ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

SICYONE

CHAPITRE IV. — L'ÉCOLE DE SCULPTURE.

 

 

Sicyone et Corinthe se disputaient l'invention de la plastique, comme elles se disputaient la découverte de la peinture. Si Dibutade était né à Sicyone, il avait vécu à Corinthe, et c'était à Corinthe que l'on conservait son premier essai. Il était potier. Un soir, sa fille, voulant conserver l'image d'un jeune homme qu'elle aimait et qui allait partir, grava sur un mur l'ombre projetée par son visage. Le père en leva l'empreinte avec de l'argile et la fit cuire avec ses autres vases[1]. Ainsi, les Grecs cachaient sous les fables les plus charmantes leur ignorance des origines de l'art.

Avant le sixième siècle, l'histoire ne parle point des artistes de Sicyone ni de leurs œuvres. Il y en avait, cependant ; car cette ville fut de tout temps célèbre par le travail des métaux[2], héritage des Telchines, qui, disait-on, l'avaient jadis occupée. Il semble que cette célébrité même, et les élèves tout prêts qu'ils espéraient trouver, déterminèrent Dipœnus et Scyllis à se fixer à Sicyone, lorsqu'ils quittèrent la Crète, leur patrie[3].

Dipœnus et Scyllis travaillèrent les premiers le marbre avec succès. Ils vinrent enseigner leur secret aux sculpteurs du continent, qui leur témoignèrent d'abord plus de jalousie que de reconnaissance. Avant qu'ils eussent achevé les premières statues que leur demandait Sicyone, les mauvais traitements de leurs rivaux les forçaient à quitter la ville. Ils passèrent en Étolie. Aussitôt la peste et la famine annoncèrent au peuple sicyonien la colère des dieux ; l'oracle de Delphes parla : il fallut, à force d'honneurs et de présents, obtenir des cieux Crétois qu'ils revinssent achever leurs statues. Elles représentaient quatre divinités : Apollon, Diane, Hercule, Minerve ; cette dernière fut, dans la suite des temps, frappée de la foudre. Sicyone leur dut encore une Minerve ; Argos et Cléone, villes voisines, étaient, au dire de Pline, remplies des œuvres de Dipœnus.

Dipœnus et Scyllis acquirent autant de renommée par le nombre et le mérite de leurs élèves que par leurs propres ouvrages. Ils formèrent Dontas, Doryclidas, Médon, Théoclès, tous Lacédémoniens, Cléarque de Rhégium, Tectæus et Angélion. La plupart étaient déjà toreuticiens et le demeurèrent toujours. Car, des diverses branches de la sculpture, la toreutique fut la plus estimée, celle qui créa les chefs-d'œuvre les plus magnifiques : le travail du marbre n'était qu'une science accessoire au beau siècle, pour Polyclète comme pour Phidias.

L'élève préféré de Dipœnus et de Scyllis, celui qui prit, après leur mort, la direction de l'école naissante, ce fut Aristoclès. Ce fait n'est point spécifié par les auteurs anciens. Mais, comme ils nous apprennent qu'Aristoclès était de Cydon, c'est-à-dire Crétois, ainsi que ses maîtres ; comme ils nous le montrent établi sur le continent, ainsi que son fils Cléœtas[4] ; comme nous voyons ses petits-fils, Aristoclès et Canachus, vivre et enseigner leur art à Sicyone ; comme les dates coïncident parfaitement, le premier Aristoclès n'étant postérieur à Dipœnus et à Scyllis que de quatre, ou cinq olympiades, il est naturel d'en conclure qu'il fut leur élève et les suivit à Sicyone. Dans l'antiquité, les artistes n'ont de patrie que celle qu'ils adoptent ; Sicyone elle-même perdit ainsi Polyclète, qui se fit citoyen d'Argos et fut la gloire d'une ville étrangère.

On ne cite d'Aristoclès que son Hercule combattant avec une amazone à cheval. Évagoras de Zancle lui avait commandé ce groupe pour Olympie[5].

