La Néda
est une petite rivière qui prend sa source dans le mont Cérausius, un des plus hauts sommets de la
chaîne du Lycée. Elle coule d'abord vers le nord, puis, tournant à l'ouest,
elle va se jeter dans le golfe de Cyparissia,
après avoir parcouru environ douze lieues dé pays et formé autant de détours
que le Méandre[1]
Elle servait de limites, au nord, à la Messénie, qu'elle
séparait de l'Arcadie et de la Triphylie. La nymphe Néda, une des trois nourrices
qui élevèrent Jupiter sur le mont Lycée, lui avait donné son nom, nom
harmonieux, consacré par la fable, par l'histoire, par l'admiration des
hommes pour les merveilles de la nature. Un des épisodes du mythe de Cérès,
le dénouement du drame messénien sur le mont Ira, des cascades rivales de
l'Anio et célèbres dans l'antiquité, en faut-il davantage pour sauver un
cours d'eau de l'oubli ?
Grossie par le Lymax et divers torrents, la Néda arrive bientôt au pied
de Phigalie, qu'elle protège au midi
par un immense ravin. Mais, si escarpées qu'en soient les pentes, elles sont
couvertes d'une constante verdure et de fourrés épais qui se continuent
jusque sur les sommets. Deux ruisseaux, après avoir traversé la ville,
forment de légères cascatelles qui glissent pendant des centaines de pieds
sur les rochers et les mousses, et précipitent dans le ravin retentissant
leur long filet d'argent. Les anciens n'admiraient pas seulement dans les
beautés de la nature l'œuvre de la Divinité, ils y voyaient la divinité elle-même.
Aussi les Phigaliens venaient-ils dans ce charmant endroit rendre un culte à
la nymphe du fleuve ; ils amenaient leurs enfants y couper leur chevelure en
son honneur[2].
Bientôt les montagnes qui encaissent le cours de la Néda grandissent, se rapprochent
et forment une gorge presque inaccessible, où il faut aller chercher ces
cascades si vantées jadis, aujourd'hui ignorées des habitants mêmes du pays.
Il nous fallut deux jours de recherches vaines, avant de trouver un Phigalien
qui pût nous servir de guide : c'était un vieux berger qui s'était égaré de
ce côté à la suite de ses chèvres.
Pendant près d'une heure de marche vers l'ouest, rien ne
s'offre de remarquable, si ce n'est quelques pierres helléniques dont la
disposition est singulière. A une centaine de pas des murs de la ville, ou
trouve une sorte de grotte formée d'assises très-soigneusement taillées et
recouvertes par une large pierre qui s'enfonce dans le talus du chemin.
L'ouverture a quatre pieds de haut et un pied et demi de large, quelques
pieds à peine de profondeur. Il est vrai que des. éboulements ont dû élever
le niveau du sol. Était-ce l'issue d'un couloir souterrain qui permettait de
sortir de la ville assiégée ? — Mais le passage eût été trop étroit, et il
est facile de reconnaître que les constructions ne se continuent pas sous la
terre. Était-ce simplement un abri pour l'humble statue de quelque divinité
champêtre ? — Ce qui confirme cette dernière supposition, c'est qu'un mille
plu loin, se trouve une petite grotte absolument semblable, si ce n'est que
le sol est beaucoup plus exhaussé par le temps. Assurément, la disposition
des lieux, autant que l'éloignement, prouve qu'aucun souterrain ne pouvait de
ce côté rejoindre la ville. C'était une sorte de chapelle, de niche, où les
pâtres plaçaient quelque informe statue façonnée par leurs mains ; et
suspendaient leurs pieuses offrandes.
Enfin, après plusieurs détours, on arrive au-devant d'un
étroit précipice, au fond duquel la
Néda roule avec fracas ses eaux comprimées et écumantes. Sur
la droite, un mugissement plus égal et plus solennel indique les cascades,
que d'en haut on entrevoit à peine, à travers les arbres qui couvrent les
flancs du ravin.
En face, derrière l'autre rive et au second plan à
l'horizon, se dresse un pic nu et pierreux que couronne le village de Kara-Mustapha. Ce serait là, selon quelques
opinions, le mont Ira, dernier refuge de la liberté messénienne. D'autres le
placent quelques lieues plus à l'est, entre le mont Cérausius et la Néda, près du village de Kakolétri. Les indications assez vagues que
nous a laissées l'antiquité semblent justifier la première conjecture.
