TIBÈRE ET L'HÉRITAGE D'AUGUSTE

 

VI. — SÉJAN.

 

 

Livie est morte, et vous allez dire sans doute : Tibère est libre, désormais il sera seul, nous le jugerons à l'œuvre. Ce serait une erreur, car la liberté dépend moins des situations que du caractère ; or Tibère avait contracté l'habitude d'obéir.

On a découvert, sur le mur d'enceinte du temple de Delphes, une série d'inscriptions grecques qui sont les actes d'affranchissement d'esclaves rachetés au nom d'Apollon : un Grec était trop fin pour les vendre au dieu sans profit, et les pauvres esclaves s'engageaient parfois servir successivement le maître, sa veuve, son fils aîné, jusqu'à une date reculée qui précédait à peine leur mort. Ainsi Tibère avait lui-même préparé à sa mère un successeur dans la. personne de Séjan, de sorte qu'à la mort de Livie il n'eut qu'à changer de maître.

Le critérium suprême de l'incapacité morale d'un souverain, c'est d'abdiquer au profit d'un sujet, c'est de s'effacer volontairement derrière un aventurier plus hardi, c'est de ne point s'y connaître en hommes et de remettre le fardeau des affaires en des mains indignes. Le choix des hommes est difficile, quand ce n'est point l'opinion publique qui les choisit, parce qu'il faut être soi-même honnête pour être clairvoyant, et parce qu'il faut inspirer l'estime, surtout sur le trône, pour trouver de véritables amis. Le pouvoir absolu expose celui qui l'exerce à contracter un tel mépris pour l'humanité qu'il ne trouve plus que des favoris et ne veut plus que des créatures. C'est, dans notre langue, un mot d'une singulière énergie que ce nom de créatures, peignant l'opération d'un despote qui de rien fait quelque chose et, prenant dans les derniers rangs de la société un homme sans moralité ou sans valeur, par sa seule volonté l'élève au-dessus de tous les autres. Il se complaît dans son œuvre, il s'y mire, et il lui semble que la bassesse de ceux qui l'entourent soit un piédestal propre à mieux faire ressortir sa personnelle grandeur. Tibère a subi cette loi générale, juste, fatale : Séjan a été sa créature et son ministre ; c'est la figure de Séjan que nous voulons étudier.

Lucius Ælius Sejanus était fils d'un simple chevalier, qui s'appelait Seius Strabo. Il passa par adoption dans la famille Ælia, famille plébéienne. Il était de Vulsinies, c'est-à-dire d'origine étrusque : or, les Étrusques, après la conquête romaine, étaient en mauvais renom : amollis, complaisants, gourmands, voluptueux, avides d'argent, insensibles à la honte, ils exerçaient à Rome les plus comme les plus vils métiers. Attaché d'abord à la suite du jeune Caïus César, Séjan, qui avait de la beauté, en avait fait trafic, à la façon antique, et s'était vendu au riche Apicius. Il remplissait donc de très bonne heure ces conditions qu'Aristophane prétend être si favorables à ceux qui se destinent aux intrigues politiques, quand il dit que la débauche rend les reins souples, et que celui qui a appris à ne plus rougir est prêt à tout. La langue française exprime encore énergiquement la même idée par un seul mot, roué. Qui ne sait de quoi les roués sont capables, dès qu'ils peuvent se glisser dans les affaires publiques ? Séjan avait cette merveilleuse préparation ; c'était un roué.

Le père, sous Auguste, était préfet du prétoire, position d'une importance très secondaire à cette époque, et qui ressemblait à une fonction de haute police. Le fils, après la mort de Caïus César, avait cherché le soleil levant et s'était donné à Tibère. Il étudia ses goûts, son caractère, sa tristesse même, flatta son humeur sombre, partagea ses terreurs, feignit de conformer ses mœurs aux siennes, lui prodigua les conseils, d'autant mieux accueillis que Séjan conseillait toujours ce que Tibère désirait et n'osait avouer. Aussi s'ouvrit-il, selon l'expression de Tacite, cette âme qui contre les autres s'enveloppait de ténèbres et qui pour lui était sans défense et sans voiles[1].

C'est vous dire que Tibère, à peine sur le trône, en fit son bras droit. Comment cet homme avait-il mérité une élévation subite ? Avait-il rendu des services à l'État ? Était-ce un général illustré par des victoires, un administrateur expérimenté, un magistrat éprouvé ? Non, il avait captivé le maître n'attendait rien que de la faveur, et, plein de mépris pour ses concitoyens et pour les lois, il était prêt à tout oser pour le servir. Quand les légions de Pannonie se révoltèrent, il accompagna le fils de Tibère. Drusus, trop jeune pour se passer de conseils ; une éclipse de lune habilement exploitée calma les soldats, et Séjan s'effaça derrière Drusus pour se faire mieux valoir auprès du reconnaissant Tibère : le prince eut l'honneur, Séjan le profit.

Tibère l'avait adjoint à Seius Strabo ; pour qu'il fût seul préfet du prétoire, il nomma Seius gouverneur de l'Égypte. Ce fut alors que Séjan, connaissant les plans de Livie, imagina de concentrer une puissance déjà redoutée des Romains et qu'on appelait les cohortes prétoriennes. C'est là le grand titre de Séjan, l'unique peut-être, à la faveur inouïe de Tibère.