Cléœtas, son fils[6], ne fut pas seulement sculpteur, mais architecte en même temps : double talent que nous rencontrons souvent chez les artistes grecs, aussi bien que chez les artistes de la renaissance italienne. Cléœtas avait construit dans le stade d'Olympie la célèbre hippaphesis que j'ai déjà eu l'occasion de décrire. Il était si lier de son œuvre, qu'il s'en faisait un titre, même à Athènes, en gravant son nom sur le piédestal d'une de ses statues. Cette statue était vraisemblablement celle que Pausanias vit dans l'acropole[7]. Elle représentait un homme avec un casque, et dont les ongles étaient en argent. Pausanias admira beaucoup l'art avec lequel elle était exécutée.

Les fils de Cléœtas, Aristoclès et Canachus, furent tous les deux des sculpteurs célèbres ; Canachus surtout, dont les œuvres furent plus répandues. Tout en conservant quelque chose de la simplicité et de la roideur[8] de la manière archaïque, il contribua puissamment au progrès de l'art : avec Agéladas d'Argos, il est le précurseur du grand siècle. Il travaillait avec un égal succès le bronze et le marbre[9], l'or et l'ivoire. Il fit, de concert avec son frère et Agéladas lui-même, le groupe des Trois Muses, tant admiré par les anciens, et dont une épigramme nous a conservé le souvenir[10].

On pourrait, jusqu'à un certain point, conclure de cette communauté de travail qu'Agéladas, dont le maitre est inconnu, étudia à Sicyone dans l'atelier de Cléœtas. Les écoles de Sicyone et d'Argos, si voisines et toutes deux remarquables, échangèrent plus d'une fois leurs leçons et leurs maîtres.

L'œuvre la plus considérable de Canachus était une statue colossale en bronze d'Apollon Philésien[11]. On louait particulièrement le cerf qui était auprès du dieu. Cette statue était dans le temple de Didyme, près de Milet. Xerxès, après son expédition, l'emporta à Ecbatane, d'où elle fut enlevée par Séleucus Nicator et rendue à ses légitimes possesseurs.

Il fit une autre statue d'Apollon Isménien pour les Thébains. Elle était en cèdre : Pausanias la vit répétée en bronze[12]. On admirait un autre de ses bronzes, des Enfants conduisant un cheval, auxquels les Latins conservèrent leur nom grec et qu'ils appelaient les Célétizontes[13].

Enfin, Corinthe lui devait une Vénus en or et en ivoire. La déesse était assise, le polus sur la tête, tenant d'une main un pavot, de l'autre une pomme[14].

Aristoclès, qui portait le même nom que son grand-père, selon la coutume des Grecs, fut presque égal en réputation à son frère Canachus[15]. Mais il semble que son enseignement ait été plus goûté que ses œuvres. Avec sa Muse, on ne cite qu'un groupe de Jupiter et de Ganymède, consacré à Olympie. Au contraire, il est désigné comme le continuateur des traditions de l'école. Il forme un des chaînons de cette série de sculpteurs qui, pendant sept générations, soutinrent et développèrent les principes du vieil Aristoclès. Son élève Synnoon, Éginète, les transmet à son fils Ptolichus ; celui-ci, à Sostrate de Chio, qui instruit à son tour son fils Pantias. Telle était la suite et la fermeté de l'enseignement, tel était, peut-être, le mérite de ces maîtres, dont les noms sont aujourd'hui sans écho, que l'on savait encore, au temps de Pausanias[16], l'ordre dans lequel ils se succédèrent, comme s'il se fût agi d'une dynastie de rois. Ils remplissent, en effet, près de deux siècles[17].

Il est inutile de reproduire ici, tous les doutes, toutes les discussions qui se sont élevées au sujet de Polyclète. Qu'il soit natif de Sicyone, comme l'affirme Pline, ou bien d'Argos, comme le dit Pausanias, il n'en est pas moins constant qu'il étudia auprès d'Agéladas à Argos, qu'il y vécut, qu'il y créa ses chefs-d'œuvre et y forma sis élèves. Ce fut donc.une gloire perdue pour Sicyone : perte d'autant plus regrettable qu'avec Polyclète, cette ville aimée des arts pourrait représenter les trois grandes époques de la sculpture, également illustre à toutes les époques, réunissant les œuvres archaïques de Dipœnus, de Scyllis, des deux Aristoclès, de Cléœtas, de Canachus, les œuvres idéales de Polyclète et de ses fils, les œuvres de l'école de Lysippe, empreintes d'une beauté toute réelle, mais saisissantes de vérité et de perfection.

