ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

L'ART À SPARTE

CHAPITRE VIII. — CONCLUSION.

 

 

Je crois avoir recueilli, sur l'art à Sparte, toutes les indications que l'histoire a laissé échapper çà et là, comme involontairement et par oubli. C'est Pausanias surtout, malgré sa description trop rapide, qui nous apprend à rendre plus de justice à une ville calomniée. Cependant, tout en classant les faits dans leur ordre naturel, je me suis efforcé de ne point en exagérer l'importance et de ne pas combler par des hypothèses et des théories les lacunes évidentes qui eu interrompent la suite. C'eût été un droit peut-être, s'il est vrai que l'excès autorise l'excès, et le dénigrement l'apologie. Mais les preuves sont assez nombreuses pour qu'on s'en remette à leur seule éloquence. Non, le génie spartiate n'était point grossier et barbare. Non, la passion de la guerre n'avait pas étouffé les instincts élevés et le goût des belles choses. Non, les institutions ne s'attachaient point à supprimer toute culture de l'esprit et toute jouissance intellectuelle. Non, les lettres et les arts n'étaient point bannis sans distinction et voués au mépris, comme ils le furent trop longtemps à Rome. La morale et non la grossièreté, les exigences politiques et non les hasards de l'ignorance, décidèrent des exclusions ; si l'État fut un censeur sévère, il fut en même temps un protecteur éclairé.

Ce fut lui qui fit asseoir les poètes à côté des législateurs ou les fit marcher à la tête des armées. Ce fut lui qui commanda à l'architecture ses grands travaux, et fournit à la sculpture les métaux précieux qu'il envoyait chercher jusqu'en. Asie. Ce fut lui qui appela les talents étrangers et les combla d'honneurs. Laconiens ou affranchis, Crétois, Samiens ou Magnésiens, étaient encouragés à produire pour l'aristocratie dorienne. Instruments habilement dirigés, ils avaient tout le labeur ; elle recueillait tous les fruits.

Non-seulement Sparte suivit ainsi le mouvement qui entrainait la Grèce, mais elle joua dans l'histoire de ce mouvement un rôle que bien des villes ont dû lui envier. Si l'on excepte Athènes, qui brilla en toutes choses d'un éclat incomparable, et Thèbes, calomniée autant que Sparte, où trouve-t-on une culture aussi générale des différentes productions de l'esprit humain ? Égine, Sicyone, Samos, ont un grand nom dans la sculpture ; Cos, Rhodes, ont vu naître des peintres immortels ; mais qu'ont-elles fait pour la poésie[1] et les lettres ? Telle ville vantera son école de philosophie, telle autre ses musiciens ; l'une s'honore d'un grand poète, l'autre d'un historien célèbre ; mais cet enfantement semble avoir épuisé leurs forces, et les autres faces de la civilisation sont restées dans l'ombre.

Sparte, au contraire, présente un ensemble aussi complet que l'ont permis ses institutions. Si elle ne prétend en rien à la première place, elle tient en tout un rang honorable, et quelquefois un rang distingué. Elle eut, d'aussi bonne heure que les autres peuples, ses poètes didactiques et gnomiques ; elle disputa à Éphèse la palme de la poésie élégiaque ; elle vit naître la poésie lyrique, en même temps qu'elle lui créa sa langue. Ses danses guerrières furent admirées et imitées par les autres peuples. La musique connut chez elle, pour la première fois, les lois qui en firent une science. L'architecture, tout en restant fidèle aux traditions doriques, sut produire des œuvres originales, et les voyageurs qui avaient parcouru le monde ancien et vu toutes ses merveilles, trouvaient encore de l'admiration pour tel monument de Sparte ou tel grand ensemble d'architecture. La sculpture, enfin, fut assez florissante pour compter non-seulement des artistes, mais des maîtres. L'école de Sparte, parmi les cinq ou six écoles de la Grèce, est une des plus anciennes, et, pendant plusieurs siècles, l'art ne cessa pas de s'y transmettre et d'y grandir. Les peuples voisins commandaient des travaux à ses fondeurs et à ses toreuticiens ; les étrangers venaient leur demander leurs leçons. Enfin, les Spartiates, si pauvres et si austères, donnèrent au reste de la Grèce l'exemple de la magnificence. Les premiers, ils consacrèrent aux dieux ces œuvres colossales en or et en ivoire où la grandeur des proportions ne le cédait qu'à la richesse des matériaux. Le trône d'Amycles, il ne faut pas l'oublier, précéda d'un siècle la Minerve du Parthénon et le Jupiter d'Olympie.

Peu de villes grecques ont présenté un développement aussi varié, et cultivé le beau sous autant de formes que Sparte. Ce fut, il est vrai, avec une discipline qui ne permettait ni le désintéressement ni la passion. Mais cette discipline, en maintenant inviolable la morale et ses lois, prend un caractère de véritable grandeur. A Sparte seulement fut résolu le problème que discutait la philosophie ancienne, et qui semblait ne devoir jamais sortir du domaine de la spéculation : Quelle peut être, sur les arts et les lettres, l'influence d'un législateur ?

 

 

 



[1] Bien que le nom de Sicyone soit prononcé quand il s'agit des origines de la tragédie, cette ville n'avait laissé aucun monument littéraire.