ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

CORINTHE

CHAPITRE IV. — L'ISTHME.

 

 

Autant la partie du territoire de Corinthe limitrophe de la Sicyonie est fertile[1], autant l'isthme est rebelle à la culture[2]. Ce n'est, la plupart du temps, que le rocher à peine recouvert d'une légère couche de terre. Aussi les Corinthiens en tiraient-ils sans peine les pierres destinées à leurs constructions ; à chaque pas, les rochers bouleversés, taillés à fleur du sol, attestent qu'une ville entière est sortie de leur sein. En même temps, le vide fait par les vivants était rempli par les morts ; les excavations devenaient des tombeaux, la carrière une nécropole.

Le nombre des tombeaux que l'on a découverts dans l'isthme et que l'on découvre encore chaque jour est immense. Il semble que non-seulement les citoyens de cette grande ville, mais les habitants de la Grèce entière, aient voulu être ensevelis dans une terre sacrée que protégeait Neptune. C'est là que se trouvent en foule ces vases quelquefois précieux, souvent grossiers de travail, mais toujours élégants de forme, que recherchent les voyageurs. Des monnaies antiques, des bijoux excitent en outre le zèle intéressé des paysans que quelques coups de pioche suffisent à enrichir. L'industrie, du reste, n'est pas nouvelle : on lit dans Strabon[3] que la colonie envoyée par César fut d'abord moins occupée à se bâtir des demeures qu'à fouiller les tombeaux de l'isthme.

Les nouveaux habitants, dit-il, en remuant les ruines et en creusant en même temps les tombeaux, trouvèrent une grande quantité de bronzes et de vases ornés de peintures. Frappés de leur beauté, ils ne laissèrent aucun tombeau sans le fouiller ; riches de tant de découvertes qu'ils vendaient fort cher, ils remplirent Rome de necrocorinthia. C'est le nom qu'on donnait à tous ces objets tirés des tombeaux, et surtout aux vases de terre cuite. Dans le commencement, ils furent fort estimés[4] et mis au même rang que les bronzes de Corinthe. Dans la suite, cette vogue cessa : ils étaient épuisés, ou ceux qui restaient étaient d'un travail moins parfait.

Faut-il s'étonner si aujourd'hui on ne trouve plus guère que des vases communs, œuvre de la nouvelle colonie ou rebut des vases antiques que l'on rendait à la terre avec les morts. Ce fait devrait inspirer de graves scrupules à ceux qui attribuent à l'art étrusque tant de belles œuvres céramiques que l'on découvre dans les environs de Rome et au nord du Tibre, et dont une partie avait été apportée de la Grèce ; car Rome en fut remplie[5] ; et les vases funéraires de Corinthe, après avoir orné l'atrium des riches, durent se retrouver tôt ou tard au tombeau avec leurs possesseurs.

Après une heure et demie de marche, on arrive de Corinthe au Posidonium ou Hiéron de l'isthme. Il est situé à peu de distance du golfe Saronique et du Schœnus, troisième port de Corinthe. Le stade où se célébraient les jeux est à droite de la route. La forme en est encore reconnaissable, malgré les orges qui le recouvrent.

Le théâtre est moins aisé à découvrir, tant est singulière sa position. On est accoutumé, en Grèce, à voir les théâtres adossés à une hauteur, inondés de lumière, commandant une vue étendue et choisie ; la nature contribuait toujours de moitié avec l'art au plaisir des yeux. A l'isthme, au contraire, le théâtre est enseveli au fond d'un petit ravin, sans air, sans horizon. On ne peut croire que le goût grec ait jamais accepté une si triste situation, alors même que les lieux n'en eussent point offert de plus favorable. Bouleverser le sol, élever une montagne factice, entreprendre les travaux les plus gigantesques leur fût venu plutôt à l'esprit que de s'enterrer dans un ravin où Ajax et Antigone eussent en vain cherché la brillante lumière du soleil, pour lui adresser leurs suprêmes adieux. La plupart des théâtres avaient exigé des travaux de terrassement considérables ; celui de Mégalopolis semble construit tout entier sur des terres rapportées.

Pausanias, qui ne fait que nommer le théâtre de l'isthme[6], ne dit pas s'il était d'époque grecque on romaine. Les ruines parlent à sa place, et les constructions en brique, les fragments d'une colonne de marbre vert, sont des preuves irrécusables d'un travail romain.

