ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

L'ART À SPARTE

CHAPITRE III. — MUSIQUE. DANSE.

 

 

La musique a joué dans les sociétés grecques un rôle si important, que les modernes ont peine à le comprendre, eux qui ne demandent le plus souvent à cet art que des émotions délicates et un délassement.

La musique a sur les natures, je ne dirai pas grossières — c'est un mot qu'on ne saurait en aucun temps appliquer à la race grecque —, mais primitives, plus de puissance que la poésie. La poésie, en effet, s'adresse à l'intelligence et ne la trouve pas toujours prête, tandis que la musique parle immédiatement aux sens ; en les saisissant, elle a saisi l'âme ; au lieu de persuader, elle enivre.

Aux origines de l'histoire, la musique est un instrument de civilisation générale ; ses bienfaits, grandis par l'imagination populaire, deviennent autant de prodiges. Les dieux descendent du ciel pour l'enseigner aux hommes : elle construit les villes, elle entraine à sa suite les rochers eux-mêmes, elle guérit les maladies et conjure les fléaux qui désolent l'humanité.

Plus tard, quand les États se constituèrent, les législateurs voulurent que la musique devint une des bases de l'éducation. Propre également à adoucir les mœurs et à enflammer le courage, elle entretenait au dedans la paix et l'harmonie, elle préparait au dehors l'héroïsme et la victoire.

Les habitudes militaires dominaient tellement ii Sparte, qu'on ne s'étonnera pas d'y voir honorées en face l'une de l'autre la lyre et la lance[1], selon l'expression d'Alcman. En outre, pour retenir cette humeur belliqueuse qui se tourne parfois en férocité, pour tempérer l'austérité des mœurs doriennes[2] et répandre sur la vie commune du charme et de la gaieté, Lycurgue mêla la musique à toutes les occupations comme à tous les plaisirs, aux exercices du gymnase comme aux causeries de la table, aux funérailles et au culte comme aux joies et aux fûtes. Aucun âge n'exemptait de figurer dans les chœurs, et l'on voyait s'avancer ces trois troupes si célèbres[3] de vieillards, d'hommes faits et d'enfants. Le vainqueur de l'Asie lui-même, Agésilas, prenait place dans un des chœurs et chantait avec tout le monde, le jour des Hyacinthies, l'hymne à Apollon[4].

Il ne suffisait pas que la musique fût vivement goûtée[5] par les Spartiates : c'était une des parties les plus soignées de leur éducation[6].

On ne sera donc pas surpris de voir l'art musical lui-même se former et grandir dans une ville où tout conspirait à son développement. On s'attend aussi, d'un autre côté, à ce que l'État exerce sur ce développement une surveillance systématique, lui traçant à la fois sa voie et ses limites. Les séductions des sens sont aussi dangereuses que les fantaisies de l'imagination, pour une société qui prévient les passions plutôt qu'elle ne les réprime.

L'ancienneté de la musique chez les Doriens nous est indiquée par la lyre, attribut d'Apollon, Apollon, divinité nationale s'il en fut, ou plutôt personnification du génie et des mœurs doriennes. Il est donc inutile d'en chercher l'origine à Sparte. La flûte, quoique d'invention phrygienne, y fut également connue de bonne heure ; car la profession de joueur de flûte était héréditaire, comme celle des hérauts[7], descendants de Talthybius. Lorsqu'on marchait à l'ennemi, l'air de Castor, le vieil air national, était joué par les flûtes[8]. Cette coutume remontait à l'invasion des Héraclides[9].

Il est difficile de se faire une idée de la musique qui accompagnait les anciennes poésies. Sans doute elle consistait simplement en mouvements vifs ou lents, en intonations tristes ou gaies, qui se réglaient d'instinct sur les sentiments eux-mêmes. Tyrtée et Spendon n'étaient en musique que des improvisateurs comme les aèdes et les rhapsodes.

Thalétas parait avoir apporté de Crète quelques éléments de science musicale. Plutarque le cite plusieurs fois parmi les vieux maîtres, dans son traité sur la Musique[10]. Mais Terpandre de Lesbos fut en réalité le créateur de l'art musical à Sparte[11], et, de Sparte, le progrès s'étendit au reste de la Grèce, où l'on admira l'originalité[12] du talent de Terpandre, le grand caractère qu'il imprima à la musique ; son nom marque une époque de l'art.

