ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

LA TRIPHYLIE

CHAPITRE UNIQUE.

 

 

La Triphylie est un petit pays qui s'étend à l'ouest de la Grèce, sur les bords de la mer Ionienne, entre l'embouchure de l'Alphée et l'embouchure de la Néda, c'est-à-dire entre la Messénie et l'Élide ; à l'orient, elle touche à l'Arcadie. Elle renfermait neuf villes, selon Polybe[1], Samicurn, Lepræum, Hypana, Typaneæ, Pyrgi, Æpium, Bolax, Styllangium et Phrixa.

Strabon cite encore[2] Macistus, Epitalium et Pylos, qu'il prétend avoir été la capitale de Nestor, sujet de bien des discussions pour les modernes. Cependant on s'accorde généralement, malgré l'opinion du géographe ancien, à donner l'avantage à Pylos de Messénie, Pylos Coryphosienne, sur Pylos Triphyliaque et même sur une troisième Pylos qui était en Élide, à dix milles de la mer. Hérodote place aussi en Triphylie la ville de Nudium[3], et Pausanias Scillonte[4], retraite de Xénophon.

Triphylus, fils d'Arcas, donna au pays son nom, et les habitants se disaient Arcadiens d'origine. Cependant il ne paraît pas qu'ils aient jamais été réunis à l'Arcadie ; mais ils furent soumis tantôt aux Messéniens, tantôt aux Éléens. Ainsi, au temps de la guerre de Troie, on les voit suivre Nestor en Asie, après avoir quelque temps obéi à Pélops, roi de Pise. Ceux qui habitaient Pylos et l'aimable Aréné (Samicum) et Thryum (Tryoessa), gué de l'Alphée, et Æpy la bien bâtie, ont pour chef Nestor de Gérénia, célèbre par ses coursiers[5].

Plus tard, ils revinrent sous la domination de l'Élide. Nous savons par Strabon[6] que la Triphylie fut conquise vers la huitième olympiade par les Éléens, avec l'aide des Lacédémoniens. Depuis lors, les Triphyliens restèrent toujours dans leur dépendance, malgré leurs efforts pour redevenir libres, malgré l'alliance malheureuse qu'ils contractèrent avec l'île, lors de sa dernière lutte contre les Éléens[7].

Léprée refusa d'entrer dans la ligue ; mais, pendant la guerre du Péloponnèse, elle appela une garnison lacédémonienne ; ce qui donna lieu à de longues contestations entre Sparte[8] et Élis. Les Triphyliens se laissèrent entraîner plus tard par les Éléens dans la guerre sociale, et durent rendre leurs villes les unes après les autres à Philippe. La conquête romaine ne les sépara pas du pays plus puissant dont les siècles avaient consacré la domination.

La route qui mène de la Néda à l'Alphée, à travers la Triphylie, longe constamment la mer à gauche, et à droite les collines qui terminent la grande chaîne du Lycée. Le sol de cet étroit espace a été lentement conquis sur la mer, tantôt par le dépôt du limon qu'apportaient les torrents, tantôt par l'entassement des sables que les flots eux-mêmes rejetaient. Deux grands marais salés, où une partie des eaux est restée prisonnière, semblent avoir été ainsi formés.

En quittant la Néda, on traverse longtemps de charmants bosquets d'arbustes toujours verts, auxquels des plantes grimpantes s'entrelacent. On dirait que la main de l'homme les a disposés en haies et en massifs ; quand parfois de grands pins les dominent, quand de vertes pelouses les entourent, on se rappelle involontairement les parcs de nos pays, où l'art épuise ses combinaisons. Après dix minutes de marche, les voyageurs trouvaient encore, au commencement de ce siècle[9], quelques pierres helléniques et une architrave de marbre blanc : ce serait, selon le colonel Leake, l'emplacement de Pyrgi.