A l'est de ce théâtre, cent pas plus loin, on voit l'enceinte consacrée à Neptune. C'était à la fois un péribole de temple et une fortification. L'épaisseur des murailles, la grandeur des pierres, qui sont de l'ordre hellénique le plus régulier, les tours carrées dont elles étaient flanquées, tout atteste la prévision .du danger. Pour Corinthe, l'ennemi était toujours en dehors du Péloponnèse ; en cas d'invasion, Neptune était le premier exposé à ses attaques.

L'emplacement du temple est encore visible : un fragment de colonne dorique jeté parmi les ruines du mur d'enceinte en faisait évidemment partie. Pausanias dit que ce temple n'était pas des plus grands. On y arrivait par une belle avenue : d'un côté étaient les statues des athlètes vainqueurs, de l'autre des pins alignés qui s'élevaient très droit pour la plupart.

Sur ce temple, qui n'est, pas des plus grands, dit Pausanias[7], sont placés des tritons de bronze. Il y a dans le vestibule deux statues de Neptune, une statue d'Amphitrite, une autre de la déesse Thalassa, en bronze comme les précédentes. Dans l'intérieur du temple est une offrande faite de nos jours par Hérode l'Athénien[8]. Ce sont quatre chevaux dorés, à l'exception des sabots qui sont en ivoire. A côté du char, deux tritons en or jusqu'à la ceinture ; le bas du corps est aussi en ivoire. Sur le char, Amphitrite et Neptune ; debout sur un dauphin, Palémon enfant. Toutes ces statues sont également d'or et d'ivoire. Sur le socle qui supporte le char, on a représenté : au milieu, la mer soulevant Vénus enfant ; sur les côtés, les Néréides.

« Les autres statues qui ornent ce temple sont : le Calme, la Mer, un Cheval dont le corps se termine en poisson, Ino, Bellérophon et Pégase.

Aucun lieu dans toute la Grèce n'était plus clairement que l'isthme prédestiné par la nature au culte de Neptune. Le dieu, cependant, n'en devint point possesseur sans procès. Vaincu à Athènes par Minerve, il faillit se voir repoussé aussi de Corinthe, dont le Soleil était souverain. Briarde, qu'ils prirent pour arbitre, adjugea l'isthme à Neptune, Corinthe au Soleil[9].

A gauche du temple de Neptune et dans la même enceinte, on voyait le temple de Palémon et sa statue, ainsi que celle de Leucothée, sa mère. Chacun sait que ces deux noms furent donnés à Mélicerte et à Ino lorsqu'on en fit des divinités. Cette métamorphose a été racontée par Ovide. Ino, femme d'Athamas, avait déjà vu son mari en démence massacrer l'aîné de ses enfants. Éperdue, elle s'enfuit tenant le plus jeune dans ses bras, et, du haut des roches scironiennes, se précipita dans la mer. Le corps de Mélicerte fut, dit-on, porté par un dauphin[10] vers l'isthme de Corinthe et déposé sous un pin ; Sisyphe lui érigea un temple et institua les jeux Isthmiques en son honneur. Les monnaies de la nouvelle Corinthe rappelaient cet événement miraculeux : elles représentaient tantôt Palémon enfant couché sur un dauphin, tantôt Leucothée le tenant dans ses bras et le présentant à Neptune.

Il y avait, en outre, dans l'enceinte sacrée, un autel des Cyclopes, un sanctuaire souterrain, où était le corps de Palémon. Malheur à celui qui violait le serment prêté dans ce lieu ! On chercherait inutilement, ajoute Pausanias[11], les tombeaux de Sisyphe et de Nélée. Ils y sont cependant : car Nélée mourut de maladie en passant par Corinthe. Mais Sisyphe refusa de montrer son tombeau même à Nestor. Il lui était défendu de révéler ce secret à aucun mortel. Quant au tombeau de Sisyphe, déjà parmi ses contemporains bien peu savaient où il se trouvait.

