Lorsque Tibère reçut en Illyrie la nouvelle qu'Auguste était mort, il frémit, car le chemin était long jusqu'à Rome. Ce grand corps vigoureux, osseux, qui n'avait connu ni la maladie ni la fatigue, avait beau presser les chevaux, épuiser le bras des rameurs sur l'Adriatique, crever de nouveaux chevaux de Brindes à Nola, le temps le gagnait, le cadavre d'Auguste tombait en putréfaction, et une seule femme veillait, tenant les destinées de l'empire dans ses mains, Rome en échec, le monde en suspens. Qui possédait la puissance à Nola ? Livie. Qui commandait aux gardes serrés autour d'elle ? Livie. Qui trompait les Romains par de fausses rumeurs, par des lueurs trompeuses, par des alternatives habilement ménagées dé guérison et de rechutes ? Livie[1]. Et les jours s'écoulaient, des jours dont l'histoire n'a jamais su le compte. Mais vous en avez un indice certain dans ce retour triomphal. où l'on portait sur un lit d'apparat un Auguste de cire, admirablement imité, tandis que le corps scellé dans un triple coffre, était caché sous les draperies funèbres. Personne ne put mesurer la date de la mort à la décomposition du cadavre. Pendant ces heures d'attente et de fièvre. Livie n'avait qu'une seule pensée : Tibère aura l'empire, moi j'aurai le pouvoir. — Mais Tibère avait dissimulé, lui aussi, son orgueil et son ambition, de sorte que, les deux ennemis une fois en présence, un duel allait commencer, duel secret, sourd, ralenti par des intérêts communs, tempéré par la crainte encore plus que par le respect, plein d'une réserve commandée par le danger et d'éclats amortis-aussitôt par la prudence, mélange d'ingratitude sans courage, de ressentiments contenus et de blessures cuisantes soigneusement déguisées. Dans une lutte semblable, Tibère était sûr d'être vaincu. Il était le fils de la mère la plus altière, la plus politique, la :plus astucieuse. Il avait son sang, il était de son école ; mais s'il avait les mêmes qualités, elles étaient amoindries, les mêmes défauts, ils étaient plus violents, les mêmes vices, ils étaient affaiblis et en quelque sorte énervés. Livie avait pour génie natif la dissimulation ; Tibère n'était dissimulé que par nécessité, pour subir les affronts et cacher sa lâcheté. Livie vivait dans une satisfaction inaltérable d'elle-même ; Tibère n'avait qu'un orgueil toujours saignant et une susceptibilité toujours aigrie. La sérénité de Livie dissipait tous les obstacles et usait tous les hommes ; l'humeur sombre de Tibère ne dévorait que lui-même. Livie avait un front d'airain et une suite de plans que rien ne déconcertait ; Tibère n'était que défiance, et ses défaillances tenaient de la peur. Livie était habile à conduire les hommes, et quels hommes ! Tibère était roide, maladroit, emprunté, parce qu'il avait contracté l'habitude d'obéir. Livie n'avait ni remords ni méchanceté ; pour elle le crime était un moyen plus sûr qu'un autre et un chemin plus court ; Tibère était sanguinaire par tempérament mais contenu par la prudence, violent mais sans audace. Chez Livie l'ambition était vivace, croissante, inépuisable, elle était la santé de l'âme ; chez Tibère, l'ambition était triste, intermittente, pleine de dégoûts, elle était une maladie. Ce qu'ils avaient de commun, c'étaient des rancunes ignorées et durables ; ce qu'ils avaient de commun, c'était art de tout souffrir en vue de la domination, car c'est à eux qu'il faut appliquer le mot terrible de Tacite : omnia serviliter pro dominatione ; ce qu'ils avaient de commun, c'était l'absence de scrupules, un mépris égal pour les hommes et le dédain le plus absolu pour tout ce que les hommes ont ici-bas de sacré. Le corps offrait dans sa conservation et ses apparences la même inégalité. Livie, à soixante et onze ans, avait encore de la beauté et une expression calme, chaste, souriante, que les années n'avaient point effacée. Certains camées la représentant dans sa maturité. Le profil est toujours pur, le nez d'une belle courbe et aquilin ; les lèvres sont moins acérées, plus souples que dans sa jeunesse, parce que le naturel est pour les grands acteurs le dernier mot de l'art. Elle a pris de l'embonpoint ; le cou est puissant et solidement attaché ; il a quelque chose de viril, car la tête qu'il supporte roule depuis un demi-siècle les fortes résolutions et les hautes pensées. Au contraire, nous savons par les historiens que Tibère a vieilli plus vite, que son crâne s'est dénudé, que ses traits sont altérés par une décrépitude précoce, qu'il a des éruptions plus fréquentes, je ne sais quelle hideuse poussée de pustules, et même des ulcérations qui le forceront un jour à se cacher, symbole du flot d'âcreté morale et de fiel concentré qui lui monte au visage. Ainsi se réalise cette loi, si souvent observée, de la dégénérescence immédiate d'une race. L'humanité serait trop heureuse si aux génies bienfaisants succédaient des génies bienfaisants qui les surpassent ; elle serait trop malheureuse et trop vite décimée, si à des monstres devaient succéder d'autres monstres phis funestes. Par conséquent, il faut presque se féliciter de ce que Livie ait été la digne mère d'un fils indigne d'elle. Mais ce fils, Livie le connaît ; elle lit dans les profondeurs de son âme ; elle devine ses mobiles ; elle joue avec ses mauvais sentiments, elle sait surtout qu'il a contracté envers elle une habitude invétérée d'obéissance, inveteratum erga matrem obsequium. Elle en profite immédiatement, sans questions, sans délais, sans discussions ; elle agit comme un général avec son soldat. A peine Auguste est-il mort, qu'elle s'empare des rênes flottantes ; à peine Tibère est-il arrivé, qu'elle lance vigoureusement le char dans la carrière et s'empresse de conduire l'empire à sa forme définitive. Il est un acte que je n'ai fait que vous indiquer, mais qui a eu aux yeux des Romains une gravité singulière et, dans l'histoire, une singulière portée. Cet acte, c'est le testament privé d'Auguste. Par ce