ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

ARCADIE

CHAPITRE IV. — PHÉNÉE.

 

 

Le spectacle qui se découvre du haut du Sciathis est imposant, sévère, grandiose. Sept montagnes, dont la hauteur varie de cinq mille à sept mille trois cents pieds, forment un cercle immense autour du lac de. Phénée : le mont Crathis, un des pics Aroaniens, le Sciathis, l'Orexis, le Gérontium, le mont Sépia, et le Cyllène, le plus élevé de tous. Leurs sommets, couverts de neige et couronnés de sapins, se détachent légèrement sur le ciel si pur de la Grèce et se relient entre eux par des murailles de rochers aux couleurs riches, mais sombres. Leurs flancs descendent à pic jusqu'aux eaux, qu'ils resserrent comme dans un entonnoir. Une seule ouverture, l'étroite vallée de l'Olbius et de l'Aroanius, apparait un instant au nord, et bientôt, en tournant derrière le Cyllène, elle laisse un bras du Crathis fermer l'horizon. Le lac, qui a huit milles d'étendue du nord au sud et sept milles de l'est à l'ouest, est élevé lui-même de deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et semble plutôt être suspendu au ciel que toucher à la terre, lorsqu'on regarde, en arrière de Lykouria, la plaine que l'on a parcourue. Les yeux sont tellement surpris que, si quelques vapeurs s'élèvent au-dessus du lac, on croit à un nuage, à un mirage, plutôt qu'à la présence des eaux. Pour saisir la grandeur et la beauté d'une telle vue, il faut descendre et se placer à mi-côte, de manière à dominer le lac et à être dominé par les montagnes. Alors le voyageur ressent à la fois les impressions les plus opposées, frappé par la grandeur austère des montagnes et du site, pénétré par le charme toujours infaillible du ciel, de la lumière et des eaux où tout se reflète et s'adoucit comme dans un miroir. Cependant, de fréquents orages s'amassent sur ces sommets qui les appellent ; aussitôt, le caractère du lieu prend une unité effrayante.

L'antique Phénée est sur la gauche, au pied du Crathis ; l'on voit s'avancer sur les eaux un promontoire où dut être son acropole. Phénéus, autochtone, fonda la ville ; les Phénéates sont cités dans le dénombrement d'Homère[1].

L'histoire parle peu de ce petit peuple ; mais il est célèbre dans la tradition des temps héroïques par les glorieux hôtes qu'il reçut dans ses murs.

C'est à Phénée, chez Laonomé, mère d'Amphitryon, que se réfugia d'abord Hercule, quand Eurysthée le chassa de Tirynthe. Pour reconnaitre. l'hospitalité qu'il recevait des Phénéates, il creusa un canal de cinquante stades[2], voulant ainsi remédier aux inondations de l'Aroanius. Il dessécha le marais que les eaux avaient formé, en les conduisant jusqu'au pied de l'Orexis, où elles disparaissaient dans un gouffre.

Au retour de son expédition d'Élide, Hercule avait laissé à Phénée son frère Iphiclès blessé mortellement. La tradition conservait même les noms de Buphagus, habitant de Phénée, et de sa femme Promné, qui recueillirent, soignèrent et ensevelirent Iphiclès.

C'est à Phénée qu'Évandre conduisit Anchise lorsqu'il visitait l'Arcadie, à la suite de Priam. Ce voyage de la cour troyenne en Arcadie semble au premier abord une fiction du poêle, procédé employé si souvent par Homère, lorsqu'il veut établir entre ses héros un lien d'hospitalité. Mais, comme Évandre était de Pallantium, n'est-il fis vraisemblable que Virgile s'est appuyé sur une tradition qui nous est inconnue, pour réunir Anchise et Évandre dans les murs de Phénée ? Autrement, pourquoi choisir cette ville peu célèbre plutôt que Pallantium même, qui en était assez éloignée et qui était située du côté de Tégée ?

C'est encore dans le pays de Phénée qu'Ulysse, après avoir parcouru en vain la Grèce, retrouva ses coursiers perdus. Dans sa joie, il éleva un temple à Diane qui trouve les chevaux, et une statue à Neptune Hippius. Comme Ithaque n'était qu'un rocher, il laissa ses chevaux à Phénée, de même qu'il entretenait ses troupeaux de bœufs sur le continent, en face d'Ithaque. Les Phénéates montraient même, sur la base de la statue de Neptune, une inscription contenant quelques ordres que donnait Ulysse à ceux qui étaient chargés de ses chevaux, comme s'il instituait le dieu son intendant et leur gardien suprême.

Pausanias remarque que la statue de Neptune ne pouvait avoir été érigée par Ulysse ; car elle était de bronze et coulée d'un seul jet. L'art, ajoute-t-il avec raison, n'était pas encore si avancé, tant s'en faut, à cette époque.

Ces traditions de l'Arcadie sont si singulières parfois, leur naïveté leur donne en même temps un tel air de vraisemblance, qu'on ne sait quel mode de doute et de critique leur appliquer. Comme au fond elles n'ont que peu d'importance, le mieux est d'y croire aveuglément : cela donne aux lieux le charme et la poésie. Les fables sont la vie des ruines, comme les ruines sont la vie du paysage.

