La loi de Moïse défendait au peuple juif de se mêler aux
nations idolâtres qui l'environnaient. Le divin législateur avait compris que
le dépôt sacré confié aux enfants d'Abraham serait difficilement conservé
dans son intégrité, si la politique, le commerce, ou des alliances avec des
étrangères ouvraient aux doctrines séduisantes du paganisme un accès facile
dans Ces défenses furent des barrières devant lesquelles les
Juifs s'arrêtèrent pendant longtemps, les regardant comme infranchissables.
Mais le schisme des tribus relâcha les liens si resserrés auparavant de leur
nationalité. L'exil dans les montagnes de Quelles que fussent les causes de leur émigration, les Juifs, sur la terre étrangère, présentaient, en général, le spectacle qu'ils nous donnent encore aujourd'hui. Ils restaient, pour la plupart, attachés à leur législation, à leurs mœurs et à leurs préjugés[7]. S'ils introduisirent dans la religion du Sinaï, qui, en Palestine, resta, comme dans une arche sainte, à l'abri de toute atteinte profane, plusieurs opinions empruntées aux gentils, ce furent ces préjugés mêmes qui les égarèrent, et en même temps leur prosélytisme aveugle, que Dieu ne voulut point seconder parce que la mission des Juifs n'était pas de conquérir, mais de conserver. Il réservait à une religion plus parfaite le miracle d'une propagation dont rien ici-bas ne peut expliquer ni la rapidité, ni l'étendue. Ce qui contribua à préserver les Juifs, loin de Quelle époque faut-il assigner à la formation d'une école
juive sur les bords du Nil ? Si nous en croyons Aristobule, auteur de
Commentaires sur les livres de Moïse, dédiés à Ptolémée Philométor, une
colonie de Juifs établis en Égypte aurait eu une puissante influence sur les
plus illustres philosophes de Et plus loin : Il me semble que Pythagore, Socrate et Platon avaient pris une profonde connaissance de nos livres et en avaient bien traduit le sens, quand ils disaient qu'ils entendaient la voix de Dieu en contemplant la création et la disposition de cet univers, œuvre admirable de la Divinité[14]. Il est vrai que le Juif d'Alexandrie ne dit pas
expressément que cette ancienne traduction eût été composée en Égypte, où on
l'aurait mise sous les yeux des sages de L'auteur de l'histoire faussement attribuée à Aristéas confirme l'assertion du philosophe juif lorsqu'il raconte que longtemps avant Ptolémée, fils de Lagus, les Juifs étaient déjà passés plusieurs fois en Égypte : d'abord, comme auxiliaires de Psammétique contre les Éthiopiens ; puis à la suite d'un roi de Perse[15], probablement Artaxerxès Ochus. Mais quelle confiance accorder à ce dernier, en qui tous les critiques ont reconnu un faussaire, auteur d'un roman plutôt que d'une véritable histoire ? Et sa narration ne perd-elle pas son autorité devant les témoignages positifs d'Hérodote[16] et de Diodore de Sicile[17] ? D'après ses historiens, ce furent des soldats d'Ionie et de Carie qui furent appelés au secours de Psammétique, et s'établirent en Égypte. Ils ne font nulle mention des Juifs. Quant à Aristobule, le fragment que nous a conservé Eusèbe Pamphile[18] nous le montre très-habile dans un art où ses concitoyens d'Alexandrie excellèrent : celui d'employer le mensonge pour relever la gloire de la nation juive aux yeux des Grecs et des Égyptiens. Pour l'auteur des Commentaires sur Moïse, la version des Septante avait paru trop tard. Pythagore et Platon n'avaient pu en profiter. Il eut recours pour se donner raison à une assertion qui paraît dénuée de fondement, mais qui cependant prit de la consistance et devint pour ses concitoyens une vérité clairement démontrée. L'Écriture sainte nous apprend, il est vrai, que les Juifs
s'établirent en Égypte quand Ainsi, rien ne prouve que, avant Alexandre le Grand, des