testament, Livie était son héritière, comme Tibère ; elle était adoptée, comme Tibère ; elle représentait le choix d'Auguste, comme Tibère. Si vous voulez mesurer l'importance de l'adoption dans la loi romaine, songez que l'empire s'est presque uniquement perpétué par l'adoption. Livie, adoptée par Auguste, n'était plus seulement sa femme et sa veuve, elle devenait sa fille, elle entrait dans la famille des Jules, elle prenait leur nom, elle appartenait au sang de César, elle perdait le nom de Livie pour prendre celui de Julia Augusta. Tacite, l'écrivain qui respecte la légalité et les convenances officielles, ne la désigne jamais autrement dans ses Annales que par le nom d'Augusta. Elle acquiert par là un double prestige : le prestige de cinquante années passées dans l'intimité et dans la confidence d'Auguste, le prestige d'une adoption qui l'égale à Tibère et semble commander aux. Romains le même respect et la même obéissance. Ce n'est pas assez, Livie le comprend, et elle se ménage un troisième prestige qui rejaillira sur Tibère et sur ses successeurs, mais qui rejaillira surtout sur elle. Il est assez difficile, messieurs, de vous définir ce nouvel élément d'influence, parce qu'il faut entrer dans une idée religieuse de l'antiquité qui, pour nous, n'a qu'un sens purement politique. Cependant, ce qui nous doit mettre à l'aise, c'est la conviction que Livie, quand elle inaugurait ce qu'on peut appeler le fétichisme impérial, avait bien plus une idée politique qu'une idée religieuse. En voulant qu'Auguste fût un dieu, que ce dieu pesât, même après sa mort, sur les cœurs et sur les consciences, Livie comprenait que cette puissance surhumaine, prolongée dans l'éternité, allait accroître la puissance réelle des héritiers d'Auguste et consacrer ses plus indignes successeurs ; elle savait comment on intimide les hommes et comment on leur impose ù l'égal d'un dogme le principe même de leur servitude. D'abord, elle allait occuper les esprits, les concentrer par une série d'actes extérieurs sur un seul point, qui était toujours Auguste. Les prêtres, les poètes, les artistes, les constructeurs et les ouvriers de toute sorte, la multitude qui aime les cérémonies et les fêtes, étaient tenus en éveil par les consécrations incessantes de temples, de statues et d'autels. En second lieu, la divinité nouvellement proclamée fournissait les moyens assurés d'intimider les Romains. La loi de lèse-majesté, créée jadis sous la république afin de réprimer les attentats contre la patrie et contre la liberté, devenait une arme terrible. Il n'y avait plus de liberté, il n'y avait plus de patrie, ou plutôt la patrie et la liberté étaient incarnées dans un seul homme : l'empereur. Cet empereur devenant en outre un dieu, le moindre doute était une impiété, le moindre oubli un crime. La mort était trop douce pour punir la faute la plus innocente envers une idole qui n'était que la déification du pouvoir absolu. Plus le culte sera absurde, plus l'humanité sera avilie, mais soumise ; plus les châtiments seront odieux et violents, plus ils assureront la foi, ou la peur, qui aide singulièrement à la foi. Des témérités de ce genre en politique n'admettent pas les demi-moyens. Livie, qui n'est pas sanguinaire, frappe, dès le premier jour, à bon escient. Peu de temps après la mort. d'Auguste, les legs aux citoyens romains n'étaient pas encore payés ; un plaisant, voyant emporter un mort, s'écria du milieu de la foule : Raconte donc au divin Auguste que nous attendons toujours son argent. On le saisit, on lui compta la somme qui lui revenait et on le tua, en l'exhortant à témoigner lui-même dans l'autre monde de l'exactitude du payement. Cet exemple de férocité in anima vili n'était point inutile : il imprimait une salutaire terreur. La loi, du reste, avait une élasticité singulière et des retours imprévus, même contre les flatteurs. Malheur à ceux-là mêmes qui érigeaient dans leur maison une statue d'Auguste ! Battre un esclave, changer de vêtement en présence du dieu, méritait la mort ; se baigner et garder au doigt une bague représentant Auguste, la mort ; aller dans un mauvais lieu avec une pièce de monnaie portant l'effigie d'Auguste, la mort[2]. Une telle rigueur était insensée, ridicule, exécrable, mais profondément politique. Livie et son fils n'ont eu besoin que de faire trois ou quatre exécutions de cette sorte : la consécration était définitive, et le retour à la clémence devenait facile. Enfin, après avoir entraîné la foule par les fêtes et la nouveauté, intimidé les esprits sérieux, écrasé les frondeurs, Livie savait comment les mythes les plus puérils conduisent de la peur à l'habitude, de l'habitude au fanatisme. L'espèce humaine est un tel mélange de sottise et de bassesse, à certaines époques, qu'on voit se renouveler en politique l'enthousiasme aveugle de ces Indiens qui, pour mieux adorer le dieu qui passe sur son char, se font volontairement écraser sous les roues. ',hie, en créant la légende d'Auguste et en comptant 250.000 francs au sénateur qui l'avait vu monter au ciel, préparait la servitude volontaire d'un peuple crédule et charmé, car l'astre dont elle dotait le ciel devait jeter sur ses successeurs tous ses reflets favorables. Établir solidement le fétichisme impérial, c'était fonder le droit divin de l'empire et ceindre l'auréole aux bêtes féroces aussi bien qu'aux idiots qui, jusqu'à la dernière génération, pourraient se rattacher à Auguste. Comprenez-vous maintenant, messieurs, l'activité de cette
femme supérieure, quand il s'agit. de révéler pour la première fois ce dogme
et d'organiser ce culte sur toute la surface du monde ? Elle associe le
sénat, toujours zélé, à ce grand dessein, et le sénat impose à tout l'empire
la religion nouvelle. Elle se fait nommer grande-prêtresse, pour avoir
elle-même un caractère sacré et pour diriger le mouvement. Partout sont
institués des collèges, c'est-à-dire des corporations en l'honneur d'Auguste.
