TIBÈRE ET L'HÉRITAGE D'AUGUSTE

 

II. — LA JEUNESSE DE TIBÈRE.

 

 

Je disais que le pouvoir absolu paraît quelquefois une nécessité, mais qu'il est toujours un mal et ne sera jamais un principe. Je me suis trompé : le pouvoir absolu est quelquefois un principe, principe de dissolution pour les sociétés, principe de démoralisation pour les individus.

Tout axiome a besoin d'être démontré : la démonstration de celui-ci, malheureusement, n'est que trop facile. Pour ce qui regarde les sociétés, l'histoire s'est chargée de répondre, à différentes époques, et par des désastres. Pour ce qui touche les individus, nous avons devant nous un exemple particulièrement mémorable, qui est complet et résout victorieusement le problème.

Je suppose, étant donné le pouvoir absolu, que, pour mesurer les effets qu'il produit sur un homme, vous choisissiez un prince d'une h rameur bienveillante ou facile, d'un caractère débonnaire ou enjoué, d'un tempérament indolent ou voluptueux : il est évident que vous obtenez un règne assez tranquille, avec des ministres qui dominent et qui trompent, avec des maîtresses qui se succèdent et qui trompent aussi, mais rien de saillant, si ce n'est l'avilissement de la nation, qui subit une série d'échecs et d'opprobres. Si, au contraire, vous prenez une nature exceptionnelle, tenant de la brute plus que de l'homme, avec des appétits grossiers, des instincts bas, une intelligence bornée, vous avez une bête féroce, enivrée aussitôt par le pouvoir, étrangère à l'humanité comme à la raison, telle que l'histoire de Rome en présente dès le premier siècle de l'empire.

Mais la question est posée d'une façon plus édifiante, si vous rencontrez un homme bien doué par la nature, d'une intelligence étendue, ferme, cultivée, issu d'une grande race, admirablement constitué d'esprit et de corps, d'un caractère froid et d'une santé inaltérable, soldat courageux, bon général, administrateur capable, bien entouré, soutenu par les conseils de la mère la plus habile et la plus rusée, favorisé souvent par la fortune, poussé sans effort vers les grandeurs, placé d'abord tout près du pouvoir absolu, y touchant y renonçant, le reprenant dans son âge mûr et finissant, à cinquante-six ans, par dominer seul le monde ; et si cet homme s'altère graduellement, s'affaisse, se transforme, au point de devenir un jour l'exécration de l'humanité, avouez, messieurs, que l'exemple sera décisif, la démonstration suivie, développée, parfaite. Il faudra bien convenir que les passions excitées par le contact du pouvoir absolu, la crainte et l'envie, l'espoir sans bornes et les alarmes sans nom, tous les appétits provoqués ou contrariés, satisfaits ou dissimulés, la menace journalière de faveurs sans raison et de disgrâces sans appel, la nécessité de flatter et de mentir, le droit de tout oser à condition de tout feindre, l'immoralité d'un appât perpétuel, le mépris croissant pour ceux qui obéissent servilement et pour celui qui commande à tels serviteurs, l'enivrement de l'orgueil excité jusqu'au délire ou rabattu jusqu'au dégoût de soi-même, que toutes ces alternatives énervent l'âme, la troublent, la rendent frénétique, si bien qu'elle n'est plus maîtresse d'elle-même le jour oui elle est appelée à gouverner le monde. Ce despote qui monte sur le trône n'est, en réalité, que le plus lamentable esclave.

Vous avez tous nommé libère, messieurs : c'est Tibère, en effet, que nous voulons étudier aujourd'hui, moins au point de vue historique, sous lequel il est trop connu, qu'au point de vue psychologique. Il est vrai que ce mot est ambitieux ; car, lorsque ses contemporains eux-mêmes n'ont pu réussir à pénétrer l'âme de Tibère, comment aurions-nous la prétention, nous postérité, d'être plus clairvoyants ? A proprement parler, nous ferons une étude d'histoire naturelle ; nous imiterons les savants auxquels on apporte un animal inconnu. Avant de le juger, ils l'observent, analysent ses formes, comparent ses éléments constitutifs et finissent par le disséquer ; de sorte qu'après l'avoir décomposé, ils peuvent. en faire ressortir les caractères principaux et le classer.

Pour Tibère, cette méthode empruntée à l'histoire naturelle est seule applicable : je ne vous promets pas toutefois de réussir, bien que je ne me laisse point effrayer par les contradictions d'esprits très distingués qui se sont efforcés de comprendre Tibère et l'ont jugé de la façon la plus opposée.