Du reste, malgré le départ de Polyclète, l'art resta florissant à Sicyone. Dans un court espace de vingt-huit années[18], on y compte six sculpteurs distingués. Le voisinage d'Argos, la grande réputation de Polyclète, les liens de famille et d'amitié qui l'unissaient à son pays natal ne pouvaient manquer de peser, en quelque sorte, sur l'école de Sicyone et d'attirer en Argolide quelques élèves. Ce fut là, en effet, qu'Alypus, Cléon et Canachus allèrent étudier. Mais, plus fidèles que Polyclète, ils revinrent dans leur patrie.

Canachus le Jeune, probablement petit-fils du grand Canachus, était un des artistes qui travaillèrent au célèbre trophée de Lysandre. Le général spartiate, voulant rendre immortel le souvenir d'Ægos-Potamos, consacra à Delphes, non-seulement sa propre statue, mais les statues de tous les chefs, spartiates ou alliés, qui avaient contribué à la victoire. Canachus, Alypus et Patrocle de Sicyone prirent part à cette vaste tâche. Canachus fit, avec Patrocle, les statues d'Épirycide et d'Épéonice[19] en bronze. Il avait aussi, à Olympie, une autre statue en bronze, celle de Bycellus, enfant sicyonien, le premier qui eût été vainqueur au pugilat[20].

Alypus, élève de l'Argien Naucydès, outre les statues de bronze qui étaient destinées à Delphes, fit également des Statues d'athlètes pour Olympie, net immense sanctuaire où les images des hommes devaient bientôt se compter par milliers. On y montrait sou Symmaque, son Néolaidas, son Archédamus,

Patrocle, comme ses amis et ses rivaux, travailla à cette série d'œuvres que Lysandre osa commander, malgré les lois de Lycurgue. Comme eux aussi, il représenta des athlètes. Pline le classe parmi les artistes qui firent des athlètes, des chasseurs et des prêtres[21]. Son fils et son élève, Dédale, fut d'une grande fécondité. Pausanias cite de lui, seulement à Olympie, le trophée consacré par les Éléens, après qu'ils eurent battu les Lacédémoniens dans l'Altis, les statues de Timon et de son fils, d'Aristodètne, de Narycidas, de l'Éléen Eupolémus. A Delphes, Dédale avait exécuté une partie des statues que les Tégéates consacrèrent, afin d'éterniser le souvenir d'une victoire[22].

Démocrite, à son tour, représenta Hippon, enfant éléen, vainqueur au pugilat[23]. Quoique de Sicyone, il avait eu pour maître Pison de Calaurie, que l'on rattache, à tort peut-être, à l'école attique. Mais Pison travailla au trophée d'Ægos-Potamos, dont l'entreprise fut en partie confiée aux artistes sicyoniens. Un lien existait donc déjà entre eux et le maître de Démocrite.

Cléon, au contraire, se forma auprès d'Antiphane, un des successeurs de Polyclète. Pline fait de lui et de Démocrite le même éloge : il dit qu'ils excellaient à représenter des philosophes[24]. Pausanias cite de Cléon les œuvres suivantes : l'Arcadien Alcédas, Damocrite, Dilonochus, frère de Troïlus, qui fut vainqueur dans la 102e olympiade, l'Éléen Hysmon, Lydnus d'Héræa, tous athlètes. Cependant Cléon fit aussi des dieux, une Vénus en bronze et deux statues de Jupiter[25].

Ainsi, pendant les années les plus cruelles de son histoire, quoique bouleversée par des troubles sans cesse renaissants, Sicyone ne vit s'éteindre ni le talent ni l'enseignement de son école. Mais il est impossible de ne pas être frappé de la direction précise et un peu étroite qui est déjà imprimée aux travaux de cette époque. Excepté Cléon, tous les sculpteurs qui viennent d'être nommés s'appliquèrent exclusivement à des sujets d'imitation exacte ; ils firent des athlètes, des prêtres, des philosophes, des généraux, c'est-à-dire des portraits. Les portraits ne seront pas, si l'on veut, ce qu'ils furent un demi-siècle plus tard. Ils seront à peine ressemblants et traités d'une une manière libre ; les corps nus des guerriers et des lutteurs, les belles draperies des prêtres et des philosophes, fourniront un vaste champs à l'imagination des artistes et à la variété féconde de leur ciseau. Toutefois ils ne peuvent s'écarter beaucoup de la nature ; ils y sont même ramenés constamment et ils la regardent de plus près, à mesure qu'ils avancent dans leur carrière. Le progrès de la civilisation imprimait fatalement à l'art cette tendance. Les temples étaient remplis des images des dieux : on se tourna vers les images des hommes. La reconnaissance des États ne manqua jamais de raisons, ni la vanité des particuliers de prétextes, pour consacrer les types individuels. Plus tard, la flatterie devait les multiplier à l'infini.