Sous la république, dans tous les camps, on appelait cohorte prétorienne la cohorte qui veillait autour du général et gardait l'espace de cent pieds carrés qui entourait la tente et qu'on appelait le prétoire. Lorsque Auguste eut pris le titre d'imperator, il avait droit à une cohorte prétorienne ; il en fit dix, composées de mille hommes chacune, et les tint près de Rome : c'étaient dix mille vétérans dévoués, éprouvés, résolus. Pour ne pas blesser les yeux des Romains, on les avait disséminés dans les environs de Rome ; ils étaient prêts au premier appel.

Séjan proposa de faire une armée apparente de ces cohortes et de les camper aux portes de Rome, ou, pour mieux dire, dans Rome. Il fit voir les avantages de la concentration, l'épouvante pour les ennemis de l'empereur, le silence des mécontents, le calme de la multitude, l'empressement infatigable du sénat. On choisit le Viminal, une des sept collines, pour y camper d'une façon permanente Ceux qui devaient assurer la permanence de l'empire : les voyageurs visitent encore aujourd'hui ce camp trop célèbre, qui n'a plus changé de place, mais que l'on a englobé dans les fortifications, lorsque plus tard, à l'approche des Barbares, on fortifia Rome.

Quand on sort par la Porta-Pia et qu'on tourne à droite, on voit un immense bastion de forme rectangulaire, qui s'adapte en saillie au système des fortifications de la ville ; c'est l'enveloppe du camp prétorien. A l'époque de Séjan, il n'y avait pas de fortifications, il y avait seulement le fossé et le parapet. Si, rentrant dans Rome, vous vous dirigez vers les thermes de Dioclétien et la gare des chemins de fer romains, et suivez une avenue dont l'entrée est marquée par des pins au feuillage sombre, vous arrivez bientôt sur le terre-plein du bastion-que je vous signalais : ce vaste espace rectangulaire, qui présente plusieurs hectares de superficie, n'est autre chose que le camp prétorien.

Dans l'angle de droite, qui regarde la campagne, des voûtes et des chemins de ronde font partie des fortifications plus récentes ; mais dans l'angle opposé, à gauche, des constructions d'une meilleure époque frappent les yeux. Des séries de chambres voûtées et adossées au mur extérieur comme les cellules d'une ruche portent des traces de peinture ; trois ou quatre couches de stuc superposées indiquent des restaurations successives. La caserne des prétoriens, à la villa Adrienne, peut guider sur ce point l'imagination des archéologues. Si l'on faisait des fouilles au milieu de cette enceinte, on trouverait certainement les quatre voies principales qui divisaient le camp et le coupaient à angle droit, le logement du général, l'endroit où il rendait la justice et où étaient déposées les enseignes, le temple et l'autel pour les sacrifices, le Forum. On a déjà fait reparaître, en préparant des écuries pour les carabiniers du pape, une voie antique, dallée en blocs de lave, de forme polygonale, qui faisait le tour du camp.

Montez sur les créneaux et vous avez une vue admirable : la plaine de Rome s'étend sous vos pieds, à une grande profondeur. Les montagnes de la Sabine montrent leurs rochers arides et les tons délicats dont le soleil les a revêtus ; les oliviers marquent d'une ombre plus noire le pli des ravins. A droite, Tivoli et les déserts poétiques de la campagne de Rome ; à gauche, les sommets bleuâtres des montagnes qui s'étagent et se perdent dans le lointain. De leurs sommets vient un air plus vif, plus pur : on respire je ne sais quel souffle libre qui ranime l'éloquence du passé. Chaque vallée a été conquise par un peuple héroïque ; chaque colline rappelle une victoire ; choque ruine porte un beau nom. De tous côtés apparaît le génie de Rome, sa gloire et une grandeur qui a marché à la conquête de l'Italie et du monde étapes par étapes, mille par mille, jour par jour, à force de sage politique, de sang versé, de sacrifices. Puissance merveilleuse des institutions et du patriotisme !

Tout à coup le clairon sonne : retournez-vous, vous n'avez plus sous les yeux que la triste arène du camp prétorien. Là fut l'arsenal le plus formidable du despotisme ; là fut ensevelie pour jamais la liberté romaine ; là fut une armée d'oppresseurs organisée dans la cité contre la cité ; là fut l'état de siège perpétuel, l'ennemi campé en face de citoyens désarmés ; là régnèrent insolemment l'oisiveté, la débauche, la cupidité, la rébellion mercenaire et la soumission plus mercenaire encore ; là on conspira contre les bons princes et l'on adora les images des plus mauvais ; là on mit le pou - voir à l'encan, jusqu'à ce que ce cancer établi au sein de Rome eût tout affaibli, tout détruit, tout dévoré. Le camp prétorien ! voilà le titre de Séjan à l'amitié de Tibère, à la haine des Romains et au mépris de la postérité.

Séjan, dit Tacite, avait un corps infatigable, une âme audacieuse. Il était plein de précautions pour lui-même, d'accusations contre les autres — rien ne peut rendre l'énergie du latin, adversus alios criminator —, mélange d'adulation et d'orgueil, affectant la modestie et dévoré d'ambition. J'ajouterai qu'il était beau, sans scrupules, sans pudeur ; qu'il s'était accommodé dès l'origine à toutes les idées, à tous les plans, à tous les vices de Tibère, et que, de bonne heure, grâce à l'invention sublime du camp prétorien, il était maître de la force réelle et des apparences de légalité, c'est-à-dire de l'armée et du sénat. Car il ne faut pas oublier qu'aussitôt après l'établissement des cohortes prétoriennes sur le Viminal, le sénat fut invité à une revue solennelle, et que les manœuvres de ces vétérans formidables eurent un contrecoup sur les esprits inquiets des sénateurs : ils savaient désormais ce que c'était que la discipline ; ils étaient prêts eux-mêmes aux plus difficiles et aux plus tristes exercices.

non seulement les prétoriens étaient. dans la main de Séjan, non seulement il les flattait, les gorgeait, appelait chacun par son nom, mais 4. leur suite et sous leur protection s'organisait une autre armée de délateurs, de faux témoins, d'espions, de légistes, tournant effrontément les lois contre les citoyens en même temps que les prétoriens tournaient leurs glaives. Malheur aux époques de trouble et d'affaiblissement, quand ceux qui doivent protéger l'innocence l'accablent et n'étudient les lois que pour fournir des armes à l'injustice !