Terpandre, poêle en même temps, comme nous l'avons vu plus haut, commença par régler l'union de la poésie et de la musique en donnant à ses vers et à ceux d'Homère des nomes[13] déterminés. C'est-à-dire, si je ne me trompe, que non-seulement il composa les airs sur lesquels on chantait les différents morceaux, niais que ces airs furent les types, les lois de chaque genre. Leur mode, leur tonalité, leur composition[14] même, étaient un modèle qu'il fallait suivre. Ainsi le chanteur devait débuter par les louanges des dieux ; ensuite il passait aux vers d'Homère ou d'un autre poêle. Terpandre avait écrit de ces préludes[15] ou exordes religieux en vers hexamètres. Pindare[16] lui attribuait aussi l'invention des Scolies. Ce fut lui encore qui désigna les nomes par des titres différents[17] : le béotien, l'éolien, le trochaïque ; l'aigu, le tétraédien, le nome de Terpandre, celui de Cépion. Cépion était son élève favori, et avait perfectionné la forme de la lyre[18].

Aussi habile joueur de lyre que célèbre compositeur, Terpandre remporta le prix dans tous les concours solennels. A Delphes, il fut quatre fois vainqueur[19] ; il le fut, à Sparte, aux fêtes d'Apollon Carnien. Ce dernier concours n'est pas un des faits les moins remarquables de l'histoire musicale de Sparte. Il avait pour but évident d'attirer les artistes étrangers et de hâter les progrès de l'art. L'école de Lesbos, qui se rattachait à Terpandre, ne cessa pas d'envoyer ses maîtres les plus distingués disputer la couronne. Périclitus en fut le dernier représentant[20]. Quant aux artistes laconiens, l'histoire n'en a pas conservé les noms. On ne tonnait que Xénodamus de Cythère[21], qui institua les gymnopédies et composa des paeans.

Quoique Terpandre fût étranger et sortit d'une école éolienne, il ne faut pas se méprendre sur le caractère de ses œuvres ; car, si les anciens ne nous ont laissé que d'obscurs renseignements[22] sur la partie technique de sa musique, ils nous disent nettement combien son caractère général était en harmonie avec les mœurs spartiates, grave, plein de simplicité[23], et, loin de se sentir de la mollesse orientale, respirant les miles traditions des Doriens. Le mode dorique dut au talent de Terpandre le grand style et la noblesse qui lui étaient propres[24]. C'est pour cela que Platon le croyait fait à la fois pour des guerriers et pour des sages, et particulièrement favorable au maintien des républiques[25].

Ce caractère conservateur, la musique dorienne le dut surtout à l'influence sévère et à la véritable censure à laquelle Sparte la soumit constamment. Ainsi le musicien Phrynis[26] parut un jour avec une lyre à neuf cordes : l'éphore Ecprépès en coupa deux aussitôt. La même chose arriva à Timothée[27], artiste plein de dédain[28] pour la vieille musique, et qui semblait trop épris des nouveautés. II se présenta avec douze cordes[29] aux fêtes Carniennes. Un des éphores prit un couteau, et lui demanda de quel côté il préférait retrancher tout ce qui dépassait le nombre fixé par la loi.

Le fait suivant prouve que ces rigueurs n'étaient point seulement provoquées par l'esprit novateur et le relâchement des traditions, mais que la politique spartiate avait arrêté à l'avance les limites étroites où devait se renfermer un art trop enclin à flatter les sens. Terpandre lui-même, Terpandre, le grand artiste si honoré à Lacédémone, fut mis un jour à l'amende pour avoir ajouté une seule mède, et sa lyre fut confisquée[30]. Ainsi le créateur de la musique est puni au nom des lois qu'il avait établies.

Du reste, cette contrainte n'empêcha point la musique de prendre un vigoureux essor ; comme ces corps dont une éducation sévère assure la beauté, en leur défendant la mollesse, la parure et même la grâce. Encore au temps de Plutarque, si corrompu que fût le goût, on admirait[31] la grande et simple manière de Terpandre et de son école. On reconnaissait que, sur la lyre à trois cordes, leur musique produisait plus d'effet que tous les instruments compliqués et toute la science des modernes. Les artistes du temps ne pouvaient même plus imiter ces vieux maitres, gâtés qu'ils étaient par les raffinements et l'affectation.