Le principe réaliste commençait donc à percer dans l'école de sculpture, lorsque la peinture s'en empara. Elle lui dut aussitôt ce style sobre et ferme qui commanda l'attention de la Grèce et une solidité d'exécution qui ne gênait point la poursuite toujours un peu enivrée de l'idéal. Je me suis appesanti, dans le chapitre précédent, sur le conseil d'Eupompe à Lysippe. Je ne sais s'il fut réellement donné. Mais, alors même que les anciens inventent les anecdotes qu'ils racontent, elles n'en sont pas moins précieuses, parce qu'elles sont un résumé, une forme plus vive de leurs jugements. Si, dans le développement logique des arts, la peinture naît après la sculpture, elle l'emporte bientôt sur son aînée en importance et en popularité : nous la voyons plus d'une fois décider du goût et du style d'une époque. L'influence exercée par Eupompe sur un jeune homme, sur un simple artisan[26], qui sent son talent sans trouver encore sa véritable voie, est d'autant plus naturelle qu'il n'y avait point alors à Sicyone de sculpteur assez célèbre pour la combattre. Bien plus, les derniers maîtres s'étaient rapprochés peu à peu d'un principe dont le temps était venu.

Lysippe disait lui-même que Polyctète, Phidias, Myron, avaient fait les hommes tels qu'ils devraient être, et que lui les faisait tels qu'on les voyait. Était-ce pour l'art une décadence ? Était-ce un progrès ? Question difficile à résoudre quand l'une et l'autre théorie se justifient par des chefs-d'œuvre[27].

Lysippe s'efforça donc surtout de reproduire la nature avec la perfection infinie de ses détails, plus jaloux de donner au bronze la vérité vivante que la beauté absolue. Cette tendance d'un génie observateur et positif se retrouve jusque dans le choix des sujets. Il laisse les types généraux et un peu vagues qui s'intitulent Divinités, Force, Jeunesse, Mouvement, Grâce, et ouvrent une carrière immense aux conceptions et aux rêves. Il se met en face d'un type individuel, il l'accepte, il le copie, avec ses difficultés dont il triomphe, avec ses défauts qu'il rachète à force d'art, et dont il fait quelquefois le cachet inimitable de son œuvre. Alexandre ne voulait servir de modèle qu'au seul Lysippe, peut-être parce que Lysippe seul savait transformer en beauté une légère difformité du héros. Alexandre avait une épaule un peu plus haute que l'autre ; il portait donc la tête penchée et les yeux tournés vers le ciel. Lysippe tirait un tel parti de cette attitude qu'il donnait à ses statues une majesté mille et quelque chose de la physionomie du lion[28].

L'étude constante de la nature prèle assurément à l'art plus de vérité matérielle, une exécution parfaite, une puissance complète d'illusion. Mais il y a plus de poésie, plus d'élévation dans la contemplation intérieure d'un esprit qui se crée un modèle invisible, combine les formes les plus idéales, et façonne ensuite la matière où sa pensée prend un corps et s'anime. Lysippe s'essaya aussi à des créations originales. On sait qu'il fit un certain nombre de statues de dieux. Il y avait de lui un Jupiter Néméen à Argos[29], un autre Jupiter à Mégare[30], un Neptune à Corinthe[31], un Bacchus sur l'Hélicon[32], un Hercule et un Jupiter sur la place publique de Sicyone[33], un autre Hercule à Alyzia en Acarnanie[34], une statue de l'Amour à Thespies[35]. Tarente possédait de lui deux colosses, un Jupiter de quarante coudées et un Hercule qui fut transporté à Rome par Fabius Cunctator, et plus tard à Constantinople.