Par cette double pression, Séjan tenait en son pouvoir Rome entière, et il se montra d'autant plus acharné à une telle conquête que l'ambition croissait en lui et lui soufflait à l'oreille que tous ses crimes nuiraient à Tibère pour profiter un jour à lui-même. Il convoitait aussi la toute-puissance et la contagion le gagnait. Pourquoi non ? Où la force a triomphé, la force triomphera ; la voie est ouverte ; la patrie est à terre, saignante et à jamais violée. Séjan, dès l'aurore du despotisme, est le précurseur des ambitions effrénées qui vont donner l'assaut de toutes parts à l'empire.

Vous paraît-il intéressant, messieurs, de discerner le point juste où une telle ambition naît dans l'âme de cet Étrusque ? L'histoire nous indique le moment oh cet état vague qui s'appelle la cupidité, la soif du pouvoir, l'orgueil, la concupiscence, se précise, devient une volonté, conspire et passe aux actes. Il paraît que l'étincelle fut le désir de la vengeance et que !e point de départ fut le crime.

Tibère avait un fils, Drusus, qui n'avait aucune des qualités de son père, mais tous ses mauvais instincts : violent, emporté, sensuel, amoureux du vin, de la bonne chère et du sang. Il contemplait les combats de gladiateurs avec une joie sauvage ; ses yeux s'enflammaient et semblaient boire le sang qui coulait sur l'arène. On avait même appelé Drusiennes des épées tranchantes, nouvellement inventées, dont les coups étaient mortels. On croit avoir, au musée du Louvre, une statue de ce Drusus ; c'est Visconti et après lui Mongez qui ont prétendu reconnaître une ressemblance marquée de ses traits avec les traits de Tibère et de Livie. A l'infériorité morale correspond l'infériorité physique : le front est moins intelligent ; les sourcils sont plus accusés et plus  durs ; clans l'ensemble de la physionomie il y a quelque chose de bestial. Or, ce Drusus, dans un moment de colère, souffleta Séjan, plaisir délicieux peut-être, mais qu'il devait payer cher. Séjan ne dit mot. ensevelit l'outrage et chercha sa vengeance. En même temps surgit dans son âme la formule décisive de son ambition : faire disparaître un ennemi et usurper l'empire dont cet ennemi était l'héritier. Les deux idées sont sœurs.

Drusus avait épousé une fille de Germanicus nommée Livia, ou plutôt Livilla pour la distinguer de l'impératrice mère. Livilla avait été laide dans sa jeunesse ; en prenant des années elle était devenue d'une beauté remarquable, d'autant plus vaine de cette beauté que c'était pour elle une surprise, un don imprévu de la nature : Séjan la séduisit. Quand il l'eut subjuguée par l'adultère, il lui fit détester cette nature grossière à laquelle elle était enchaînée ; il lui montra la mort du brutal Drusus, ses propres espérances, sa future grandeur, l'empire certain, un mariage qui lui rendait l'empire, et, pour garantir ses promesses, il répudia Apicata, sa femme, dont il avait trois enfants. Le complot de Livilla et de Séjan est à différentes reprises raconté par Tacite, qui le peint en maître. Il suffit de rappeler qu'Eudémus, médecin de Livilla, et Lygdus, eunuque de confiance, versèrent à Drusus un poison lent dont les effets ressemblaient à ceux d'une maladie de langueur. Drusus mourut et sa mort n'excita point de soupçons. Ce ne fut que huit ans plus tard, après la mort de Séjan, que le crime fut connu de Tibère par les révélations d'Apicata. On ne s'aimait guère, du reste, dans la famille impériale : les devoirs qu'on s'y rendait le plus volontiers, c'étaient les devoirs funèbres. Livie fut insensible à ce deuil, et Tibère ne voulut aucune suspension des affaires publiques ; il souffrit impatiemment les doléances qu'on lui apportait de toutes les parties de l'empire. Il fit môme, à ce sujet, une plaisanterie atroce. Les Troyens étant venus, après les délais inévitables d'un long voyage, exprimer la tristesse que leur inspirait la mort de Drusus, Tibère les interrompit, en leur faisant à son tour des condoléances sur la mort d'un illustre concitoyen qu'ils avaient eux-mêmes perdu et qui s'appelait Hector.

Ce premier pas fait, Séjan trouvait encore bien des obstacles. Il fallait d'abord endormir l'esprit pénétrant et merveilleusement habile de Livie ; il fallait éloigner Tibère, profiter de son dégoût des affaires, qui devenait plus sensible avec les années, et de son mépris pour les hommes, qui allait croissant ; il fallait faire briller à ses yeux le repos, une vie molle, des plaisirs inconnus, l'attrait de la paresse et de la volupté.