Que de compétitions ! que d'intrigues ! que de luttes pour avoir la gloire
d'en faire partie, et pour ceindre la couronne de laurier que portent les
prêtres et les prêtresses d'Auguste ! Partout on élève des temples, non
seulement à Rome ou dans les environs de Rome, mais dans les colonies, dans
la plupart des villes de Il est facile de montrer que les historiens n'ont point
assez fait ressortir le rôle politique et religieux de la veuve d'Auguste.
Des monuments aussi nombreux qu'incontestables justifient nos inductions et
complètent le récit des historiens. Il suffit de jeter un coup d'œil sur la
numismatique de l'empire romain. à l'époque de la mort d'Auguste et au début
du règne de Tibère, pour constater par des signes sensibles l'action
multipliée de Livie et le succès qu'elle a obtenu. Et cependant, combien de
types de monnaies n'ont jamais été retrouvés ! combien de séries ont disparu
! combien ont été détruites, refondues, enfouies dans le sol, rongées par le
temps ! Souvent un seul échantillon survit pour représenter les milliers de
pièces semblables qui ont été frappées dans la même année. Il faut donc que
l'imagination accroisse dans des proportions considérables l'abondance des
monuments de ce genre qui subsistent. Pour un de retrouvé, il faut en
admettre des centaines de perdus. Par exemple, lorsqu'on reconnaît sur les
médailles de Smyrne et de Pergame un temple d'Auguste, figuré sur le revers,
on sait bien que Pergame et Smyrne n'ont pas été les seules villes qui aient
élevé des temples à Auguste ou meule qui l'aient rappelé sur leurs monnaies.
Mais quel est le personnage qui occupe la face ? C'est Livie, tantôt avec
Tibère, tantôt avec le sénat, personnifié sous les traits d'un homme imberbe,
caractérisé par le laticlave et surtout par l'inscription. Une simple
énumération vous épargnera une description détaillée qui n'aurait que peu
d'intérêt, en vous permettant de mesurer l'étendue de l'influence de Livie et
son ascendant sur les pays les plus reculés. Les monnaies qui représentent
Livie avec Auguste ont été retrouvées jusqu'ici dans quatre colonies, parmi
lesquelles Leptis et Palerme, et dans dix-neuf villes grecques. Les monnaies
frappées à l'algie de Livie et de Tibère réunis sont signalées dans quatre
colonies, entre autres à Césarée et à Hippone, et dans neuf villes grecques :
on peut citer Édesse, Mitylène, Pergame, et y joindre les monnaies de Ce droit régalien, cet honneur insigne de figurer seule
sur les monnaies, ce n'est pas seulement dans les provinces que Livie
l'obtient, mais à Rome même, en vertu de sénatus-consultes répétés. Les
sigles S. C. gravés au revers nous l'apprennent, tandis que sur la face
brille la belle Livie, tantôt avec un diadème de Junon, tantôt avec le voile
des prêtresses combiné avec le diadème d'impératrice. Ici elle est assimilée
à Quant à Livie, elle ne connaît ni l'hésitation ni les scrupules : elle désire le pouvoir avec audace, elle l'exerce avec sérénité, elle est impératrice bien plus que son fils n'est empereur. Lorsque les peuples et les villes écrivent à Rome, soit pour féliciter, soit pour demander une faveur, leurs lettres sont adressées à la fois à Livie et à Tibère. Ce n'est point une flatterie, c'est l'usage, car lorsque Tibère et Livie répondent, ils font aussi une réponse commune : leurs deux noms sont apposés au bas des actes. Un mot de Dion nous certifie que Livie ne bornait pas là ses prétentions. Elle voulait, non pas un pouvoir égal, mais un pouvoir supérieur à celui de Tibère. Mais, dira-t-on, ce féroce Tibère, qui a laissé une mémoire exécrée, comment était-il soumis à ce point à Livie et lui cédait-il une part de la puissance dont il s'est montré si jaloux ? — La postérité a besoin de tout simplifier ; écrasée par les traditions innombrables du passé, elle aime à ne pas compliquer sa tache, à n'avoir sur chaque personnage qu'une idée nette et une formule simple de jugement. Il faut conserver, au contraire, une différence profonde entre Tibère maintenu par la crainte de sa mère, et Tibère affranchi de toute entrave par la mort de Livie. Ce dernier est le Tibère de l'histoire, de la poésie, de la légende, qui en fait un sujet d'horreur. C'est, en effet, le Tibère des dernières années. Il n'était pas meilleur, peut-être, quand il a commencé son règne, et son âme était pénétrée déjà de dégoût et de fiel ; mais il était contenu par un frein solide, la peur de sa mère. Oui, il est rongé d'envie, oui, les honneurs décernés à cette femme lui paraissent une atteinte à sa propre grandeur[4] : cependant il se tait, il dissimule, il subit. Pour écarter quelques privilèges que le sénat veut accorder à Augusta, il en est réduit à les refuser pour lui-même. Il ose à peine conseiller la modération, en affectant lui-même l'humilité la plus basse. Au fond, il sent combien elle lui est ou nécessaire ou redoutable, et trois sortes de motifs lui dictent cette conduite. D'abord il avait vécu longtemps hors de Rome, pendant huit ans d'exil et huit ans de campagnes presque consécutives ; il ignorait les fils secrets et innombrables que Livie tenait dans sa main ; il ne connaissait pas les hommes comme elle les connaissait, par une pratique de cinquante années ; il n'avait pas pénétré tout le machiavélisme et tous les détours du gouvernement d'Auguste comme Livie, qui en avait été l'âme : il avait donc besoin d'elle. En second lieu, ils avaient quelques crimes indispensables à commettre ensemble. Il n'est pas de solidarité politique plus étroite qu'une complicité de ce genre ! On avait bien fait tuer, le premier jour du règne, Agrippa Postumus, mais il fallait faire tuer Julie, exécrée par Livie encore plus que par Tibère ; il fallait faire tuer Sempronius Gracchus, l'amant en titre de Julie, celui qui avait outragé Tibère dans des lettres qui, depuis quatorze ans, n'étaient point oubliées ; il fallait faire périr Drusus Libo, descendant de Pompée, qui