Mais les œuvres de ce genre sont une exception, si l'on considère la prodigieuse fécondité de Lysippe, qui produisit six cent dix statues ou figures de bronze, selon Pline[36]. Il représenta Alexandre sous tous les aspects et à tous les âges[37]. Il fit les statues de ses amis, d'Héphestion le premier, de ses généraux, des vingt-cinq gardes à cheval et des neuf gardes à pied qui furent tués à ses côtés sur les bords du Granique[38]. Tous étaient d'une ressemblance parfaite[39]. Il fit aussi des chevaux, des chiens, des animaux, des chasses. A Delphes, on voyait de lui une chasse d'Alexandre. Son lion mourant fut enlevé de Lampsaque par Agrippa et emporté à Rome. Ses quadriges étaient aussi nombreux qu'admirés[40]. Le plus célèbre était celui du Soleil, à Rhodes[41]. J'oubliais ses athlètes, sujet qui exerçait encore sa merveilleuse facilité saisir la nature humaine, Callicrate, Chilon, Potydamas, Pythios, Troile, Xénargide, que Pausanias vit à Olympie[42], et tant  d'autres qu'il trouva plus. Il faut y joindre Praxilla, Socrate[43], Ésope et les sept Sages de la Grèce[44], la statue de l'Occasion, si joliment décrite par l'épigramme de Posidippe, la Joueuse de flûte ivre, le Satyre d'Athènes, et l'Apoxyomène qu'Agrippa avait placé devant ses Thermes. Tibère le fit emporter un jour dans son palais. Mais telles furent les clameurs des Romains au théâtre que l'empereur dut leur rendre la statue dont ils faisaient leurs délices[45].

Lysippe et Praxitèle représentent la, perfection de l'art, de même que Polyclète et Phidias en représentent la grandeur. Les  opinions seront toujours partagées entre les beautés d'exécution et les beautés de sentiment, entre la forme et l'idéal. Mais, sans vouloir rabaisser le talent de Lysippe, je réclamerai contre le jugement de Pline[46], ou plutôt des critiques grecs dont il est l'écho ; car il semble l'élever au-dessus de tous ses prédécesseurs. Lysippe, » dit-il, fit faire de grands progrès à la statuaire ; en rendant les cheveux avec plus de soin, en faisant les tètes plus petites que ne les faisaient les anciens maîtres, en donnant aux corps plus de maigreur et plus de sécheresse, afin de les faire paraître plus élancés. Ce sont là des progrès, si l'on veut, qui conduisent la statuaire à une vérité toute matérielle, mais qui la conduisent aussi à sa décadence : la suite de l'histoire ne le fit que trop promptement voir. Les maîtres du grand siècle s'inquiétaient peu de copier minutieusement toutes les boucles d'une chevelure ; mais ils donnaient aux cheveux de leurs statues un mouvement, une abondance, une harmonie, que la nature la plus magnifique ne pouvait fournir. Leurs têtes étaient plus fortes, mais combien elles prêtaient plus à la grandeur, au calme, à l'expression ! Combien la richesse des formes et leur largeur un peu carrée, comme disaient les anciens, étaient heureuses pour le développement, soit de la force, soit de la grâce ! Combien il était plus facile d'y répandre la beauté et d'y pétrir, en quelque sorte, le sentiment plastique ! Les œuvres des écoles réalistes auront toujours plus de popularité, parce que leur mérite est surtout extérieur et saisit les regards les plus grossiers. Mais, si la beauté des œuvres idéales n'est accessible qu'à un petit nombre de juges, si elle demande, pour être saisie, une contemplation plus sérieuse et plus réfléchie, elle n'en mérite que mieux d'occuper le premier rang. Là est la grandeur de l'art, là est son avenir.

Je parlais tout à l'heure de la fécondité de Lysippe. On se demande comment elle peut se concilier avec la perfection de ses ouvrages, si universellement reconnue qu'on prétendait qu'une seule de ses statues était un titre suffisant à l'immortalité[47]. Et ce n'était pas une perfection d'ensemble ; mais on retrouvait dans les plus petits détails le même fini, la même délicatesse[48] ; si bien que Pétrone fait mourir Lysippe d'épuisement, pendant qu'il s'acharnait à donner et à redonner encore le dernier fini à une seule statue[49].

