ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

ÉLIDE

CHAPITRE I. — HISTOIRE DES ÉLÉENS.

 

 

L'histoire des premiers temps de la Grèce est si obscure et la tradition si confuse, qu'il faut toujours se garder des systèmes et des déductions les plus ingénieuses. Aussi, malgré l'opinion de Clavier[1], est-il permis de douter qu'Atlas, Prométhée, Deucalion, aient régné sur l'Élide avant le déluge. Il est plus vraisemblable, d'après le témoignage de Strabon[2], d'Apollodore[3] et de Denys d'Halicarnasse[4], que Dardanus était un prince originaire de ce pays. Chassé par le fameux déluge qui submergea cette partie de la Grèce, il passa dans l'île de Samothrace, puis en Phrygie.

Les Éléens, d'après Pausanias[5], regardaient comme leur premier roi Aëthlius. Aëthlius eut pour successeurs Endymion, dont les poètes ont fait un berger aimé de Diane ; Épéus[6] et Éléus, qui donnèrent successivement leur nom au pays ; Augias, dont Hercule nettoya les fabuleuses étables, et dont il punit l'ingratitude en conduisant contre lui une armée d'Argiens et d'Arcadiens.

L'hostilité de ce dernier peuple prouve que si jamais l'Élide avait fait partie de l'Arcadie, comme les Arcadiens le prétendaient, le lien était déjà brisé à cette époque, et que la communauté d'origine était presque effacée des souvenirs. Les Éléens étaient de race pélasgique, comme les Arcadiens, et se croyaient également autochtones.

Hercule prit et pilla Élis, battit les Pyliens de l'Élide, qui la secoururent, et n'épargna les Piséens, qui suivirent cet exemple, que par respect pour un oracle de la Pythie.

Les rois que je viens de nommer ne possédaient pas toute l'Élide, mais probablement le seul territoire d'Élis. Les autres princes, moins puissants et souverains de villes qui restèrent obscures, furent eux-mêmes promptement oubliés. Cependant nous lisons qu'Augias, menacé par Hercule, avait appelé à son secours Actor et ses fils, souverains de l'Élide. Après sa mort, le pouvoir, ou plutôt le pays, est[7] partagé entre quatre rois que l'on retrouve cités par Homère[8]. Des quarante vaisseaux qui composaient la flotte des Éléens, vingt suivaient Amphinuchus et Thalpius, dix suivaient Diorès, fils d'Amaryncée, dix Polyxénus, fils d'Agasthène et petit-fils d'Augias.

Dius fut le dernier roi aborigène : le contrecoup de l'invasion dorienne le fit tomber du trône. L'histoire de l'usurpateur qui prit sa place est singulière.

Les Héraclides, qui se souvenaient de leur défaite à l'Isthme cinquante ans  auparavant, ne savaient comment pénétrer dans le Péloponnèse. L'oracle leur. avait conseillé de prendre pour guide de leur entreprise celui qui avait trois yeux. Naturellement, leur embarras allait croissant, lorsque le hasard leur fit rencontrer un homme qui conduisait un mulet borgne. Cet homme, nommé Oxylus, leur conseilla de rentrer par mer dans le Péloponnèse, conduisit leurs. vaisseaux de Naupacte à Molycrium, et obtint en récompense le pays des Éléens qu'il avait habité un an et dont il connaissait la fertilité. Mais, craignant que les Doriens, s'ils voyaient l'Élide, ne voulussent plus la lui donner, Oxylus les conduisit à travers les montagnes de l'Arcadie. Après leur établissement en Messénie, en Laconie, en Argolide, il alla prendre possession de ses États à la tète d'un corps d'Étoliens convint avec Dius d'éviter une bataille générale et de choisir de chaque côté un combattant qui déciderait de leurs droits. Son champion fut vainqueur, et il monta sans obstacle sur le trône. Il eut l'esprit de respecter les coutumes du pays[9] et de combler Dius d'honneurs ; la ville d'Élis, accrue par les Étoliens qui l'avaient suivi, par les habitants des bourgs qu'il eut l'art d'attirer dans ses murs, devint bientôt peuplée et florissante.