avait conspiré pendant que Tibère n'était point encore affermi ; il fallait se défaire d'un faux Agrippa qui était à la tête d'une bande et pouvait soulever les campagnes ; il fallait aussi s'unir contre le doux et populaire Germanicus, figure à part, que nous étudierons à son tour, et qui, au bout de cinq ans, devait succomber, en déclarant lui-même qu'il mourait empoisonné par Pison, créature de Tibère, et par Plancine, amie de Livie. Il fallait encore que Pison fia trouvé mort dans sa maison ; que Calpurnius Piso, âme ferme et dangereuse à force d'indépendance, que Silanus, impliqué dans un procès injuste, eussent satisfait la vengeance de Tibère et de Livie. Mais vous avez là le relevé des seuls crimes importants commandés par Tibère et par Livie pendant les onze premières années de leur règne. Le sang coulera à flots, les têtes illustres seront frappées journellement lorsque Séjan sera le maître de Rome et quand Tibère se sera réfugié à Caprée ; mais tant que Livie a vécu, elle a modéré son fils. Elle là retenu, elle ne lui a conseillé que les crimes utiles après les crimes nécessaires. Livie et Tibère, après avoir apuré leurs comptes de famille en faisant disparaître les parents qui les gênaient, et réglé quelques comptes particuliers en frappant des ennemis anciens ou bien choisis, s'interdirent le sang inutilement versé. Il y a une modération relative au début de ce pouvoir sans bornes. Le troisième lien qui unissait le fis à la mère, c'était
la difficulté de fonder d'une manière définitive le système politique
d'Auguste, de formuler tout ce qu'Auguste avait laissé indécis. Soyez
convaincus, messieurs, qu'il faut reconnaître la profondeur du génie de Livie
dans les actes essentiels qui sont la base du gouvernement de Tibère. Ainsi,
Livie avait rougi de voir, jusqu'à la fin de son règne, Auguste mendier les
suffrages des citoyens pour ses candidats ; cette comédie était devenue aussi
inutile qu'indigne de la majesté de l'empereur : pourquoi supplier quand on n'a
qu'à commander ? Les comices furent supprimés et le peuple cessa de
s'assembler au Champ de Mars pour faire des élections dérisoires. Il y eut
quelques murmures dans la foule, mais le sénat ne cacha point sa joie sans
bornes. Quoi ! plus de démarches, plus de
candidatures, plus de ménagements envers les électeurs, plus de jeux, plus de
spectacles, plus de dépenses ruineuses ! Tout dépend d'un signe de tête de
ceux qui gouvernent le monde ! Livie désigne et Tibère nomme à toutes les
fonctions ! Livrons-nous à nos patriotiques transports ! il ne reste plus même
un simulacre de liberté ! Ensuite, la loi de lèse-majesté fut étendue de l'ordre religieux à l'ordre politique, de la personne d'Auguste à la personne de ses successeurs et à tout ce qui touchait au souverain. Vous ne savez que trop, par l'histoire, quelle portée formidable cette loi a prise sous Tibère et combien de sang elle a fait verser à la fin de son règne. En troisième lieu, la délation fut érigée en moyen de gouvernement ; elle ouvrit toutes les carrières, inspira l'éloquence, devint le but des ambitieux, l'école de la jeunesse romaine et l'opprobre de tout un peuple. Enfin, on donna des appointements aux fonctionnaires â même aux consuls. Dans l'ancienne Rome, l'honneur de servir son pays était tel que non seulement il ne rapportait aucun profit, mais qu'il fallait l'acheter aux dépens de sa fortune. Toutes les familles illustres ou honnêtes se dévouaient ainsi au bien public : Tibère, en salariant les magistratures, depuis la plus infime jusqu'à la plus élevée, en faisant des consuls eux-mêmes des mercenaires, changea les idées des Romains. Tous devenaient des salariés du fisc, des créatures de l'empereur. La portée, de ces diverses mesures fut profonde, funeste, et modifia en très peu de temps la constitution de la société romaine. Partout je reconnais les conseils de Livie, sa merveilleuse pénétration, son expérience d'un demi-siècle. sa perfidie plus hardie et plus libre que ne l'avait été celle d'Auguste. Sous Auguste tout était resté flottant, provisoire, à l'état d'équivoque, avec ce mélange de grâce et d'abandon, de simplicité et d'hypocrisie, de fermeté implacable et de douceur enjouée qui caractérisait Auguste. Sous Tibère et sous Livie, tout se précise, tout prend sa forme. Les ombres s'évanouissent, les fictions disparaissent : l'empire est fait. On appelle Tibère un hypocrite ! Il là été bien moins qu'Auguste, car il a violemment proclamé le despotisme et là constitué pour jamais. Aussi Tibère commence-t-il à se sentir affermi sur le trône. Cinq ans se sont écoulés. Germanicus est mort et là délivré, ainsi que Livie, d'une appréhension constante ; la multitude est soumise, les armées sont calmes, les frontières sûres, et il semble à Tibère qu'il a moins besoin de Livie. C'est alors que commence ce duel sourd, entre le fils ingrat et la mère impérieuse, qui faisait la chronique scandaleuse et la consolation stérile de Rome. En vain l'empereur engageait la grande Augusta il prendre du repos, elle se montrait infatigable. En vain il prêchait, par des insinuations un peu honteuses, la douceur de la vie privée, elle faisait semblant de ne pas entendre. Il osa même la prier une fois de ne plus se mêler des affaires publiques ; on ne dit même pas qu'elle lui ait répondu, mais sa conduite répondait pour elle. Les Romains répétaient avec un malin plaisir que l'empereur ne faisait rien sans consulter sa mère, et Tibère, pour déjouer leurs sarcasmes, évitait de visiter Livie et de s'entretenir publiquement avec elle : c'était Livie qui allait le trouver. S'il refusait un privilège ; elle se l'arrogeait, un titre, elle se le faisait décerner ; il était plus vite las de se défendre qu'elle de s'imposer. Tibère n'était point populaire, il était avare, roide, pédant, il n'aimait ni les plaisirs du théâtre, ni les largesses chères à la foule : Livie se montrait