Mais on cesse de s'étonner du chiffre prodigieux qu'atteignent les statues de Lysippe, lorsque l'on sait que toutes étaient en bronze. Autant le travail du marbre est long, difficile, autant la fonte du bronze est rapide. Le seul travail, c'est le modèle en terre, qui se prête, du reste, si heureusement aux inspirations du génie et à ses caprices. En même temps, comme si cette facilité de production ne se fût pas suffi à elle-même, une découverte nouvelle, le moulage, lui vint en aide pour multiplier ses œuvres.

Ce fut Lysistrate, frère de Lysippe et sculptent comme lui, qui eut d'abord l'idée de monter avec du plâtre le masque humain, et qui obtint ainsi des ressemblances dont on n'avait point encore l'idée. Car auparavant, je le faisais remarquer à propos des maîtres qui précèdent Lysippe, on ne s'étudiait qu'à faire les portraits aussi beaux que possible. Le nom inscrit sur le piédestal empêchait toute confusion. On conçoit de quel secours cette découverte fut pour Lysippe, et combien peut-être elle contribua à le porter vers l'imitation exacte des types individuels. Après avoir moulé des visages humains, il était tout naturel de mouler des statues. C'est ce que fit Lysistrate[50]. On ne cite de lui, du reste, qu'une statue : celle de Mélanippe[51].

Dœtondas et Ménechme étaient contemporains de Lysippe. Le premier, fils d'un certain Moschion qui prit part à l'expédition d'Alexandre contre Darius, fit la statue de Théotime, athlète éléen[52]. Le second était écrivain, encore plus que sculpteur ; car il composa un traité sur la toreutique et une histoire d'Alexandre. Cependant on vantait son jeune taureau qu'un homme pressait du genou et dont la tête était renversée[53]. C'est à peu près la disposition des bas-reliefs consacrés au dieu Mithra.

Lysippe eut trois fils qui, tous les trois, embrassèrent son art et furent ses élèves ; mais leur mérite comme leur succès, fut inégal. On cite de Bédas une seule statue, de Daippus quelques athlètes[54]. Euthycrate fut de beaucoup le plus célèbre. L'antiquité signale avec éloge, parmi ses œuvres, l'Hercule de Delphes, l'Alexandre, le chasseur Thespis, les Thespiades, un Combat de cavaliers, Trophonius, des quadriges, des chevaux, des chiens de chasse[55].

Euthycrate ne se proposa d'imiter ni la grâce ni la délicatesse de son père. Il ne prit de son style que la fermeté, préférant l'austérité au charme[56]. Il semble avoir subi, encore plus que Lysippe, l'influence de l'école de peinture, qui affectait alors une manière si sévère, avec Mélanthe d'abord, puis avec Aristolaüs. On se souvient même qu'Aristolaüs représente, vis-à-vis de son père Pausias, cette sorte de réaction dont Euthycrate est le représentant dans l'école de Lysippe ; tendance d'autant plus remarquable que les élèves exagèrent d'ordinaire les principes de leur maître. Aussi serait-on tenté de reconnaître dans cette double réaction l'esprit dorien, qui maintient le goût public et qui pèse sur les deux écoles, au moment où des génies trop libres pourraient les égarer.

Parmi la foule de disciples que forma Lysippe, les Sicyoniens ne furent ni les moins zélés ni les moins habiles. Après sa mort, l'art se maintint dans sa perfection, à une époque où les lettres et la poésie étaient arrivées à leur décadence. Tisicrate surprit même si heureusement la méthode de Lysippe que l'on confondait ses meilleures statues avec celles du maitre, par exemple son Vieillard thébain, son Démétrius, son Peucestès[57] ; gloire suprême pour le disciple, mais secrète condamnation du maître qui se laissait imiter ou égaler. Je doute que rien de pareil fût arrivé à Polyclète. La reproduction des types individuels est à la portée des divers talents : l'idéal est moins accessible, et les œuvres qu'il inspire sont inimitables.

C'était à la fécondité de Lysippe, au contraire, que Xénocrate, élève de Tisicrate, s'efforçait d'atteindre, et, quelque considérable que fût le nombre de ses statues, il trouvait encore le temps d'écrire des traités sur son art[58]. Ménechme l'avait fait avant lui ; en sorte que l'école de sculpture ne voulut point rester en arrière de l'école de peinture et offrit le même caractère didactique.