habitants de Nous ne pouvons nullement nous accorder avec vous : nos mœurs, nos lois sont, à tous égards, en contradiction. Vous adorez le bœuf ; nous l'immolons aux dieux. Vous croyez que l'anguille est une très-grande divinité ; nous la considérons comme un excellent mets. Vous adorez le chien ; nous le battons quand il dérobe notre poisson. Vos chats sont-ils malades ? vous versez des larmes ; nous les tuons avec plaisir. La musaraigne est en très-grande vénération chez vous ; chez nous, il n'en est rien. Nous ne nous arrêterons pas à discuter l'existence d'une traduction grecque antérieure à celle que l'on attribue aux Septante. Aristobule a été abandonné sur ce point même par la plupart de ses coreligionnaires[26]. Ils ont refusé de s'associer à la défense d'une proposition aussi étrange. L'anachronisme leur a paru sans doute trop grossier. A quoi bon une version grecque des livres saints dans un pays où cette langue était presque inconnue ? Comment les Juifs eux-mêmes pouvaient-ils avoir l'idée de s'en servir, puisque ce n'est qu'après l'expédition d'Alexandre qu'ils ont commencé à la cultiver, ainsi que les habitants de l'Asie et du reste de l'Égypte[27]. Nous ne pouvons donc, malgré le désir que nous aurions de montrer, avec l'école juive, les livres saints comme la source commune où puisèrent Pythagore, Socrate et Platon, faire violence à l'histoire et donner à des faits douteux une certitude qu'ils ne sauront jamais avoir. On peut aussi refuser de croire à des entretiens qui auraient initié en Égypte les plus célèbres philosophes du paganisme à la connaissance des doctrines de la religion juive. D'abord, ce qu'on raconte de leurs voyages est rempli d'incertitude ; ensuite, il faudrait qu'ils eussent rencontré des Juifs dans le pays qu'ils parcouraient ; que ceux-ci eussent pu et voulu communiquer avec eux. Les Israélites prenaient, dans les temps reculés, tant de soin de cacher leurs dogmes, qu'il n'est pas probable qu'ils aient consenti à les divulguer à des voyageurs inconnus. De l'aveu même de Josèphe, la nation juive a toujours été très-méprisée pour sa philosophie[28]. Comment donc se serait-on adressé à elle pour en recevoir des leçons ? D'ailleurs les vérités que l'on croit empruntées à la doctrine de Moïse sont les restes d'une très-antique tradition répandue sur la terre depuis les patriarches, ou elles ont un sens bien différent de celui que l'on a quelquefois voulu leur donner, ou enfin elles sont de celles qui semblent accessibles à la raison naturelle. Il ne faut pas oublier que, de tout temps, la gloire de la véritable religion fut de voir les esprits les plus élevés n'arriver à rendre leur nom immortel qu'en restant d'accord avec elle, ou en entrevoyant, même à travers des nuages, quelques-unes des vérités qu'elle enseigne. Ce fut le conquérant de l'Asie qui, en transportant des Juifs[29] dans la cité qu'il venait de fonder en Égypte, rassembla à Alexandrie les premiers éléments d'une école distincte de celles de Jérusalem. Sous le règne des premiers Lagides s'éleva le monument qui en signale l'existence, la formation définitive et les tendances. Nous voulons parler de la version dite des Septante, ouvrage des Juifs de l'Égypte, comme nous le prouverons dans la suite. A partir de l'époque des Ptolémées, il nous devient possible de suivre les développements et l'histoire de l'existence politique de la colonie juive fixée sur les bords du Nil. Elle était très-peu nombreuse lorsque le vainqueur des
Perses l'établit dans la nouvelle capitale de l'Égypte, en lui accordant les
mêmes privilèges qu'aux Macédoniens et aux Grecs[30]. Mais Nicanor,
général de Ptolémée Soter, vainqueur de Après le règne agité d'Épiphane Ier, les Juifs
d'Alexandrie, s'il faut en croire Josèphe, montèrent en quelque sorte sur le
trône avec Philométor[38]. Ils furent, par
Onias et Dosithée, maîtres des troupes et des destinées du royaume des
Lagides[39].
Un temple, comme celui de Jérusalem, fut bâti à Héliopolis, sur la demande
d'Onias et avec l'autorisation du monarque[40]. Un Juif,
Aristobule, avait été chargé de l'éducation d'un prince, de Philométor
lui-même, suivant les uns ; de son frère, suivant les autres[41]. La persécution
qui frappa, sous Ptolémée VII, le Musée d'Alexandrie, et occasionna la
dispersion d'un grand nombre de membres de ce corps savant, n'atteignit pas
les Juifs[42].
