LE SANG DE GERMANICUS

 

XI. — NÉRON.

 

 

Caligula et Néron, messieurs, sont deux princes méconnus et pleins d'esprit, car ils ont admirablement compris le prestige divin d'un César et l'étendue de la bassesse humaine ; ils ont voulu prouver tout ce qu'un peuple peut supporter et même ce qu'il est capable d'aimer. La postérité, dans ses jugements trop sommaires, les appelle l'un et l'autre des monstres et croit avoir tout dit. Mais les lois générales qui président aux races et aux espèces nous persuadent qu'il n'y a point de monstres ; il y a de grandes maladies, d'immenses faiblesses, des déformations inouïes, produites sur des êtres semblables à nous par un pouvoir qui seul mérite d'être qualifié de monstrueux.

Néron était une intelligence nette et hardie, qui, dès le premier jour, avait pénétré le secret de l'empire ; il avait compris toute la philosophie de la loi du plus fort, dont la nature lui montrait des applications si claires. Quand le lion a faim, il tue ; quand on trouble sa source, il tue ; quand on le réveille, il tue ; s'il a peur, il tue ; s'il est en gaieté, sa gaieté même est funeste et peut donner la mort. C'est l'état primitif, c'est la nature chantée par les poètes dans sa belle naïveté ; aussi les poètes ne manquent-ils pas d'appeler le lion le roi des animaux, Pour un César, les choses étaient plus simples encore ; il n'avait qu'à faire un signe, on tuait pour lui ; bien mieux, celui qui le gênait se tuait lui-même, et, dans sa reconnaissance, couchait sur- son testament le maitre qui l'avait débarrassé du fardeau de la vie.

Néron, d'ailleurs, avait pour s'instruire les traditions de ses prédécesseurs, les proscriptions d'Auguste, les procès de Tibère, les massacres de Caligula, les assassinats des Césariens et de Claude ; il avait les avertissements de Sénèque qui lui conseillait la sagesse, la douceur, la clémence, en lui rappelant qu'il était au-dessus des lois, égal aux dieux, planant sur la tête des hommes, comme le soleil éclaire le monde ; il avait les dogmes nouveaux de la religion romaine qui lui ouvraient le ciel par l'apothéose, et ce culte enivrant qui produit l'infatuation, élève l'égoïsme jusqu'au vertige, gonfle l'âme jusqu'à cette explosion d'orgueil qui est une véritable folie.

En troisième lieu, Néron sortait d'une famille populaire, où le premier devoir était de paraître un adorateur de la liberté, un défenseur des institutions, un ami des citoyens, un serviteur de la multitude, c'est-à-dire un prétendant accompli. Sa mère lui avait appris de bonne heure à étudier son rôle ; elle l'avait formé par ses exemples ; elle l'avait laissé s'échapper souvent du Palatin pour se mêler à la canaille dont le petit-fils de Germanicus devait être l'idole ; elle en avait fait un acteur consommé, d'un sang-froid précoce, toujours en scène ; elle lui avait répété les préceptes d'Auguste sur l'art de régner et montré que le plus habile empereur est le plus grand comédien.

Enfin, Sénèque et Burrhus lui avaient enseigné consciencieusement les doctrines d'un prince libéral, la théorie de la sagesse, la pratique de quelques vertus stoïciennes ; ils avaient été touchés de son génie et de sa docilité ; ils avaient pris le pouvoir de ses mains ; ils lui avaient soufflé des mots heureux ; ils l'avaient excité contre les ministres de Claude et mis en défiance contre Agrippine, sans prévoir que leur disciple pousserait la logique jusqu'à empoisonner Britannicus et tuer sa mère. En effet, à dix-huit ans, il conspire avec Locuste ; à vingt-deux ans, il s'émancipe par le parricide.