Quoique Pausanias ne cite que ces temples, il y avait cependant dans l'hiéron de l'isthme d'autres monuments fort anciens, que leur état de dégradation lui fit juger peut-être indignes d'attention. C'étaient les temples de l'Abondance, de Proserpine, de Pluton, les autels des dieux du pays qui avaient une enceinte particulière et un pronaos. Ruinés par les tremblements de terre et par le temps, ils furent restaurés, à une époque postérieure au voyage de Pausanias, par le grand prêtre Publius Licinius Priscus Juventianus. En même temps, Juventianus fit construire à ses frais des logements pour les athlètes que les jeux Isthmiques attiraient de toutes les parties du monde, un portique pour embellir le stade, des temples nouveaux consacrés à Cérès ; à Proserpine, à Bacchus, à Diane. Toutes ces, magnificences sont consignées dans une inscription précieuse qui se voyait encore sur les lieux au siècle dernier, et qui a été transportée depuis au musée de Vérone.

Aux dieux du pays et de la patrie,

Publius Licinius Priscus Juventianus, fils de Publius, de la tribu Æmilia, grand prêtre à vie, a fait construire les logements pour les athlètes qui viennent aux jeux Isthmiques de toutes les parties du monde. En outre, le Palémonion avec ses ornements, le sanctuaire où l'on offre à Palémon des sacrifices funèbres, l'avenue sacrée, les autels des dieux du pays avec le péribole et le pronaos, l'édifice où l'on examine les athlètes, le temple du Soleil, avec sa statue et un péribole, le péribole du Bois sacré, les temples qui ornent. ce bois, à savoir  les temples de Cérès, de Proserpine, de Bacchus, de Diane, avec leurs statues, leurs ornements et leurs portiques, ont été élevés à ses frais. Il a aussi restauré les temples de l'Abondance, de Proserpine„ le Plutonium, les escaliers, les soubassements détruits par les tremblements de terre et le temps. C'est lui encore qui a consacré, en souvenir de son édilité, le portique qui touche au stade, avec ses chambres voûtées et ses ornements[12].

Malgré ces embellissements, l'hiéron de l'isthme ne fut jamais digne d'être comparé à Olympie, cette ville de chefs-d'œuvre, de temples, d'innombrables statues ; de même que ses rochers stériles sont bien loin de la belle vallée de l'Alphée. Mais cela ne nuisait en rien à l'éclat des jeux qui s'y célébraient ; ils ne le cédaient en importance et en antiquité qu'aux jeux Olympiques.

Ils furent institués, cinq générations avant la guerre de Troie, par Sisyphe, en mémoire de Mélicerte dont le corps, rejeté par les flots, semblait désigné par Neptune aux honneurs et au culte des mortels. Thésée, peu d'années après, leur donna une constitution nouvelle, et les dédia à une divinité plus digne de présider à leurs solennités, à Neptune lui-même. Le but de Thésée était de rapprocher les Ioniens et les Éoliens du Péloponnèse des Ioniens de l'Attique, et d'établir entre eux un lien politique. Car, ce qui dans, le principe distingua les jeux Pythiques, Olympiques, Isthmiques et Néméens de ceux qui se célébraient dans un grand nombre d'autres lieux, c'est qu'ils étaient un congrès politique autant qu'une réunion de plaisir. Pendant que la multitude était attirée par les fêtes, les chefs des différents États qui formaient l'Amphictyonie[13] venaient discuter les intérêts communs d'une race ou d'une confédération. Ainsi Delphes, qui, par suite de la puissance dorienne, devint le centre de la grande. et unique Amphictyonie, ne réunissait d'abord que les peuples du nord de la Grèce ; Némée, les membres épars de la famille achéenne et les tributaires de la domination argienne ; Olympie fut sans doute aussi le centre d'une ligue entre les États occidentaux du Péloponnèse, avant que Lycurgue en fit l'école de la nationalité grecque. De même la race éolienne et ionienne confédérée se réunit à l'isthme.

Le conquête dorienne enleva aux jeux isthmiques ce caractère politique. Aussi, pendant plusieurs siècles, ne furent-ils plus qu'une fête locale semblable à tant d'autres que célébraient les villes grecques. Mais, après le règne de Cypsélus, ils prirent un développement et une splendeur nouvelle. La société grecque, après de longs déchirements, s'était constituée ; la civilisation enseignait l'amour des arts, des fêtes, des plaisirs pacifiques. Les habitants des différents pays désiraient se rencontrer ailleurs que sur le champ de bataille, et Olympie les avait initié au charme de la réunion.