affable, souriante, jetait l'or à pleines mains, donnait des jeux magnifiques, dotait les jeunes filles pauvres. Tibère affectait de recevoir les sénateurs en corps, afin de leur éviter les ennuis de l'attente ; Livie faisait mettre dans le journal de Rome (diarium), le Moniteur du temps, les noms de tous les magistrats et de tous les personnages qui venaient lui faire leur cour, opposant le long cortège de ses adulateurs à l'abandon apparent de Tibère. Lorsque Tibère sortait, il ne voulait point se laisser accompagner : Livie avait soin de sortir toujours avec des sénateurs et des chevaliers marchant à l'une et l'autre portière de sa litière. Lorsque Tibère, sous prétexte de modération, empêchait le sénat d'élever des statues à, sa mère, Livie élevait à, Auguste une statue auprès du théâtre de Marcellus, et, sur un beau piédestal, gravait une dédicace où son propre nom précédait celui de son fils. Tibère était à l'abri de la présence de Livie dans les camps et dans le sénat ; mais partout ailleurs elle était présente, toujours active, toujours inspirée ; elle allait au feu comme un soldat. Ainsi, un incendie ayant éclaté auprès du temple de Vesta, elle passa la nuit au milieu des vigiles et des citoyens, qu'elle encourageait avec une énergie toute virile, au grand mécontentement de Tibère qui n'y était point. Quand il résistait à, ses instances ou déclinait un conseil, elle lui rappelait froidement, sans colère, qu'elle seule l'avait tiré de l'obscurité, transporté de la demeure de Tiberius Néro au Palatin, promu aux honneurs en triomphant de l'aversion d'Auguste, poussé vers la puissance suprême, sauvé de l'exil de Rhodes, fait adopter par l'empereur malgré les obstacles, malgré lui-même, et qu'enfin, à Nola, c'était elle qui avait veillé et gagné l'empire. Ce qu'elle lui disait tout bas, elle avait le soin de le répéter très haut en public, pour faire reculer une âme qu'elle savait blessée devant l'ascendant de son génie. Un jour elle voulut qu'un de ses affranchis fût inscrit parmi les chevaliers ; Tibère refusait ; elle insistait. J'y consens, dit Tibère, à la condition qu'on mettra sur le registre que ce choix a été imposé par Augusta. Livie fut offensée par cette menace, qui aurait fait rejaillir sur elle l'impopularité d'un tel acte, et, comme elle avait toujours des armes en réserve, elle tira de son sein quelques tablettes de cire déjà jaunies ; c'était des lettres d'Auguste, où il critiquait le caractère de Tibère et où il le peignait par des traits vrais, caustiques, sanglants. Jamais Tibère ne fut atteint plus cruellement que par cette révélation tardive, non dans sa sensibilité ou dans sa reconnaissance — il était édifié depuis longtemps sur la sincérité de l'affection d'Auguste —, mais dans son orgueil : Livie était femme à montrer ces tablettes à toute la ville, de même qu'elle racontait partout ce qu'elle avait fait pour son fils. La réprobation posthume du divin fondateur de l'empire pouvait être exploitée contre lui et contre son pouvoir : au ridicule et à l'odieux s'ajoutait un certain danger. Ainsi Livie jouait avec ce triste et impénétrable jaloux, qui n'avait le courage ni de secouer le joug ni de s'y résigner. Les faveurs, elle les arrachait ; les injustices, elle les imposait ; elle voulait satisfaire toute une cour d'ambitieux, de parvenus, de personnages illustres ou besogneux, de gens riches mais amoureux des plaisirs, de femmes élégantes, qui voulaient aussi quelque part d'influence et qui la devaient à Livie. L'impératrice mère avait l'art de mêler à sa cour les honnêtes femmes, par exemple Marcia, fille de Cremutius Cordus, avec les intrigantes, telles que Plancine, femme de Pison, ou Urgulania, type d'orgueil et d'insolence. Plancine est-elle accusée, elle la fait absoudre. Urgulania est-elle citée comme témoin par le préteur, on se rit de la citation ; est-elle poursuivie, Livie lui conseille de se réfugier dans le palais de Tibère, et l'on envoie Tibère, à pied, en simple particulier, solliciter pour elle. Les favorites de Livie étaient une puissance avec laquelle il ne fallait pas lutter. Implacable pour son fils, déraisonnable quelquefois dans ses exigences, Livie comptait sur le poids de ses conseils, de sa popularité et de son titre inviolable de femme, fille et grande-prêtresse d'Auguste. Ce que la force n'enlevait pas, la ruse l'obtenait : Caligula enfant terrible, appelait son aïeule Ulysse en jupons ; mais il faut ajouter une sérénité qu'Homère n'a point toujours donnée à son héros. On veut trop souvent appliquer la mesure de l'humanité à des personnages fameux, qui se mettent au-dessus de toutes les lois humaines. Ainsi les mères tendres se demanderont si Livie n'a pas eu des moments de douleur, des retours pénibles sur elle-même, quand elle lisait dans l'âme de Tibère la noirceur et l'ingratitude, masquées par la peur et l'impuissance. Cette question n'aurait obtenu de Livie qu'un sourire de dédain. Elle était avant tout un grand artiste. Or, le sculpteur qui a fait une statue ne s'en prend pas à sa statue, il n'a contre elle ni chagrin ni ressentiment si, en la remuant, il s'est écrasé le doigt. L'armurier qui a fait une épée bien tranchante ne s'indigne pas contre cette épée si elle le blesse le premier. L'alchimiste qui a fabriqué un poison subtil n'en veut pas à ce poison s'il est aussi dangereux pour son inventeur que pour les autres victimes. Tibère était pour Livie un instrument, ou, pour mieux dire, c'était son œuvre. Ce n'était plus le fils de sa chair et de son sang, car des ambitieuses de cette trempe oublient qu'elles ont une chair et un sang : c'était le fils de son intelligence. Elle avait tiré du néant, fait croître, protégé, sauvé, couronné ce triste personnage, auquel elle s'identifiait comme l'âme s'identifie au corps. Ce n'était pas Tibère, c'était son ambition matériellement palpable qui s'asseyait sur le trône auprès d'elle. c'était son pouvoir