Les uns n'ont vu qu'un hypocrite sanguinaire ; les autres n'ont voulu voir qu'un homme d'État calomnié. Ces derniers ont dû commencer par affaiblir le témoignage de Tacite et de Suétone en disant : Tacite est un peintre qui charge sa palette et qui pousse tout au noir, il faut s'en défier ; Suétone est un conteur qui recueille des anecdotes sans les discuter, un esprit superficiel qui mérite peu de crédit. Mais on oublie deux choses que la vérité commande d'avoir toujours présentes à la mémoire, et qui m'inspirent, je le déclare, un grand respect pour Tacite et une grande attention pour Suétone. On oublie que Tacite vivait peu d'années après Tibère, que ce fut un personnage officiel, dont la carrière politique, commencée sous Vespasien, continuée sous Domitien, aboutit, sous Nerva, à la seconde dignité de l'empire, c'est-à-dire au consulat. On oublie, d'autre part, que Suétone a été le secrétaire de l'empereur Adrien, qu'il a vécu dans le palais impérial, au cœur de la place, au milieu des archives les plus secrètes ; qu'il a manié les lettres et les mémoires d'Auguste, de Tibère, d'Agrippine ; qu'il était à la source et qu'il a recueilli les souvenirs à peine refroidis, les tablettes des affranchis, les traditions toujours vivantes du Palatin. Nous devons traiter surtout Tacite avec respect, non seulement parce que c'était un grand citoyen, un moraliste et une haute intelligence, mais parce qu'il a gardé une certaine réserve que lui imposait son caractère officiel. Il ne dit pas tout ce qu'il sait, et n'en mérite que mieux d'être cru pour tout ce qu'il dit.

L'histoire des jugements portés sur Tibère dans les temps modernes nous entraînerait hors de notre programme. Du reste, c'est dans ces quinze dernières années qu'on a essayé, en différents pays, de réhabiliter la mémoire de Tibère. On a fait ressortir, ce qui était facile, qu'il était brave de sa personne, qu'il a bien commandé les armées dans sa jeunesse, qu'il a habilement. administré les provinces dans sa maturité, et que ses qualités politiques devaient, non pas faire absoudre, mais couvrir d'un voile des vices secrets et quelques moments de cruauté. On a même allégué le danger des conspirations, l'habitude des combats de gladiateurs, qui accoutumaient tous les Romains à la vue du sang, et la fameuse doctrine du salut de l'État. Ces réhabilitations ont été tentées sans arrière-pensée comme sans flatterie. Si beaucoup de princes se sont laissé comparer à Auguste par leurs courtisans, il n'en est pas, un qui accepterait d'être comparé à Tibère.

L'ouvrage où ce retour favorable se manifeste avec le plus de candeur a paru en Allemagne, c'est-à-dire dans le pays de la libre critique et des hypothèses hardies. M. Stahr raconte la vie de Tibère[1] avec autant de partialité que Plutarque en avait pour ses héros, et beaucoup plus de longueur. Il suffira, messieurs, de vous avertir que déjà Linguet avait fait, en très bon français et à la grande indignation de La Harpe, une apologie de Tibère[2].

Pour moi, je vous adresserai simplement une prière, c'est de vouloir bien, pendant quelques heures (car il nous faudra plusieurs conférences pour traiter ce sujet), effacer de vos esprits toute espèce de souvenir, tout jugement ou préjugé, tout sentiment d'admiration ou de répulsion pour Tibère. Admettez qu'il vous soit complètement inconnu, comme  j'ai essayé de me le persuader à moi-même avant de commencer mes recherches dans les historiens et sur les monuments, afin de rester indépendant et impartial. Laissez-moi diviser, pour la commodité de l'analyse, la vie de Tibère en plusieurs époques, et essayons de reconnaître quelle espèce d'être nous avons sous les yeux, si c'est un monstre à face humaine, un prince ordinaire simplement perverti, ou un grand homme calomnié.

Nous commencerons par regarder de près sa jeunesse, c'est-à-dire l'âge où les instincts bons et mauvais se manifestent plus librement, et, afin de ne négliger aucun élément, nous imiterons les naturalistes, qui considèrent tout d'abord la famille du sujet, le type général expliquant parfois l'individu.

Tiberius Claudius Néro appartenait à la famille Claudia, l'une des plus illustres de Rome qui portait plus haut que toute autre la morgue du sang patricien. Il descendait d'Appius Claudius, venu des montagnes de la Sabine avec tous ses clients, et qui, de très bonne heure, avait commencé à maltraiter les plébéiens. Les Claudius naissaient sous un astre très changeant ; tour à tour un bon et un mauvais génie présidaient à leur naissance, de sorte qu'ils étaient tour à tour utiles ou funestes à leur patrie, ce qui est le propre des races violentes, que l'ardeur de leur tempérament, combinée avec les circonstances, pousse toujours vers les extrêmes.

Ainsi Appius Claudius l'Aveugle, par son grand caractère, son éloquence et son autorité, relève les esprits abattus des Romains défaits par Pyrrhus et prépare les triomphes futurs de la république ; Appius Caudex, dans la première guerre punique, passe en Sicile, attaque et chasse les Carthaginois ; Appius Claudius Néro attaque Asdrubal au moment où il cherchait à se joindre à son frère, le défait, le tue et jette sa tête dans le camp d'Annibal : voilà pour le bon génie.