Vous savez comment Livie, sans le vouloir, contribua plus que personne à la réalisation de ce plan, quand son hostilité sourde contre son fils lui fit quitter Rome comme un vaincu qui déserte le champ de bataille. Trois ans avant la mort de Livie, Tibère promenait son indolence tardive dans les riches plaines de la Campanie, n'ayant point encor e choisi son séjour ; un accident, préparé peut-être, fournit à Séjan l'occasion de lui sauver la vie. Tibère était entré dans une grotte pour y goûter un peu de fraîcheur : tout à coup des pierres tombent, une roche paraît s'ébranler ; Séjan la soutient, tandis que Tibère se sauve et que plusieurs personnes de sa suite sont blessées. Les dieux ne pouvaient manifester leur faveur par un plus sensible miracle : Séjan était adoré des dieux. Dès lors Tibère, fixé à Caprée, eut une confiance sans bornes dans Séjan.

La mort de Livie était impatiemment attendue par l'empereur et par son favori ; mais avec des visées bien différentes. Aussitôt que la redoutable Augusta eut cessé de vivre, le dédiai liement commença. De ce jour date le règne de Tibère tel qu'il est gravé dans la mémoire de la postérité, avec les crimes, les délations sans nombre, les artifices les plus honteux. Séjan, calomniateur toujours cru et flatteur perfide, rend les soupçons vraisemblables, les haines vivaces, les châtiments faciles. Tout ce qui l'offense est perdu, tout ce qui lui fait obstacle est un ennemi de l'empereur. Il frappe à coup sûr, embusqué derrière la loi de majesté, et obtient toujours l'assentiment de Tibère, qui mesure la chaleur du zèle à l'abondance du sang versé. Séjan pétrit à loisir cette âme de boue et de sang qu'avait reconnue Théodore, le vieux précepteur. Il frappe d'abord les amis de Germanicus et d'Agrippine, c'est-à-dire les esprits les plus fiers, les plus désintéressés, ce qu'on pourrait appeler le parti libéral du temps. Agrippine est exilée ; deux de ses fils, assez âgés pour être pris pour chefs par les mécontents, sont l'un déporté dans une île, l'autre enfermé dans le Palatin, ou l'attend le sort le plus lamentable. Les délateurs se multiplient, les procès surgissent de toutes parts. Les ennemis de Séjan disparaissent un à un, par l'ordre de Tibère, renseigné uniquement par Séjan, facile à duper dans son île, et qui croit frapper ses propres ennemis.

Au milieu d'une cour vendue à Séjan, Tibère ne savait que par son fidèle ministre comment l'empire, sans cesse menacé, était sauvé chaque matin. Sa confiance croissait avec la puissance de Séjan. On a rarement vu un aveuglement aussi lugubre ; c'est, je le disais en commençant, la marque flagrante de l'incapacité de Tibère. Chaque fois qu'il écrit au sénat, la lettre passe par les mains de Séjan ; il n'y a pas de termes assez élogieux pour son compagnon, son associé, socius laborum. Séjan a une fille ; Tibère la marie, à la grande indignation de la multitude, qui chérissait le frère de Germanicus, au fils de Claude, son neveu, qui sera un jour empereur. Le feu éclate au théâtre de Pompée ; Séjan fait éteindre l'incendie qui menaçait le quartier ; le sénat vote à Séjan une statue d'or qui sera élevée dans le théâtre même. On attendait ce signal, et tous les Romains mettent 'un empressement singulier à élever des statues au favori. C'est un honneur dont on devrait être sobre, même envers les plus dignes ; mais, dans les temps d'abaissement, on dresse volontiers des statues à des gens à qui, en des temps réguliers, on aurait justement dressé un gibet. Ces sortes d'hommages forcés sont un produit mixte de la faveur d'en haut et de la servilité d'en bas. Plus l'objet est médiocre, plus la soumission est méritoire, l'adoration édifiante, l'acte de dévouement insigne. Ce n'est plus l'individu qu'on exalte, c'est l'instrument, c'est-à-dire la main qui se sert de cet instrument et qui, par son contact, le rend vénérable.

Tandis que les statues de Séjan se multipliaient, lui-même était l'objet d'adulations de toute sorte. Son atrium n'était plus assez grand pour contenir les chevaliers, les sénateurs et même les consuls. qui. chaque matin, venaient le saluer comme de simples clients. L'affluence était telle, qu'un jour le lit sur lequel il faisait asseoir les visiteurs se brisa, étant complètement usé. Cependant les délations continuaient toujours ; on incriminait les regards, les paroles, le silence noème. Quant aux écrits, ils étaient exposés à des rigueurs particulières. On ne saurait trop sévir contre ceux qui osent attester publiquement et d'une façon durable ce qu'ils pensent ; on ne saurait trop réprimer toute manifestation de la pensée propre à se communiquer. C'est ainsi que Lutorius Priscus est mis à mort pour avoir fait un poème sur la mort de Drusus : c'était un maladroit qui avait manqué de précision et s'était trop hâté de lire ses vers, tandis que Drusus était seulement malade. Ælius Saturninus, plus audacieux, avait fait une satire : on le fit monter au Capitole, non pour y ceindre la couronne de. laurier, tant désirée par les poètes de la Renaissance, mais pour être précipité de la roche Tarpéienne. Phèdre, le fabuliste, ne dut la vie qu'à sa position dans le palais où il était employé ; mais il perdit sa place et sa fortune parce que certaine fable avait déplu au favori, le Mariage du Soleil, selon les uns, les Grenouilles qui demandent un roi, suivant les autres. Un tragique prêtait-il à Achille des imprécations trop vives contre Agamemnon, on criait à l'allusion, on le punissait de mort. Sous un ministre comme Séjan, il faut du courage pour être un écrivain honnête. Mais ce qui émut Rome entière, ce fut la persécution exercée contre le vénérable Cremutius Cordus, homme des anciens âges, dont Tacite a fait l'éloge le plus grave, qui était arrivé au déclin de sa vie et avait écrit sous Auguste des annales historiques dont Auguste avait entendu la lecture sans en être blessé. Mais Cremutius Cordus restait droit devant le favori et ne l'épargnait pas. Séjan fit rechercher son ouvrage, qui fut brillé par l'ordre du préteur, parce qu'il y était dit que Brutus et Cassius étaient les derniers Romains. Tous les manuscrits qu'on put trouver furent livrés aux flammes, mais il faut ajouter, à l'honneur des petits-fils dégénérés de Brutus et de Cassius, que l'on cacha bien les manuscrits ; on en refit même des copies avec tant d'ardeur, que les annales de Cremutius Cordus semblaient se multiplier avec la persécution. Dernière et inutile protestation d'un peuple qui ne tirait plus de la lecture de son histoire ni leçons, ni morale, ni courage ! Cremutius se laissa mourir de faim pour échapper lui-même à Séjan.