Il est difficile aujourd'hui de concilier l'aspect des lieux où fut Phénée et la description qu'en donne Pausanias. L'Acropole, dit-il[3], était escarpée de tous les côtés, et fortifiée seulement dans quelques parties plus accessibles. C'était là que se trouvaient le temple de Minerve Tritonia, ruiné dès l'antiquité, et la statue de Neptune Hippius. En descendant de la citadelle, on trouvait le stade et le tombeau d'Iphiclès ; dans la ville, un temple de Mercure, vénéré à Phénée par-dessus, tous les dieux (le voisinage du Cyllène explique cette vénération), et sa belle statue, ouvrage d'Euchir, Athénien. Près du temple de Cérès Éleusinienne, on voyait le Petrôma, c'est-à-dire deux grosses pierres ajustées l'une contre l'autre, qu'on écartait chaque année à l'époque de la célébration des grands mystères, et d'où l'on tirait des écrits relatifs à leur célébration ; lecture faite aux initiés, on les y renfermait de nouveau. Il y a là une vague ressemblance avec la manière dont se consultaient les livres sibyllins à Rome.

Sur le Pétrôma, il y avait un couvercle rond qui contenait un masque représentant Cérès. A l'époque des mystères, le prêtre se mettait ce masque sur le visage, et frappait de verges les dieux infernaux. — Je ferai remarquer, à ce propos, combien les mystères d'Éleusis étaient répandus dans toute l'Arcadie. Les Arcadiens, si jaloux de tout rapporter à eux, de tout faire naître dans leur pays, avouaient, par le nom seul de ces temples, que le culte leur était étranger. Ceux qui l'apportèrent. furent reçus à merveille, si l'on cherche le fait sous la forme mythique : car Cérès, dans ses voyages, fut si bien accueillie à Phénée, qu'elle combla de présents ses habitants et leur donna tous les légumes, excepté la fève, qui ne put jamais pousser dans le pays. Aussi regardaient-ils comme impur ce légume, sacré pour Pythagore.

On ne retrouve plus les temples qui ornaient la ville ; mais, sur le promontoire même, il reste quelques débris antiques. Quant à la place où s'étendait la ville, elle était, en 1850, recouverte par les eaux, et leur hauteur extraordinaire[4] contribuait à faire paraître plus petite l'ancienne acropole.

Le lac de Phénée n'existait pas dans l'antiquité ; à sa place, dl avait une plaine fertile, dont le bas était marécageux[5]. L'époque de sa formation nous est inconnue ; mais elle se rattache à un phénomène curieux, quoique facile à expliquer.

Deux rivières, l'Olbius et l'Aroanius, coulent près de Phénée, et apportent leurs eaux dans cet immense entonnoir sans issue, que j'ai décrit plus haut. En outre, de toutes les montagnes environnantes descendent en foule des sources et de petits courants dont les eaux réunies forment un volume assez considérable. Mais la nature avait pourvu à leur écoulement, en creusant au sud de la plaine deux gouffres où elles se perdaient, pour reparaître dans d'autres pays. Ces katavothres[6] sont, l'un au pied de l'Orexis, l'autre au pied du Sciathis. Le dernier donne très vraisemblablement naissance au Ladon, comme le croyaient les anciens. Quant à l'autre, on ne peut savoir où il aboutit.

On comprend tout ce qu'avait de précaire ce mode d'écoulement pour les eaux. Indépendamment des tremblements de terre, qui sont fréquents dans ces montagnes et qui pouvaient détruire les canaux souterrains, il suffisait d'une année pluvieuse, de neiges trop abondantes pour amener un engorgement momentané ; des branches et des débris entrainés par le fleuve pouvaient fermer le passage des eaux. Déjà, dans les temps anciens, Phénée avait été submergée par une inondation extraordinaire. Plutarque[7] dit qu'elle arriva mille ans après Hercule : mais, dans sa pensée, mille n'avait qu'un sens indéterminé et était synonyme de beaucoup.

Théophraste raconte que les eaux s'élevèrent si haut, que les habitants, après avoir construit des ponts pour communiquer entre eux, furent obligés d'en bâtir de nouveaux par-dessus les premiers[8]. Pausanias vit sur la montagne les traces que les eaux avaient laissées : une ligne de couleur différente en avait marqué le niveau[9].

Cet événement préoccupa vivement les anciens, qui l'expliquaient de différentes manières. Strabon l'attribuait à un tremblement de terre et à l'écroulement des conduits souterrains[10]. Pline reconnaît aussi pour cause un tremblement de terre, mais qui aurait formé subitement un lac par une sorte d'éruption[11]. Il est étonnant que lui seul dise que ce phénomène s'est reproduit cinq fois. Ératosthène[12] l'attribue simplement à l'obstruction des gouffres, et fait coïncider avec leur subit dégorgement le déluge qui avait couvert l'Élide au temps de Dardanus et le desséchement de la plaine de Phénée.

