TIBÈRE ET L'HÉRITAGE D'AUGUSTE

 

IV. — L'ADOPTION.

 

 

L'adoption de Tibère et la vieillesse d'Auguste comprennent un espace de dix années, époque curieuse, instructive, pleine de moralités, c'est-à-dire de leçons pour ceux qui subordonnent les faits à la morale. C'est une longue comédie jouée par trois acteurs de premier ordre : Livie, artiste consommée, supérieure à tes les rôles, qui s'élève saris effort jusqu'au drame et jusqu'à la trahison ; Tibère, abaissé par son séjour à Rhodes, prêt à tout, résigné, indifférent, assoupli comme l'esclave du foyer ; Auguste enfin, le maître satisfait et trompé, enjoué et exigeant, dissimulé et sans souci du lendemain, mélange de sarcasmes, d'aveuglement volontaire et d'égoïsme.

Certains esprits chagrins prétendent que les souverains se donnent parfois la comédie aux dépens des peuples. Avouez qu'il est bien juste, quand l'occasion s'en présente, que les peuples usent de représailles et se donnent la comédie aux dépens des maîtres du monde, surtout quand ils s'appellent Auguste, Tibère et Livie. Les anciens se vantaient de pénétrer les secrets des dieux : nous essayerons de pénétrer les secrets de l'empire.

La première en scène est la charmante et froide Livie, impénétrable comme la Destinée, les lèvres closes, l'âme pleine d'audace. Qu'a-t-elle fait, quelle trame a-t-elle ourdie pendant l'exil du fils ingrat qu'elle avait conduit au seuil du pouvoir suprême et qui a déjoué tous ses plans par la fuite ? Sa colère, soigneusement contenue, n'a pas été sans porter des fruits. Elle s'est vengée de Julie, dénoncée, démasquée, déportée, sans craindre de rompre le dernier lien qui unissait Tibère à Auguste. Elle a puni Tibère lui-même en l'abandonnant à son sort misérable et en restant sourde à ses cris. Ce fils, tant exalté et si peu aimé, n'avait de prix que comme instrument ; il n'était que l'incarnation virile de l'ambition d'une femme : l'ambition morte, il était mort pour Livie. Cependant les années se sont écoulées, apportant chacune avec elle, sinon le repentir, du moins les réflexions. Auguste se fait vieux ; il a soixante-trois ans, bientôt soixante-quatre, et sa santé, toujours délicate, est véritablement usée. Si son médecin avait rédigé le journal de ses maux, comme l'a fait le médecin de Louis XIV, il est certain que les infirmités du grand empereur formeraient une liste aussi longue et aussi peu édifiante que les infirmités du grand roi.

Ce que l'histoire a recueilli sur la santé d'Auguste suffit pour expliquer les inquiétudes croissantes de Livie. Il 'commençait. dormir en litière et même dans la rue, symptôme d'apoplexie. L'œil gauche s'était affaibli d'une façon telle qu'on pouvait craindre que le surveillant du monde ne devînt aveugle. Des dartres acres lui causaient des démangeaisons si vives qu'il se faisait sans cesse frotter avec un strigile, lame de cuivre creuse et recourbée, munie d'une poignée, qui servait aux athlètes et aux baigneurs. Il avait la goutte aux mains, et, pour écrire, il était obligé de se fabriquer un doigtier avec de la corne ; il avait la gravelle, des calculs, autre forme de la goutte. Il boitait de la hanche gauche, ce qui n'était que disgracieux ; mais il avait des obstructions au foie, ce qui était plus grave. Enfin des infirmités diverses, périodiques, réglées, telles que fluxions, gonflement du diaphragme, alarmaient sans cesse ceux qui l'entouraient. Les soucis auxquels un souverain aussi absolu qu'Auguste est nécessairement en proie, le goût des femmes, assez effréné pour ressembler à de la débauche, avaient achevé d'user, au service de l'intelligence et des sens, des forces qui avaient toujours été médiocres. Ce double excès, qui n'est pas rare chez ceux qui peuvent tout se permettre, se paye de deux façons : tantôt aux dépens du cerveau affaibli. tantôt aux dépens du corps. L'heureux Auguste gardait sa lucidité d'esprit et n'était puni que par ses défaillances physiques.

Aussi que de soins avait pour lui la prudente Livie ! De quelles précautions maternelles ne l'entourait-elle pas ! Elle le faisait frotter d'huile devant le feu ; elle le faisait laver à l'eau tiède sous un portique exposé au soleil ; elle lui faisait apporter de l'eau de mer, et, comme il était trop nerveux pour supporter un bain entier, il y trempait alternativement ses pieds et ses mains qu'il ne cessait d'agiter.

La nature n'en suivait pas moins son cours, et l'affaiblissement fut tel qu'Auguste dut renoncer à assister aux séances du sénat. Le sénat se réunissait cependant dans le temple d'Apollon Palatin, à quelques pas de la maison d'Auguste. Il n'avait qu'à descendre les marches du péristyle, à traverser une plate-forme très étroite, et il se trouvait dans l'assemblée. Le jour vint où il ne put même accomplir cet effort. Les pères conscrits avaient une condescendance infinie pour Auguste ; ils choisirent dans leur sein vingt délégués, qui se réunissaient dans la chambre à coucher de l'empereur, autour de son lit, avec ses petits-fils et les consuls. Toutes les décisions de ce conseil avaient force de loi et régissaient l'empire.