incarné dans un homme, puisqu'il fallait un homme, puisque les Romains n'auraient pas accepté une Didon ou une Sémiramis. Livie n'éprouvait donc ni douleur, ni ressentiment, ni désir de vengeance contre son œuvre : elle s'en servait et elle se tenait en garde. Quand l'instrument était rebelle, Livie, sans colère, sans se départir de sa redoutable sérénité, faisait ce que font les dompteurs de bêtes féroces lorsqu'ils veulent que le lion qui rugit ou le tigre qui va s'élancer reculent terrifiés, dociles, silencieux. Une verge de fer suffit, élégante, souple, arrondie, en apparence inoffensive ; mais ce fer est chauffé à blanc et brûlé tout ce qu'il touche. Telle Livie sait manier à propos une arme légère, charmante, mais qui fait frémir Tibère et le brûle jusqu'à la moelle : le nom d'Auguste. Parler d'Auguste, rappeler le souvenir d'Auguste, les bienfaits d'Auguste, l'aversion d'Auguste, les lettres d'Auguste, c'est imprimer au monstre qui veut se révolter la morsure du fer rougi. C'est ainsi, messieurs, que cette vieille femme atteignit l'âge de quatre-vingt-trois ans, intacte, redoutée, toujours égale à elle-même ; douce-. ment implacable, altière et calme, invulnérable et frappant à coup sûr, méprisant et servant tout à la fois un fils qui l'exècre. Ne croyez pas qu'elle mène une vie sombre, cachée, rongée par les regrets, les remords ; sa vie est éclatante et magnifique. Tantôt elle habile le Palatin dans la nouvelle maison d'Auguste d'où Tibère avait fui : il s'était fait construire, à l'angle opposé du Palatin, une grande habitation, construction dont les restes subsistent, que M. Pietro Rosa promet de fouiller et de nous faire connaître un jour. Au-dessous de la façade qui regarde l'Aventin, on voit déjà reparaître l'escalier et les logements des gardes. Tantôt Livie habite une villa somptueuse, à deux lieues de Rome, sur les bords du Tibre au delà du rocher des Nasons, tant aimé des peintres, à l'endroit où le Tibre fait une-courbe marquée et donne au paysage une animation et une harmonie qui ajoutent à sa grandeur. Les traces de la villa ont été signalées à Prima-Porta. On y a fouillé, il y a peu d'années, et l'on a découvert une salle décorée de peintures dans toute sa hauteur. Ces peintures représentent un bois qui couvre les parois et monte jusqu'au plafond ; des perdrix, des merles, des oiseaux plus petits sont perchés sur les branches ou nichés dans le feuillage ; des fleurs se mêlent à la fraîcheur de la verdure. L'exactitude pittoresque, la proportion, l'importance, la conservation de ces peintures sont telles, que plus d'un antiquaire les a attribuées à Ludius, le peintre célèbre qui avait inauguré, sous Auguste, ce genre de décoration. C'est à Prima-Porta également qu'a été découverte la statue d'Auguste, si caractéristique, qui orne le Broccio nuovo, que je vous ai décrite l'an dernier, et que Livie avait fait sculpter aussi par le plus habile artiste de son temps. Dans ces résidences, l'impératrice avait une cour véritable, des amis nombreux, des poètes, des vieux familiers d'Auguste, des solliciteurs, des créatures, des flatteurs, des frondeurs même, qui n'épargnaient pas Tibère et dont les railleries contre le farouche ingrat n'étaient réprimées qu'à demi ou approuvées d'un demi-sourire. Il y avait, entre autres, un certain Fufius, qui avait infiniment d'esprit, dont on répétait les traits mordants et satiriques, qui était la bête noire de Tibère et que sa mère l'avait cependant contraint de nommer consul. A la fin des festins surtout, on ne se faisait point faute de s'égayer à mots couverts aux dépens de celui qui, à la cour d'Auguste, était déjà un plastron. Suétone nous a conservé quelques vers qui circulaient sous Tibère, du vivant de Livie ; peut-être n'avaient-ils pas été ignorés d'elle ; ceux-ci, par exemple : Prince farouche et cruel, faut-il tout dire en peu de mots ? que je meure si ta mère elle-même peut t'aimer ! La mère est donc vivante. Les vers suivants rappelaient à la fois l'exil de Rhodes, terminé par Livie, et les tendances sanguinaires de l'empereur, contenues par elle : Quiconque passe de l'exil au trône règnera au milieu de flots de sang. On se moquait encore du goût de Tibère pour le vin. Il dédaigne le vin, parce qu'il a soif de sang ; il boit l'un aujourd'hui avec autant d'avidité qu'autrefois il buvait l'autre. Ainsi, messieurs, la guerre était déclarée : à mesure que les armées s'écoulaient, Livie n'était pas plus douce pour son fils, ni Tibère moins exaspéré en secret contre sa mère. Je renonce à vous peindre (votre imagination suffira à cette tâche) les drames intérieurs que Tibère a dû subir pendant onze ans, ses projets, ses fausses résolutions, son découragement subit, sa dissimulation. Tentera-t-il un coup d'État contre sa mère ? Elle serait plus forte que lui et plus populaire. L'exilera-t-il ? Rome entière et les prétoriens eux-mêmes s'y opposeraient. Aura-t-il recours au poison, qui a fait disparaître devant lui toute la famille d'Auguste ? Mais c'est elle qui est le grand maître dans l'art des poisons (magister veneficiorum) ; malheur à qui la provoquerait ! du reste, Tibère n'a pas dans l'âme une telle scélératesse. Il faut encore deux étapes au pouvoir absolu pour conduire les princes au parricide. Exaspéré, impatient, poussé à bout, quel parti prend Tibère ? Il réunit tout
son courage, il use de son grand moyen, il fait devant Livie ce qu'il a fait
devant Auguste : il prend la fuite. Il quitte Rome trois ans avant la mort de