La musique militaire n'avait pas moins de caractère ; l'on vantait les marches[32] spartiates, dont les plus belles étaient attribuées à Alcman : elles faisaient bondir, aussi bien que les Poésies de Tyrtée, le cœur des combattants.

Une tradition[33] attribuait même aux bergers laconiens l'invention des chants bucoliques. On voit donc que le développement musical particulier à Sparte ne fut ni sans éclat ni sans charme ; Pindare s'écrie en nommant la ville de Lycurgue :

C'est là que brillent les conseils des vieillards, les lances d'une valeureuse jeunesse, les chœurs, la Muse et les Grâces[34].

Ce sont, du reste, à peu près les vers de Terpandre :

Ένθ' αίχμά τε νέων θέλλει καί Μοΰσα λίγεια,

Καί δίκα εύρυάγυια.

 

La danse, comme la musique, était un des côtés sérieux de l'éducation antique, au contraire des idées modernes, qui n'y voient qu'un amusement.

La danse était avant tout un exercice gymnastique : elle perfectionnait le corps, qui ne rapportait de la palestre que la force, et lui donnait la légèreté, la mesure, l'attitude, la grâce, en un mot tout ce qu'on pourrait appeler la poésie de la matière. En même temps, la danse était l'ornement des cérémonies religieuses ou des fêtes publiques. L'élite de la jeunesse s'avançait en ordre harmonieux, tantôt grave et recueillie pour honorer les dieux, tantôt animée, frémissante, pour charmer par l'image de la guerre les regards des hommes.

La corruption des mœurs amena plus tard, dans le reste de la Grèce, une licence que la loi ne prétendait point poursuivre jusque dans la vie privée. La scène qui termine le Banquet de Xénophon montre que Socrate lui-même cédait à l'entraînement général. A Sparte, au contraire, pourquoi aurait-il été moins aisé de discipliner le geste que la pensée ? Comment les institutions, qui avaient contenu l'imagination des poètes, n'eus-sent-elles pas réglé les mouvements d'une docile jeunesse ? La répression n'eut pas même lieu de s'exercer, parce que l'abus n'était pas possible.

Je passe sous silence les danses ordinaires, et celles qui n'étaient que la marche cadencée des chœurs[35], et celles qui n'avaient qu'un caractère gymnastique, comme la bibasis[36], dont Aristophane[37] ne manque pas de saisir le côté ridicule.

La danse la plus célèbre à Sparte était la pyrrhique, qu'on regardait comme très-propre à former les guerriers ; car les danseurs simulent un combat, parant les coups, évitant les traits, reculant, sautant en l'air, se baissant ou bien cherchant à frapper leur ennemi de près ou de loin, et à déjouer toutes ses ruses[38]. La pyrrhique est figurée sur deux bas-reliefs antiques : l'un se trouve à Athènes ; j'ai en le bonheur de le découvrir dans des fouilles récentes ; l'autre à Rome. Le premier montre les guerriers divisés en deux troupes, et partant en ordre pour commencer le combat. Le second les fait voir déjà aux prises, toujours dansant et se frappant en mesure.

Cette gymnastique militaire entrait si bien dans l'éducation spartiate, que, dès l'âge de cinq ans[39], tous les enfants apprenaient la pyrrhique ; tandis qu'au contraire les autres peuples n'y voyaient qu'un spectacle, et que les Athéniens chargeaient des chorèges de préparer une troupe de danseurs pour les grandit Panathénées.

La pyrrhique était donc le danse nationale. Elle avait été inventée par un Lacédémonien nommé Pyrrhique[40], quoique les Athéniens en attribuassent l'idée à Minerve.

Après la danse guerrière, il y avait la danse religieuse, dont l'origine remontait[41] à Castor et à Pollux. On l'appelait Caryatide, parce que c'était à Caryes, aux fêtes de Diane, que les vierges lacédémoniennes l'avaient dansée pour la première fois.

Sans entrer dans plus de détails, il importe de remarquer que la danse, comme la poésie et la musique, avait un but moral conforme au génie du peuple et aux tendances de sa constitution. C'était un- exercice gymnastique, un apprentissage de la guerre, une cérémonie du culte : rien de plus. Platon, qui, tout en condamnant la république de Lycurgue, est allé souvent y chercher ses inspirations, nous apprend comment le despotisme des lois peut maintenir dans de sages limites un plaisir qui dégénère facilement en volupté.