Parmi les descendants d'Oxylus, le seul Iphitus mérite d'être nommé. Contemporain de Lycurgue, il remit en vigueur, d'après ses conseils, les jeux Olympiques. Un siècle après, en 780, nous trouvons la dignité royale abolie chez les Éléens, sans que l'histoire explique cette révolution. Ils choisirent deux magistrats suprêmes[10], qui étaient en même temps présidents des jeux : c'est pourquoi on leur donna le nom d'Hellanodices. Il y en eut d'abord deux, ensuite dix, un par tribu. Ce nombre varia encore, suivant les changements que subit la division en tribus. On élut aussi un sénat composé de quatre-vingt-dix membres, dont les fonctions étaient à vie ; Aristote en fait mention.

L'histoire des Éléens ne devint celle de toute l'Élide qu'après la destruction de Pise. La rivalité des deux villes est célèbre, et, pour la suivre, il faut remonter plusieurs siècles.

Œnomaüs est le premier roi de Pise qui nous soit connu. Il était contemporain d'Épéus, roi des Éléens. Tout le monde sait comment Pélops conquit sa fille et son trône ; mais ce qu'il faut remarquer surtout, c'est que Pélops, fils de Tantale, chassé de la Lydie par Ilus, était venu en Grèce avec de grandes richesses pour lever des troupes et reconquérir ses États[11]. Il avait réuni une armée d'Achéens en Thessalie, puis était passé dans le Péloponnèse pour augmenter ses forces. Mais, trouvant un royaume tout prêt, il oublia sa patrie et ses projets, et s'établit en Élide avec les Achéens qui l'avaient suivi. Par conséquent, il est probable que l'hostilité de race, autant que le désir de présider aux jeux Olympiques, rendit plus acharnée la lutte des deux villes.

Les enfants de Pélops, grâce aux richesses de leur père, trouvèrent des trônes dans le Péloponnèse : ainsi Pitthée, Trœzen, Atrée, Thyeste ; mais on ne sait pas quel fut son successeur dans le petit royaume de Pise, qui pendant plusieurs siècles resta enseveli dans l'oubli.

Pausanias cite un certain Pantaléon[12], qui, dans la 34e olympiade, s'empara de la tyrannie et la transmit à ses fils Démophon et Pyrrhus. Sous ce dernier, Pise fut vaincue et détruite, et il semble qu'elle ait tout fait pour s'attirer ce désastre, en bravant à plaisir les Éléens. Dès la 8e olympiade, les Piséens avaient appelé Phidon d'Argos[13], le plus violent des tyrans de la Grèce, et présidé les jeux avec lui. Dans la 34e, Pantaléon rassembla une armée chez les peuples voisins, et assura une seconde fois à son peuple une préséance qui devait lui être fatale. Les Éléens se montrèrent pourtant modérés, malgré la puissante alliance der Lacédémoniens. Car, dans la 48e olympiade, inquiets des armements de leurs ennemis, ils avaient pris les devants et envahi leur territoire. Mais ils se laissèrent toucher par les prières et les promesses de Démophon, et seize femmes choisies dans chacune des seize villes de l'Élide arrangèrent le différend à l'amiable[14]. Leur indulgence fut mal reconnue. Sous le règne de Pyrrhus, les Piséens leur déclarèrent la guerre de leur propre mouvement, et soulevèrent contre eux les villes de la Triphylie. lis furent vaincus, leur ville détruite, et ils allèrent chercher un asile en Étrurie, où Pise leur dut vraisemblablement sa fondation et son nom.