C'est ainsi que le silence se faisait dans Rome ; c'est ainsi que Séjan protégeait les lettres et la liberté de penser. En échange, un Velleius, triste flatteur qui louait Séjan et Tibère, un Valère Maxime, qui le surpassait en basses adulations, étaient encouragés, payés, protégés par Séjan. Encore aujourd'hui leurs plats écrits sont traduits et étudiés par nos enfants, tandis que ceux de Cremutius Cordus sont à jamais perdus. Le temps est aveugle, comme la fortune.

Séjan avait soin d'écrire à Caprée tous ces actes, qui entretenaient à la fois chez Tibère des alarmes secrètes, l'aversion de Rome et des Romains, le plaisir de se venger sans peine par l'entremise d'un ministre infatigable, une cruauté native qui se développait, la douceur de frapper sans être responsable et de laisser l'odieux des condamnations peser sur Séjan. Tibère en cela se trompait. Les créatures ne sont rien aux yeux de la justice des hommes : instruments aveugles et inspirés, elles laissent remonter la responsabilité tout entière jusqu'au maître qui les soutient au-dessus du néant. Séjan n'est point haï autant qu'il devrait l'être par la postérité ; il excite presque de la pitié, tandis que la mémoire de Tibère est sinistre et abhorrée.

Les marques non douteuses de la tendresse du maître et de son enchantement contribuent. donc à l'exaltation du divin Séjan, qui est honoré à l'égal des dieux. Ses statues brillent, non plus seulement au théâtre de Pompée, mais sur les places publiques, dans les rues, dans les camps ; on leur rend les mêmes honneurs, on leur offre les mêmes sacrifices qu'aux statues de l'empereur. Les tableaux représentent fraternellement réunis Tibère et son ministre. Lorsque Séjan rentre dans Rome, il reçoit les honneurs qui ne sont dus qu'à l'empereur. Le jour de sa naissance (natalitia) est fêté avec autant de pompe : on jure par sa fortune, per fortunam Sejani, plus volontiers que par celle de Tibère, per fortunam Tiberii, parce que Tibère est absent. Enfin ou avait placé dans le théâtre deux trônes d'or, égaux en beauté : l'un restait vide, c'était celui de Tibère ; l'autre était occupé par Séjan.

Tibère était parvenu à un tel degré de cécité morale, qu'il ne concevait pas la moindre jalousie. Cet esprit si inquiet ne contractait aucun ombrage ; il s'endormait dans une confiance profonde ; il n'y, avait de sa part ni arrière-pensée, ni hypocrisie ; il aimait ce second lui-même, qui lui épargnait les ennuis extérieurs du pouvoir et lui en laissait les jouissances. Ses lettres sont pleines de tendresse ; quand il parle de lui au sénat, il dit meus Sejanus, mon Séjan, bien plus sincère en cela qu'Auguste quand il écrivait : mi Tiberi, mon Tibère. Il l'appelait aussi mon collègue, comme s'il était associé à l'empire. Il fit plus ; il dérogea à l'ancien ordre de choses auquel il affectait d'être scrupuleusement attaché, en nommant Séjan consul pour cinq années consécutives, quoique le consulat eût toujours été annuel.

La situation était donc unique, sans précédent ; Séjan était un empereur non avoué, un César non classé. Un esprit modéré, même avec une ambition immodérée, aurait eu la prudence de s'arrêter, de jouir, de continuer à régner et d'attendre la mort de Tibère, qui était âgé de soixante-douze ans. Mais, messieurs, le crime serait trop commode, s'il n'y avait pas le précipice au bout ; l'ambition serait trop facile, si l'aveuglement n'en était pas à la fois le danger et le châtiment.

Le vertige entraîne Séjan à son tour, comme tous les parvenus qui n'ont pas mérité leur élévation. C'est un grain de sable qui va faire dévier ce char si magnifiquement lancé, ou plutôt c'est son premier forfait qui, par contrecoup, amènera sa première faute et bientôt sa perte.

