Le territoire de Au temps de sa grandeur, la ville s'étendait le long de la plaine jusqu'à la mer ; les murs qui l'entouraient, ainsi que' le port et le quartier maritime, n'avaient pas moins de trois lieues de tour. Mais l'an 303 avant Jésus-Christ, Démétrius Poliorcète s'empara de Sicyone par surprise, la détruisit, et la rebâtit sur le plateau consacré à Cérès, qui n'avait servi jusque-là que d'acropole[2]. Il espérait pouvoir ainsi la défendre et la garder plus facilement. Les Sicyoniens, par avilissement plutôt que par reconnaissance, rendirent les honneurs divins à cet étrange fondateur, inaugurèrent par des fêtes leur nouvelle demeure, et lui donnèrent le nom de Démétrias. Les éléments complétèrent l'œuvre des hommes : un tremblement de terre acheva d'anéantir l'ancienne ville, en renversant aussi une partie de la nouvelle, et en la dépeuplant presque entièrement[3]. Ces deux faits expliquent pourquoi Pausanias trouva la plupart des temples récents à demi ruinés ; pourquoi surtout il ne parle pas d'admirables monuments qu'on s'attend à trouver avec lui à Sicyone, où l'art a été cultivé avec tant d'éclat. Ainsi, ce serait la ville de Démétrius dont le voyageur contemple aujourd'hui les dernières pierres. Cependant nous rechercherons tout à l'heure, après avoir décrit l'état actuel des lieux, si l'acropole de l'ancienne Sicyone ne contenait pas un certain nombre d'édifices, et si quelques-uns de ceux qui se voient encore ne sont pas antérieurs au temps de Démétrius. Le chemin par lequel on arrive de la plaine au sommet du plateau est le même que dans l'antiquité Les rochers taillés, des pierres helléniques éparses ou à demi enfouies, en marquent tee traces. C'était l'une des trois entrées de Sicyone, la porte de Corinthe, comme l'indique sa position, et la voie qui y menait était la voie des Tombeaux dont parle Pausanias. Les tombeaux de Sicyone étaient d'une construction particulière : la place consacrée par le cadavre était recouverte par un soubassement en pierre qui supportait des colonnes et un petit fronton semblable à celui des temples. C'est dans un de ces élégants monuments que reposait le poète comique Eupolis. Exilé sans doute pour quelques vers trop audacieux, il était venu chercher à Sicyone, au milieu de la politesse et des arts, une autre Athènes. Contre toute attente, les rochers escarpés que l'on a
gravis supportent une nouvelle plaine non moins fertile que le reste de L'enceinte de l'acropole, dit Diodore, est vaste et unie, entourée de précipices inaccessibles ; l'eau y vient en abondance et arrose de fertiles jardins : on y trouve plaisir pendant la paix, sécurité pendant la guerre[4]. Au milieu de mille traces confuses de constructions, on
distingue d'abord, sur la droite, à plusieurs centaines de pas du village
moderne de Vasilika, les ruines d'un
petit temple dorique : quelques larges pierres, des tambours de colonnes
cannelées, des triglyphes et deux fragments d'architrave en marbre blanc.