C'est ainsi que, dans les dernières années de sa vie, Auguste gouvernait le monde sans sortir de sou lit. Quelle admirable chose ! quelle perfection de rouages ! quelle machine savante que cette administration romaine ! comme tout est bien engrené, bien agencé ! comme l'huile rend souples toutes les articulations de ce mécanisme savant ! Quoi ! un vieillard impotent voit aboutir à son chevet les destinées de tous les hommes qui couvrent le monde civilisé ! Qu'il fasse un geste, dise un mot, tout se meut de proche en proche, et jusqu'aux plus extrêmes frontières les Romains sont administrés, commandés, contenus, asservis ! Quelle docilité, d'autre part ! quelle lassitude ! quelle déchéance ! Je songe ces bateaux à vapeur naviguant sur une mer immense, tandis qu'un capitaine indolent les dirige, sans sortir de son hamac, à l'aide d'un conduit acoustique qui transmet ses ordres et donne l'impulsion. La machine fonctionne sans cesse, nuit et jour ; le navire vogue, rien ne l'arrête, ni le vent ni la violence des flots ; rien ne l'arrête, mais il y a l'écueil que ne voit point le capitaine étendu dans sa cabine, l'écueil caché, l'écueil imprévu, l'écueil fatal sur lequel on peut se briser.

Ce danger dont Auguste n'a pas conscience, Livie le prévoit, elle le craint pour elle-même, elle y veille. Elle avait alors soixante et un ans, mais toute sa santé, toutes ses forces, toute son énergie, qu'une vie chaste et renfermée dans la maison du Palatin avait conservée, toute son ambition qui n'était pas encore assouvie : elle devait donc survivre à Auguste. Lui mort, que devenait-elle ? que devenait l'empire ? Passera-t-il dans les mains des deux Césars, fils d'Agrippa et de Julie ? Ce sont des enfants, adonnés au plaisir, livrés aux flatteurs, énervés avant l'âge. S'ils sont incapables, l'empire est compromis, l'empire, ce chef-d'œuvre inachevé, qui n'a pas encore eu de lendemain et n'a pas reçu sa consécration définitive. S'ils sont capables, c'est Livie qui est compromise, perdue : car les fils de Julie rappellent leur mère, Julie règne, et sa rivale prend sa place dans l'exil. Quelle alternative ! Et le danger approche, il est imminent ! Oh ! ce Tibère ! le lâche ! S'il ne s'était pas dérobé à mes plans, il serait auprès de moi, tout près du trône ! Que fait-il à Rhodes ? Qu'est-il devenu, parmi ces Grecs dont il porte le costume ? Quel est. l'état de son âme ? Que vaut-il encore ? qu'en peut-on tirer ? Voyons ses lettres, — Voyons-le lui-même. Qu'il revienne ! Il le faut. — Enfin, il est revenu ! Le voici !

Si un observateur capable de pénétrer les âmes avait assisté à cette première entrevue de la mère et du fils, après huit ans de séparation, il aurait, certes fait l'étude la plus dramatique, à travers les réticences, la dissimulation, les mensonges de ces deux êtres si semblables et si éloignés l'un de l'autre. Entre eux, il n'y avait jamais eu de tendresse ni d'expansion. Livie, qui était complaisante pour Auguste, affable pour tout le monde, doucereuse pour ceux qu'il fallait ménager, était sévère pour elle-même et n'était pas moins sévère pour son fils. Tibère, de son côté, toujours taciturne, revenait de l'exil plus taciturne encore, irrité contre sa mère, qui lui avait toujours inspiré une aversion dont les historiens nous ont transmis le souvenir et contre laquelle il nourrissait la défiance la plus légitime. Les mères ambitieuses, messieurs, ne se demandent pas assez souvent comment leurs fils jugent leur égoïsme. Ils savent bien vite qu'en les caressant, leurs mères caressent leurs propres projets, qu'en les embrassant, c'est leur ambition en chair et en os qu'elles embrassent, qu'en les étreignant avec passion, ce sont leurs rêves leurs chimères, leur triomphe qu'elles croient étreindre.

Tibère a trop connu le malheur pour conserver quelque illusion sur sa mère ; mais pour une âme sereine comme celle de Livie, les sentiments et la reconnaissance de Tibère ne comptent pas. Elle a de tout autres préoccupations. Elle voit entrer Tibère, et, d'un coup d'œil, cette femme, accoutumée à tout pénétrer, les secrets de l'État comme ceux des consciences, devine la vérité. Elle reconnaît, sons une physionomie rassurante et sous l'aspect, de la santé, une pâleur secrète, quelque chose d'énervé qui trahit l'affaissement intérieur ; l'intelligence est intacte, mais l'âme brisée ; la machine est parfaite, plus souple que par le passé, mais le ressort est détruit. C'est ce que demande Livie : Le corps est bon, j'en serai l'âme ; l'intelligence subsiste, je la mettrai en jeu ; la machine est excellente, j'en serai le moteur. Et je suppose, messieurs, qu'en prenant congé de son fils, après une conversation que jamais personne ne saura, elle eut un imperceptible sourire, lueur intérieure qui éclairait les profondeurs les plus cachées, lueur prophétique qui lui montrait le but et le chemin, fût-ce à travers le crime ! Les anciens nous parlent d'une habile ouvrière que la mythologie a consacrée et qui s'appelle Arachné. Transformée en insecte, Arachné tisse ses toiles et tend assidûment ses filets. En vain le vent les déchire, en vain l'oiseau les emporte du bout de son aile : le matin avec l'aurore la toile est refaite, plus solide, mieux nouée, mieux suspendue. Qu'importe si les perles de la rosée s'y condensent et si les rayons du soleil levant s'y jouent avec des reflets de pourpre et d'émeraude ? Qu'importe si la magicienne qui passe attache à ces couleurs diaprées une idée de sang et de poison ? Le crime n'existe plus pour certaines âmes ; il s'appelle une nécessité. Quand on médite la conquête du monde, quelques têtes qu'il faut supprimer n'excitent pas plus d'émotion et de remords que les moucherons qui s'agitent expirants sur la toile d'Arachné. Ainsi s'explique la persistance inaltérable et la sérénité scélérate de Livie.