D'un autre côté, la famille Claudia a produit le fameux décemvir, tyran de son pays, contempteur des lois qu'il avait promulguées, bourreau de la fille de Virginius ; Appius surnommé Drusus, qui se dressait à lui-même des statues portant le diadème, et qui armait ses clients pour asservir Rome ; Appius le Beau, qui perdit sa flotte à Drépane par excès d'entêtement ou d'impiété, et conduisit à une défaite certaine les Romains démoralisés, parce qu'il avait fait jeter à la mer les poulets sacrés. La sœur de ce même Appius, passant en char dans les rues de Rome et ne pouvant avancer à cause de la foule, souhaitait à grands cris le retour de son frère à la vie et une nouvelle défaite, afin que le peuple décimé ne lui fermât plus le passage. Enfin, c'est un Clodius qui se fait adopter par un plébéien, brigue le tribunat, fait exiler Cicéron, remplit Rome de troubles et de sang, et. h la tête de sa bande de coupe-jarrets, va se faire tuer par Milon dans l'embuscade qu'il lui a tendue.

Vous le voyez, dans cette famille, tout est extrême. Mais excepté Clodius ]e tribun, tous avaient professé le plus absolu mépris pour le peuple, combattu ses droits, bâtonné quelquefois les tribuns, malgré leur caractère inviolable. De sorte que Tibère avait quelque chose de cette race vigoureuse, énergique, dure, d'un caractère âpre comme les montagnes de la Sabine. Dans toute famille, les membres ne sont pas également distingués ; il y a une loi de repos, quelques générations de transition entre les hommes éminents : comme pour les champs il y a un temps de jachère. Le père de celui qui nous occupe aujourd'hui était né dans un de ces intervalles, en temps de jachère. Il s'appelait aussi Tiberius Claudius Néro. Néro était un mot sabin qui voulait dire brave ; on en avait fait un surnom, et de bonne heure on avait renoncé, dans la famille, à celui de Lucius, parce que deux des ancêtres qui l'avaient porté avaient commis des meurtres ou exercé le brigandage sur les grands chemins. On peut donc, à la rudesse native des Claudius, ajouter une dose d'instinct sanguinaire.

Le père de Tibère, au contraire, était doux, sans éclat ; il ne joua qu'un rôle médiocre. Le fait le plus saillant de sa vie, c'est, après s'être rangé dans le parti d'Antoine, d'avoir fait sa paix avec Octave en lui cédant sa femme. Il avait épousé la célèbre Livie, à peine âgée de quatorze ans. Elle lui avait donné un premier fils, Tibère, et elle était enceinte de six mois lorsque le triumvir la vit. Pour le terrible Octave, voir et désirer n'étaient qu'un, commander et être obéi chose aussi certaine. Tiberius Néro le comprit parfaitement ; il répudia Livie ; les pontifes n'y trouvèrent point à redire, quoique la loi et la religion fussent également blessées par cette précipitation. Lorsque l'enfant, qui fut Drusus, naquit chez Octave, celui-ci le renvoya à son père, qui mourut quelques années plus tard.

Alors Livie, qui avait déjà établi son empire sur Auguste, fit amener ses deux enfants au Palatin. Tibère, âgé de neuf ans, était alors un petit prodige, car il prononça l'éloge funèbre de son père à la tribune du Forum, devant la foule assemblée. Garantir qu'il eût écrit lui-même cet éloge serait au moins inutile, vous ne le croiriez pas : on l'avait composé pour lui. Mais paraître devant le public, prononcer le discours d'une voix soutenue, avoir la mémoire présente et le calme nécessaire, c'est déjà de la part d'un enfant de neuf ans un effort qui dépasse l'ordinaire. Toutefois, son enfance fut triste et sombre ; Suétone le dit et différentes raisons nous le font comprendre. D'abord, il avait vécu plusieurs années sans les soins et la tendresse de sa mère. Une fois dans la maison du Palatin, il ne fut pas beaucoup plus choyé. Livie, qui l'avait toujours préféré comme son aîné, et qui, n'ayant pas d'enfants d'Auguste, avait concentré sur lui toutes ses ambitions, Livie avait pour Tibère une attention vigilante, mais un œil sévère.

N'oubliez pas, messieurs, quel était le caractère de Livie. Son naturel était froid, ses mœurs rigides, sa vie austère et grave ; elle avait autant d'empire sur elle-même que sur Auguste, mesurait ses paroles, composait ses gestes. Elle aimait Tibère, elle n'a pas reculé pour lui devant le crime ; mais si elle nourrissait sur lui de grandes pensées, elle n'avait ni cette bonté ni ces caresses de toutes les heures qui font qu'un enfant grandit confiant et heureux.

Ensuite Auguste n'aimait point Tibère, tant à cause de son origine, qui réveillait une jalousie rétrospective et des souvenirs désobligeants, que par une répulsion naturelle : l'enfant lui déplaisait, et il préférait son frère Drusus. Dans son intérieur, Auguste avait l'humeur enjouée et caustique ; il fallait que tout sourît autour de lui. Or, Tibère avait une figure sérieuse, grave, et des traits rembrunis avant l'âge. Il faisait tache parmi les physionomies aimables de Drusus, de Marcellus, neveu et héritier présumé de l'empire, de Julie, fille de l'empereur pleine de grâce et de beauté. Le mauvais vouloir d'Auguste se traduisait par des railleries qui blessaient l'orgueil de l'enfant, et par des mots mordants que les familiers répétaient et qui restaient. S'il raillait cruellement des amis tels que Mécène, Agrippa, Horace, il ne ménageait pas l'orphelin. C'était lui, sans doute, qui lui avait donné le surnom de petit vieux que les affranchis et même les esclaves ne se faisaient point faute de redire. Plus tard, quand Tibère, faisant ses premières armes contre les Cantabres, eut le malheur d'être un peu trop sensible au vin d'Espagne, Auguste ne l'oublia pas. Il prenait un malin plaisir à rappeler les quolibets des soldats qui avaient changé en surnoms bouffons les trois noms de Tibère : ils l'appelaient Biberius (bibere, boire), Caldius (vin chaud), Mero (merum, vin pur). Ces plaisanteries de la soldatesque, que je vous livre pour ce qu'elles valent, trouvaient un écho sur le Palatin.