sa mère. Il va d'abord errer dans L'impératrice est donc désormais seule à Rome, maîtresse du champ de bataille ; elle pourrait dresser un trophée ; le sénat, la foule lui appartiennent, et Tibère, même de loin, subira encore son ascendant. En voici une preuve : l'empereur, qui détestait Agrippine, veuve de Germanicus, avait écrit au sénat pour la dénoncer et la perdre. Cette lettre, comme toutes les lettres, passe par les mains de Livie, qui la garde, la tient secrète ; elle déteste aussi Agrippine, mais elle sent le danger d'une attaque inopportune contre le parti puissant qui la soutient, et les machinations suprêmes ne seront ourdies contre la veuve rie Germanicus qu'après la mort de Livie. Séjan, dont la fortune commence, et qui sera pendant un temps l'arbitre des volontés de Tibère, Séjan est en relations intimes avec Livie. Elle le ménage parce qu'il la flatte ; elle ignore ses intrigues parce qu'elle vieillit, ou les lui pardonne parce qu'il a campé les prétoriens dans Rome comme une armée en pays conquis, et peut-être parce qu'elle sait qu'il faudra toujours à Tibère un conseiller et un frein. Au moment de mourir, n'ayant point vu son fils depuis trois ans, Livie recommanda, dit-on, à Séjan, de faire périr les deux fils adultes d'Agrippine, qui pouvaient devenir un danger sérieux pour Tibère. C'est ainsi que s'éteignit, à quatre-vingt-six ans, cette femme funeste à la famille d'Auguste, plus funeste à la chose publique. En rendant Auguste, je ne dirai pas meilleur, mais plus contenu et plus clément, en rendant Tibère, je ne dirai pas moins méchant, mais plus timoré et plus habile, elle a consolidé leur tyrannie et consacré leur autorité. C'est elle véritablement qui, par son action occulte sur Auguste et son influence déclarée sur Tibère, a contribué à ériger en système cette confiscation lente et progressive de toutes les forces d'un peuple au profit d'un seul homme. En fondant l'empire, elle a préparé l'impunité à toutes les folies et frayé la voie à tous les monstres qui ont succédé à son mari et à son fils. Elle a été leur génie, elle a été la furie de l'État. Un monument magnifique rend palpable et en quelque sorte immortel ce rôle de Livie. Ce monument est le plus grand came qui existe au monde. Pendant longtemps, on a cru que ce camée représentait le triomphe de Joseph. On y a reconnu, depuis, le triomphe de Germanicus ; pour moi, je serais presque tenté d'y saluer le triomphe de Livie. Voici, en peu de mots, l'histoire de ce carnée. Il avait
été exécuté à Rome, probablement du temps de Caligula, qui y figure et qui
avait pour son aïeule Livie un culte particulier. Emporté à Byzance par
Constantin, il y est resté jusqu'au mie siècle. En 1244, Baudouin II,
empereur de Constantinople, le vendit à saint Louis pour gagner ses bonnes
grâces. En 1379, Charles V en fit don à Cette merveilleuse sardoine a plus de 32 centimètres de hauteur ; elle est d'un seul morceau, elle compte cinq couches de couleur graduée. La composition est divisée en trois zones. La zone supérieure représente Jules César avec une couronne de laurier et un voile autour de la tête, disposé comme le voile de Saturne, père des dieux. Au-dessous de César, un génie ailé conduit le cheval Pégase. qui enlève au ciel le divin Auguste : l'aigle n'est plus le symbole de l'apothéose, c'est Pégase, chargé jadis par le poète Callimaque de porter aussi parmi les astres la chevelure de Bérénice. Du côté apposé, un guerrier avec son casque et son bouclier escalade l'Olympe : c'est Drusus, le frère de Tibère, mort en soldat sur les bords du Rhin. Tel est le ciel. La seconde zone représente la terre. Sur un trône large, avec un seul escabeau, est assise une femme d'une grande beauté, dans un ajustement majestueux, tenant des épis et une tête de pavot, attributs de Cérès. C'est Livie, assimilée à la déesse et attirant tous les regards. En effet, des médailles romaines nous la montrent ainsi en Cérès. A côté de Livie, sur le même trône mais au second plan, est Tibère nu, à la façon de Jupiter. tenant de la main gauche un sceptre. de la main droite le bâton des augures recourbé en forme de crosse. Les traits de Tibère reproduisent avec une incroyable fidélité ceux de sa mère : c'est le même profil, le même nez, la même expression ; les proportions sont semblables ; tout est copié ; il semble que l'artiste ait reçu l'ordre de répéter deux fois la même figure ; l'une n'est que le calque de l'autre ; Tibère n'est que l'ombre de Livie. Derrière le trône, Drusus, fils de Tibère, tient un trophée sur son épaule et lève un bras vers le ciel, comme pour marquer la place qu'une mort prématurée lui destine. Auprès de lui une femme est assise, une Muse, selon les uns, Livilla, femme de Drusus, selon les autres. En face de Livie et de Tibère, au contraire, un autre guerrier, qui est Germanicus, s'approche du trône. Une femme, derrière lui, met la main affectueusement et comme familièrement sur son casque : c'est la célèbre Agrippine. Livie a une couronne de laurier, Agrippine une couronne de laurier, Tibère une couronne de laurier, parce que tous les trois sont prêtres d'Auguste et que cette couronne est le symbole du sacerdoce. Derrière Germanicus, un enfant qui ressemble à un tout petit homme montre des traits déjà durs et accusés ; comme il porte de grandes bottes militaires, on devine Caligula, successeur de Tibère, qui s'est fait représenter à l'âge qu'il avait au moment du triomphe de son père Germanicus. Enfin, dans la zone inférieure, des captifs, des barbares, des femmes qui pleurent, image simplifiée des peuples vaincus par Germanicus. Ce camée, messieurs, est d'un style moins beau que le camée de Vienne, ce qui confirme l'idée qu'il date du règne de Caligula plutôt que du règne de Tibère. Je vous disais tout à l'heure qu'on pourrait, par un effort facile d'imagination, appeler ce monument le Triomphe de Livie : elle triomphe en effet avec toute sa race ; elle règne, elle est entourée de ses fils, petit-fils, arrière-petit-fils, tandis que la famille d'Auguste a disparu. Auguste reste seul dans le ciel avec César ; mais Octavie, Marcellus, Julie, Agrippa, tous leurs enfants, sont relégués dans l'obscurité du Tartare c'est-à-dire dans l'éternel oubli. Ô vanité de l'orgueil ! Ô mensonge des dynasties pompeusement fondées ! César et Auguste ont beau