Tout fut accepté, excusé, justifié par un peuple prévenu. Rome était heureuse, parce que le souverain, livré à ses plaisirs, à ses premières amours et aux emportements secrets de la jeunesse, abandonnait l'exercice du pouvoir à quelques hommes de bien. L'art de cette époque exprime fidèlement l'état des esprits et les premières statues de Néron semblent refléter l'amour du genre humain.

Je 'ne cite qu'en passant les monnaies innombrables sur lesquelles Agrippine se fait représenter avec son fils enfant et où elle porte le titre d'Augusta. Ce caractère enfantin est exagéré et prolongé à dessein par une femme ambitieuse qui avait rêvé une minorité perpétuelle. Je ne vois même aucun intérêt à m'arrêter devant le buste de marbre qui est au cabinet des Médailles, à côté du buste de Sénèque, et où l'on reconnaît Néron enfant.

Le buste du Vatican et les deux statues qui sont au Louvre me frappent davantage, parce que Néron y apparaît dans l'éclat de l'adolescence. Presque nu, assimilé à un héros, la draperie qui couvre le haut des jambes rejetée sur le bras, il offre une image douce, jeune, souriante, une attitude charmante qui rappelle Germanicus, son aïeul. Le type du visage est plutôt grec que romain et incline vers le type d'Apollon. L'artiste, évidemment, a vu Néron à travers la joie populaire. De même, le buste du Capitole le flatte, l'adoucit et lui prête quelque ressemblance avec la première Agrippine, sa grand'mère.

Néron est toujours beau, mais déjà plus formé sur la pierre gravée du cabinet des Médailles (n° 2083). Sur le buste du Louvre qui porte le n° 5422, il a pris des années : l'œil est plus sec, la bouche plus dure ; il porte la couronne attachée par des bandelettes.

Le buste du musée du Louvre, voisin du précédent, le montre assombri, avec une barbe forte, des lèvres serrées, un air d'oiseau de proie. Les passions et les plaies morales d'un despote ont déjà commencé leur office. La corruption de l'âme se trahit, malgré l'adulation, par l'altération des traits que reproduisent les artistes. On arrive par cette dégradation à l'homme fait, que le célèbre buste du Louvre nous fait apparaître dans toute sa beauté comme dans toute son horreur. Mais avant d'en faire l'étude, il convient de jeter un regard sur l'âme de Néron, dans son plein et libre développement. Un portrait moral est impossible lorsque l'original n'a pas vécu devant nous ; du moins est-il permis de rechercher l'unité psychologique et le principal ressort d'un génie qui a charmé Rome et l'a épouvantée tour à tour.

L'unité de l'âme de Néron, c'est une vocation déclarée, irrésistible, qui l'entraîne vers le théâtre et vers le cirque. Enfant, il s'échappe de chez sa tante pour assister aux jeux publics. Ses jouets de prédilection sont de petits chars d'argent, peints en vert et en bleu, couleurs favorites des cochers. Il marque des dispositions pour les arts, pour la peinture, la sculpture et surtout pour le chant. La musique le jette dans de véritables transports. A peine a-t-il été proclamé empereur, qu'il profite de la liberté que lui laissent, pour la première fois, sa mère et ses pédagogues, absorbés par la conquête et l'organisation de l'empire. Que fait-il pendant plusieurs jours ? Il envoie chercher le musicien Terpnus, s'enferme avec lui dans son palais, l'écoute jouer de la lyre, immobile, enivré ; la nuit est tombée, il l'écoute encore et ne le laisse partir qu'après la promesse de recommencer le lendemain.

Une vocation aussi énergique, qui ne demandait à la puissance la plus immense que de si innocentes satisfactions, annonçait aux Romains un empereur digne d'eux. Ce chef vraiment populaire partagera leurs goûts, passera sa vie au théâtre, sacrifiera tout, même l'empire, au plaisir des représentations. Après tout, il y a bien des manières d'occuper fortement l'attention des hommes, pour les tenir tranquilles ou charmés ; il y a bien des manières de leur montrer ce qu'on peut et ce qu'on veut, pour les tenir soumis.