Eutychidès, un autre élève de Lysippe, se présente avec une œuvre assez rare dans les ateliers de Sicyone à cette époque, une statue en marbre. Car nous sommes loin des traditions de Dipœnus et de Scyllis ; tous les artistes qui viennent d'être nommés travaillèrent le bronze. Si parfois ils travaillèrent le marbre, ce fut une exception, et les auteurs ne citent que leurs bronzes. La statue d'Eutychidès fut transportée plus tard à Rome ; elle appartenait à Asinius Pollion[59]. Son Eurotas, en bronze, était apprécié par les critiques grecs, qui poussaient le raffinement de leur admiration jusqu'au jeu de mots : L'Eurotas, disaient-ils, révélait un art plus limpide, plus coulant que le fleuve lui-même[60]. Il fit, pour Olympie, Timosthène, enfant éléen, vainqueur à la course, et pour les Syriens des bords de l'Oronte, la Fortune, œuvre où il put s'inspirer de l'Occasion de Lysippe.

Eutychidès eut pour élève Cantharus, Sicyonien, qui fit surtout dei statues d'athlètes, et qui, en outre, était habile à ciseler l'argent. Pline le classe parmi les artistes qui se soutinrent à un certain niveau, sans produire aucune œuvre remarquable.

On arrive avec lui à ces temps d'obscurité où l'art n'a plus d'autre centre, d'autre patrie que la »cour des rois qui le payent, des Ptolémées, des Séleucides, des rois de Pergame, plus lard des empereurs romains.

Telle est la nombreuse pléiade de peintres et de sculpteurs qui répandit sur Sicyone tant d'éclat et en fit une seconde Athènes. Quoique Sicyone fût un État dorien, l'élément conquérant avait été introduit sans violence par l'adoption d'un prince héraclide. La faible aristocratie qui suivit d'Argos le roi Phalcès périt peu à peu dans les guerres civiles. Avec elle disparut la sévérité de la constitution dorienne ; les noms mêmes des tribus, noms doriens, furent abolis[61]. Située à l'extrême limite du Péloponnèse, en contact avec Athènes et les îles, Sicyone était comme le point de fusion du génie dorien et du génie ionien ; elle unissait les principes et la solidité de l'un avec la liberté et la grâce de l'autre. Sparte demandait des leçons à ses sculpteurs[62] ; Athènes demandait des tableaux à ses peintres[63]. Sous cette double empreinte de la conquête et de la civilisation, il faudrait pouvoir démêler le caractère national, c'est-à-dire le caractère de la race 'primitive : léger, insouciant, amoureux du changement, de l'agitation, des troubles populaires ; amoureux surtout du beau et des jouissances élevées qu'il procure. À côté de la puissante Corinthe qui écrasait leur commerce et leur défendait tout espoir d'accroissement, les Sicyoniens étaient condamnés à une modeste destinée. Ils tournèrent vers les arts leur esprit naturellement actif et industrieux, et leur durent l'or qui leur manquait, les plaisirs qu'ils aimaient, l'affluence des étrangers qui venaient admirer, des artistes qui venaient s'instruire, la gloire surtout, ce mot si cher à toute âme grecque.

 

 

 



[1] Pline, XXXV, 43.

[2] Quæ diu fuit officinarum omnium metallorum patria. (Pline, XXXVI, 4.)

[3] Vers 576 av. J. C. — Priusquam Cyrus in Persis regnare inciperet, hoc est olympiade circiter L. (Pline, XXXVI, 4.)

[4] Toutes les discussions relatives aux deux Aristoclès et à leur famille ont été très-bien résumées par Sillig dans son Catalogue, au mot Aristoclès.

[5] Pausanias, Elid., I, c. XXV.

[6] Pausanias, Elid., I, c. XXIV.

[7] Att., XXIV.

[8] Cicéron, de Clar. Orat., XVIII. — Quintilien, Inst. Orat., XII, 10.

[9] Invenio et Canachum, laudatum inter statuarios, fecisse marmorea. (Pline, XXXVI, 4.)