D'autres débris se retrouvent plus loin, du côté de la plaine, mêlés à des
ruines byzantines. Si l'on veut nommer ce temple, le voisinage de Près de ces ruines, une ouverture de rochers, régularisée
jadis par la main des hommes, descend obliquement vers la plaine. Des marches
taillées dans le roc sont même encore apparentes. C'était En revenant vers le centre du plateau , on ne trouve plus d'autre ruine distincte qu'une construction romaine d'assez grande dimension. M. Leake[6] voit dans ce monument le prétoire du gouverneur romain qui résida à Sicyone jusqu'au temps où Corinthe fut relevée par Jules César. La disposition intérieure des chambres et les traces de conduits de vapeur annoncent plutôt des bains. Le théâtre et le stade sont situés à l'extrémité occidentale de la ville. Le théâtre est adossé aux collines qui forment le sommet du plateau ; des restes de murs, à droite et à gauche, indiquent qu'il était enclavé dans le mur d'enceinte. Mais le rocher n'a pas suffi, et l'hémicycle est complété par des constructions en pierre. Ces ailes ainsi détachées ont permis de ménager deux passages voûtés qui sont de véritables vomitoires. J'emploie à dessein ce mot latin, parce que la pensée se reporte vers l'époque romaine, en face de travaux assez étrangers sus coutumes grecques et à l'architecture de leurs théâtres.. Les Grecs employaient peu la voûte, quoiqu'ils la sussent parfaitement construire. Leurs théâtres, qui n'ont jamais eu les gigantesques proportions des théâtres romains, n'étaient point assez vastes pour que les deux entrées placées à droite et à gauche du proscénium fussent insuffisantes. De plus, ils sentaient que ces ouvertures béantes sur les flancs de l'hémicycle eussent détruit l'effet des proportions élégantes et des courbes harmonieuses qu'ils cherchaient à donner avant tout à leurs théâtres, et qui recommandaient tant à leur admiration celui que Polyclète avait construit à Épidaure[7]. Les voûtes sont bâties en pierres régulières ; leur conservation est remarquable. Elles ont cela de particulier, qu'elles agrandissent brusquement leur diamètre du côté extérieur du théâtre, et forment un vestibule de quelques pas. Le théâtre est assez élevé : aussi peut-on y compter quarante rangs de gradins, quoique les terres éboulées, les herbes, empêchent de les distinguer également bien partout. Au fond, les gradins sont taillés dans le roc ; sur les ailes, ils sont-rapportés. On retrouve les deux escaliers, et par conséquent les trois divisions des gradins. Il ne reste plus rien du proscénium. Sur la scène était représenté un guerrier tenant un bouclier : c'était Aratus, le libérateur de Sicyone, le glorieux chef de la ligue achéenne. D'après nos idées modernes, cette place est peu convenable pour offrir l'image des grands hommes à la reconnaissance publique. Les anciens pensaient différemment. Peut-être avait-on voulu rappeler un des beaux triomphes d'Aratus, le jour où, maître de Corinthe par un hardi coup de main, il reçut au théâtre les applaudissements du peuple corinthien. Un peu plus haut que le théâtre, toujours vers l'occident
et l'Hélisson, est situé le stade, qui, comme le théâtre, regarde la mer.
L'admirable vue que commande tout le plateau de Sicyone frappe plus vivement
encore dans ces lieux où tout est spectacle, et où la nature devait charmer
les yeux autant que la scène la plus belle, autant que les jeux les plus
animés. C'était la basse ville, avec ses temples, ses mille œuvres d'art, son
port, ses vaisseaux, sujet de joie et d'orgueil pour le cœur des citoyens.