Livilla, sa complice, qui attend le pouvoir, qui n'en jouit pas, qui veut recueillir le fruit d'un crime qui leur est commun, partager sa vie, sa demeure, les honneurs dont il est entouré, le somme de tenir sa promesse et le force d'écrire à Tibère pour lui demander sa main. Tacite nous donne la réponse de Tibère, mais il l'a faite si belle, si concise, qu'on y reconnaît le style du grand écrivain. L'empereur refuse, non pas en souverain blessé qui interdit à un simple chevalier l'accès de la famille impériale ; non, c'est par affection et par sagesse, c'est dans l'intérêt d'un ministre contre lequel il craint d'exciter la haine des Romains, l'envie du parti de Germanicus et d'Agrippine, justement déchaînés. Ses raisons sont celles d'un ami sensé, prévoyant, et non d'un maître qui tend un piège.

Un tel refus n'en fut pas moins sensible à Séjan, dont la démarche était publique et l'affront public. La colère commença à précipiter ses actes. La cruauté était un soulagement en même temps qu'un moyen d'aplanir la voie qu'il se traçait : il redoubla de cruauté. Le sénat avait une telle admiration pour les exercices des prétoriens, qu'il suffisait de désigner une victime pour qu'elle fût aussitôt condamnée avec une apparence de légalité, L'accusation formulée, la mort était certaine ; car souvent l'accusé, pour échapper au supplice, se donnait volontairement la mort. On obtenait à ce prix que les biens ne fussent pas confisqués, que les enfants ne fussent pas réduits à la misère, et le mourant couchait Tibère et Séjan sur son testament pour que le testament ne fût pas cassé. Le sort ne pouvait se jouer avec une ironie plus féroce du malheureux qu'il forçait de flatter ses bourreaux jusque dans le sein de la mort.

La nouvelle année commence par le trépas de Sabinus, personnage considérable qui criait aux Romains, pendant qu'on le menait en prison : Voyez, citoyens, ce que Séjan vous réserve ! Voilà sous quels auspices commence l'année ! Ainsi l'indignation publique croissait, et les haines mal déguisées sous de pâles sourires s'accumulaient sur la tête de l'insolent favori. Sa grandeur était telle qu'il se croyait déjà empereur (αύτοκράτωρ, dit Dion Cassius) qu'il ne parlait presque de Tibère qu'avec mépris (έν όλιγωρία), et que ses familiers ne l'appelaient plus que le seigneur de Vile ou le gouverneur de Caprée (νησίαρχος).

En effet, Séjan avait pour lui l'armée, le sénat parce qu'il avait l'armée, le peuple parce qu'il le contenait à l'aide de l'armée et du sénat. Il avait Rome, il avait le sol italien, il avait Tibère, endormi, affaibli par les années et la débauche, confiné sur un rocher isolé, épié et trahi par une petite cour qui faisait connaître à Séjan ce qui se passait à Caprée, tandis que Tibère ne savait que par Séjan ce qui se passait ù Rome. Jamais parvenu ne fut dans une situation aussi enivrante, jamais il ne fut plus près de la toute-puissance ; il ne restait qu'a étendre la main et à faire le geste suprême.

C'est à ce moment qu'éclata le coup de foudre. Il partit du Palatin et, comme dans toutes les révolutions, par le côté le plus imprévu. Ce fut une femme, depuis longtemps oubliée au sein d'une retraite profonde, qui prit la défense de Tibère ou plutôt de sa propre race qu'elle voyait ouvertement menacée ; ce fut Antonia, veuve du frère de Tibère, de ce Drusus qu'il avait aimé dans sa jeunesse et qui était mort à l'âge de trente et un ans. Vraie matrone des anciens temps, Antonia s'était retirée sur le Palatin, elle y avait vécu à côté de Livie, filant la laine et chaste. Les médailles que Claude, son fils, lit frapper en son honneur, quand il eut obtenu l'empire, nous montrent une figure d'un beau caractère ; les joues sont saillantes, accentuées par une pommette haute, à la façon des femmes de Raphaël ; le sourcil forme un encadrement noble, les cheveux sont abondants ; c'est un vrai type de Romaine, avec une harmonie fière et tranquille.

Antonia avertit Tibère des projets de Séjan, et, comme une lettre ne pouvait tout dire, elle lui expédia son affranchi Pallas, en qui Tibère avait autant de confiance qu'elle-même. Il faut, messieurs, que votre imagination se retrace un tableau que je renonce à peindre : la surprise de Tibère, son épouvante, sa douleur, le sentiment d'un péril immense et la rage d'avoir été déçu, l'instinct de la conservation et la soif de se venger, l'impuissance au milieu des apparences du plus absolu pouvoir et le réveil.