Tibère avait trop d'orgueil pour ne pas souffrir, trop peu de grâce pour désarmer les rieurs ; il se tenait à l'écart, plus concentré et plus morose. Les conseils de Livie, pleins de prudence et de finesse, mais plus faits pour un homme que pour un enfant, hâtaient la maturité d'un esprit sans jeunesse.

Tibère, cependant, était capable d'affection. Il s'attacha d'abord à Marcellus, son camarade de jeux, qui était du même âge, et de qui il était rapproché les jours de cérémonies publiques. Auguste ne voulait point refuser cette satisfaction 'a Livie. Quand Auguste entrait solennellement sur un char de triomphe, on voyait à droite du char Marcellus, à gauche Tibère. Après la bataille d'Actium, par exemple, quand on célébrait par des jeux cette victoire d'où date l'ère de la servitude pour les Romains et de la gloire pour Auguste, ou quand on imitait les jeux troyens chantés par Virgile, une des troupes de cavaliers était commandée par Marcellus, l'autre par Tibère. Il y avait donc une sorte d'égalité extérieure, qui fut rompue, ainsi que l'intimité qui existait entre eux, par le mariage de Marcellus avec Julie. Du reste, peu de temps après, Marcellus mourait à dix-neuf ans.

Une autre affection plus durable fut Drusus, son frère. Comme si l'aîné avait puisé dans le sein de la mère toute l'âpreté et la violence de la race, le cadet n'avait pris que les qualités douces. Nous peindrons plus tard cette nature généreuse, chère aux Romains, et qui avait inspiré un culte véritable à Tibère. Comme il faut, à une telle distance, mesurer les sentiments pal-des preuves et non par des suppositions, considérez la conduite de Tibère dans une circonstance douloureuse. Drusus, commandant une armée sur le Rhin, fut atteint d'une maladie mortelle. l'ibère part aussitôt de Rome, franchissant les Alpes, les plaines, les fleuves, et faisant jusqu'à, deux cents milles romains en un jour, c'est-à-dire plus de soixante-cinq lieues ; il arrive à temps pour embrasser son frère et recevoir son dernier soupir. Sans songer à prendre le commandement, il repart, ramenant le corps à Rome et suivant à pied, pendant toute la route, le convoi funèbre. A Rome, il lui rend les derniers honneurs, prononce son éloge funèbre à la même tribune où il avait prononcé celui de son père, et, quand tous ces devoirs sont remplis, mais alors seulement, il regagne la Germanie pour se mettre à la tête de l'armée.

A cette époque, Tibère n'avait pas d'intérêt à être hypocrite pour capter la bienveillance d'Auguste, car celui-ci se défiait de Drusus, qui passait pour regretter la république et sur qui les derniers amis de la liberté faisaient reposer leur espérance. Par conséquent, Tibère, en montrant une aussi vive douleur de la mort de son frère, obéissait à un sentiment vrai et non au désir de plaire à l'empereur, Il eut d'autres amis, Messala Corvinus, qui lui enseigna l'histoire, les lettres et l'éloquence, Lucilius, qui fut sénateur, Séjan, qui mérite d'être peint à part, Flaccus, simple chevalier, qui devint préfet d'Égypte, survécut à Tibère, et seul peut-être des Romains le pleura sincèrement.

Il ne me parait pas indifférent, messieurs, pour bien établir les premiers éléments de notre analyse, de constater que si Tibère eut une enfance sombre, il n'était point un monstre dès sa naissance, qu'il avait dans un côté plus tendre, un besoin de s'attacher, une amitié capable, sinon d'expansion, du moins de fidélité.

Quant aux affections d'une autre nature, dont les femmes sont l'objet, vous me permettrez sur ce point de ne pas reculer devant une certaine précision. Tibère fut marié de bonne heure. La fille d'Agrippa n'avait qu'un an quand Livie la fit promettre à, Tibère : Agrippa était le gendre d'Auguste et son successeur. Agrippina Vipsania (tel était le nom de la première femme de Tibère) était petite-fille d'Atticus, l'ami de Cicéron. Elle inspira à son mari un amour sincère et vécut avec lui en bonne intelligence. Il en eut deux enfants : le premier portait le nom de son oncle Drusus ; quant au second, il n'était pas né lorsque Tibère fut soumis à l'épreuve qui avait été imposée à son père, Tiberius Néro, c'est-à-dire qu'il dut répudier sa femme en état de grossesse. Agrippa vint à mourir, et Auguste, qui sacrifiait sans relâche sa fille Julie à ses calculs dynastiques, et qui, dès qu'un gendre était moissonné, en choisissait un autre sans reculer devant l'inceste, Auguste ordonna à Tibère de chasser Agrippine pour épouser Julie.