Représenter, c'est-à-dire remplir la scène du monde, est le rêve de tout souverain ; chacun a son mode favori de représentation. L'un est ambitieux et se complaît dans les grandes entreprises : Néron fait un abandon complet du gouvernement, d'abord aux stoïciens, ensuite aux épicuriens. Un autre est un politique et met enjeu adroitement les fils les plus déliés : Néron voit le monde à ses pieds, et il lui faut si peu de calcul pour prendre, ruiner, supprimer, se venger ! Un troisième rêve la guerre et donne à ses sujets l'atroce tragédie des batailles après les parades de la paix : Néron a l'horreur des armes, il s'est laissé tomber du trône sans même appeler ses soldats. Tel se plaît à administrer et à établir dans l'État l'ordre qu'un propriétaire établit dans son jardin : Néron jette aux vents les trésors et met la terre habitée au pillage. Tel, enfin, se délecte à juger et à diriger les duels savants de la procédure criminelle : Néron prouve qu'un procès est une cruauté superflue et envoie son médecin ouvrir les veines des suspects.

Le jeune empereur veut d'autres jeux, d'autres représentations. Il a le tempérament de la plèbe romaine, il a ses goûts, ses passions, sa maladie si soigneusement développée par les Césars. Il aime les spectacles, de toute nature, partout, sans cesse. Il appelle la foule à partager ses joies ; il fait descendre dans l'arène 400 sénateurs et 600 chevaliers ; il institue les jeux Néroniens, qui doivent faire revivre les beaux jours de Delphes et d'Olympie.

Il n'avait ni la férocité des Étrusques, ni la soif des Romains pour le sang ; il se rapprochait plutôt des Grecs dégénérés d'Antioche et de Séleucie. Il cherchait l'art pour l'art, les sensations puissantes, mais dirigées par un certain amour du beau ; il était épris des raffinements, affamé de pompe et de magnificence, et peu à peu ce besoin se tourna en frénésie ; il fallait que tout devînt spectacle, que tout lui donnât des émotions, fût-ce le crime. Le luxe insensé, les prodigalités, les orgies : spectacle. Le canal d'Ostie, Rome convertie en port de mer, le lac. Averne uni au Tibre, l'isthme de Corinthe percé, tous ces projets avortés, mais annoncés : spectacle. Rome incendiée, la fumée et la flamme enveloppant les sept collines pendant sept nuits, la tour de Mécène retentissant des accords de la lyre impériale : spectacle. Les chrétiens mis en croix, enduits de soufre, allumés comme des torches : spectacle : Le voyage en Grèce, les concours, les palmes remportées dans le stade et l'hippodrome, le retour triomphal, les murs des villes démantelés pour livrer passage au triomphateur ; spectacle. Les débauches les plus effrénées, de jour et de nuit, en vue de tous, aux flambeaux, sur l'étang d'Agrippa Ou sur le Tibre : spectacle. Les noces solennelles de Néron avec Sporus, auquel on inflige un troisième sexe, ses noces non moins monstrueuses avec l'affranchi Doryphore, Néron vêtu en jeune mariée et conduit en grande pompe : spectacle. Enfin, l'empereur contemplant le cadavre d'Agrippine, écartant ses vêtements, louant ou critiquant en artiste les beautés les plus cachées de sa mère qu'il vient d'assassiner : spectacle.

Le désir de l'impossible croissait avec la satiété : Néron aurait voulu s'égaler aux dieux, uniquement pour embrasser d'un coup d'œil le spectacle infini de l'univers. Dépouillant la notion du bien comme du mal, il s'efforçait de réaliser tout ce que l'imagination en délire peut enfanter. Le peuple, qu'il tenait en joie perpétuelle et en liesse grandiose, lui pardonnait tout, parce qu'il partageait tout avec lui. Les citoyens, dressés par quatre règnes, applaudissaient aux fantaisies gigantesques de César : leur cœur palpitait avec le sien devant chaque audace nouvelle.