Un mille plus loin, on aperçoit à droite le village de Strovitzi, à la place de l'antique Léprée. Il ne reste que les murailles ruinées[10] de cette ville, qui fut la plus puissante de la Triphylie. Son fondateur, Lépréus, vivait au temps d'Hercule. Quand ce héros vint faire reconnaître à Nélée la domination argienne, il lui donna l'hospitalité. Hercule passait pour grand mangeur, et il parait que cette réputation ne datait pas de l'Alceste d'Euripide ; car Lépréus, qui se piquait de ne le céder à personne sur ce point, le provoqua à un combat de table[11]. Chaque adversaire prit un bœuf, l'égorgea, l'apprêta lui-même, selon les mœurs héroïques, et tous deux se tirèrent à leur honneur de cette rude épreuve. Sans doute que le gain du pari suscita quelque querelles Lépréus osa défier Hercule à un combat plus sérieux : il fut tué et enterré à Phigalie ; ce qui indiquerait qu'il était, comme la plupart des Triphyliens, d'origine arcadienne.

On prétendait aussi que les premiers habitants de la ville avaient été attaqués de la lèpre et avaient dû leur nom à cette maladie.

Après avoir traversé l'Acides, on entre sous une forêt de grands pins qui s'étend le long des côtes pendant six à sept milles. Cette forêt, qui existait dans l'antiquité[12], est remarquable par sa beauté autant que par sa position. Pendant plusieurs heures, le voyageur marche sur un sable fin, ombragé par des pins séculaires dont les feuilles, échauffées par le soleil, répandent un arome vif et pénétrant. De petits lacs, que les anciens appelaient Nymphæum, parce c'était un lieu consacré aux Nymphes anigrides, se succèdent au pied. des montagnes, à droite de la routé ; et font naitre sur leurs bords une végétation luxuriante dont les couleurs contrastent avec l'éclat si doux des pins de Grèce. Alors la vue devenue libre contemple les lignes harmonieuses et les teintes ardentes des derniers rochers du Lycée. Du côté opposé, à travers les troncs des arbres qui cachent le rivage, apparaît le bleu intense de la mer. La solitude, le silence ne sont point troublés par le voisinage des hommes ; çà et là, des arbres tombés de vieillesse .attestent que leur main a toujours respecté cette antique forêt.

Dès qu'on en est sorti, on franchit le défilé de Khaïaffa, grands rochers au milieu d'un marais, qui ne laissent qu'un passage su r une étroite chaussée. De là apparaissent, sur une hauteur couverte d'épais halliers, des murs et des tours helléniques d'une couleur sombre et d'un effet imposant : ce sont les ruines de Samicum.

Samicum ou Samia était une ville Inès-ancienne, citée par Homère, qui l'appelle Aréné. Il existe un fleuve, nommé Minyéus, qui se jette dans la mer près d'Aréné.

Or la rivière qui coule près de Samicum est l'Anigrus, et l'Anigrus, au dire des Arcadiens, se nommait anciennement Minyéus[13]. Ce fait seul prouve l'identité de Samicum et de l'Aréné d'Homère. Samicum était, avec Lépræum, la ville la plus florissante de la Triphylie. Son temple de Neptune était célèbre, et la Triphylie tout entière contribuait pour son entretien. La statue du dieu était sans barbe : un des pieds était croisé sur l'antre, et les deux mains s'appuyaient sur une lance. On revêtait la statue d'une robe de laine, de lin et de coton. Elle fut plus tard transportée à Élis[14].

Il ne reste de Samicum que le mur d'enceinte, qui entoure une hauteur d'accès difficile et domine toute la Triphylie. A gauche, la vue s'étend sur la plaine, sur le cours de la Néda, et n'est arrêtée que par la montagne de Cyparissia ; à droite, l'autre moitié de la Triphylie, les collines qui cachent l'Alphée, l'embouchure de ce fleuve au-dessous du promontoire Ichthys, et l'île de Zante au milieu de la mer Ionienne ; en face, l'étendue immense des flots, que la pensée suit jusqu'aux rivages de la Sicile. Ainsi,  au temps où Samia était libre, elle voyait s'avancer de loin ses ennemis et ne craignait aucune surprise, soit que les Messéniens se préparassent à franchir la Néda, soit que les Éléens parussent au défilé de l'Alphée, soit enfin que des pirates accourussent au pillage sur leurs rapides vaisseaux.