Dès lors, les Éléens, maitres de toute l'Élide, se livrèrent entièrement à la paix, à l'agriculture[15] et à la célébration des fêtes solennelles qui attiraient toute la Grèce. Pendant longtemps, ce caractère pacifique et sacré de l'Élide fut reconnu si sincèrement par le reste des Grecs[16], que les troupes étrangères déposaient leurs armes eu entrant sur le territoire consacré à Jupiter ; les Éléens ne les leur rendaient qu'à la frontière[17]. L'invasion des Perses les tira de ce calme profond, et ils coururent s'unir aux défenseurs de la commune patrie. Les Lacédémoniens, leurs anciens alliés, qui auraient voulu armer le monde entier contre Athènes, les forcèrent de se mêler aux sanglantes agitations de la Grèce et de les suivre en Attique. Il est vrai que cette violence tourna bientôt contre eux : les Éléens, impatients de secouer leur joug, se liguèrent avec les Arcadiens, les Argiens et. les Athéniens. Et même, lorsqu'Agis envahit l'Élide, ils le battirent à Olympie et le chassèrent de l'enceinte du temple où il avait osé engager le combat.

Agis avait entrepris cette expédition, disait-il, pour venger Lycas, athlète lacédémonien que les Hellanodices avaient fait frapper de verges. Comme les Éléens avaient exclu les Lacédémoniens des jeux, il s'était donné pour Thébain ; la sévérité avec laquelle cette supercherie fut punie prouve avec quelle autorité les Éléens maintenaient leurs privilèges contre les plus puissants États.

Mais l'âge d'or de l'Élide ne devait plus renaître. Affaiblis par des divisions intestines, dont les causes et les détails sont ignorés, ils subirent l'alliance de Philippe, roi de Macédoine ; et, si leur patriotisme refusa de combattre avec lui à Chéronée, leur haine contre Lacédémone les poussa à le suivre dans son invasion en Laconie. Après la mort d'Alexandre, ils s'unirent aux Grecs contre Antipater.

Leur fin fut obscure, et la domination romaine les trouva prêts pour la servitude. Peut-être cette période de leur histoire fut-elle la plus heureuse, sinon la plus honorable. Ils retrouvèrent forcément cette paix intérieure et extérieure qu'ils avaient depuis longtemps oubliée. Leurs fêtes et leurs pompes leur restaient, occupations qui ressemblaient à la vie politique, source de richesse, sacerdoce que les Romains eux-mêmes continuèrent de respecter.

 

 

 



[1] Histoire des premiers temps de la Grèce, t. I, p. 49.

[2] L. VIII, p. 53.

[3] L. III, c. 12, § 1.

[4] Am. rom., l. I, c. 61.

[5] Pausanias, Elid., l. I, c. I.

[6] Les Éléens s'appelèrent pendant quelque temps Épéens, du nom de ce prince. Homère leur conserve ce nom.

[7] Pausanias, Elid., I, c. I.

[8] Iliade, II, v. 620.

[9] Quant aux généalogies qui rattachaient à la fois Oxylus aux Héraclides, ses protecteurs, et aux Atlandides, premiers souverains du pays, c'est une de ces flatteries que les courtisans prodiguent aux rois, dans les temps civilisés, et que les conquérants ménagent à leurs peuples, dans les temps primitifs où le pouvoir a besoin de prestige.

[10] Pausanias, Elid., I, c. IX.

[11] Thucydide, l. I, § 9.

[12] Pausanias, Elid., II, c. XXI.

[13] Pausanias, Elid., I, c. XXII.

[14] Pausanias, Elid., I, c. XVI.

[15] Polybe, l. IV, § 73.

[16] Dans le principe, au contraire, tous les Péloponnésiens s'étaient refusés à le reconnaître et à se soumettre à la trêve sacrée. Il fallut une peste, avertissement des dieux, et la voix toute-puissante de l'oracle de Delphes pour les persuader.

[17] Phlégon de Tralles, Fragm. sur les Olympiques, dans Gronovius.