ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

L'ART À SPARTE

CHAPITRE V. — ARCHITECTURE.

 

 

Le tableau de Sparte que je viens d'esquisser réfute naturellement la critique injuste d'un Athénien, et surtout les conclusions qu'en pourraient tirer les préjugés ordinaires contre les Spartiates. Pausanias, après avoir déclaré qu'il ne signalera que les monuments les plus dignes d'attention, nomme encore, dans une rapide énumération, cinquante-quatre temples, dont six ou sept à peine sont d'une époque récente ; vingt-deux édifices publics, leschés, portiques, lieux d'assemblée, palais, gymnases, parmi lesquels je ne vois de modernes qu'un gymnase, le théâtre et le Pœcile ; trente-trois monuments héroïques, la plupart antérieurs à Lycurgue, et des tombeaux élevés de tous côtés aux rois et aux grands hommes du pays ; enfin de nombreuses statues qui décoraient les rues, les places publiques, et, par conséquent, rentraient dans les dispositions de l'architecture et en secondaient les effets.

D'un autre côté, comme Pausanias ne fait que nommer, sans les décrire, la plupart des monuments, l'imagination a toute liberté de s'en exagérer l'importance et la perfection. Les mots seuls d'édifice public, de portique, de temple, lui présentent des idées grandioses que la réalité eût rarement justifiées.

Évidemment, l'attention de Pausanias est attirée aussi bien par l'antiquité d'un monument, par une tradition curieuse, par une singularité de construction, que par une beauté d'art. Les temples des divinités secondaires pouvaient être fort petits, les bâtiments d'utilité publique fort simples, les statues archaïques fort barbares.

Aussi n'ai-je point la prétention de prouver que Sparte était remplie de chefs-d'œuvre, et que l'art y avait pris un essor remarquable. Il suffit d'établir que la ville de Lycurgue n'était pas seulement un amas de maisons grossières ; que l'architecture, loin d'en être bannie, y était honorée au, tant que dans la plupart des villes grecques. Interdite aux particuliers, qui ne lui demandent que de petites jouissances, elle ne s'en était que mieux développée au service de l'État, qui seul lui commande de grands travaux. Elle avait créé, dans la mesure des besoins publics et sous l'influence de mœurs sévères, des œuvres quelquefois belles, toujours sérieuses, et qui, par leur nature même, appellent les proportions, le style, en un mot tout ce qui constitue l'art.

Un portique, par exemple, un temple, si simples qu'on se les figure, ont nécessairement ces colonnes, ces entablements qui exigent les principes de la science et le talent d'un architecte. Qu'on emploie la pierre au lieu du marbre, qu'on n'orne point les frises de sculptures, qu'on ne couvre point les parois de peintures, les lois essentielles de la construction restent les mêmes : la nudité n'en doit être que plus belle. L'ordre dorique, le moins riche des trois ordres grecs, en est le plus savant. Sa sévérité cache des raffinements profonds et une harmonie dont le génie grec a emporté le secret. Était-il seul adopté dans une ville dorienne par excellence ? C'est une conjecture assez vraisemblable : mais cette préférence exclusive dispenserait l'art de variété et non de perfection. On pourrait même soutenir que l'étude avait été poussée à Sparte jusqu'au progrès, puisque nous voyons ses architectes s'élever à des créations originales.

Le portique des Perses, admiré par Pausanias, et qu'il décrit assez pour que nous puissions l'admirer nous-mêmes, avait fait époque dans l'antiquité. Vitruve ne dit-il pas que beaucoup d'artistes le prirent pour modèle, et qu'il devint comme un type classique[1] ? Le temple de Minerve Chalciœcos offrait aussi une double nouveauté : sa construction même, dont nous ne pouvons nous former aucune idée, mais qui devait être conçue tout différemment du système ordinaire, pour se prêter à l'emploi du bronze ; le rôle important qu'y jouait la sculpture, admise, non-seulement à décorer l'édifice, ruais à y tenir la place principale.