Qu'aurait fait alors une âme courageuse ? Elle aurait couru à l'ennemi. Rejoindre la flotte à Misène, remonter le Tibre et arriver à Rome était un triomphe certain. Descendre en Campanie, faire appel aux magistrats municipaux et aux vétérans d'Auguste, marcher sur Rome, était un moyen aussi sûr de perdre Séjan, que les prétoriens auraient vendu au même prix qu'ils le servaient. Tibère n'osa pas. Il aima mieux donner au monde ce spectacle curieux, unique dans l'histoire, d'un souverain conspirant contre son ministre : le souverain craintif et humble dans sa petite île ; le ministre maître de la capitale, de l'armée et pour ainsi dire de l'empire ; Séjan ceignant l'auréole, Tibère se cachant dans l'ombre. C'est Tibère qui joue le rôle du traître dans la sanglante comédie, et il déploie, dans cette longue conspiration, une patience, une hypocrisie, une adresse qui caractérisent un génie de second ordre. Pendant six mois il garde son secret, il continue à paraître dupe et à ourdir sa trame autour de sa proie : en cela, il se montre le cligne fils de Livie. D'abord il attend que Séjan ne soit, plus consul, parce que le consulat lui fournit des armes légales. Le terme arrivé, il désigne deux consuls, dont l'un était la créature de Séjan, l'autre son ennemi ; c'était un Regulus, et Tibère comptait sur lui. En même temps, il fallait endormir à son tour la vigilance de Séjan ou la paralyser. Dans ce but, Tibère composait avec un soin infini des lettres admirables dont je voudrais pouvoir vous montrer un type : aucune n'a été conservée, mais soyez surs que le disciple d'Auguste et de Messala Corvinus a dû trouver un talent imprévu ; le soin de défendre sa vie et de reconquérir l'empire inspirait sa muse. Ces lettres, tantôt excitaient l'ambition de Séjan, tantôt la refroidissaient. Un jour l'empereur se peignait moribond ; un autre jour il était guéri et annonçait son départ pour Ionie ; un jour il accablait Séjan d'éloges et de caresses, un autre jour il le blâmait et critiquait tous ses actes ; parfois il lui accordait les faveurs qu'il demandait pour ses amis, parfois il les refusait avec outrage. Le résultat de ces contradictions habilement balancées était de tenir l'esprit de Séjan en suspens, de le charmer et de l'effrayer, de le fatiguer par une perpétuelle incertitude, de l'engourdir et de produire cette torpeur dangereuse qu'on appelle l'indécision.

Le moment vint où Séjan eut peur et le laissa voir. Dès lors, avec un adversaire lâche comme Tibère, il était perdu. Ne retrouvant plus son Tibère, il voulut pousser une reconnaissance, se rendre à Caprée, dans l'antre du monstre, afin de rétablir son ascendant ébranlé. Il lui écrivit, en donnant un prétexte spécieux à son voyage. Tibère lui enjoignit de rester à Rome et, enhardi par la frayeur d'autrui, prépara les grands coups.

Il avait auprès de lui Caïus Caligula, fils de Germanicus et d'Agrippine. Il le détestait comme toute sa famille. mais il savait combien le sang de Germanicus était cher aux Romains. Pour séduire la multitude et la détacher de Séjan, il annonça officiellement qu'il choisissait pour son successeur Caligula. Ce fut, en effet, une joie universelle et une barrière infranchissable dressée devant Séjan. Le sénat, ensuite, avait besoin d'être averti et détourné de celui qu'il était accoutumé à considérer comme la source de toutes les faveurs. Des nuances suffisaient pour laisser deviner à ces avides adorateurs du soleil que le déclin arrivait. Tibère interdit de voter aucun honneur nouveau pour lui-même comme pour son ministre ; au lieu de l'appeler dans ses lettres mon Séjan, mon collègue, il ne le désigne plus que par son nom L. Ælius Sejanus. Il n'en fallait pas davantage pour que le flair subtil des courtisans reconnût la fausse piste et se tînt en éveil.

Enfin l'heure décisive arriva. Quelle catastrophe ! Quel enseignement ! Malheureusement le récit de ce drame, qui avait été raconté par Tacite, est perdu avec une partie du cinquième livre de ses Annales. Il a été abrégé par Dion et nous le réduirons encore nous-mêmes à quelques traits.

Tibère donne ses instructions à Nævius Sertorius Macron, qu'il institue préfet du prétoire ; il lui remet l'acte qui le fera reconnaître et une lettre pour le sénat, longue et verbeuse, selon l'expression de Juvénal. Macron arrive à Rome de nuit ; il s'entend avec le consul Menimius Regulus, ennemi de Séjan ; il prend toutes ses mesures avec Græcinus Laco, affranchi qui commandait les 7.000 affranchis des sept cohortes de vigiles. Les vigiles, chargés de la police de la ville, étaient jaloux des prétoriens.

Au point du jour, le sénat se rassemble dans le temple d'Apollon sur le Palatin. Macron monte au Palatin ; il y trouve Séjan, qui sait son arrivée et qui est inquiet de n'avoir pas de lettres ; il le prend à part, lui montre ses tablettes cachetées pour le sénat et lui annonce que Tibère va lui conférer la puissance tribunitienne. C'était le déclarer inviolable, comme l'empereur, et, par le fait, l'associer à l'empire. Séjan, dont la joie rend le cœur léger, se précipite dans le temple, tandis que Macron se fait reconnaître de son escorte, promet aux prétoriens des largesses considérables au nom de Tibère qui veut récompenser leur fidélité, et les renvoie tous à leurs quartiers. Les vigiles prennent la place des prétoriens, entourent le temple où Macron pénètre pour remettre au sénat le message annoncé. Il sort aussitôt de l'assemblée, se rend au camp prétorien, afin de maintenir les soldats et d'empêcher toute sédition.

La lecture commence. Tibère, au début, parle de sujets divers, puis glisse un brune contre Séjan ; il revient à des questions indifférentes, puis formule une nouvelle plainte : un silence de mort règne dans l'assemblée. Séjan, accoutumé depuis six mois aux retours capricieux du style de Tibère, consolé par la conclusion de la lettre que Macron lui a révélée, n'écoute que d'une oreille distraite : il attend les mots de puissance tribunitienne. Tout d'un coup Tibère ordonne l'arrestation de deux sénateurs amis de Séjan, attaque Séjan lui-même, demande qu'on le garde ; enfin il se déclare en danger et supplie le sénat de l'envoyer chercher à Caprée par un des consuls avec des troupes.

