui nous en a conservé un fragment, être rangé avec les deux dont nous nous sommes précédemment occupés. En effet, si Cléodème est un nom grec, Malthus est hébreu : il annonce donc un écrivain qui n'est pas étranger à la notion juive. Son nom de prophète, c'est-à-dire, de commentateur et d'interprète de la loi dans les synagogues et dans les écoles, ne nous permet pas d'en faire un païen converti ; Philon nous apprend, il est vrai, que ceux qui voulaient embrasser la loi mosaïque étaient admis dans les assemblées où se faisaient les instructions et les prières ; mais ces néophytes n'étaient pas capables d'expliquer la loi. Supposons qu'ils fussent assez versés dans la connaissance de toutes les Écritures pour remplir ce ministère, on ne les aurait pas admis cependant à une fonction réservée aux prêtres seuls.

Les Peres de l'Église ne nous ont rien dit, ni de la nation à laquelle appartenait Artapan, auteur d'une histoire sur les Juifs[7], ni du temps où il vécut. Les écrivains profanes ne l'ont même pas connu. Mais l'examen de ce qui nous reste de l'ouvrage de pet historien ne laisse aucun doute sur son origine. Les critiques s'accordent tous à le ranger parmi les juifs hellénistes de l'Égypte[8].

L'historien qui seul a sauvé de l'oubli les quatre derniers auteurs dont nous venons de parler, Cornelius Alexandre Polyhistor, n'est lui-même qu'un faussaire alexandrin. Cette circonstance n'est pas propre à nous inspirer grande confiance pour les fragments conservés par lui. Le véritable Polyhistor, l'esclave de Sylla, ne connaissait en aucune façon ni Moïse, ni les Juifs. Il avait écrit, en effet, que le législateur des Hébreux était une femme nommée Moso[9], et que Judas, fils de Sémiramis, avait donné son nom à la Judée[10]. Or, le Polyhistor d'Eusèbe parle toujours en homme parfaitement instruit des antiquités de sa nation. Il faut en conclure que les fragments copiés par l'auteur de la Préparation évangélique sont autant de pièces supposées. Nous ne pourrions concevoir, du reste, les erreurs grossières de Trogne Pompée, de Pline le naturaliste, de Diodore de Sicile, et de Tacite sur les Juifs, s'ils avaient trouvé dans les ouvrages du précepteur des enfants de Cornélius Lentulus[11] des renseignements à la fois si exacts, et si faciles à prendre, puisqu'ils les avaient, en quelque sorte, sous la main.

Le Polyhistor des Pères de l'Église, si habile dans la science de l'histoire sacrée, et si adroit à trouver et à citer les fragments des Juifs d'Alexandrie, de Philon l'ancien, d'Ézéchiel le poète, d'Aristée, de Démétrius, d'Eupolème, de Cléodème et d'Artapan, a nécessairement vécu dans la capitale de l'Égypte, et a été formé dans l'école juive. Assurément un Grec d'Alexandrie ne se serait pas donné tant de peine, pour mentir au profit du peuple juif établi dans cette contrée. Démétrius, Eupolème et Cléodème, nous ont, par leurs noms, induits en erreur ; mais ils peuvent n'avoir pas été des faussaires. Il n'en est pas de même de celui-ci. Il a, de propos délibéré, pris un nom célèbre parmi les païens, pour tromper avec plus de facilité, et tirer un plus grand profit de son artifice. Dès lors, il nous est permis de rejeter le témoignage d'un pareil historien. N'a-t-il pas pu, puisqu'il recourait à des fraudes si coupables pour servir sa cause, aller plus loin encore, et composer lui-même les citations attribuées à différents auteurs, ou, du moins, y ajouter ou en retrancher certains faits selon qu'ils lui étaient favorables ou contraires.

Nous ferons les mêmes réflexions sur Hécatée d'Abdère. Celui dont Josèphe invoque l'autorité dans son livre contre Apion[12], est certainement un imposteur. En effet, le véritable Hécatée d'Abdère, contemporain d'Alexandre le Grand, connaissait à peine les premiers éléments de l'histoire juive. Quelques citations de Diodore de Sicile ne nous laissent aucun doute sur ce point[13]. Or, le prétendu Hécatée de Josèphe, en cela parfaitement d'accord avec le faux Polyhistor d'Eusèbe, connaît parfaitement le peuple de Dieu. Il est même tellement bien disposé pour lui qu'il lui prodige les louanges les plus flatteuses[14]. La réputation du célèbre Abdéritain a donc encore été exploitée ici à dessein par quelque Juif voulant mettre ses mensonges à l'ombre d'un grand nom. C'est du livre de ce faux Hécatée sur Abraham, que quelques vers attribués à tort à Sophocle ont été tirés, comme nous l'avons vu précédemment : nouvelle raison pour nous faire apprécier l'homme et son ouvrage à leur juste valeur. Nous pouvons donc après Hérennius, Philon et Origène[15], et avec J. Scaliger[16], Richard Bentley[17], Richard Simon[18], Walckenaer[19] et Hodius[20], conclure que cet Hécatée d'Abdère était un Juif helléniste vivant à Alexandrie ; ou, du moins, que de nombreuses interpolations ont été faites aux ouvrages du contemporain d'Alexandre le Grand, par un membre inconnu de l'école juive de l'Égypte.

Nous allons maintenant nous efforcer d'assigner l'époque où furent composées ces histoires apocryphes. Il est important, pour bien saisir la marche suivie par l'école juive, de connaître l'ordre dans lequel parurent successivement les différentes falsifications. Nous ne pourrons apporter ici des dates précises. Les auteurs qui auraient pu nous donner des renseignements exacts ont gardé le plus profond silence et ont laissé presque le champ libre à toutes ces conjectures. Cependant, il nous semble possible de fixer certaines limites dans lesquelles on doit se renfermer. Notre sujet n'en demande pas davantage.