Ces deux monuments donnèrent peut-être les premières solutions du problème que j'ai déjà signalé : l'union de la sculpture et de l'architecture ; car l'histoire cite peu d'exemples de cette alliance dont l'Érechthéion d'Athènes nous présente encore aujourd'hui l'idéal.

Que dire du temple de Vénus armée et de ses deux étages, disposition que Pausanias déclare n'avoir trouvée nulle part[2], lui qui avait parcouru le monde ? Était-ce la naïveté d'un art primitif ? était-ce l'audace d'une science consommée ?

Nous avons remarqué encore la Scias, vaste salle des Assemblées, qui affectait la forme d'une tente. Ce genre de construction suppose une couverture en métal, autre innovation ; et lorsqu'on sait que l'architecte était Théodore de Samos[3], le premier qui eût découvert le moyen de fondre le fer, ce soupçon tend à se changer en certitude. Le Pavillon qui s'élevait au sommet de l'acropole, si toutefois son nom n'est pas un indice trompeur, n'était-il pas lui-même une imitation de la Scias ? Les esprits pour lesquels le paradoxe a du charme pourraient s'appuyer sur ces faits répétés, et prétendre que l'architecture avait jeté à Sparte autant d'éclat qu'on lui prèle communément d'obscurité. Il est plus sage d'y voir simplement la preuve qu'elle ne fut ni sans mouvement ni sans fécondité ; car, loin de rester étrangère au progrès général de l'art grec, elle l'a devancé quelquefois.

Lorsque l'art a créé dans une ville quelques œuvres remarquables ou originales, on est fondé, ce me semble, à ne pas les croire isolées et à les entourer d'autres monuments d'un moindre mérite, mais qui sortent également de mains savantes ; car il n'y a point de sommet sans base.

Ainsi, quand Pausanias, le plus indifférent des hommes, éprouve à la vue de l'Agora un sentiment voisin de l'admiration, je n'hésite point à me figurer une magnifique place, dont le portique des Perses n'est pas la seule richesse, mais où les autres édifices, disposés sur un plan grandiose, concourent par des beautés différentes à l'effet général. Lorsqu'il dit que, parmi les temples d'Esculape, celui qui touche aux Boonètes est le plus remarquable, on se le représente involontairement semblable aux beaux temples de la Grèce et de la Sicile.

Si on lit que des portiques s'élevaient au sommet de l'acropole, tournés vers le midi et le couchant, c'est-à-dire vers la plaine fertile de Sparte et le majestueux Taygète, on croit qu'une si admirable situation avait été choisie par un artiste, et que l'exécution d'édifices destinés au délassement public répondait à ce choix.

D'autres portiques forment les quatre côtés d'une place. Peut-on admettre, avec un plan si monumental, des constructions grossières et des colonnes sans nom ? Peut-on ne pas accorder aussi quelque élégance à ces leschés où venaient se reposer les vieillards et les magistrats, à celle du moins qui regardait les frais ombrages et les jeux du Plataniste ? La place Théomélide, couverte par les tombeaux de toute une dynastie de rois, n'aura-t-elle pas un aspect grave et poétique ? Ou bien ces monuments seront-ils accumulés sans ordre, leurs proportions seront-elles mesquines et leur forme simple jusqu'à la rusticité ?

Les temples enfin, dont Pausanias cite un si grand nombre, j'avoue qu'il m'est impossible de les croire tous humbles et insignifiants. Qu'il y en eût d'antiques jusqu'à la barbarie, qu'il y en eût d'exigus, que quelques-uns fussent en bois, cela n'a rien que de naturel. Mais comment nous persuader que les grandes divinités n'avaient pas des demeures dignes d'elles ? 'Jupiter, Apollon, Minerve, auraient donc été plus mal traités qu'Esculape, et l'architecture, si habile pour immortaliser une victoire et satisfaire un besoin public, eût été impuissante au service des dieux ! Mettons donc hardiment çà et là de vrais temples : ceux-ci avec des péristyles et des façades majestueuses ; ceux-là plus petits, mais se distinguant par la variété des plans et l'élégance des proportions. Quelques-uns sont des premiers temps de l'art dorique : leurs chapiteaux plus renflés, leurs colonnes plus courtes, leurs entablements plus lourds, leur donnent un caractère de puissance un peu massive, mais immuable. D'autres seront d'une époque plus récente, et présenteront une perfection qui substitue la grandeur à la force, une harmonie qui ne nuit en rien à la sévérité du style.