L'attaque était si peu prévue que Séjan resta stupéfait : il ne comprit pas, il ne songea ni à s'élancer, ni à courir au camp prétorien, ni à faire appel au peuple, aux chevaliers, à ses amis. Tous les bancs s'étaient vidés peu à peu autour de lui, et quand il se retourna, il vit à ses côtés Laco, le chef des vigiles, qui était entré sans bruit. Il était prisonnier. Il n'entendit même pas le consul Regulus qui lui ordonna par trois fois de s'avancer, et qui dut le tirer de son abattement en le touchant à l'épaule. Aussitôt les sénateurs s'emportèrent en cris et en imprécations contre celui qu'ils adoraient la veille : l'humanité a vu plus d'une fois cette horrible palinodie des corps constitués qui prononcent une déchéance.

Séjan est conduits à la prison Mamertine, a travers une foule qui l'insulte ; en vain il se voile avec le pan de sa toge, on le lui arrache pour le frapper au visage. Ces soufflets vengeurs durent faire apparaître devant lui l'ombre de Drusus. Sur son passage, on renverse, on traîne, on brise ses propres statues ; le marbre vole en pièces, le bronze est porté à la fournaise. Juvénal a peint cette scène pour la honte éternelle des Romains ; mais c'est quand ils dressaient ces statues et quand ils leur offraient des sacrifices qu'ils se déshonoraient.

Enhardi par les violences de la multitude, le sénat a le courage d'ordonner la mort de Séjan. Son corps est jeté aux gémonies, livré pendant trois jours aux insultes des passants et jeté dans le Tibre. Ses enfants ont le même sort ; sa fille est toute jeune et, comme la loi défend de tuer une vierge, le bourreau la viole auprès de son frère, avant de les étrangler tous les deux. Apicata, la femme répudiée, écrit à Tibère pour dénoncer Livilla, sa rivale, et se donne la mort.

Telle est la fin de ce terrible duel où Séjan et Tibère sont également médiocres, également vils, également sanguinaires, également dupes. Deux personnalités étaient en jeu, sans moralité, sans utilité, sans autre but que la domination. Les Romains auraient contemplé l'un et l'autre aux gémonies avec la même joie : ils étaient pour Tibère contre Séjan comme ils auraient été pour Séjan contre Tibère, proie misérable du despote debout, insulteurs-nés du despote vaincu.

Ne me demandez point, messieurs, de vous faire connaître les traits de celui qui aurait usurpé l'empire s'il avait eu plus de résolution ou plus de génie. Les Romains se sont si bien associés à la vengeance de Tibère, qu'ils n'ont laissé survivre ni un monument figuré, ni un camée, ni une pierre gravée. Il n'y avait point de médailles frappées en son honneur ; quant aux statues, Juvénal l'a dit avec une absolue véracité, tout a été converti en pelles, pincettes, casseroles, poêles à frire ; et les images de ce personnage vil ont été appropriées aux usages les plus vils, Tout ce qui reste de Séjan, c'est le souvenir de sa fortune, de. ses crimes, de sa chute, et la réprobation trop mêlée de pitié de la postérité.

Il y a plusieurs espèces de ministres : les ministres qui se dévouent sans réserve à leur souverain, à sa grandeur, à sa gloire, à un principe dont il est le représentant, et qui s'honorent par leur désintéressement, en mettant leur génie d'accord avec leur fidélité ; les ministres des pays libres, qui ne se dévouent qu'à leur patrie, servent le souverain, mais n'obéissent qu'aux lois, écoutent toujours l'opinion publique, qui leur donne la mesure des besoins de leurs concitoyens, représentent une idée et disparaissent dès que cette idée a conquis sa place, purs quand ils touchent aux affaires publiques, plus grands quand ils rentrent dans la vie privée ; il y a enfin les ministres dont Séjan est le type. Ceux-là n'aiment ni leur souverain ni leur pays ; ils n'aiment qu'eux-mêmes. L'ambition est leur seule loi, la cupidité leur seule conscience ; ils s'attachent au pouvoir comme les mains s'attachent à certaines machines électriques que l'on serre d'autant plus fort qu'elles causent plus de douleur ; pour conserver ce pouvoir, ils se font les avocats de toutes les causes, les instruments de tous les plans, les oppresseurs de tous les droits ; dans les temps de violence, quand les lois morales sont étouffées, ils ne reculeront pas devant les attentats les plus graves : Séjan n'a pas reculé devant le crime.

Ne me demandez donc point ma compassion pour ce coupable ministre, qui a perverti son bienfaiteur, qui s'est fait l'excitateur de ses mauvais instincts et le plus complaisant des bourreaux. Il a été puni justement, car il a créé des maux temporaires en arrachant à ses concitoyens leur fortune, leur liberté, leur vie, et consacré un mal durable par l'établissement du camp prétorien. En campant des ennemis perpétuels dans Rome, en tournant contre sa patrie les forces destinées à la défendre, en préparant à l'empire un sanctuaire néfaste, en donnant aux races futures cet exemple funeste d'oppression, Séjan a mérité l'horreur de la postérité. Il est donc juste que notre mépris tienne la balance égale entre le maître et le favori. Qu'ils se renversent ! qu'ils se châtient l'un par l'autre ! les honnêtes gens respirent et sont à demi consolés ; la morale est, je ne dirai pas vengée, mais du moins elle cesse d'être foulée aux pieds par cette insolence suprême de la fortune qui s'appelle l'impunité.

 

 

 



[1] Ut obscurum adversus alios sibi uni incautum intectunque efficeret.