La question intéressante pour ceux qui étudient Tibère est celle-ci : Tibère a-t-il été le complice de sa mère ? A-t-il conspiré avec elle contre les rejetons d'Auguste ?

Je suis convaincu que Tibère n'a pas été un complice, et cela pour trois raisons. D'abord c'était inutile : une femme comme Livie se suffit à elle-noème, elle a ses créatures dans tout l'empire et dans tous les palais ; elle dit un mot, exprime un désir, et ce qu'elle juge opportun est fait. Ensuite c'était incertain : car Tibère, exilé, toléré par pitié dans Rome, sans amis, sans puissance, caché dans un quartier perdu, ne pouvait être d'aucun secours. Enfin c'était dangereux : car Livie avait lu dans l'âme de son fils à quel degré de bassesse l'infortune l'avait réduit. Qui sait si, clans un excès de terreur, le malheureux n'aurait pas trahi involontairement sa mère ? Qui sait si, pour se sauver, il ne se tilt pas fait délateur ?

Non, Tibère n'a pas été initié aux crimes de Livie. Elle lui est trop supérieure pour le compromettre ; elle est trop prudente pour se laisser compromettre par lui. Elle fait tout pour lui et pour elle, à son insu. Le rôle du fils qui est poussé par de tels moyens est tout tracé : il attend, se tait, juge et profite.

En effet, messieurs, comparez les dates. C'est l'an 755 de Rome, c'est-à-dire l'an 2 de l'ère chrétienne, que Tibère revient à Rome. La même année, au mois d'août, Lucius César meurt à Marseille d'un mal sans gravité, inconnu, mais qui l'emporte. L'année suivante, l'an 3 de l'ère chrétienne, Caïus César, son frère aîné, qui a vingt et un ans, est blessé en Asie par une flèche. La blessure est légère, les soldats en reçoivent tous les jours de pareilles, la flèche n'est point empoisonnée ; mais Caïus languit, un mal inconnu l'envahit, et il meurt avant le printemps de l'année suivante, le 21 février de l'an 4 de notre ère.

Cette coïncidence entre le retour de Tibère et la mort de deux princes dans la fleur de la jeunesse, les Romains l'avaient expliquée ; ils avaient désigné les empoisonneurs, non par un cri (on ne criait point sous Auguste), mais par un murmure universel. Ces soupçons sont enregistrés par les historiens les plus graves par Tacite, dans ses Annales (livre I, 3), par Dion Cassius (liv. IX, 11) et par un naturaliste dont le témoignage a d'autant plus de poids qu'il songe moins à la politique, par Pline (Hist. nat., VII, 116).

Il me semble. messieurs, que notre comédie tourne au drame et que nous nous laissons entraîner malgré nous à des réflexions sérieuses : nous avons tort, car tout se passe en famille. Pourquoi ressentirions-nous plus d'indignation que n'en a ressenti le divin Auguste ? Le divin Auguste était âgé, affaibli plus qu'âgé, mais il avait une complexion morale tellement heureuse que tout glissait sur lui. Était-ce simplement ce sentiment d'indifférence que procure la succession des événements accumulés par une longue vie ? Était-ce l'égoïsme bien naturel d'un homme pour qui les autres hommes ne sont rien ? Ne serait-ce pas plutôt l'influence toujours croissante de Livie ? Livie lui présente les choses sous un jour si doux, si vraisemblable, si charmant, qu'il se trouve consolé avant même d'avoir éprouvé la douleur. Ces jeunes princes auraient compromis l'empire. ils n'avaient point de vigueur, point de qualités morales, ils auraient été de frivoles débauchés, livrés au premier aventurier ou au dernier favori. Cette grande œuvre qu'Auguste et Livie avaient conçue en commun, ce monument qu'ils se flattent de rendre plus durable que l'airain, il aurait péri peut-être entre des mains indignes. Avant le bien de la famille, le bien public ; avant la douleur privée, la raison d'État ! Et comme la famille d'Auguste compte encore des rejetons, le bien public continue à l'emporter et la raison d'État à triompher.

Vous vous rappelez comment le troisième fils d'Agrippa et de Julie, Agrippa Postumus, fut aussitôt déporté, comment la seconde Julie fut, à son tour, déportée. La seule Agrippine, dernière petite-fille d'Auguste, fut épargnée, parce qu'elle avait épousé Germanicus, petit-fils de Livie ; elle était passée dans le camp de ses ennemis.

