Je réunis dans un même chapitre les arts dont on ne trouve aucune trace à Sparte. Il n'est pas tout à fait sans intérêt de rechercher quelles causes les ont fait négliger et jusqu'à quel point, on doit accuser le hasard ou les institutions. La peinture était en telle estime chez les Grecs qu'on en faisait une des bases de l'éducation de la jeunesse[1], avec les lettres, la musique, la gymnastique. A Sicyone, et bientôt dans toute la Grèce[2], on mettait même le dessin au premier rang des arts libéraux, et c'était ce que les enfants apprenaient avant tout. La peinture était interdite aux esclaves[3] ; Pline remarque que, seule avec la toreutique, elle ne compta que des hommes libres parmi ses noms célèbres. A Sparte, au contraire, rien &annonce que la peinture fia même connue. Qu'elle ne fût point appelée à former une jeunesse belliqueuse et adonnée aux exercices du corps, cela se comprend facilement. Mais pourquoi n'y voit-on aucun monument décoré de peintures ? Pourquoi n'y découvre-t-on aucun peintre, soit lacédémonien, soit appelé de l'étranger ? Pourquoi l'existence même de cet art n'est-elle jamais indiquée, par quelque fait, quelque détail, comme les biographes en ont tant recueilli ? La première fois que le mot de tableau et le nom de Sparte se rencontrent dans la même phrase, c'est au temps de la décadence des lois et des mœurs. Agésilas défend de faire son portrait ; et encore sont-ce les villes alliées qui l'en sollicitent[4]. Cléomène envoie à Sparte les tableaux sauvés du pillage de Mégalopolis[5]. Mais qu'étaient devenues, au temps de Cléomène, les traditions de l'antique Sparte ? Enfin, si le nom seul de Pœcile[6] donné à une des leschés de la ville était une autorité suffisante pour la croire ornée de peintures, ce fait seul prouverait que l'édifice était d'une construction récente. Pausanias, du reste, s'il avait vu des peintures, n'eût pas manqué à les décrire. La peinture ne commença que lard à être cultivée en Grèce, et Lycurgue ne put en prévoir ni les progrès ni les dangers. Aussi ne faudrait-il attribuer cette proscription qu'aux magistrats des âges suivants, et à l'esprit spartiate qui soumettait l'art lui-même aux doubles exigences de la morale et de l'utile. L'architecture, en effet, bâtissait les temples et les édifices publics ; la sculpture formait l'image des dieux et des héros. Mais la peinture, quels services pouvait-elle rendre à l'État ? — Décorer les monuments ? — Mais la simplicité lacédémonienne poussait la haine de la décoration jusqu'à ne point vouloir suspendre aux temples les boucliers et les dépouilles de l'ennemi[7]. — Reproduire les belles actions ? — Mais une constitution jalouse de maintenir l'égalité refusait au plus rare mérite une statue et même une inscription sur un tombeau. Était-ce pour couvrir les murailles de tableaux bien autrement éloquents ? Les Athéniens laissaient peindre Miltiade et les généraux dans toute leur gloire ; les Spartiates aimaient mieux élever des statues aux Mèdes vaincus. Cette manière opposée de représenter la victoire caractérise la politique des deux peuples. — La peinture, au moins, embellira-t-elle les maisons des particuliers ? — Mais ces maisons grossières n'admettent pas un si riche ornement. —Charmera-t-elle leurs regards par ses belles et riantes images ? Oui, et c'est là que la loi s'alarme, qu'elle condamne un art qui ne peut se proposer d'autre but, dans son austère république, que la séduction et le plaisir. Lycurgue avait défendu aux citoyens de teindre leurs vêtements, parce que la couleur lui semblait propre à flatter les sens[8]. On peut estimer, d'après cette singulière rigueur, quel accueil la peinture trouva plus lard auprès des éphores, qui s'attachaient moins à continuer les idées de Lycurgue qu'à les exagérer. On sera moins étonné de ne pas trouver à Sparte un art dont le monde grec entier, mais dont le monde grec seul, a eu le privilège : la gravure en médailles. Tandis que tant de villes frappaient d'admirables monnaies, les Spartiates méprisaient jusqu'au métal qui les composait ; si la législation tolérait pour les échanges usuels de pesantes masses de fer, ce n'était qu'après les avoir fait rougir au feu et tremper clins du vinaigre, pour leur ôter toute valeur[9]. Ce n'était pas Lycurgue cependant, quoi qu'en dise Plutarque, qui avait défendu l'emploi des métaux précieux ; car les Grecs ne commencèrent qu'un siècle plus tard à frapper des monnaies d'argent, et, à l'époque des guerres médiques, l'or