L'isthme semblait créé pour servir de rendez-vous à tous les peuples ; c'était le centre du monde grec. Qu'on s'y rendit du Péloponnèse ou du continent, de la mer d'Occident ou de la mer d'Orient, le voyage était court, le déplacement facile. De plus, la richesse des Corinthiens leur permettait d'apporter à la célébration des jeux un luxe et une magnificence qui excitaient singulièrement l'empressement des Grecs. Le concours était si grand que les principaux membres des villes de la Grèce pouvaient seuls y trouver place. Les Éléens seuls ne s'y rendaient point ; par respect pour une ancienne tradition, disaient-ils[14], par jalousie plus vraisemblablement. Corinthe, en effet, glorieuse de tant de splendeur, voulait éclipser Olympie ; quand la Grèce entière mesurait le temps par le retour périodique des solennités olympiques, seuls les Corinthiens avaient une ère à part : ils dataient des jeux de l'isthme[15].

Ce fut à l'isthme que Titus Quinctius Flamininus fit proclamer la liberté de la Grèce, jour que l'ivresse des peuples déclara aussi beau que le jour de Salamine.

Une foule immense était assise dans le stade pour assister aux combats gymniques[16] ; car la Grèce, délivrée depuis peu de temps de la guerre, accourait à ces fèces dans l'attente de la liberté, et pour jouir, du moins, d'une paix dont elle était assurée. Le son de la trompette fit faire silence dans l'assemblée ; le héraut s'avança au milieu de l'arène, et proclama le décret suivant :

Le sénat romain et Titus Quinctius, général, proconsul, après avoir vaincu le roi Philippe et les Macédoniens, déclarent libres, exempts de garnisons et d'impôts, régis par les seules lois de leur pays les Corinthiens, Locriens, Phocidiens, Eubéens, Achéens, Phthiotes, Magnètes, Thessaliens, Perrhébes.

Au premier moment, tous les spectateurs n'entendirent ni complètement ni distinctement. Le stade était plein de confusion et de troublé. Les uns s'étonnaient, les autres interrogeaient, tous demandaient une seconde lecture. Quand le silence fut rétabli, le héraut, renforçant sa voix, proclama le décret de manière à ce que tous l'entendissent. Alors ce fut un immense cri de joie qui retentissait jusqu'à la mer. Tout le théâtre se leva ; on ne songeait plus aux combattants ; on se hâtait, on s'élançait, ou saluait Titus, on l'appelait le sauveur, le défenseur de la Grèce. Il arriva alors ce qu'on répète souvent pour faire concevoir l'étendue et la force excessive d'une clameur : des corbeaux qui volaient par hasard au-dessus de l'assemblée tombèrent dans le stade.....

Tant de joie et d'illusions devaient être de courte durée. Corinthe elle-même, qui présidait à ces fêtes mémorables, devait apprendre par une triste expérience ce qu'était la liberté que lui apportait Rome. La ruine de la ville n'empêcha point les jeux de se célébrer, ni les Grecs asservis d'y accourir. Les plaisirs ne leur étaient-ils pas plus que jamais nécessaires ? Les vainqueurs le comprirent, et chargèrent les Sicyoniens de la présidence jusqu'à l'arrivée de la colonie qui releva Corinthe.

La largeur de l'isthme, selon Diodore, Strabon et Scylax, est de quarante stades, six kilomètres environ. Aussi deux idées devaient-elles se présenter naturellement : fortifier et barrer cet étroit passage ; percer un canal qui unit les deux mers et fit du Péloponnèse une île.

Le premier projet fut réalisé plusieurs fois, tant dans l'antiquité que dans les temps modernes. Le silence des auteurs anciens autorise à croire que l'isthme ne fut jamais coupé par une fortification permanente, mais qu'aux jours de danger seulement le Péloponnèse réuni se prémunissait à la bâte contre les invasions. Quel intérêt avait, en effet, Corinthe, si bien défendue, à fermer le bas de l'isthme et à protéger l'Argolide ouverte de ce côté ? Les habitants de l'intérieur eux-mêmes auraient-ils consenti à être ainsi emprisonnés, avec les Corinthiens pour geôliers ? Mais quand les Doriens, quand les Perses, quand les Thébains menaçaient le Péloponnèse, les peuples qui l'habitaient se réunissaient à l'isthme. Non contents de faire à leur patrie un rempart de leur corps, ils élevaient dès murs, creusaient des basés pour arrêter l'ennemi, un travail de cette sorte n'était pas destiné à durer plus longtemps que le danger. Sa ruine devait être aussi prompte que se construction.