Le législateur, dit-il, doit établir des règles et proposer un type pour chaque genre, nommer un conservateur pour en assurer le maintien, choisir la musique propre aux danses et les danses propres à chaque fête, à chaque sacrifice. Aussitôt, il déclare sacrées ces dispositions, afin qu'on ne puisse rien changer par la suite ni à la musique, ni au chant, ni à la danse, mais que la même ville voie revenir éternellement le cercle des mêmes plaisirs[42].

 

 

 



[1] Cité par Plutarque, Vie de Lycurgue, XXI.

[2] L'exemple le plus remarquable de l'action de la musique sur un peuple, c'est ce que Polybe raconte des Arcadiens (IV, 20 et 21). La loi les forçait d'apprendre la musique jusqu'à trente ans, combattant ainsi l'influence d'un ciel âpre, d'un pays montagneux, d'une vie laborieuse et agreste.

[3] Plutarque, Vie de Lycurgue, XXI.

[4] Xénophon, Vie d'Agésilas.

[5] Aristote, Polit., VIII, 4 ; Athénée, XIII, p. 618.

[6] Plutarque, Vie de Lycurgue, XXI.

[7] Hérodote, VI, 60.

[8] Plutarque, Vie de Lycurgue, XXII. Idem., de Mus., XXVI.

[9] Polyæn., Strat. , I.

[10] Ch. VII, IX, X.

[11] Plutarque, de Music., IX.

[12] Plutarque, de Music., XII.

[13] Plutarque, de Music., III.

[14] Plutarque, de Music., VI.

[15] Plutarque, de Music., IV.

[16] Plutarque, de Music., XVIII.

[17] Plutarque, de Music., IV.

[18] Plutarque, de Music., VI.

[19] Plutarque, de Music., IV.

[20] Plutarque, de Music., VI.

[21] Plutarque, de Music., IX.

[22] Dans son chapitre sur la musique grecque (Littérat. de l'anc. Grèce, XII), je crois qu'Ott. Müller interprète bien librement les textes ; les considérations qu'il présente ne doivent être accueillies qu'avec beaucoup de défiance. Pour moi, je ne fais ici que recueillir les faits qui se rapportent à Sparte.

[23] Plutarque, de Music., VI.

[24] Plutarque, de Music., XVI.

[25] Plutarque, de Music., XVII.

[26] Plutarque, Vie d'Agésilas, X.

[27] Plutarque, Vie d'Agis.

[28] Plutarque, de Mus., XII.

[29] La Musique se plaint de Timothée à la Justice, vers du comique Phérécrate, cités par Plutarque, de Mus., XXX. On a cru posséder le décret qui condamnait Timothée. O. Müller, qui le cite (Die Dorier, t. II, p. 317), a raison d'en nier l'authenticité et de l'attribuer à l'imagination de quelque grammairien.

[30] Plutarque, Instit. lacon., § XVII, et Vie d'Agis, X.

[31] Voyez le ch. XVIII du traité de Plutarque sur la musique ; c'est de ce chapitre que sont tirées ces réflexions.

[32] Maxime de Tyr, XXIII ; Mar. Vict., Art. Gramm., l. II ; Athèné, XIV). Nous avons déjà parlé de la marche de Castor, l'air national. Voyez le ch. XI du 2e livre des Miscell. lacon. de Meurs. Tyrtée lui-même avait composé des Έμβατήρια (Poetæ lyrici, éd. Bergk., p. 313.)

[33] Diomed. III, et Serv. ad Virg., in Bucol.

[34] Vers cités par Plutarque, Vie de Lycurgue, XXI.

[35] Par exemple, la Gymnopédique. (Athénée, XIV, p. 631.)

[36] Pollux, IV, 15.

[37] Lysistrata, v. 83.

[38] Platon, de Leg., VII, 815.

[39] Athénée, XIV.

[40] Eust., ad Iliad., V, Athénée, IV.

[41] Luc., de Salt. ; Pausanias, Lacon. ; Athénée, IV, 15.

[42] Platon, de Leg., VII, p. 816.