Les murailles sont d'une époque très-reculée, et semblent à peine postérieures aux murailles de Mycènes. C'est un mélange du polygonal régulier et du second ordre hellénique. La pierre est un silex ferrugineux d'une dureté prodigieuse, et d'une couleur foncée qui varie du rouge au noir, et rappelle les murs que l'on trouve dans Pile de Milo. Les assises sont presque toutes d'une énorme dimension., et se prolongent profondément à l'intérieur de la muraille, dont s'explique ainsi l'immuable solidité. Leur taille est belle, et atteste un travail et une intention de parfaite régularité que l'art d'alors ne permettait pas d'atteindre. Par exemple, on retrouve ce défaut d'agencement produit par les angles capricieux du polygonal, qui nécessitent l'intercalation de petites pierres ; ou bien, lorsque, dans un bloc énorme que l'on taillait, la matière manquait, il fallait remplir l'angle rentrant par la saillie de l'angle de la pierre voisine. Mais il est impossible de ne pas reconnaitre à la rareté de ces accidents que les architectes cherchaient déjà soigneusement à les éviter.

Les tours du midi surtout sont remarquables par leur beauté et par leur force. Au sommet de la colline, des murs rasés, que l'on distingue à peine sous la végétation qui les recouvre, ont dû servir de base ou d'enceinte à différents monuments.

L'embouchure du fleuve Anigrus ou Minyéus, citée par Homère, se confond probablement aujourd'hui avec les marais qui bordent la mer. Dès l'antiquité, du reste, les sables rejetés par les vagues arrêtaient son cours : Ses eaux fétides, dit Pausanias[15] (nous dirions aujourd'hui sulfureuses), guérissaient les maladies de peau. Après avoir prié dans la grotte des Nymphes anigrides, les malades se jetaient dans le fleuve, le traversaient à la nage et en sortaient parfaitement sains. Le centaure Chiron, blessé par une flèche (l'Hercule, avait lavé sa plaie dans l'Anigrus, qui resta depuis ce temps empesté par le venin de l'hydre.

La route jusqu'à l'Alphée n'offre rien de remarquable. Le nymphæum, les sables et les pins se resserrent vers la côte et s'écartent peu à peu des montagnes ; la terre devient de nouveau accessible à la culture. C'est sur les collines qui terminent la Triphylie et qui s'arrêtent au-dessus de l'Alphée qu'il faut placer Épitalium : d'après Strabon, Épitalium est la ville qu'Homère nomme Thryon ; à cet endroit, on traversait anciennement l'Alphée et l'on entrait en Élide.

 

 

 



[1] L. IV, c. 77.

[2] L. VIII, p. 343.

[3] L. IV, c. 148.

[4] Elid., I, c. VI.

[5] Iliade, II, v. 591.

[6] L. VIII, p. 358.

[7] Pausanias, Elid., I, c. V. — Polybe, l. IV, c. 77 .

[8] L'ambition de Sparte ne se portait pas seulement sur les pays riches et florissants ; elle semblait vouloir pénétrer et triompher dans les parties les plus reculées du Péloponnèse.

[9] Leake, Travels in the Morea, t. I, ch. 2.

[10] Leake, Travels in the Morea, p. 55.

[11] Pausanias, Elid., I, c. V.

[12] Pausanias, Elid., I, c. VI.

[13] Pausanias, Elid., I, c. VI.

[14] Pausanias, Elid., II, c. XXV.

[15] Pausanias, Elid., I, c. V.