Les Grecs rassemblés à l'isthme, dit Diodore[17], étaient effrayés de la force de l'armée persane. La mort des guerriers les plus valeureux aux Thermopyles les avait frappés, et la ruine d'Athènes, à laquelle ils avaient assisté[18], acheva de les consterner. Leurs chefs... décidèrent alors de fermer l'isthme par un mur. Cet ouvrage fut rapidement achevé, grâce à l'ardeur et au nombre des travailleurs. Les Péloponnésiens construisirent ainsi ce mur, qui avait quarante stades et s'étendait du Léchée au port Cenchrées.

Le mur construit du temps de l'invasion de Xerxès était si peu un ouvrage d'art et de durée qu'il fut élevé précipitamment avec tous les matériaux qui se trouvaient sous la main, pierres, briques, bois, sacs de sable, et qu'on y travaillait jour et nuit[19].

Cent douze ans après, il n'y avait pas non plus de fortifications permanentes, quand les Athéniens, les Corinthiens et les Spartiates résolurent de défendre l'isthme contre l'invasion béotienne. Le travail qu'ils entreprirent n'était pas destiné à durer plus longtemps que celui du siècle précédent. Ils coupèrent l'isthme du Léchée au Cenchrées, par une ligne de palissades et un fossé profond[20]. Cette précaution n'empêcha pas, il est vrai, Épaminondas de forcer le passage et d'entrer dans le Péloponnèse.

Ce fut sous les empereurs romains, à l'époque où les Barbares se pressaient aux frontières septentrionales de la Grèce, qu'un ouvrage complet et durable de fortification fut entrepris. L'empereur Valérien fit construire le mur de l'Isthme pour arrêter l'irruption des hordes scythes. Justinien le fit rebâtir en y ajoutant cent cinquante-trois tours. Il est difficile d'attribuer à une époque plus reculée les ruines que l'on voit aujourd'hui ; encore, le plan seul des premières assises dateraient-ils de ce temps. Car si l'on ignore combien de fois le mur de l'isthme fut renversé par les Barbares, l'on sait qu'il fût plus d'une fois relevé, par l'empereur Emmanuel, notamment, en 1413. Détruit de nouveau par Amirat II, en 1424, il fut reconstruit à différentes reprises et à grands frais par les Vénitiens, à la fin du quinzième et du dix-septième siècle. On l'appelait Hexamili, parce que sa longueur était en effet de six mille roussins ; aujourd'hui encore le village situé au milieu de l'isthme conserve ce nom.

Percer l'isthme était une entreprise autrement gigantesque, un de ces projets que rêvent les esprits ambitieux de s'immortaliser comme Périandre[21] ; les conquérants qui veulent vaincre la nature elle-même, comme Démétrius[22] et César[23] ; les riches qui ne savent où engloutir leurs trésors, comme Hérode Atticus[24] ; les insensés, enfin, comme Caligula[25] et Néron[26], qui tourmentent l'univers de leur folie. Qu'on se figure combien de milliers de bras, combien de temps', combien d'or il aurait fallu pour creuser un canal de dix-huit mille pieds de long, à travers un terrain qui est tout rocher, et s'élève parfois de quatre-vingts mètres au-dessus du niveau de la mer. Aussi les génies à belles conceptions se gardèrent-ils de les mettre à exécution. On payait de défaites ; le niveau des deux mers était inégal, et leur jonction eût amené d'immenses désastres. Un seul, le moins prudent de tous, se mit lui-même à l'œuvre : ce fut Néron. Après avoir célébré en une seule année tous les grands jeux de la Grèce, après s'y être décerné toutes les couronnes, il voulut égaler Hercule, et créer, lui aussi, un détroit de Gadès[27]. Des milliers d'hommes furent réunis, soldats, esclaves, condamnés, six mille prisonniers juifs envoyés par Vespasien. Devant les prétoriens rangés en bataille, Néron prononça un magnifique discours ; puis, au son de la trompette, il donna le premier coup de pioche, remplit de terre une hotte et l'emporta sur ses épaules. Malheureusement on conspirait à Rome pendant ce temps ; l'affranchi Hélius vint arracher son maître désespéré à son œuvre à peine commencée.