Lest ainsi, messieurs, que ces deux plans, qui s'étaient développés l'un à côté de l'autre, et plus tard l'un contre l'autre, le plan d'Auguste et celui de Livie, arrivèrent à leur solution. Auguste voulait fonder la grandeur éternelle de sa race ; Livie, étrangère et marâtre, fit disparaître, la destinée aidant et le crime suppléant la destinée, Livie fit disparaître toute la race d'Auguste. Lui-même achève de supprimer civilement ceux qui n'avaient pas péri et n'avaient pas été ensevelis par ses propres mains dans son magnifique mausolée, de sorte que Tiberius Néro, ce faible défenseur du parti d'Antoine, quand il avait cédé sa femme grosse à Auguste, avait fait passer au foyer impérial une furie qui devait le dévaster, non pas une furie avec des serpents hérissés sur la tête et un visage grimaçant, mais une belle furie, comme l'art antique des époques raffinées, comme les graveurs de camées, pal exemple, savaient représenter Méduse, vierge égale à Vénus, avec des traits purs, une bouche souriante, des cheveux ondulés comme les flots de la mer, des ailes délicatement ajustées au-dessus de l'oreille, des yeux d'une limpidité implacable et un charme auquel personne ne pouvait se dérober.

Il faut donc revenir au ton de la comédie : reprenons le genre familier, en faisant un peu d'histoire naturelle. Ce n'est pas toujours de bon goût, mais il y a de grandes autorités, la Bible, d'abord, qui nous montre Nabuchodonosor changé en bête et broutant de l'herbe, ensuite les fabulistes, qui, lorsqu'ils veulent faire parler les rois et les grands de la terre, trouvent commode de leur substituer des animaux : Tibère lui-même était grand amateur de fables et ne jurait que par Ésope. Or, l'histoire naturelle nous apprend que la femelle d'un certain oiseau va, chaque printemps, pondre un œuf, pas plus d'un, dans le nid d'un oiseau d'une plus petite espèce. Ce récit a fait l'étonnement et le bonheur de notre jeunesse : c'est une de nos premières révélations scientifiques. Mais on ne pense jamais au père de cette couvée ainsi augmentée, lorsque après quelques semaines il s'est épuisé pour nourrir l'étranger qu'il a fait éclore. L'intrus grossit vite, au milieu de ses frères beaucoup plus chétifs, et, comme le nid est étroit, il pousse à droite, un petit tombe ; il pousse à gauche, un autre petit tombe encore, si bien que la couvée est morte de froid et de faim au pied de l'arbre, tandis que le fils unique prospère, remplit tout, absorbe tout. Mais quand les plumes lui sont poussées, quelle est l'impression du père adoptif qui n'a plus en face de lui que cet énorme monstre qui n'a rien de sa race, qu'il n'a point choisi, qu'il a subi, qui a éliminé tous les siens, et qui bientôt lui fait horreur ! Tels durent être les sentiments d'Auguste quand il se trouva en présence de ce fils de Tiberius Néro qui ne lui était rien, qui lui avait inspiré l'aversion la plus déclarée dès son enfance, qui lui répugnait par son esprit autant que par son aspect peu gracieux, qu'il avait relégué aux frontières ou clans une île lointaine pendant presque toute sa vie, mais qui restait seul auprès de lui, qui remplaçait toute sa famille, qu'il était forcé d'adopter, de ménager, de caresser par nécessité, au milieu de la disette d'hommes d'État, de généraux, d'administrateurs, c'est-à-dire du vide inévitable que le pouvoir absolu crée autour de lui.

C'est là, messieurs, que la comédie véritable commence, car il ne faut pas que nous prenions Auguste pour ce vieillard facile du théâtre moderne, que l'on trompe et qui ne s'en aperçoit pas. Tibère payera cher, et il y est préparé, l'amitié d'Auguste. Je ne vous parle pas des courtisans ! Ces pauvres courtisans ! Vous vous figurez leur état, lorsque Tibère, le pestiféré, l'exilé de Rhodes, dont tout le monde aurait voulu jadis jeter la tête sur la table du joyeux Caïus, lorsque tout à coup Tibère est nommé César, revêtu de la puissance tribunitienne, adopté par l'empereur, appelé au gouvernement des provinces, préposé au commandement des armées. Je vous laisse le soin de tracer le tableau de cette évolution générale, qu'un chœur d'Aristophane n'aurait jamais exécutée avec autant de prestesse ; votre expérience trouvera partout des éléments et des modèles. Je vous demande seulement un peu d'indulgence pour les infortunés habitants de mimes, nos ancêtres, qui avaient jeté bas si imprudemment les statues de Tibère, et qui auraient voulu, les relever avec leurs ongles pour plus de célérité. Hélas ! Tibère était remonté au pinacle avant que les fussent replacées sur leurs piédestaux !