On ne sait pas au juste s'il s'agit, dans ce passage, de Canachus, fils de Cléœtas, ou de son petit-fils Canachus le jeune. Mais, comme le premier Canachus fut de beaucoup le plus célèbre, il semble qu'on doit lui appliquer l'épithète de laudatum. Il continuait ainsi les traditions de Dipœnus et de Scyllis.

[10] Anthologie Palatine, Append., t. II, p. 692.

[11] Pline, XXXIV, 19. — Pausanias, Corinth., X, Béot., X.

[12] Pausanias, Béot., X.

[13] Pline, XXXIV, 19.

[14] Pausanias, Corinth., X.

[15] Pausanias, Elid., II, c. III.

[16] Pausanias, Elid., II, c. III.

[17] Voici le résultat des calculs chronologiques de Sillig : I. Aristocles Cydoniates, Ol. 54 ; II. Cléœtas, Ol. 64. III. Aristocles et Canachus, Ol. 68. IV. Synnoon, Ol. 75. V. Ptolichus, Ol. 82. VI. Sostratus, Ol. 89. VII. Pantias. Ol. 96.

[18] De la quatre-vingt-treizième à la centième olympiade.

[19] Pausanias, Phoc., IX.

[20] Pausanias, Elid., II, c. XIII.

[21] Pline, XXXIV, 19.

[22] Pausanias, Phoc., IX.

[23] Pausanias, Elid., II, c. III.

[24] Pline, XXXIV, 19.

[25] Pausanias, Elid., I, c. XVII et XXI.

[26] Primo ærarium fabrum, dit Pline (XXXIV, 19.)

[27] Vulgoque dicebat ab illis factos quales essent homines, a se quales viderentur.

Le sens vague des mots essent et viderentur est déterminé par l'histoire et par les jugements unanimes de la critique ancienne sur la nature de ces différents génies.

[28] Plutarque, de Alex. Magn. virtute, II, 2.

[29] Pausanias, Corinth., XX.

[30] Pausanias, Att., XLIII.

[31] Lucian., Jupit. trag., 9.

[32] Lucian., Jupit. trag., 12, et Pausanias, Béot., XXX.

[33] Pausanias, Corinth., IX.

[34] Strabon, X, p. 459.

[35] Pausanias, Béot., XXVII.

[36] XXXIV, 11. Quinze cents, selon une autre leçon.

[37] Fecit et Alexandrum Magnum multis operibus a pueritia ejus orsus. (Pline, XXXIV, 19.)

[38] Velleius Paterculus, I, II. — Plutarque, Vie d'Alex., XVI. — Metellus les transporta à Rome, et en décora les portiques qu'il fit construire.

[39] Summa omnium similitudine. (Pline, XXXIV, 19.) — Expressa similitudine figurarum. (Velleius Pat., loc. cit.)

[40] Fecit et quadrigas multorum generum. (Pline, loc. cit.)

[41] Nobilitatur.... imprimis..... quadriga cum sole Rhodiorum. (Pline, loc. cit.)

[42] Pausanias, Elid., l. II, c. I, II, IV, V, XIV, XVII.

[43] Diogène Laërte, II, § 43.

[44] Agathias, in Anthol. gr., IV, 33, 331.

[45] Pline, loc. cit.

[46] Pline, XXXIV, 19.

[47] Pline, XXXIV, 17.

[48] Pline, XXXIV, 19.

[49] Pétrone, Satiricon, 88.

[50] Pline, loc. cit.

[51] Tatianus, Adv. gr., 54, p. 117, éd. Worth.

[52] Pausanias, Elid., II, c. XVII.

[53] Pline, XXIV, 19.

[54] Pausanias, Elid., l. II, c. XII et XVI.

[55] Pline, XXXIV, 19.

[56] Pline, XXXIV, 19.

[57] Pline, XXXIV, 19.

[58] Pline, XXXIV, 19.

[59] Pline, XXXIV, 4.

[60] Pline, XXXIV, 19.

[61] Plutarque, Vie d'Aratus, II. — Hérodote, V, 67, 68.

[62] Doryclidas, Médon, Dontas, Théoclès étudièrent à Sicyone.

[63] Pamphile peignit pour les Athéniens une bataille. Aristolaüs fit pour eux son Thésée, son Périclès, son Peuple athénien.