Les Corinthiens, au temps de leur prospérité, se seraient bien gardés d'une telle entreprise, surtout si elle eût pu être menée à fin. Car un canal à travers l'Isthme, qu'était-ce autre chose que la ruine de Corinthe ? Elle cessait sur l'heure d'être le lieu des deux mondes comme des deux parties de la Grèce, l'entreprise de l'Orient et de l'Occident. Ce n'était plus qu'une ville du littoral, réduite à son industrie locale, à ses vases, à ses bronzes, ses couvertures, ses courtisanes. Périandre n'avait peut-être, après tout, point d'autre but quand il songeait à percer l'isthme. Sa politique n'était elle pas de réprimer la richesse, le luxe, l'amour du gain, et de tourner l'esprit de ses sujets vers les conquêtes, la gloire et les vertus, filles de la pauvreté ?

Aux yeux des Grecs, du reste, il y avait un travail bien plus simple pour franchir cet obstacle, et Hérodote avait grand'raison de s'étonner que Xerxès fit percer l'Athos. Ne pouvait-il avec beaucoup moins de peine, dit-il, faire passer ses vaisseaux à force de bras par-dessus l'isthme ?

C'était là, en effet, nue opération familière aux Grecs, et que rendaient facile les dimensions de leurs galères ; si familière que plusieurs mots étaient employés dans la langue usuelle pour exprimer cette action : δυσθμεΐν, διισθμίζειν, διισθμονίζειν. A Corinthe, non seulement ce transport d'une mer à l'autre était fréquent, mais un système permanent de machines avait été établi pour cet usage, et l'on appelait Diolcos le chemin par lequel on tirait les vaisseaux, source de grands revenus pour la ville en temps de paix, grand avantage en temps de guerre pour faire manœuvrer les flottes selon le besoin, notamment dans la guerre du Péloponnèse[28]. C'était du Léchée au port Schœnus que s'étendait le Diolcos.

Le Schœnus avait été nommé ainsi à cause des • joncs qui l'entouraient. Aujourd'hui encore croissent sur le sable de petits joncs aux pointes acérées. Mais le nom n'en est pas moins perdu, quoique toujours mérité.

De là, le retour à Athènes est facile sur une de ces barques modernes qui rappellent les barques d'Homère par leur forme et la simplicité de leur gréement. bri passe entre Égine et Salamine, longtemps rivales redoutables d'Athènes, l'une dans les arts, l'autre dans les combats. Après avoir doublé la pointe de on longe Psytalie, îlot sur lequel Aristide alla massacrer, pendant la bataille, la garnison que les Perses y avaient jetée. On laisse à gauche la montagne sur laquelle Xerxès établit son trône, et ce canal entre Salamine et la côte, où vingt vaisseaux modernes pourraient à peine manœuvrer, et où combattirent jadis, selon les historiens grecs, deux mille bâtiments.

Quelque beaux, quelque nombreux, quelque divers que soient les lieux que l'on a parcourus, la plaine d'Athènes produit, malgré sa nudité, ses maigres oliviers, ses torrents desséchés, ses montagnes arides, le même effet que la campagne de Rome. C'est encore ce qu'il y a en Grèce de plus grand, de plus sympathique, de plus cher aux yeux comme aux souvenirs. Il semble qu'un ciel, qu'une lumière spéciale éclaire toujours Athènes, de même que la destinée lui a départi jadis une histoire et une splendeur qu'aucun autre peuple n'a surpassées.