Quelle est l'altitude de Tibère, dans cette grandeur imprévue ? De quel visage accepte-t-il la fortune corrigée et prospère ? Est-il joyeux ? Se déride-t-il ? Est-il entraîné par une affection filiale et subite vers ce vieillard qui l'adopte et devient, selon la loi, son père ? Tout enfant, on l'appelait le petit vieux ; va-t-il, maintenant qu'il est au terme de sa maturité, jouer l'enfant soumis et respectueux ? Oui certes, mais avec lui stoïcisme sans plaisir et une défiance mêlée de terreur. L'expérience passée est toujours devant ses yeux comme une menace. Il quitte l'Esquilin pour rentrer dans le sénat et dans la maison du Palatin, avec l'indifférence qu'il avait montrée quand il était parti pour Rhodes et quand il en était revenu. A-t-il plus d'orgueil ? nul ne le voit. Cache-t-il des rancunes ? on s'en apercevra plus tard. Témoigne-t-il aux hommes le mépris qu'ils méritent ? Il se tait, n'exprime rien, agit. Qui peut dire même qu'il a désiré ce pouvoir qui lui revient à l'improviste par le crime de sa mère, car il sait que c'est la servitude d'Auguste,. la plus étroite et la plus inflexible de toutes les servitudes ? Ses sentiments sont devenus impénétrables, car la dissimulation est son refuge et l'hypocrisie son salut. il ne laisse voir qu'une grande énergie extérieure et la résolution de professer envers Auguste l'obéissance passive. L'obéissance passive, messieurs, est désormais l'explication de ses actes ; il se montre aussi docile, aussi discipliné, aussi candidement soumis qu'un enfant de quinze ans ; il ne veut user d'aucun droit, faire aucune donation, n'émanciper aucun esclave sans la permission d'Auguste. Si un ami du lendemain le couche sur son testament, il n'accepte le legs qu'à titre de pécule — c'était le nom que l'on donnait aux économies d'un esclave — ; ainsi le descendant de l'orgueilleuse famille Claudia se range dans la dépendance légale et subit l'adoption avec humilité. Il montre à Auguste, en toutes circonstances, non une tendresse que sa physionomie roide et peu mobile ne pouvait réussir à feindre, mais une abdication filiale et un anéantissement servile.

En même temps, il est le plus actif, le plus  utile, le plus zélé des serviteurs. Il est infatigable et son corps est de fer. Il prend pour modèle Agrippa, ce type du fonctionnaire impérial ; s'il n'a pas les grandes qualités d'Agrippa, il résiste plus longtemps que lui au service d'Auguste. Il vole de Rome aux frontières et des frontières à Rome ; il ne discute pas, il ne parle pas, il a rapporté d'Orient la formule à jamais consacrée autour des potentats asiatiques : Entendre, c'est obéir. L'activité est pour lui la seule compensation de son abaissement volontaire : elle remplit sa vie, elle devient un besoin, elle le dérobe, par l'éloignement e les voyages, au contact le plus dur et le plus immédiat du joug.

il est inutile de raconter ses campagnes contre les Germains, son expédition jusqu'à, l'Elbe, la guerre contre les Marcomans, la soumission des Pannoniens et des Dalmates ; selon son propre témoignage, recueilli par Tacite, il avait fait neuf fois le voyage de Rome au Rhin. Après la défaite de Varus, il y retourna pou, relever le moral de l'armée, contenir les vainqueurs, rétablir la discipline parmi les vaincus. C'est alors que, pour la première fois, par une humilité nouvelle ou par défiance, il forma un conseil de guerre sans lequel il ne prenait et n'exécutait aucune résolution. Tant de modestie charmait Auguste en le rassurant. Aussi, à son retour, Tibère put-il célébrer le triomphe qui lui avait été accordé par l'empereur, et que le désastre de Varus avait forcé d'ajourner.

Monte sur un char magnifique, à la tête de ses soldats, il arriva à la porte triomphale, où l'attendait son père, assis avec le sénat tout entier. Tibère, qui avait alors cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans, descendit de son char devant Auguste et embrassa ses genoux, comme on embrassait ceux d'une divinité. L'empereur fut touché jusqu'au fond de l'âme d'une marque aussi publique d'abaissement, et Livie, qui l'avait conseillée sans doute, en fit immortaliser le souvenir par un monument qui est arrivé jusqu'à nous. C'est un camée, qui, par sa grandeur matérielle, est le second parmi les camées connus. Le sujet est le triomphe de Tibère.

Comment ce précieux objet était-il passé entre les mains des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem ? On l'ignore. Les chevaliers de Saint-Jean le donnèrent à Philippe le Bel, qui en fit présent aux religieuses de la communauté de Poissy. Pendant les guerres de religion, l'abbaye de Poissy fut pillée et le camée disparut. Il se trouva plus tard offert par un marchand l'empereur Rodolphe II. qui le paya douze mille ducats d'or (350.000 francs). C'est ainsi qu'il est venu au musée de Vienne. Ce camée est plus petit que celui de la Sainte-Chapelle : il a 19 centimètres de hauteur sur 23 centimètres de largeur ; c'est une sardoine à deux couches.

L'artiste qui l'a taillé l'a divisé en deux zones : la zone supérieure, plus considérable, représente Auguste assis sur un trône, le torse nu comme Jupiter. le manteau drapé sur les genoux. Il tient de sa main droite le bâton augural, symbole du grand-pontificat, de sa main gauche le sceptre. Sous son siège est l'aigle, symbole de la toute-puissance, et, qu'on appelle le roi des oiseaux, sans doute parce qu'il les dévore tous indistinctement. Au-dessus de sa tête, dans un cercle, brille le signe du Capricorne sous lequel il était né. A l'âge de dix-huit ans, quand il faisait ses études à Apollonie avec Agrippa, il avait été frappé de l'horoscope tiré par l'astrologue Diogène, qui, dès qu'il avait dressé le thème de sa nativité. s'était jeté à ses pieds en l'adorant comme un dieu. Auprès d'Auguste, la déesse Roma (Rome personnifiée), se reconnaît à son casque : elle est assise et foule sous ses pieds des armes et des boucliers. Derrière le trône, Neptune et Cybèle couronnent Auguste, également victorieux sur terre et sur mer.

En avant du groupe ainsi composé, on voit un char dont les chevaux sont tenus par une Victoire ailée. De ce char descend un personnage dont la figure, quoique modelée sur une très petite échelle, exprime un sentiment de vénération, j'allais dire de terreur religieuse. C'est Tibère, qui contemple Auguste avec une crainte respectueuse ; c'est Tibère, qui descend de son char pour se jeter aux genoux d'Auguste. Dans la zone inférieure sont assis des captifs barbares, inclinés, les mains liées, tandis que des soldats romains érigent un trophée.