Mais, dira-t-on peut-être, si l'architecture a été véritablement honorée à Sparte, pourquoi l'histoire n'a-t-elle pas conservé les noms d'un plus grand nombre d'architectes ? — L'histoire entre peu dans ces détails, et il fallait toute la splendeur des monuments de Périclès pour que Plutarque songeât à nommer les artistes qu'il employait. D'ordinaire, c'était le soin des archéologues. Or l'ouvrage que Polémon avait consacré à Sparte est perdu. Pline ne s'occupe, dans sa rapide énumération, que des sculpteurs et des peintres ; car l'antiquité n'avait point autant d'estime pour l'architecture que pour les autres arts. Pausanias lui-même, si exact à rechercher les auteurs de toutes les statues qu'il rencontre, s'inquiète rarement du nom des architectes. A Sparte, par exemple, il cite Théodore et Gitiadas[4], sans doute parce qu'ils étaient en même temps sculpteurs ; mais il ne dit point par qui avait été construit le portique des Perses, cette création si originale et si admirée. C'est une injustice naturelle à tous les temps[5] : un monument nous fait plutôt songer à la magnificence et au goût d'un peuple qu'à l'artiste qui l'a élevé.

Enfin, un rapprochement anticipé me parait de nature à lever bien des doutes. Nous verrous, dans le chapitre suivant, que la sculpture a été cultivée à Sparte avec assez de succès pour produire, non-seulement des œuvres distinguées, niais une école qui a tenu son rang parmi les cinq ou six écoles de la Grèce. Comment donc n'eût-on pas encouragé l'architecture, cet art de nécessité publique, qui embellissait la ville sans corrompre les mœurs des citoyens ?

Le seul danger, c'était qu'elle favorisât le luxe et servit ses caprices. Mais. cette crainte devenait chimérique avec une constitution dont la base était la pauvreté des particuliers. L'État, seul riche, était le seul arbitre du développement

convenait de donner à l'architecture et du caractère qu'elle devait conserver. Ses ressources intérieures, accrues par le produit de guerres continuelles, lui permettaient même la magnificence. Les richesses conquises ne pouvaient avoir d'autre emploi. C'est ainsi que le portique des Perses fut payé par le butin de Platées.

 

 

 



[1] Itaque ex eo multi statuas persicas sustinentes epistylia et ornamenta eorum collocaverunt. (Vitruve, I, ch. I.)

[2] Voyez dans la topographie d'Athènes par le colonel Leake, l'énumération des pays que connaissait Pausanias. Il avait visité l'Arabie, l'Égypte, la Syrie, une partie de l'Asie, la Grèce, la Macédoine, la Thrace, la Sicile, l'Italie. (Top. of Athen., 2e édit., p. 29 et 30.)

[3] Il faut noter que c'est à propos de la Scias que Pausanias fait cette remarque. (Pausanias, Lacon., XII.)

[4] On connaît, par une inscription trouvée à Sparte, le nom d'un troisième architecte lacédémonien, Cléon, fils de Périclidas, mais d'une époque postérieure. (Raoul Rochette, Lettre à M. Schorn, p. 256.) Je ne parle pas de Batrachus et de Saura, qui vivaient à Rome du temps d'Auguste. (Pline, XXXVI, 5.)

[5] Seule, peut-être, l'Italie moderne a conservé religieusement les noms et l'histoire de tous ses architectes.