était encore très-rare[10]. Mais la constitution, en proscrivant les richesses, condamnait implicitement l'art de les représenter et d'en faciliter l'accroissement. Les successeurs de Lycurgue n'eurent qu'à tirer cette conséquence. Primitivement, les Grecs n'avaient pour monnaie que des broches de-fer ou de cuivre ; ce qui explique l'origine du mot obole[11]. Six broches faisaient une drachme[12] (poignée), parce que la main ne pouvait en saisir davantage. Les Spartiates restèrent fidèles à l'ancien usage[13], en le rendant plus incommode encore. Comme l'art céramique fut particulièrement cultivé à Samos[14], les relations de Sparte avec cette île font supposer qu'elle apprit à fabriquer aussi de ces beaux vases que nous admirons comme de véritables monuments, et que les artistes anciens signaient comme les peintres signent leurs tableaux. Mais de pareilles œuvres sont un luxe, et un luxe à l'usage des particuliers. C'en est assez pour ne plus les chercher dans Sparte. Du reste, on n'a guère trouvé dans les tombeaux que des vases ordinaires et semblables à ceux que le commerce antique répandait à vil prix dans le monde entier. Enfin, quoique les métiers et les différentes industries fussent abandonnés aux étrangers et aux esclaves[15], ils pouvaient avoir sur la vie et les goûts des citoyens une influence trop réelle pour n'être pas soumis à une législation sévère. On a vanté l'excellence des produits lacédémoniens, on a voulu montrer combien ils étaient renommés et répandus dans le reste de la Grèce[16]. En supposant que le mouvement d'exportation ait été aussi considérable et qu'on ne donne pas trop d'importance à des locutions quelquefois ironiques[17], quelquefois proverbiales, il faut bien remarquer que ces produits sont toujours les plus simples et les plus usuels. Ce sont, par exemple, les tables, les chaises, les clefs ; c'est le manteau ou le bâton laconien, ce sont les chaussures d'Amycles, ou bien encore les épées, les casques, les haches, tous objets dont le principal mérite était la solidité[18]. Mais les industries d'une nature plus délicate et qui tiennent de plus près à l'art, le législateur les avait chassées de la ville[19] ; celles qui flattent la mollesse paraissaient dangereuses, celles qui créent le superflu, inutiles. Les artisans, forcés de ne produire que les objets de première nécessité, appliquèrent tout leur soin à les faire commodes, durables, et à les donner au plus bas prix possible. Ces conditions peuvent rendre prospère l'industrie d'un pays ; mais lui donnent-elles jamais de l'éclat et de la célébrité ? |
[1] Aristote, Polit., VIII, 2.
[2] Effectum est Sicyone primum, deinde et in tota Græcia, ut pueri ingenui ante omnia graphicen... docerentur, recipereturque ars ea in primum gradum liberalium. (Pline, XXXV, 35, § 15.)
[3] Perpetuo interdicto ne servitia docerentur. Ideo neque in hac (pictura), neque in toreutire ullius qui servierit opera celebrantur. (Pline, XXXV, 35, § 15.)
[4] Plutarque, Vie d'Agésilas.
[5] Plutarque, Vie de Cléomène, XXV.
[6] Pausanias, Lacon., XV.
[7] Plutarque, Apophth. Lacon., Cléomène.
[8] Plutarque, Apophth. Lacon., Lycurgue.
[9] Plutarque, Vie de Lycurgue, IX.
[10] Après la bataille de Platées, les Ilotes vendirent aux Éginètes, pour du cuivre, l'or qu'ils avaient volé. (Hérodote, IX, 80.)
[11] Οβελός, broche.
[12] Δράσσω, saisir avec la main, δράξ, poignée. (Plutarque, Vie de Lycurgue, XVII.)
[13] Il est inutile de dire que les monnaies en bronze sur lesquelles on lit le nom de Lycurgue, derrière une tête barbue, sont d'une époque bien postérieure. La forme des lettres l'indique aussi clairement que le style de ces médailles. Il serait possible que le portrait de Lycurgue eût été copié sur quelque ancienne statue, par exemple sur la statue qui se trouvait près du Plataniste.
[14] On connait le proverbe : Porter des chouettes à Athènes et des vases à Samos, c'est à-dire de l'eau à la rivière.
[15] Plutarque, Comparaison Numa et Lycurgue, II. Même au temps d'Agésilas, il n'y avait pas dans l'armée un seul artisan. (Voyez l'anecdote racontée par Polyen, Strat., II, c. I, § 7.)
[16] Ott. Müller, Die Dorier, t. II, p. 22 ; nouvelle édit.
[17] Ainsi le cothon lacédémonien (sorte de coupe) était célèbre parmi les gens de guerre, parce que sa couleur sombre épargnait aux regards l'aspect rebutant des eaux bourbeuses. (Plutarque, Vie de Lycurgue, IX.)
[18] Voyez l'énumération d'Ottf. Müller et les textes à l'appui.
[19] Plutarque, Vie de Lycurgue, IX.