Tel est ce mémorable camée de Vienne qui rappelle une des scènes les plus douces et les plus agréables de la vieillesse d'Auguste, lorsqu'il vit Tibère, dont il avait toujours haï le caractère sombre et l'orgueil triste, s'humilier au sein du triomphe et renoncer en quelque sorte t sa gloire pour la déposer à ses pieds. Si ce n'est pas Livie qui fit graver ce monument, c'est elle assurément qui en a donné l'idée et qu'il faut supposer cachée derrière la scène.

Aux yeux des courtisans, les convenances officielles étaient. donc parfaitement remplies. On ne pouvait imaginer un père plus heureux ni un fils plus soumis. Mais les Romains savaient que ces belles démonstrations n'étaient qu'un jeu. Vous-mêmes, messieurs, croyez-vous que deux hommes, tels qu'Auguste au déclin de sa carrière et Tibère dans sa maturité se soient épris d'une passion aussi touchant l'un pour l'autre, oubliant l'aversion secrète qui avait rempli toute leur vie ? Qu'Auguste, par intérêt, par égoïsme, par l'influence de Livie, ait ménagé Tibère, qui lui était devenu nécessaire, et l'ait accepté alors qu'il ne lui restait. plus d'autre choix, ce sont les pratiques ordinaires de la politique. Que Tibère n'ait eu pour Auguste, toujours sous l'inspiration de Livie, qu'une obéissance passive et un zèle de fonctionnaire, qu'il ait été silencieux, respectueux, servile, toujours prêt, toujours en action, d'autant plus satisfait qu'il est plus loin de Rome et d'Auguste, cela se conçoit également. Mais la tendresse hypocrite de ces deux natures répulsives n'était qu'un voile dont la postérité n'est pas dupe et dont les honnêtes gens ont le droit de rire.

Du reste, messieurs, nous avons des documents, nous avons des preuves ; les faits ont leur éloquence et l'histoire est parfois indiscrète. Les archives impériales du Palatin n'ont pas entièrement disparu ; quelques débris en sont venus jusqu'à nous.

Tibère, pendant sa longue expédition, écrivait à Auguste, il lui rendait compte de ses campagnes et Auguste lui répondait. Plusieurs fragments de ces lettres d'Auguste ont été conservés. Tibère avait pris ce soin lui-même, non sans raison, car ce sont les lettres les plus affectueuses, les plus enjouées, les plus flatteuses pour Tibère, celles qui devaient confondre ceux qui osaient dire qu'il régnait malgré la volonté d'Auguste (invito Augusto), par le seul fait de Livie. Ces lettres étaient difficiles à déchiffrer. Auguste ne séparait point ses mots ; quand il arrivait à la fin d'une ligne sans que le mot au complet, au lieu d'en reporter la fin à la ligne suivante, il écrivait au-dessous et au-dessus des

premières syllabes les syllabes qui complétaient le mot. En outre, il ne mettait point l'orthographe, et il était de l'avis de ceux qui assurent qu'on doit écrire comme on prononce[1]. Il oubliait des syllabes, mettait simus pour sumus, domus pour domos, ce qui ne l'empêcha pas de destituer un personnage consulaire, comme ignorant et grossier, parce qu'il avait écrit ixi pour ipsi.

On remarque ensuite avec quelque étonnement qu'Auguste ne parle à Tibère que de choses frivoles, de ses plaisirs séniles, de sa santé, de sa tendresse. Est-ce affaiblissement ? est-ce prudence ? est-ce incurie ? Il ne dit rien des affaires, il ne donne aucun conseil, il paraît aussi indifférent à ce qui se passe sur le Rhin ou sur l'Elbe qu'il veut que Tibère soit étranger à ce qui se passe dans Borne. Il est vrai qu'Auguste aimait beaucoup la paix ; qu'il était incapable de soutenir les fatigues, par délicatesse de constitution, et de conduire les armées, par insuffisance de génie ; qu'il mettait sa gloire à fermer le temple de Janus quoique l'empire n'ait été qu'une série de guerres sans cesse renouvelées ; qu'il n'avait pas fait d'expédition depuis l'âge de trente-neuf ans, étant tombé malade la veille d'attaquer les Cantabres, mais que ses généraux étaient toujours sous les armes : en un mot il était le héros de la paix. Du moins, le bon sens de ne point envoyer de plans à ses lieutenants. de ne pas les gêner par ses ordres et contre-ordres de ne pas faire de stratégie à distance et par procuration. Il trouvait plus doux et moins compromettant de raconter ses pertes au jeu, ses prouesses au ballon, sa constance à pêcher à la ligne. ses parties de dés et même de noyaux avec de petits enfants, qui le récréaient par leur joli visage et leur gai babil[2]. Il aimait surtout les petits Syriens et les petits Maures, et les faisait rechercher à tout prix.

Voici un premier fragment de lettre :

J'ai soupé, mon Tibère, avec les mêmes personnes : Vicinius et Silvius le père s'étaient joints à mes convives. Nous avons joué hier et aujourd'hui avec une passion de vieillards. A chaque coup de dé, celui qui amenait le chien (l'as) ou le six payait un denier par dé : le coup de Vénus raflait tout.