Josèphe est tombé dans une grave erreur en représentant ce roi comme le
persécuteur de sa nation[43]. Il a confondu,
selon la remarque de dom Calmet, Ptolémée Philopator avec Ptolémée Physcon.
Le troisième livre des Macchabées ne nous laisse aucun doute sur ce point.
Les successeurs de ces princes laissèrent aux Juifs d'Alexandrie, dont les
cruautés des rois de Syrie avaient considérablement grossi les rangs, leurs privilèges
et la tranquillité ; Cléopâtre se montra moins bienveillante[44]. Elle leur
refusa du blé dans un temps de famine ; elle voulait les massacrer tous
lorsque la ville d'Alexandrie fut prise par César[45]. Le vainqueur de
Pompée récompensa la population juive des secours qu'elle lui avait prêtés et
lui accorda sa protection[46]. Auguste, par
des ordonnances et des rescrits[47], le sénat, dans
des actes authentiques, attestèrent plus tard qu'elle avait bien mérité de
l'empire romain[48].
Philon, le représentant le plus illustre de l'école juive d'Alexandrie, nous
apprend qu'après Tibère, qui ne fut pas l'ennemi des Israélites[49], les haines les
plus ardentes éclatèrent contre ses coreligionnaires dans la capitale de
l'Égypte et aux environs, où leur nombre s'élevait à plus d'un million. Des
attaques furent dirigées contre eux de toutes parts. Les Égyptiens employèrent
tour à tour le ridicule, la calomnie, les persécutions cruelles, le meurtre
et le pillage. Mais la cause de leur ruine devait venir d'un autre endroit.
La chute de Jérusalem consomma non-seulement l'extermination ou la dispersion
d'un grand nombre d'habitants de Voilà le tableau rapide de l'état politique des Juifs de l'Égypte, tel que nous le trouvons dans l'historien Josèphe. Durant cette succession de près de quatre siècles, les disciples de Moïse sont-ils restés muets dans une cité où ils étaient si nombreux, où ils jouirent, en général, d'une complète liberté ? Se sont-ils contentés de leurs livres sacrés, sans produire aucune œuvre nouvelle, soit pour nourrir leur piété, soit pour défendre leur religion attaquée, soit enfin pour en étendre les conquêtes ? Il faudrait, pour le penser, ne connaître ni le caractère des Juifs, ni leur activité, ni leurs habitudes. A Jérusalem, outre les livres canoniques, ils en avaient composé un grand nombre d'autres, dont il ne nous reste que les titres et quelques courts fragments ; le livre de l'Alliance[53], celui de Samuel[54], ceux de Nathan et de Gad[55], le livre de Hénoch[56], de Sannès et de Mambrès[57], et une infinité d'autres[58]. En Chaldée, des livres apocryphes, attribués soit à Melchisédech, soit à Abraham, à Isaac ou à Jacob, soit à Hydaspes[59] ou à Bérose[60], prouvent que les exilés, sur les rives de l'Euphrate, ne pouvaient rester dans l'inaction et le silence. Des recherches sur l'école juive d'Antioche et des autres villes où les Israélites s'établirent, nous feraient sans doute découvrir les véritables auteurs de livres supposés, ou d'interpolations faites dans les ouvrages des philosophes de l'antiquité. Nous nous étonnions de ne trouver à Alexandrie que
quelques rares écrivains dans les rangs des Juifs, tandis qu'ils paraissent
avoir été, en tous temps, si nombreux ailleurs. Les historiens de cette
nation, les écrivains ecclésiastiques, ne mentionnent, en effet, que les
auteurs inspirés des livres de l'Ecclésiastique et de Avouons cependant que nous n'avons pu dresser une liste exacte de tous leurs travaux. Un examen plus étendu conduirait à la découverte de falsifications plus nombreuses ou d'interpolations que nous n'avons pas mentionnées ici. Nous laissons à de plus habiles le sain de combler les lacunes de ce modeste essai. Nous nous sommes borné à signaler quelques-uns des ouvrages qui sont.de nature à faire mieux connaître les tendances particulières de l'école juive d'Alexandrie. C'est ce que nous nous sommes proposé dans la première partie de nos recherches. Nous n'avons pas voulu nous occuper des livres ou des fragments généralement reconnus pour avoir été composés par des Juifs habitant la capitale des Lagides. Il était inutile de discuter sur leur authenticité que personne n'attaque. En effet, tous les critiques avouent que les livres sacrés dont j'ai parlé plus haut, les Commentaires sur Moïse dont Eusèbe nous a conservé quelques fragments et les ouvrages de Philon -Sont sortis de la ville Savante des Ptolémées. Dans une seconde partie, nous nous sommes efforcé de tracer rapidement le caractère particulier de l'école juive de l'Égypte et dans une troisième, de rechercher quelle fut son influence sur les païens, sur les Juifs et les auteurs ecclésiastiques des premiers siècles de l'Église. |
[1] Josèphe,
[2]
[3] Petr. Cunæus, De rep. heb., l. II, ch. XXIII, p. 363 et sqq.