C'était cette riche et riante plaine que se partageaient Sicyone et Corinthe,
et qui allait peu à peu s'élevant jusqu'à Corinthe même, l'opulente rivale de
Sicyone. A droite, c'était l'Acrocorinthe, une véritable montagne, dont les
beaux rochers élevaient jusqu'au ciel des temples peints d'éclatantes
couleurs. Le golfe s'arrondissait mollement au pied de l'Acrocorinthe,
tournait vers le port Léchée, où se réunissaient les vaisseaux de l'Orient et
de l'Occident, et s'arrêtait brusquement au promontoire de Junon Acræa, qui
cachait la mer des Alcyons. La vue se portait alors plus loin sur les côtes
de Le stade, disais-je, regarde la mer, et sou axe est parallèle à celui du théâtre, quoique sur un niveau plus élevé. Sa longueur est considérable ; aussi, comme à Messène, les terrasses et les gradins, peu reconnaissables du reste, ne se continuent-ils que jusqu'aux deux tiers environ de la carrière. L'extrémité du stade arrive au bord du plateau de Sicyone : elle est artificielle, et des murs soutiennent les terres qu'on a rapportées, afin de suppléer au sol qui manquait. Ces murs sont d'un polygonal assez beau, de la deuxième époque ; ils ont cela de particulier, que, sur chacun des trois côtés de la terrasse, ils rentrent par une courbe très-marquée, et présentent une surface concave. On dirait que l'architecte a craint qu'un mur plan ne cédât à la pression des terres ; par une construction bizarre, il semble avoir voulu les refouler, et donner à son œuvre l'apparence d'une double solidité. Sur la. terrasse, .on remarque une ligne de pierres percées.de trous à intervalles égaux. Il y avait là, soit des poteaux pour attacher les chevaux, soit des barrières pour les contenir ; car c'était de ce côté du stade que la course commençait. Telles sont les ruines qui restent aujourd'hui de la ville
de Démétrius Poliorcète. Cependant ne sont-elles pas, pour la plupart, d'une
époque antérieure ? Quand l'acropole de Sicyone devint la ville véritable,
n'avait-elle été jusque-là rien de plus qu'un lieu fortifié qu'une citadelle
? N'est-ce pas là qu'avaient à s'établir les premiers habitants du pays, et
Sicyone, au temps de sa décadence, ne se trouva-t-elle pas reportée aux lieux
qui avaient été son berceau ? Malgré l'affirmation de Pausanias, qui dit qu'Ægialée,
son premier roi, l'avait construite dans la plaine[8], il est difficile
de croire que la colonie qui prit possession du pays n'ait pas cherché avant
tout une position sûre, à l'abri des attiques subites, des descentes de
pirates, si fréquentes dans ces temps reculés. Trouver une acropole, c'est-à-dire
un lieu naturellement fortifié, était la condition suprême de tout
établissement, surtout quand la mer était voisine et l'ennemi toujours
attendu. Aucune des villes antiques n'a méconnu cette nécessité. Pourquoi
Sicyone seule eût-elle fit exception ? Pausanias fournit lui-même lés preuves
qui le réfutent. Presque tous les anciens temples qu'il cite sont situés sur
l'acropole : ainsi les temples de Le même raisonnement peut s'appliquer au théâtre. Sa
situation, les murs de la citadelle auxquels il était uni, cette vue
magnifique que cherchaient avant tout les Grecs, indiquent que sa place n'a
pas changé, bien que sa forme ait pu être modifiée. Quand les Sicyoniens des
beaux siècles se pressaient autour dé la scène, quand le poète Eupolis
s'asseyait à la représentation de ses pièces, où donc nous figurerons-nous
l'enceinte consacrée à Bacchus et aux Muses ? Dans la plaine ? — Mais où sont
les terres rapportées, les montagnes artificielles, et ces énormes travaux qui
ne peuvent disparaître comme les pierres, les marbres, que renverse le temps
et qu'emportent les hommes ? Encore, un tel choix, contraire à l'usage
général de Ainsi la ville primitive n'a pas été complètement effacée ; il ne faut pas la chercher dans la plaine, sous les orges et les vignes qui en recouvrent les dernières pierres ; car les ruines si admirablement situées que l'on retrouve aujourd'hui sur la hauteur ne sont pas seulement les débris de Démétrios, d'une ville bâtie à la hâte dans un siècle de décadence : l'antique, la vraie Sicyone nous a laissé quelques-uns de ses monuments. |
[1] Strabon, l. VIII, p. 382.
[2] Strabon, l. VIII, p. 382. — Pausanias, Corinth., VII. — Plutarque, Vie de Démétrios, XXV . — Diodore Sic., l. XX, c. 102.
[3] Pausanias, Corinth., VII.
[4] L. XX, c. 102.
[5] Pausanias, Corinth., XI.
[6] Travels in Morea, t. III, p. 371.
[7] Pausanias, Corinth., XXVII.
[8] Pausanias, Corinth., XII.