Autre fragment : Pour nous, mon Tibère (mi Tiberi), nous avons passé agréablement les fêtes des Quinquatries. Nous avons joué des journées entières et nous avons chauffé le forum aléatorium[3]. Ton frère jetait les hauts cris, bien qu'au total il ait peu perdu et réparé graduellement ses grosses pertes du début ! Pour moi, j'ai perdu vingt mille sesterces, pour avoir été d'une générosité effrénée, car j'en aurais gagné cinquante mille, si je m'étais fait payer exactement, ou n'avais pas donné aux uns et aux autres. Mais cela vaut mieux : car ma bonté me fera porter aux nues.

Une troisième lettre contient des compliments outrés et ironiques : Adieu, mon très doux Tibère (jucundissime). Sois heureux dans tes entreprises, toi qui es mon chef autant que celui de mes soldats. Par ma fortune, tu es le plus cher, le plus brave, le plus sage de mes généraux.

.....Et tes quartiers d'été ? Pour moi Tibère, au milieu de tant de difficultés et avec des troupes aussi indolentes, j'estimé que personne ne se serait conduit avec autant de prudence que toi. Ceux mêmes qui t'ont accompagné avouent qu'il faut t'appliquer ce vers d'Ennius[4] :

Un seul homme, en veillant, a sauvé l'État.

Il parle quelquefois de sa santé : Il n'y a point de Juif,  mon Tibère, qui jeûne plus rigoureusement le jour du Sabbat que je n'ai jeûné aujourd'hui. Ce n'est qu'après la première heure de nuit et dans le bain que j'ai mangé deux bouchées (duas bucceas), avant qu'on me parfumât.

Mais il garde les tours les plus hyperboliques pour parler de la santé de Tibère : Lorsqu'il me survient quelque affa.ire qui commande l'attention, ou lorsque j'ai un chagrin, par ma foi, je regrette mon Tibère, je pense à ces vers d'Homère :

Avec un tel compagnon, nous sortirions tous les deux

Même d'un bûcher enflammé, grâce à sa prudence.

Lorsque j'apprends que tu t'affaiblis par l'excès du travail, les dieux me perdent si mon corps ne frissonne pas tout entier. Ménage-toi, je t'en supplie, car si nous te savions malade, moi et ta mère nous rendrions l'âme, et le peuple romain tremblerait pour le salut de l'empire. Ma santé n'est rien, c'est la tienne qui est tout. Je supplie les dieux de te conserver à nous, de veiller sur toi, et maintenant et toujours, aiment encore le peuple romain.

Vous savez, messieurs, comment les dieux ont exaucé ce dernier vœu et comment ils ont aimé le peuple romain. Mais n'est-il pas vrai qu'on est pris à l'ironie affectueuse et à la bonhomie caressante de ces lettres ? On dirait deux braves cœurs liés par la plus tendre amitié depuis leur enfance, et il faut un effort pour concevoir que c'est le terrible Auguste qui parle ainsi au terrible Tibère. C'étaient deux admirables acteurs, deux grands hypocrites, qui avaient besoin l'un de l'autre. Quand je relis ces trop courts fragments, ils me rappellent, malgré toute la gravité des personnages, une comédie allemande de Kotzebue, intitulée Les farces d'un page (Pagenstreiche). Un gentilhomme, qui a peur des revenants, passe la nuit dans son fauteuil, et il a persuadé à un valet, qui s'appelle Stiefel, de veiller avec lui dans un autre fauteuil, au coin d'un bon feu. Le valet s'endort sans cesse ; et, chaque fois qu'un craquement de la-boiserie effraye le gentilhomme, celui-ci étend sa canne et laisse tomber affectueusement la lourde pomme d'or sur la tête du dormeur en s'écriant : Stiefel, mon bon Stiefel, mon joli petit Stiefel. Ainsi Auguste, qui n'a plus que le fils de Livie pour l'aider à soutenir le poids de l'empire sous lequel fléchissent ses mains vieillies, Auguste s'écrie : Mon Tibère, mon doux Tibère, mon agréable petit Tibère (jucundissime Tiberi).

Mais à côté des compliments, il y a les coups de massue ; les faits matériels démentent les paroles doucereuses de l'empereur. D'abord, si Tibère lui a rendu de si grands services (et c'est la vérité), pourquoi ne pas les avoir mentionnés dans le testament politique qui retrace l'histoire de tout le règne ? Sur l'inscription d'Ancyre, Tibère n'est nommé qu'une fois, à propos d'un voyage assez ridicule qu'il a fait pour rétablir sur le trône d'Arménie Tigrane qui s'y était rétabli tout seul : Auguste a soin de citer alors Tibère, mais il ne le cite point quand il s'agit de la défaite des Germains, ou de la conquête de l'Illyrie jusqu'au Danube, ou de la soumission des Pannoniens. Quand Auguste a écrit ce récit mémorable de son règne, il avait soixante-seize ans, et son amour tardif pour Tibère devait être arrivé à son paroxysme.