D'abord, les Messéniens se trouvaient ainsi plus près de
la mer et pouvaient établir facilement, avec Pylos, Mothon et les marchands
de Céphallénie, les communications dont parle Pausanias[3]. D'autre part, la
distance qui les séparait de Sparte ne serait pas assez considérablement
augmentée pour rendre encore plus incroyable l'incursion d'Aristomène, qui,
parti d'Ira vers la nuit close avec son bataillon sacré, pillait Amycles
avant le lever du soleil[4]. De plus, un vers
de la Pythie
semble indiquer qu'Ira était tout près des Rapides
de la Néda : Νέδης
έλικόρροον
ϋδωρ[5]. En dernier lieu,
s'il est permis d'attacher un sens précis à une épithète poétique, il est à
remarquer que l'aspect de la montagne de Kara-Mustapha ne dément nullement le
nom de blanchâtre que lui donne le
poêle Rhianus :
Οϋρεος
άργενοίο περί
πτύχας
έστρατόωντο.
De toute manière, c'est aux bords de la Néda qu'Aristomène se
retira ; c'est là qu'il défendit pendant onze ans les dernières limites de sa
patrie avec un courage et une opiniâtreté qui donnent tant de caractère aux
guerres de Messénie, et inspirent pour les Messéniens un intérêt si voisin de
l'admiration.
La Néda,
instrument de la fatalité, annonça la d'Hippius
à Neptune : niais ils reconnaissaient avoir reçu d'Éleusis les mystères des
grandes déesses[6]
; il y avait même à Thelpuse un temple
de Cérès Éleusinienne.
Chez ce peuple isolé du reste de la Grèce, les croyances
nouvelles s'étaient propagées bien plus rapidement que la civilisation. De
quelle manière ? c'est un mystère, comme presque toute son histoire. Sans
doute qu'ils rapportèrent les dieux étrangers des guerres qui les mettaient
en contact avec les autres Grecs, soit lorsqu'ils suivaient Hercule, soit
quand ils se réunissaient à. l'Isthme aux Péloponnésiens conjurés contre
l'invasion dorienne, soit enfin quand ils campaient devant Troie. L'antre de
Cérès, sur les bords de la Néda,
était si saint et si renommé, que Pausanias avoue n'avoir eu d'autre but que
d'y sacrifier en venant à Phigalie.
C'est au pied du mont Élaion même que se trouvent les
cascades de la Néda.
Après une descente qui semble périlleuse, le long de
rochers glissants et escarpés, on arrive auprès du fleuve, au bas d'un torrent
qui s'y précipite d'une hauteur prodigieuse. Dans sa chute, ce torrent se creuse
trois bassins qui lui servent comme de halte, et forme trois cascades
superposées en étages : la dernière, de douze pieds ; la seconde, d'environ vingt-cinq
; la première, et de beaucoup la plus considérable, est inaccessible ; le
regard même ne peut distinguer le point d'où elle s'élance. Sur ces rochers
usés et polis par les siècles, l'eau glisse en nappes légères et égales,
impétueuse avec l'apparence du calme et de la majesté ; pas une goutte ne
rejaillit, pas une aspérité du roc ne divise cette surface transparente, qui
parait venir se reposer dans chaque bassin plutôt qu'y couler.
Tout autour croissent des platanes immenses, des chênes-verts,
des lauriers- thyms, des lentisques, et ces figuiers sauvages, prophètes de
la ruine d'Ira : tous arbres séculaires, à la végétation puissante, petite
fore vierge que la main des hommes n'a jamais pal mutiler. Jamais le soleil
dit pénétré leurs épais ombrages et tiédi les eaux glacées qu'ils abritent.
Ils forment entre chacune des cascades une barrière qui les cache les unes
aux autres.
Les mots ne peuvent décrire la beauté et le charme de ce
lieu, qui ne craint point qu'on se rappelle Tivoli et qu'on lui compare les cascatelles
de la villa de Mécène. Ce qui rend le rapprochement plus frappant, c'est que,
de même qu'à Tibur, auprès des chutes gracieuses et des beautés douces de
l'Anio, il en est de sévères et terribles au sein de la grotte de Neptune ;
de même, lorsqu'on a franchi à gué le dernier bassin et qu'on se retrouve en
face de la Néda,
le spectacle change et devient sauvage et effrayant. Quelques pas amènent le
voyageur sur un dôme de rochers qui unissent les deux flancs du ravin et
barrent le lit du fleuve. Les eaux qui arrivent en roulant des tourbillons,
comme l'Eurotas dans les gorges de Gramisa,
se brisent en mugissant coutre cette digue invincible ; et s'engloutissent
dans un gouffre qu'elles semblent s'être creusé jusqu'aux entrailles de la
terre.