[4] Josèphe,
[5] Strabon apud Josèphe,
[6] Act. ap., ch. II, v. 5.
[7] Pet. Cun., ibid., p. 365.
[8] Petr. Cun., ibid. p. 358.
[9] Id., ibid., p. 86 et sqq.
[10] Id., ibid., p. 361 et sqq.
[11] Id., ibid., p. 87.
[12] Id., ibid., p. 364 et sq.
[13] Eusèbe, Pr. ev., l. XIII, c. XII.
[14] Eusèbe, Pr. ev., l. XIII, c. XII.
[15] Bibl. Patrum. Aristeæ Hist., LXX. Script. sac. Interp., t. II, p. 466.
[16] Hérodote, l. II, p. 179, éd. Wess.
[17] L. I, p. 77, éd. Wess.
[18] Eusèbe, Pr. ev., l. XIII, c. XII.
[19] Jérémie, c. XLVIII, v. 2 et sqq.
[20] Id., c. XLIX, v. 40 sqq, et c. L, v. 7.
[21] Macchabées, l. III passim.
[22] Josèphe, c. Ap., l. I, ch. IX.
[23] Petr. Cun., lib. cit. p. 45 et sq.
[24] Id., p. 46.
[25] Athénée, l. VII, Deipn., p. 299 F.
[26] Bibl. Patrum, t. II, p. 476.
[27] Voyez Brucker, Hist. crit. phil., t. I, p. 635 et sqq.
[28] Josèphe, contr. Ap., l. I,
c. VIII.
[29] Josèphe, contr. Ap., l. II, p. 1063 éd. Gen.
[30] Josèphe, contr. Ap., l. II, p. 1063 éd. Gen.
[31] Josèphe, Ant. jud., l. XII, c. I et II.
[32] Josèphe,
[33] Josèphe, contr. Ap., lib. II, p. 1063.
[34] Josèphe, contr. Ap., lib. II, p. 1063.
[35] Aristéas, Histor., LXX
Scr. s. int. p. 476.
[36] Josèphe, cont. Ap., l. II, p. 1064.
[37] Macchabées, l. III passim.
[38] Josèphe, cont. Ap., l. II, p. 1064.
[39] Josèphe, cont. Ap., l. II, p. 1064.
[40] Josèphe, Ant. jud., lib. VIII, c. VI.
[41] Brucker, Hist. crit. ph., t.
II, p. 698 sqq.
[42] Matter., Hist. de l'école d'Alex., t. I, p. 208, 209.
[43] Josèphe, contr. Ap., p. 1064.
[44] Josèphe, contr. Ap., p. 1064.
[45] Josèphe, contr. Ap., p. 1064.
[46] Josèphe, contr. Ap., p. 1063, 1064.
[47] Josèphe, Ant. Jud., l. XVI, c. X.
[48] Josèphe, contr. Ap., l. II, p. 1064.
[49] Phil. Judæus, éd. Mangey, t. II, p. 568, 569.
[50] Josèphe, De bello jud., l. VII, c. XXIX, XXX.
[51] Josèphe, De bello jud., l. VII, c. XXIX, XXX.
[52] Josèphe, De bello jud., l. VII, c. XXIX, XXX.
[53] Exode, c. XXIV, v. 7.
[54] Lib. Reg. I, c. X, v. 25.
[55] Paralip. I, c. XXIX, v. 29.
[56] B. Jud. epist., v. 14, 45.
[57] Jonatham in Numeros, XXII, 22.
[58] V. P. Victor Vaillant, De historicis qui ante Josephum res judaïcas scripsere, c. III.
[59] Dom Cellier, Hist. gén. des aut. sacrés, t. I, p. 470 et sqq.
[60] P. M. Cruice, De Flavii Josephi auctoritate, p. 30 et sqq.