Ensuite, si Tibère était tellement cher à Auguste, pourquoi celui-ci critiquait-il sa conversation, son style, ses expressions surannées et obscures (exoletas reconditasque voces) ? Pourquoi, dès qu'il le voyait entrer, changeait-il de conversation ? Pourquoi, s'il causait gaiement, chassait-il aussitôt toute gaieté ? Pourquoi, lorsqu'il parlait de lui au peuple ou au sénat, ne manquait-il pas d'excuser son visage dur, son silence morose, son air hautain ? Ne lui en veuillez pas, disait-il, ce sont des défauts naturels où l'intention n'est pour rien. Pourquoi Livie, confidente des pensées les plus secrètes de son mari, proclamait-elle plus tard qu'elle avait chi, pour faire arriver son fils à l'empire, triompher de la résistance opiniâtre et du mauvais vouloir d'Auguste ? Pourquoi, lorsqu'une discussion s'élevait entre elle et Tibère empereur, allait-elle chercher clans sa cassette des lettres d'Auguste où il critiquait amèrement le caractère odieux de Tibère ? Pourquoi Tibère en était-il mortellement offensé, lui qui avait été moins que personne dupe du jeu d'Auguste, mais qui craignait que sa mère ne montrât ces tablettes et ne détruisît le prestige des lettres si tendres qu'il avait déposées dans la bibliothèque du Palatin ?

Or, messieurs, deux mots conservés par l'histoire jettent un jour complet sur les sentiments véritables du maître. En se plaignant, à Livie, il critiquait l'âpreté et l'intolérance de Tibère (acerbitatem et intolerantiam). Le mot latin acerbitas exprime la sensation désagréable que cause un fruit qui n'est pas mûr : c'est exactement le contraire du mot jucundus qui désigne ce qui est agréable au goût, un fruit mûr et savoureux, par exemple. Ainsi lorsque Auguste, qui trouvait son fils adoptif désagréable comme un fruit vert, le comparait clans sa correspondance à un fruit délicieux, jucundissime Tiberi, ou il mentait impudemment ou il se moquait de lui.

Tibère savait ce qu'il en fallait croire, et lui aussi, tout en soutenant son rôle, nourrissait au fond du cœur le ressentiment le mieux contenu. Avant tout, il se parait de son zèle et prétextait les dangers de l'empire pour rester le plus longtemps possible éloigné de ce bon père. Sur dix années, il en passa huit à l'armée, gardant les frontières et se conciliant les soldats par son assiduité et ses soins. Auguste et Livie avaient beau le rappeler, il multipliait les prétextes pour rester aux extrémités de l'empire, loin du joug, loin des yeux trop clairvoyants, loin des humiliations publiques et secrètes. Dans son ardeur à fuir Rome, il se laissa même surprendre par la mort d'Auguste, faute qui lui aurait fait perdre l'empire sans l'énergie et l'audace de Livie.

A peine empereur. Tibère ne veut pas rentrer dans la demeure d'Auguste, qui ne lui rappelle que d'amers souvenirs. Avare et ennemi des constructions, il se fait cependant construire une autre maison à l'angle opposé du Palatin, afin de ne point habiter la même maison qu'Auguste. Les honneurs divins qu'il laisse rendre à son père adoptif fondent la tradition impériale, consacrent son successeur et jettent sur lui un reflet favorable. Il ne s'y oppose donc point ; mais tout ce qui plus tard lui rappelle Auguste est importun, intolérable. Rien ne le blesse plus dans les actes officiels que d'être appelé le fils d'Auguste, et Livie connaissait bien cette aversion quand elle se servait du nom d'Auguste comme d'un coup de fouet pour faire bondir et reculer l'âme ingrate et lâche de son fils.

Enfin, tandis que Rome, Livie, le sénat, les colonies, les villes grecques, les provinces les plus reculées de l'empire, élèvent des temples au nouveau dieu, Tibère est forcé de se charger aussi d'en élever un. Il le déclare ; il commence la construction ; mais telle est l'ardeur de sa gratitude et de sa piété, qu'après vingt-trois ans de règne, le temple était inachevé, honteusement délaissé, dans un état de ruine précoce.

Vous comprenez donc, messieurs, quelle impatience du frein voilait l'obéissance passive, quelle haine cachait le respect officiel. Vous voyez aussi quel est l'état de l'âme trop comprimée de Tibère, quand il monte sur le trône. Sa force matérielle est retrempée, sa force morale est brisée ; il a déployé une grande activité extérieure, il a fait au dedans abnégation de sa liberté, de sa volonté, de sa pensée : il est passif. Il a pour Auguste la fidélité obligée du chien hargneux, de l'esclave menteur, de l'automate mû par la main de son possesseur. Livie n'a rien fait pour le redresser ou pour le soutenir contre la pression d'Auguste. Peut-être a-t-elle tout aggravé à dessein, sachant bien que l'instrument assoupli par Auguste ne sera qu'un instrument plus docile pour Livie. De même que le corps d'un enfant, ébranlé par des convulsions trop fortes, ne se remet jamais et demeure sujet au tremblement épileptique, de même la terreur profonde qui a courbé l'âme de l'exilé de Rhodes ne lui permettra jamais de se redresser. Si Auguste avait régné cent ans, Tibère aurait montré cent ans la même bassesse. La peur est le dernier mot de cette longue tragi-comédie que nous avons essayé de pénétrer ; elle est le dernier mot de toute étude psychologique de Tibère. La peur domine tout, même l'ambition, et vous n'oublierez pas, en regardant les dernières années de Tibère, que si la peur fait les esclaves, la peur aussi fait les tyrans.

 

 

 



[1] Orthographiam, id est formulam rationemque scribendi a grammaticis institutam, non adeo custodit ac videtur eorum potius sequi opinionem, qui perinde scribendum ac loquamur existiment (Suétone, LXXXVIII).

[2] Suétone, LXXXIII.

[3] Locution familière qui équivaut à l'expression française : Nous n'avons pas laissé refroidir le tapis.

[4] Il le parodie, en substituant au mot cunctando le mot vigilando :

Unus homo nobis vigilando restituit rem.