L'histoire du faux Aristéas ne fut publiée qu'après le règne de Ptolémée Philométor. Aristobule aurait certainement fait allusion aux nombreuses merveilles dont elle est remplie, si elle avait paru avant son siècle. D'autre part, Philon le Juif, comme on peut s'en convaincre par la lecture du passage de la vie de Moïse[21], où il fait mention de la traduction des livres saints en grec, avait l'ouvrage d'Aristéas sous les yeux. Le faussaire écrivit donc entre la. lin du règne de Philométor, ou, selon d'autres, de celui de Physcon et le commencement de notre ère. On peut donc avec M. Matter[22] le faire vivre sous les successeurs immédiats des princes que nous avons nommés, environ 60 ans avant J.-C.

Le Polyhistor alexandrin, en qui nous avons reconnu un auteur supposé, ne fit pas ses compilations antérieurement à l'époque dé Sylla ; car l'historien dont il a dérobé le nom fut fait prisonnier dans l'expédition du fameux général romain contre Mithridate[23]. Josèphe, dans son discours contre Apion, a fait des emprunts à l'histoire apocryphe citée plus tard par Clément d'Alexandrie et Eusèbe Pamphile. Elle avait donc été fabriquée plusieurs années avant lui, c'est-à-dire quelque temps après celle d'Aristéas.

Eupolème, Démétrius, Hécatée d'Abdère, Cléodème et Artapan, dont le faux Polyhistor nous offre des extraits, ne lui sont pas postérieurs. Nous pouvons conclure du silence de l'Aristéas juif, que plusieurs de ces historiens ne l'avaient pas précédé. Il n'aurait pas manqué de répondre à l'objection faite à Démétrius de Phalère par le roi. Ptolémée Philadelphe, sur la profonde ignorance des gentils relativement à la religion juive[24], que Hécatée, si bien connu d'Alexandre, en avait fait l'éloge. Il se serait peut-être même permis de lui joindre quelques-uns des autres historiens plus récents. Nous savons qu'il ne reculait pas devant les contradictions et les anachronismes. Nous pouvons donc, sans craindre de nous tromper, placer le faux Hécatée quelque temps après l'auteur du roman sur la version des Septante.

Un passage de Clément d'Alexandrie, duquel on peut induire que l'histoire de Démétrius embrassait le règne de Ptolémée IV[25], est un indice dont s'est servi le savant évêque d'Avranches, pour faire de ce Juif helléniste un contemporain d'Aristéas et le placer entre les règnes de Ptolémée Philopator et de Ptolémée Lathyre[26].

Eupolème n'est guère plus ancien. Clément d'Alexandrie lui fait, il est vrai, écrire son histoire dans la douzième année du règne d'Évergète, la cinquième année de celui de Démétrius Soter, contemporain de Ptolémée III. Mais si l'on se rappelle que l'auteur des Stromates a souvent, comme les écrivains de son siècle, con fondu Évergète II Physcon avec Évergète Ier, on pourra replacer Eupolème à l'époque à laquelle il semble appartenir davantage.

Nous n'avons ni sur Cléodème, ni sur Artapan, aucun renseignement historique, même indirect. Cependant, si nous remarquons que le faux Aristéas et le faux Hécatée, si habiles à profiter des moindres avantages pour relever la nation juive, n'ont pas cherché à s'appuyer sur leurs témoignages, nous pourrons conjecturer que Cléodème et Artapan n'ont écrit, l'un et l'autre, qu'après ces deux célèbres faussaires.

La composition des histoires supposées par les Juifs d'Alexandrie paraît donc devoir être comprise entre le règne de Ptolémée Physcon et le commencement de l'ère chrétienne.

 

 

 



[1] B. Hier., præf. in Pentat. ad Desiderium.

[2] H. Hodii Diss. c. Arist. — J. Scal. ad Chr. Eus. ann. 4734. — D. Calmer, Diss. sur la vers. des LXX.

[3] V. Vaillant, De hist. qui ante Josèphe, jud. res scripsere.

[4] Clément Alex., Stromates I. — Eusèbe, Hist. ecclés., l. VI, c. XIII. — B. Hier., De scr. ill., c. XXXVIII.

[5] Inscr. gr. et lat. de l'Égypte, t. II, p. 55, sq.

[6] Eusèbe, Prép. év., lib. IX, c. XX.

[7] Eusèbe, Prép. év., l. IX, c. XVIII.

[8] De hist. qui ante Jos. resjud. scripsere, c. VI.

[9] Suidas, au mot Moso.

[10] Steph. Byz., au mot Judée.

[11] Suidas, au mot Polyhistor.

[12] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. 22.

[13] Diodore Sic., XL, 3.

[14] Josèphe, cont. Ap., l. I, c. VIII.

[15] Or. cont. Cels., t. I, p. 334.

[16] J. Scaliger, Ep. ad Cas., c. XV.

[17] Ép. ad Mill., p. 530.

[18] Hist. crit. du Nouveau Testament, l. II, c. II.

[19] De Arist. Jud., p. 72.

[20] Cont. Arist. diss., c. XII, § 6.

[21] T. II, p. 138 et sq. éd. Mangey.

[22] Hist. de l'éc. d'Alex., t. I, p. 233.

[23] Suidas, au mot Polyhistor.

[24] Aristéas, Hist. LXX int., p. 476.

[25] Stromates, lib. I, p. 403, éd. Potter.

[26] Huet, Dém. év. prop., IV, c. 2.