A cette époque, quand une femme était répudiée, ce qui était dans les mœurs de Rome, quand elle était répudiée grosse, ce qui était dans les mœurs impériales, il ne manquait point d'amateurs pour se charger de ce précieux dépôt. Asinius Gallus, fils d'Asinius Pollio, l'ami d'Auguste et le protecteur de Virgile, Asinius Gallus, courtisan hardi et spirituel, qui avait réponse à tout et qui n'était pas intimidé par une apparence d'opprobre, prit Agrippine. Il disait à l'oreille que l'enfant qui allait naître lui tenait de plus près qu'on ne le supposait, et que même Drusus, né le premier, avait avec lui un lien des plus étroits[3].

Si cet impudent disait vrai, Tibère aurait été trompé dès le commencement de son mariage, malheureux s'il s'en était aperçu, ridicule si les autres eussent été seuls à s'en apercevoir. On en serait alors à s'écrier, non plus horrible Tibère, mais pauvre Tibère !

Pour moi, j'estime qu'Asinius Gallus était un menteur, qui justifiait une bassesse par une calomnie, et qui faisait sa cour à Auguste aux dépens de Tibère, objet de l'aversion de l'empereur. Tibère, d'ailleurs, était-il repoussant ? Cet intrus, tant raillé dans la maison du Palatin  était-il si mal fait de sa personne qu'une femme le vît avec déplaisir et sa femme avec dégoût ? Avait-il dans l'esprit, dans les mœurs, dans l'extérieur, quelque chose qui le rendît, dès sa jeunesse, intolérable ? Il n'est point hors de propos d'esquisser son portrait et de décrire ses avantages physiques ou ses difformités, puisque le voilà en présence des femmes.

Écoutons d'abord Suétone, en ne le commentant qu'autant que cela sera nécessaire pour ta clarté :

Tibère était robuste, d'une certaine corpulence, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, bien proportionné de la tête aux pieds. Ses épaules et sa poitrine étaient larges il avait une santé inaltérable, au point qu'à partir de l'âge de trente ans il fut son seul médecin. Sa main gauche était plus forte et plus agile que sa main droite ; les articulations en étaient si vigoureuses et si bien nouées qu'il perçait une pomme verte avec son doigt, et que, d'une chiquenaude, il pouvait blesser la tête d'un enfant et même d'un adolescent.

Nous voyons d'ici la charpente solide, les muscles puissants, la complexion sèche et à toute épreuve de ce descendant des montagnards de la Sabine. Suétone continue :

Son teint était blanc, ses cheveux descendaient très bas sur l'occiput et couvraient une partie du cou, ce qui était un signe de race.

Non, c'était une mode : Auguste avait les cheveux ainsi plantés naturellement. Les Ru-mains laissèrent pousser leurs cheveux et les firent tailler de façon à flatter Auguste ; Tibère, fils adoptif de l'empereur, devait plus que personne chercher à lui ressembler.

Il avait le visage beau (facie honesta), mais couvert parfois d'éruptions subites (tumores). Ses yeux étaient très grands ; ils voyaient dans les ténèbres, au moment où il s'éveillait. Peu à peu cette lucidité s'éteignait. C'est un des traits distinctifs de la race féline, depuis le chat jusqu'au tigre.

Il marchait le cou roide, un peu renversé ; il avait l'air sévère ; il était taciturne d'habitude ; il ne parlait que rarement à ceux qui l'entouraient, et encore avec lenteur, en gesticulant lourdement avec ses doigts. Auguste ne laissait échapper aucun de ces défauts ou de ces signes d'orgueil. Il essaya souvent de les atténuer auprès du sénat et du peuple en disant que c'étaient des infirmités naturelles et non des vices de caractère.

Il faut distinguer, dans ce portrait de Suétone, ce qui se rapporte uniquement à la maturité ou à la vieillesse de Tibère. Il est évident, par exemple, qu'Auguste ne chercha à justifier son beau-fils aux yeux des Romains qu'après qu'il l'eut adopté et quand il lui préparait l'accès de la toute-puissance. Il est probable aussi que ces pustules qui apparaissaient tout à coup sur la face se multiplièrent surtout dans les dernières années, quand l'habitude de la débauche eut enflammé et corrompu le sang naturellement âcre de Tibère.

Nous allons maintenant contrôler cette description ou plutôt la compléter par l'étude directe des images de Tibère. Les monuments anciens où il est représenté sont très nombreux. Il serait impossible d'énumérer les belles médailles, les pierres gravées et les camées (Vienne et Paris possèdent les plus rares spécimens dans ce genre), les bustes et les statues qui sont parvenus jusqu'à nous. La plupart nous montrent Tibère jeune et divinisé ; le cabinet des médailles de la Bibliothèque impériale possède un magnifique camée où il est ridé et vieux ; nous le décrirons plus tard, ainsi que celui de la Sainte-Chapelle. Il faut choisir également parmi les statues de. Borne ou de Paris, parmi les bustes du Louvre ou du cabinet des médailles, car ces représentations sont d'un mérite très inégal et d'une vraisemblance très diverse, non pas dans l'ensemble, mais dans les détails.