Peut-être le lac moderne disparaîtra-t-il ainsi quelque jour ; mais en 1850, après un hiver remarquable par sa rigueur et ses pluies, il était plus considérable que jamais ; les champs et les vignes qui environnaient le promontoire étaient submergés. De même, l'Olbius et l'Aroanius, qui d'ordinaire se réunissent en un seul lit avant d'arriver au lac, y entraient alors séparément et à une grande distance l'un de l'autre : tout leur lit commun était sous les eaux. En outre, les katavothres où l'eau se précipite en mugissant étaient ensevelis profondément sous le lac, sans qu'aucun mouvement annonçât leur présence.

Ces katavothres sont très-fréquents en Grèce, où la multiplicité des montagnes crée à chaque pas des obstacles à l'écoulement des rivières et des torrents. On en trouve dans la plaine de Tégée, dans la plaine de Mantinée, à Stymphale, etc. Diodore de Sicile[13] remarque la répétition de ces phénomènes en Arcadie ; Aristote[14] les explique par l'action des eaux qui s'ouvrent un passage de vive force.

Si les savants se préoccupaient de ces accidents extraordinaires, ils avaient bien autrement frappé l'imagination du peuple, et les fables ne manquaient pas autour de ces gouffres mystérieux et bienfaisants. Les Phénéates dans leur reconnaissance pour Hercule qui avait assaini la plaine, prétendaient qu'ils avaient été creusés par lui[15]. Une autre tradition plus poétique les signalait comme une entrée des enfers[16]. Par là Pluton était descendu lorsqu'il enleva Proserpine. Cette tradition avait un lien évident avec la cérémonie que j'ai rapportée plus haut ; elle explique pourquoi le prêtre de Cérès se couvrait le visage du masque de la déesse et battait de verges les dieux infernaux. La mère châtiait les ravisseurs de sa fille.

Chose singulière ! cette croyance à une entrée des enfers s'est conservée jusqu'à nos jours, modifiée seulement par le christianisme. Les habitants de Phonia (la moderne Phénée) racontent que jadis deux démons se disputaient la possession du lac et se livraient des combats acharnés. L'un d'eux s'avisa de faire des balles avec de la graisse de bœuf et de les lancer sur son ennemi. Dès qu'elle touchait la peau du damné (que l'on sait être de sa nature aussi brûlante que la tôle rougie), la graisse s'enflammait et lui causait d'atroces tourments ; si bien que, pour échapper plus vite à son persécuteur, il se fraya à travers les rochers un passage vers l'enfer : les eaux s'y précipitèrent après lui.

Malgré la fidélité de la tradition, comment retrouver dans cette grossière légende la grâce et la poésie de la fable antique ?

Deux routes conduisent .de Phénée à Stymphale : l'une passe entre le Cyllène et le mont Sépia ; l'autre, entre le Sépia et le Gérontium. Cette dernière, après avoir côtoyé le lac du nord à Péta, gravit le flanc du Sépia et passe aux sources Tricrènes. A chaque pas, on rencontre des sources et de petits courants, qui doivent tarir pendant l'été, mais qui grossissent singulièrement le lac, tant que dure la fonte des neiges.

La route de Gérontium doit être la route antique : c'est ce qu'on peut conclure, comme dans presque toutes les montagnes, de cette simple raison que la nature des lieux rend ce seul passage praticable. Mais il y a ici une preuve plus positive : la route passe encore, comme au temps de Pausanias, auprès des sources Tricrènes, limite du territoire de Phénée. Les nymphes y lavèrent Mercure après sa naissance[17]. Ce sont trois petits filets d'eau qui descendent parallèlement de roches nues et schisteuses ; ils n'ont pour eux que d'avoir été cités par l'antiquité.

Quelques heures de marche, à travers des lieux secs et désolés, amènent au marais de Stymphale.

 

 

 



[1] Iliade, II, v. 605.

[2] Pausanias, Arcad., XIV.

[3] Pausanias, Arcad., XIV.

[4] Au printemps de l'année 1850, les eaux, après un hiver pluvieux et des neiges abondantes, avaient atteint un niveau inaccoutumé.

[5] Ératosthène, cité par Strabon, parle d'un marais formé par l'Anias. Ce nom paraît une abréviation ou une corruption du mot Aroanius.

[6] Strabon les appelle ζέρεθρα, mot arcadien, pour βάραθρα. (Strabon, I. VIII, p. 389.)

[7] Les Phénéates attribuaient l'inondation à la colère d'Apollon, qui boucha les katavothres pour punir Hercule, leur auteur et le voleur du trépied sacré. Plutarque se moque d'une vengeance si tardive, qui n'aurait eu de satisfaction que mille ans après Hercule. (Plutarque, De sera numin. vindicta.)

[8] Théophraste, Hist. Plant., l. V, ch. 5.

[9] Pausanias, Arcad., XIV.

[10] Strabon, VIII, p. 389.

[11] Pline, Hist. nat., XXXI, 5.

[12] Cité par Strabon, l. VIII, p. 389.

[13] Diodore, l. XV, c. 49.

[14] Météorologie, I, 13.

[15] Cononis, Narrat., 15.

[16] Pausanias, Arcad., XIV.

[17] Pausanias, Arcad., XVI.