Cependant, un peu plus loin, sur ces rochers mémés qui
comblent le fond du précipice, se découvre bientôt une caverne au fond de
laquelle s'ouvre un large puits ruisselant de stalactites, aux parois
sillonnées, contournées, creusées profondément et couvertes de mousse et des
teintes les plus- étranges. Un air glacial s'élève de cet abîme, où la pierre
que le pied a roulée rebondit longtemps de roc en roc avant d'atteindre le
fond. Le grondement d'un tonnerre souterrain étourdit l'oreille, et, en se
penchant sur le gouffre, on voit au fond des ténèbres scintiller quelques
lueurs blanchâtres.
C'est la
Néda, qui s'est frayé une route sous les niasses qui
l'écrasent et qui reprend son cours à quarante pieds au-dessous du sol.
L'impression que produisent cette lutte des éléments et le merveilleux
désordre qu'elle a enfanté est encore accrue par la nature qui l'entoure. Le
fond du précipice n'a pas trente pieds de large, et ses flancs, qui se
dressent à pic, semblent deux murailles prêtes à se refermer sur l'imprudent
visiteur. Là, le soleil se lève et se couche clans l'espace de quelques
minutes. En amont, les détours si nombreux de ce second Méandre sont dominés
par des montagnes boisées ; mais leur riante verdure, dorée de mille teintes
par le soleil qu'on ne voit pas, ne fait que mieux ressortir par le contraste
ce qu'a de sévère le demi-jour où l'on se trouve. En aval, le rocher qui a
vaincu la Néda
s'arrête brusquement, et à quarante pieds au-dessous, précipice dans un
précipice, la Néda
reparaît au jour, plus resserrée que jamais, chais calme et soumise. Au
moment de disparaître par un nouveau détour dans une gorge plus étroite
encore, elle passe sous une arche naturelle d'environ vingt pieds de haut. On
dirait un art de triomphe sous lequel les masses de granit font passer leur
ennemie vaincue.
Pour nous, modernes, si une nuance d'effroi se mêle à
l'admiration devant de si imposantes beautés, ce n'est qu'une sorte
d'instinct poétique qui prend plaisir à faire taire la réflexion pour
n'écouter que les sens et l'imagination frappée. Pour les anciens, il y avait
de plus une terreur religieuse, et il est impossible que ce précipice qui
semble perdu au sein de la terre et caché au ciel, ce gouffre noir qui
effraye les yeux par sa profondeur et les oreilles par son mugissement, cette
fraîcheur glaciale au milieu de laquelle la vie se sent comme gênée, toute
une scène, en un mot, qui semble de l'antre monde, n'aient pas évoqué dans
leur esprit des divinités redoutées et un enfer dont ils plaçaient partout
l'entrée. On voudrait croire que c'est devant cet antre que Cérès assise
épiait l'abîme qui pouvait lui rendre sa fille. Là, peut-être, les magiciens
arcadiens évoquaient les âmes[7] ; là, Pausanias,
roi de Sparte, vint se purifier du meurtre de Cléonice.
Pour retrouver ensuite la Néda, il faut la quitter momentanément, et
tourner par une marche de deux heures les montagnes inaccessibles qui bordent
sa rive droite. En descendant, on la voit sortir des dernières gorges, au
bruit des dernières cascades inexplorées. Aussitôt, comme joyeuse de
reconquérir l'air et la liberté, elle répand ses eaux dans la vallée, et les
promène capricieusement dans un large lit dont elle ne peut remplir qu'une
partie. Comme elle, la nature se fait aussi calme et aussi riante qu'elle
était tout à l'heure tourmentée et austère. Les montagnes deviennent, en
s'écartant, des collines boisées, des coteaux fertiles, et vont en diminuant
jusqu'à la mer, les rives et les îles de sable qui divisent «le courant se
couvrent d'agnus castus, de tamarix, de lauriers-roses qui ne le cèdent en
rien à ceux de l'Eurotas, de beaux platanes qui baignent leurs branches et
leur tronc penché dans le fleuve. Ce paysage charmant, qui répond assez à
l'idée romanesque que nous nous formons de l'Arcadie, se prolonge pendant
deux lieues jusqu'à la mer. Aux temps anciens, la Néda recevait de petits
vaisseaux à son embouchure ; aujourd'hui, elle se perd dans les sables.
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