Pour retrouver le type personnel dans toute. son exactitude, il faut éliminer trois séries d'images, à l'exécution desquelles a présidé une pensée préconçue : d'abord celles où, par flatterie, l'artiste s'est efforcé de faire ressembler Tibère à son prédécesseur, comme si l'adoption pénétrait, transformait, régénérait, comme si la volonté du maître avait autant de puissance que la transmission du sang ; en second lieu, les représentations idéales, faites avec un grand soin par des artistes habiles qui ont voulu diviniser Tibère en lui donnant des traits plus purs, une beauté plus douce ; enfin les monuments de moindre importance, qui ne ressemblent ni à Auguste ni à Tibère divinisé, et qui ne sont qu'une commémoration. Ainsi, certaines. monnaies frappées dans les villes les plus éloignées de l'empire, où des graveurs peu expérimentés copiaient maladroitement les types courants, certaines statues et certains bustes sculptés pour des colonies ou des municipes, ne méritent aucune confiance. Nous savons de nos jours ce que valent la plupart des portraits officiels des souverains, et surtout les copies dont on gratifie la province.

Quant aux monuments qui représentent Tibère vieux, ils sont très rares ; nous les réservons pour le moment où nous étudierons la vieillesse de Tibère, c'est-à-dire un personnage nouveau. Nous cherchons aujourd'hui Tibère dans la force de l'âge, encore jeune, encore beau.

Pour moi, messieurs, après avoir comparé les représentations les plus célèbres, je n'hésite pas à recommander avant à tout votre étude une tête magnifique, en bronze, qui est au cabinet des médailles, et quia jadis appartenu au comte de Caylus. Ce bronze, célèbre au siècle dernier, est le monument le plus éloquent, le plus saisissant par son caractère de personnalité que je connaisse. On peut comparer le buste du Louvre, qui vient de la collection Borghèse, la statue du Braccio nuovo, qui a été trouvée auprès de Terracine : la tête du cabinet des médailles n'en ressort qu'avec plus d'éclat. On a devant soi, vivant, palpitant en quelque sorte, si jamais quelque chose a palpité chez Tibère, ce personnage impénétrable qui occupera éternellement les historiens et les philosophes. Le voilà dans sa force, après la trentième année, point flatté, muet, se livrant à l'examen le plus pénétrant de quiconque voudra, hélas en vain ! le pénétrer.

Je suis frappé d'abord par la proportion du crâne ; il est bien fait, ronds d'une belle plénitude ; on sent que l'intelligence y est à l'aise, et que toutes les cases du cerveau sont heureusement distribuées. Le front est large plutôt qu'élevé, plus développé dans le sens horizontal que dans le sens vertical ; les cheveux, coupés carrément, font une sorte de petite muraille qui diminue l'élévation du front. Mais une grande intelligence n'a pas pour condition nécessaire un front très élevé. David d'Angers avait contribué à répandre par ses œuvres cette théorie, qui est réfutée par l'expérience. Les oreilles sont grandes, sans être mal faites ; elles s'écartent de la tête, comme il n'est pas rare de les voir dans les bustes romains. Ce détail caractéristique prouve que l'artiste n'a pas cherché à altérer la nature et l'a acceptée dans sa vérité. Les yeux sont difficiles à apprécier, parce que ce sont des yeux d'argent ajustés dans l'orbite après la fonte. Ce blanc d'argent, au milieu du bronze, donne à l'ensemble de la physionomie un aspect fantastique un peu féroce ; si cet effet répond plus qu'il ne convient à l'idée qu'on se fait des yeux de Tibère, il rappelle aussi la description de Suétone, qui prétend que ce prince voyait pendant quelques minutes dans les ténèbres. Les pommettes sont placées haut et donnent au développement des os maxillaires une grande puissance ; c'est là que réside ce sentiment de fierté, d'orgueil indomptable qu'on attribuait à la race des Claudius, et dont ibère avait si largement hérité. Le nez est resté célèbre : c'est le type du nez aquilin ; aussi les graveurs de médailles ont-ils facilement saisi le profil, qui est tout à fait beau et remarquable. Quand notre buste est vu de face, le nez est moins bien modelé. La bouche est un peu aplatie, plus indécise qu'on ne le supposerait ; elle n'a pas une expression franche, je dirais presque qu'elle est inerte et comme incapable de mouvement. On observe un certain empâtement dans les muscles qui l'encadrent, aussi bien que dans les muscles qui viennent former l'encadrement du menton ; ils sont puissants, mais ils sont engorgés, ils n'ont pas cette souplesse, ce jeu qu'on remarque chez les hommes accoutumés au commandement ou 'a la parole. Nous savons en effet que Tibère n'avait point la parole facile. Quoiqu'il ait prononcé des discours en public, les expressions ne lui venaient pas aisément ; il prononçait d'une manière lente, laborieuse : aussi Auguste, qui ne lui ménageait pas les railleries, s'écriait-il parfois : Que je plains le peuple romain qui sera broyé par cette lourde mâchoire !