parcourir des yeux la terre, ils n'y voient plus trace de leur sang : c'est le sang de Claudius Néro et de Livie qui s'est substitué par la violence et l'adoption. Mais que de crimes, que d'attentats qui font rougir l'humanité ! Quel déchaînement d'ambitions qui n'auraient pu se développer chez un peuple libre ! Livie triomphe, disions-nous. Oui, mais le châtiment est assis derrière elle, car le meurtre engendre le meurtre, et sa race à son tour se déchire de ses propres mains. J'accepte ce tableau superbe, gravé sous les yeux d'un empereur et qui représente, sur une matière inaltérable, toute une famille dans sa gloire scélérate. Que sont-ils devenus à leur tour, ceux qui y figurent avec les attributs de la toute-puissance ou de la divinité ? Ce ciel qu'ils se réservent, qui les y expédie avant l'heure ? Cette mort qui se convertit en apothéose ridicule, qui la précipite ? les mains les plus proches, les plus chères, animées par les passions les plus exécrables. Laissons Jules César, dont les dix-sept blessures sont cicatrisées par l'ambroisie, tandis que les plaies qu'il a faites à sa patrie sont toujours saignantes ; laissons Auguste, à qui le Pégase d'Horace et de Virgile fait oublier les figues empoisonnées de la fidèle Livie ; restons sur la terre. Je vois Drusus, le fils de Tibère : quel est son sort ? empoisonné par sa femme Livilla et par Séjan, qui a soumis l'âme de Livilla par l'adultère. Je vois Germanicus, adopté par Tibère, destiné aussi à l'empire : quel est son sort ? empoisonné à la grande joie de Tibère, son oncle, et de Livie, son aïeule. Je vois Agrippine, cette matrone des anciens temps, belle, chaste, féconde, orgueilleuse : quel est son sort ? proscrite par Tibère, crevé par le centurion qui la conduit et la frappe, morte de misère dans son île déserte. Que devient Livilla, veuve de Drusus ? enfermée dans une chambre du Palatin par sa grand'mère et obtenant comme grâce de mourir de faim. Tibère lui-même, le chef-d'œuvre de Livie, quelle est sa mort ? étouffé sous un monceau de couvertures par l'impatience de son neveu Caligula. Enfin Caligula, à son tour, comment finira-t-il ? Ah ! messieurs, jetez sur ce même camée un regard prophétique et vous distinguerez peut-être, au milieu des captifs qu'il enchaîne, le tribun militaire Chæréa, tenant l'épée qui doit égorger Caligula. Ainsi, messieurs, tous ces illustres misérables, qui ont régné par la violence, le crime ou le poison, sont morts tous par le poison, le fer et la violence, victimes d'eux-mêmes, de leur ambition et de leurs passions déréglées. Une seule personne, une seule ! est morte de vieillesse dans son lit, à quatre-vingt-six ans, toute-puissante, avec toute son intelligence et je ne sais quelle sérénité implacable qui atteste qu'elle n'a eu rien d'humain, qu'elle n'a partagé ni les sentiments du vulgaire ni les faiblesses des honnêtes gens, qu'elle n'a connu ni les lois ni les remords, qu'elle n'a été ni femme ni mère. Elle a été de marbre, et dans ce marbre a été taillée la statue de l'ambition ! Oui, elle est le génie de l'ambition, le génie fatal de Rome, le génie exécrable de l'empire, qu'elle a contribué autant qu'Auguste et plus que Tibère à fonder ; oui, elle est le type de l'insolence tranquille et triomphante, sans croyance, sans amour, sans devoir, sans doctrine, sans excuse, n'ayant ni le respect de la patrie ni le sentiment du bien public, immense égoïsme qui a fait du peuple tout entier la proie de son mari et ensuite de son fils, à, la condition que ce fils et ce mari fussent sa propre proie à elle-même. C'est elle surtout qui a constitué l'empire dans sa forme définitive et dans sa légalité détestable sous le règne de Tibère, parce qu'elle là fondé sur l'avilissement et la peur. Mais quel a été le premier avili ? Tibère. Quel a été le plus honteusement peureux ? Tibère, son propre fils, qu'elle a contenu, assoupli, réfréné, raillé, chassé de Rome, dompté jusqu'au bout. N'admirez-vous pas comment le pouvoir le plus absolu rencontre des limites imprévues ? Heureux les pays oui ces limites sont posées par une constitution librement consentie et honnêtement appliquée ! Tibère n'a connu d'autre barrière que la volonté de sa mère ; on peut dire que Livie était son régime constitutionnel. Elle là modéré à son gré, réglé à son heure, excité à propos, sans scrupules, sans patriotisme, sans morale, mais avec cette merveilleuse lucidité qui, dans la politique, est une arme terrible. On dit qu'il y a des poisons tellement âcres que le cristal le plus pur peut seul les contenir. Je crois qu'il y a de même des épreuves tellement amères et des humiliations qui agissent si violemment sur les hommes, qu'il n'y a que les âmes héroïques qui puissent les supporter. Tibère a connu, sous le joug d'Auguste et de Livie, les affronts répétés, les blessures les plus sensibles, tout ce qui peut altérer une nature portée à la fois vers l'orgueil et vers la bassesse et la réduit aux ressentiments cachés, aux souvenirs pleins de fiel, à la dissimulation honteuse mais exaspérée : et ce n'est qu'à l'âge de soixante-dix ans que ce mineur est émancipé ! Ce n'est qu'à l'âge de la décrépitude que cet esclave pourra se relever et devenir maître ! Alors malheur aux Romains ! car ce vieillard a connu toute les extrémités pendant le drame intérieur qui a composé sa vie ; il a passé de l'arrogance à la servilité, des appétits excités à l'impuissance, de la faiblesse à la rage, de l'hypocrisie à la frénésie. Tout éclatera un jour, quand cet esclave lamentable se sentira affranchi. Il n'y a de modération pour un souverain que dans le respect des lois, de la dignité humaine et de sa propre conscience. Livie a été une digue pour Tibère, mais une digue purement physique ; elle n'a pas apaisé les flots, elle leur a fait obstacle ; elle les a fortifiés, refoulés, accumulés, de sorte qu'ils grondent, prêts à s'élancer plus impétueux et plus terribles. |