La perfection est un tempérament de toutes les qualités : Athènes est donc pour nous l'expression la plus parfaite du génie grec, non seulement parce qu'elle en représente toutes les faces, mais parce qu'elle les représente à un degré éminent. Puissante sur terre, héroïque autant que Sparte, elle conquit l'empire des mers que Minos et Polycrate avaient un jour rêvé, et que Corinthe ne sut point saisir. Placée au seuil du monde dorien, respectée comme une métropole par les Ioniens, qui envoyaient rallumer le feu sacré à son prytanée, Athènes réunit les tendances opposées des deux races : dans les arts comme dans les lettres, elle eut à la fois la grandeur de l'esprit dorien, la fécondité et la grâce de l'Ionie. Au théâtre de Bacchus, la tragédie parlait alternativement les deux dialectes, et c'est à Athènes que les deux ordres d'architecture ont créé leurs chefs-d'œuvre. Le Péloponnèse, après une lutte acharnée, eut un jour la joie de détruire les floues d'Athènes et de raser ses murs ; mais il était trop lard : la ville de Minerve était déjà ce qu'elle sera toujours dans l'histoire — la capitale de la Grèce.

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] La beauté de cette plaine faisait proverbe. C'était la plus grande richesse qu'on pût souhaiter à ses amis (Athénée, V, p. 219.)

[2] Le territoire de Corinthe n'est guère fertile, dit Strabon, mais inégal et rocailleux. C'est pourquoi l'on dit : Corinthe la Sourcilleuse ; et le proverbe ajoute que Corinthe n'a que sourcils et cavités (Strabon, l. VIII, c. 6, p. 382.)

[3] L. VIII, p. 381.

[4] Pétrone, sur le point de mourir, voulant déshériter la cupidité de Néron, son bourreau, brisa un vase murrhin de l'époque grecque, estimé trois cents talents ( plus d'un million) ; les vases fictiles de la même provenance, selon Pline, se payaient encore plus cher.

[5] Strabon, loc. cit.

[6] Wheler et Spon ont vu, au dix-septième siècle, les beaux restes d'un théâtre de pierre blanche. Sans doute il s'agit du théâtre voisin du port Schœnus. Mais ce théâtre, fort petit d'ailleurs, appartenait au Schœnus et servait à ses habitants.

[7] Pausanias, loc. cit.

[8] Partout on retrouve les inépuisables trésors qu'Hérode avait découverts à Athènes et dont il faisait un si noble emploi. Pour lui s'était réalisé un conte des Mille et une Nuits.

[9] Pausanias, Corinth., I.

[10] Pausanias, Att., XLIV.

[11] Corinth., II.

[12] Maffei, Mus. Veron., p. XXXIX. L'inscription a été reproduite par Bœckh, C. I. G., t. I, p. 573 ; elle avait été publiée pour la première fois par Spon, Itin., III, p. 225.

[13] On sait que le nom d'Amphictyonie ne s'appliquait pas seulement à la confédération formée dans le nord par Amphictyon, mais aussi, par une extension naturelle, aux différentes ligues qui unissaient anciennement les peuples de la Grèce. Il y avait une amphictyonie qui tenait ses assemblées à Oncheste, une autre à Calaurie, une autre à Délos, etc., etc.

[14] Hercule, dans son expédition contre Augias, avait tué les fils d'Actor dans une embuscade. Molione, leur mère, demanda en vain aux Corinthiens que le meurtrier fût exclu des jeux Isthmiques. Alors elle prononça des imprécations contre ceux des Éléens qui ne s'abstiendraient pas de paraître à ces jeux. (Pausanias, Elid., l. I, c. II.)

[15] Ils se célébraient tous les deux ans, quoiqu'ils fussent nommés άγώνες τριετηρικοί, par suite de l'usage grec de compter toujours une année de plus. Ainsi les olympiades étaient des πενταετηρίδες.

[16] Plutarque, Vie de Flamininus.

[17] Diodore, l. XI, c. 16.

[18] Ils avaient pu voir, de l'isthme, l'incendie allumé par Xerxès.

[19] Hérodote, l. VIII, c. 71.

[20] Diodore, l. XV, c. 68.

[21] Diogène Laërte, l. I, § 99.

[22] Strabon, p. 54.

[23] Dion Cassius, l. XLIV, ch. 5. — Plutarque, Vie de César. — Suétone, ibid.

[24] Philostrate, Vie des Sophistes, l. II, c. 6.

[25] Suétone, Vie de Caligula.

[26] Suétone, Vie de Néron, XIX.

[27] Suétone, Vie de Néron, XIX.

[28] Thucydide, l. III, c. 15 ; l. VIII, c. 7 et passim.