Le buste accuse, en effet, une mâchoire lourde. Cette difficulté d'articuler obligeait Tibère à chercher ses mots, et, pour faire prendre patience, le geste précédait chez lui le mot. De là une gesticulation désagréable, qui paraissait affectée et qui ne trahissait que le besoin de peindre avec la main l'idée ou la chose que la parole n'exprimait pas assez vite. Tibère avait à lutter, non pas avec une difficulté intellectuelle, mais avec une difficulté matérielle. La conformation des muscles du bas de la figure nous explique cet embarras.

Le menton est puissant, sans être très arrêté ; de même que le front s'étend en largeur, de même l'extrémité du menton n'a pas ce modelé qu'on pourrait inscrire dans un ovale pur ; elle est large plus que de juste. Enfin un signe caractéristique, que l'on vérifiera encore mieux sur les camées et sur les médailles, c'est le rétrécissement du nez à son sommet : les cartilages des narines sont étroits, serrés, comme pincés entre les deux yeux, de sorte que la cavité des yeux paraît plus profonde et rappelle la physionomie de l'oiseau de proie, du vautour plutôt que de l'aigle. Ce trait curieux nous rappelle la figure de Livie, oh nous reconnaissions dans l'agencement du nez et des yeux quelque analogie avec la chouette chère à Minerve et aux Athéniens. De même, la bouche de Tibère, gênée, contractée dans son expression naturelle, n'est pas sans parenté avec la bouche de Livie, si petite qu'elle n'avait presque point de lèvres ; encore étaient-elles contractées par l'habitude de dissimuler. Du reste, le camée qui est au Louvre[4], dans une vitrine de la salle des vases grecs, nous montre avec quelle facilité un artiste habile pouvait ramener le type de Tibère au type de Livie.

Tel était donc Tibère, d'après les historiens et d'après ses images les plus authentiques. Malgré les défauts, qui étaient plutôt dans l'expression que dans la construction, il ne devait inspirer à sa femme ni aversion ni dégoût. Il était beau, dit Suétone, et les œuvres les plus diverses de l'art nous attestent qu'il était beau. S'il fallait encore un témoignage irrécusable, nous avons celui d'une femme, qui s'y connaissait en beauté : je veux parler de Julie. Julie s'éprit de Tibère, du vivant d'Agrippa, son mari et beau-père de Tibère. Elle lui fit des avances ; sa passion se trahit même publiquement. Comment Tibère a-t-il accueilli ou repoussé ses avances, nous l'ignorons. Mais on conçoit que lorsque plus tard Agrippa, mourut et qu'Auguste, pressé de choisir un nouveau gendre, consulta Julie, il n'éprouva aucune résistance : peut-être même Julie, d'accord avec Livie qui rapprochait son fils du trône à petit bruit, suggéra-t-elle cette pensée à Auguste.

Malgré toutes ces sollicitations, l'histoire dit que Tibère ne voulait point se séparer de sa chère Agrippine, qu'il résista autant qu'on pouvait résister à Auguste, et que, vaincu enfin, il ne répudia qu'avec une douleur profonde (non sine magno angore animi) sa jeune femme enceinte pour donner sa place à Julie.

De quelle nature était cet amour de Tibère pour Agrippa Vipsania ? Était-ce la tendresse d'un mari ? Était-ce l'amour plus sensuel d'un jeune homme dont la froideur extérieure cachait le tempérament, et qui devait rejeter tout voile et toute pudeur dans sa vieillesse ? Deux faits permettent de trancher cette question. Le premier, c'est la conduite de Tibère envers Julie dès qu'il l'eut épousée ; le second, c'est sa contenance dans une rencontre qu'il fit à l'improviste de sa première femme. Quoiqu'il eût pour Julie le plus parfait mépris, il s'éprit aussitôt de sa beauté ; quoiqu'il eût oublié Agrippine, il ne la revit pas sans une émotion qu'il est facile de caractériser. Dans une des promenades de Rome, il rencontra un jour Agrippine, relevée de ses couches, plus attrayante que jamais. Il la contempla avec des yeux tendus, gonflés[5], qui effrayèrent ceux qui l'accompagnaient. Auguste en fut averti et eut soin qu'Agrippine ne se trouvât jamais plus sur le passage de son gendre.

Peu de mots peignent beaucoup de choses : ce ne sont point des larmes qui jaillissent des yeux de Tibère à la vue de la compagne de sa jeunesse ; il n'éprouve ni douleur ni regret ; ses yeux s'enflent, se tendent, s'enflamment. Les sens parlent donc seuls ; c'est le cheval qui hennit devant une belle cavale.

La passion subite de Tibère pour Julie, dès qu'elle lui appartient, est une autre preuve de l'ardeur secrète de ce tempérament. Il connaissait Julie, ses mariages, ses enfants, ses amants, ses orgies, sa vie effrénée, et cependant il tomba sous le charme de cette belle créature, savante dans l'art de séduire. Il vécut avec elle pendant plus d'un an, non-seulement en intelligence parfaite, ce qui était facile, puisque les femmes galantes ont d'ordinaire l'humeur la plus aimable, mais dans un état de mutuel amour (mutuo amore), ce qui ne s'explique que par l'ardeur des sens.

Julie avait vingt-huit ans, elle était dans l'éclat de sa beauté ; celui qu'elle allait fasciner pour peu de temps avait traversé une adolescence et une jeunesse tristes, retirées, sans scandale, et il n'avait pas trente et un ans. Aussi, dès que l'heure de la satiété fut arrivée, Tibère revint à un mépris d'autant plus implacable, qu'il avait été plus faible contre les séductions de Julie. Il ne fit point d'éclat, il n'en avait plus le droit, et il fallait ménager le terrible Auguste ; mais quand Julie eut mis au monde et perdu, à Aquilée, un fils qui ne vécut que quelques mois, tout fut terminé entre eux. Tibère, plein de mesure en public, la chassa de son lit, et, dans le secret de sa maison, vécut avec elle comme avec une étrangère.

Julie recommença sa vie de désordres[6]. Les mêmes débauchés l'entourèrent ; Sempronius Gracchus était toujours son amant préféré, il l'excitait contre Tibère, il lui écrivait des lettres où il lui peignait son mari sous des traits odieux ou ridicules. Tibère supporta tout, cachant au fond de son âme la honte et de durables rancunes. Ce que le vertueux Agrippa avait supporté par crainte du maître et par amour du pouvoir, le faible Tibère le supporta à son tour. Le pouvoir était loin ; malgré les promesses de Livie ; mais Auguste était près et tout tremblait devant lui.

Tel fut Tibère, pendant sa jeunesse et dans sa vie privée. Quels symptômes menaçants apparaissent ? quels instincts coupables ? quelles fautes commises ? quels vices déclarés ? On ne voit encore, pendant ses trente-cinq premières années, rien qui annonce une âme perverse et le goût du sang ; rien ne laisse percer un méchant homme et un tyran.

Il est orgueilleux et dur, — tous ses ancêtres l'ont été ; il est sombre, — son humeur naturelle devait s'aggraver dans la maison d'Auguste ; il passe pour aimer le vin, — des excès passagers lui ont valu cette réputation, et sa conduite ne s'en est jamais ressentie ; il aime les femmes, — jusqu'ici il n'a aimé que celles qui lui appartenaient légitimement ; on pourra lui trouver d'autres défauts, — aucun ne trahit un monstre, et, s'il avait vécu sous la république, il aurait dépendu des circonstances qu'il inclinât vers le bon ou vers le mauvais génie des Claudius.

Mais il a vécu sous Auguste, auprès d'Auguste, dans son intimité, sous un joug plus particulier et plus dur. Là commencent ses souffrances et ses difformités morales. Enfant, il est en butte aux sarcasmes d'un beau-père qui le hait ; l'aversion qu'il ressent et qu'il faut cacher égale l'aversion qu'il inspire et qu'on ne lui cache pas. Adolescent, est pénétré lentement par le poison de l'envie, au milieu de grandeurs qu'il touche, que sa mère lui montre et qui ne seront pas pour lui. Ceux qu'il aime sont moissonnés par la mort ; la femme qu'il chérit est arrachée de ses bras par Auguste ; son cœur est broyé comme sa volonté ; le trouble des sens ne le console pas de l'opprobre que lui inflige Julie ; le plus juste ressentiment doit être refoulé et soigneusement dissimulé ; il faut qu'à la lâcheté s'ajoute l'hypocrisie. Que d'épreuves, messieurs ! quelles tortures de tous les jours ! quelle pression lente qui, peu à peu, incline une tête droite vers la terre et lui inflige un pli indélébile ! Ajoutez les conseils de Livie, sa froide prévoyance, son machiavélisme, son parti pris de tout supporter pour l'avenir ; ajoutez l'exemple d'Auguste, son immoralité, son hypocrisie et les malfaisantes leçons du contact journalier de sa politique comme de sa vie privée. et confessez que, pour résister à cette longue corruption et ne pas être avili par une telle servitude, il faut une nature au-dessus de l'ordinaire, il faut une fierté native que trente ans de persécutions, mal déguisées sous les faveurs arrachées par Livie, n'ont pu abattre.

Pour énerver tout à fait l'âme de Tibère et le conduire au degré de bassesse qui engendre les tyrans, une suprême épreuve est nécessaire. Après avoir connu la protection funeste chi maître, il connaîtra ses rigueurs ; après avoir gémi sous l'aile du pouvoir absolu, il tremblera loin de ce pouvoir, qui ne lui apparaîtra plus que comme un spectre terrible. Alors l'héritier des Claudius aura été anéanti avec les instincts altiers et la vigueur républicaine de sa race ; il ne restera plus que le digne héritier d'Auguste.

 

 

 



[1] Tiberius, in-8°, Berlin, 1863.

[2] Histoire des révolutions de l'empire romain. — Voyez aussi la thèse latine de M. Duruy, de Tiberio imperatore, 1853 ; le Mémoire de Salvatore Betti, dans le t. CXXVI du Giornale Arcadico, et les apologistes de Tibère cités à la p. 9 de même Mémoire.

[3] Dion Cassius, LVII, 2.

[4] Il représente, de profil, Tibère jeune, idéalisé, et Caligula ; il est gravé dans l'Iconographie romaine.

[5] Oculis adeo contentis ac tumentibus.

[6] Voyez le chapitre IV du volume d'Auguste (in-8° chez Michel Lévy).