Certes, l'incendie de Rome dépassa la mesure : il y eut trop de victimes pour qu'il ne restât point quelques griefs. Toutefois, les esprits bien faits admirèrent ce trait de génie administratif. Sur quatorze quartiers, trois seule. ment avaient été épargnés et les cinq septièmes de la ville étaient anéantis ; mais les conquérants en font bien d'autres, et Néron avait trouvé un système d'expropriation radical, subit, peu coûteux, qui excluait toute discussion. Les cadavres, les blessés, les veuves, les orphelins, étaient chose regrettable :mais Rome allait se relever plus belle, avec des rues larges, des portiques et des précautions ingénieuses contre l'incendie. Les dépouilles de l'univers et le fruit de sept siècles de victoires avaient disparu : mais ces débris vénérables étaient poudreux et surannés. Les chefs-d'œuvre de mille artistes avaient péri ; mais on allait dépouiller les sanctuaires de la Grèce. Il fallait des sommes d'argent immenses ; mais les provinces rançonnées, les dons volontaires et forcés, les proscriptions, les fourniraient. Les temples de Jupiter Stator et de Vesta, le palais de Numa, le sanctuaire élevé par Évandre étaient en cendres ; mais César est le seul dieu qu'il convienne de loger magnifiquement : la Maison dorée sera digne de lui.

Déjà les architectes Céler et Severus sont à l'ouvrage. Le peintre Amulius et ses élèves décorent les murs, dès qu'ils sont enduits de stuc. L'or, la nacre, les perles, sont prodigués et s'ajoutent aux marbres précieux. Les caissons d'ivoire jouent dans leurs coulisses et laissent tomber les fleurs et les parfums. Un dôme représentant le ciel tourne lentement au sommet de la plus belle salle, mais il tourne nuit et jour, comme au-dessus de la tête des Immortels. Au milieu d'un magnifique atrium, qui de tous côtés offre trois colonnes de profondeur et rivalise avec la place moderne de Saint-Pierre de Rome, s'élève le colosse de bronze fondu par Zénodore : il a cent vingt pieds de hauteur, et représente Néron avec les attributs divins.

Nous ne pouvons plus juger aujourd'hui ces constructions somptueuses, quoique la partie principale de la Maison dorée soit encore debout. Dévastée, réduite à de simples murs de briques, enterrée à dessein sous les thermes de Titus, devenue ténébreuse, glacée comme un séjour infernal, la Maison dorée n'a plus rien de sa décoration, de sa beauté, de sa lumière. Le plan seul permet de rétablir par la pensée une habitation aussi gaie que les riantes habitations de Pompéi, plus grandiose, distribuée admirablement avec la double exposition d'hiver et d'été, d'une proportion qui n'a rien d'excessif, se rapprochant d'une villa plus que d'un palais. Ce que nous admirons encore, ce sont les stucs et les peintures du Crypto-porticus, qu'on prétend avoir servi de modèle aux arabesques de Raphaël, comme si Raphaël n'avait pas eu pour s'inspirer les ruines de maisons et de tombeaux antiques qu'on ouvrait sous ses yeux autour de Rome. Ce que nous ne pouvons plus nous imaginer, c'est l'étendue des richesses et la rareté des matières précieuses accumulées dans toutes ces salles : l'immense vasque de porphyre qui a été retrouvée dans le triclinium et transportée au Vatican, pourrait seule en donner une idée.

Le véritable luxe de la Maison dorée, c'étaient ses dépendances. Néron s'était fait la part du lion sur le sol de Rome nettoyé par l'incendie. Il avait pris l'espace compris entre le Palatin, le Cœlius et l'Esquilin, c'est-à-dire un terrain qui avait trois mille cinq cents pas de tour, plus de cent hectares de superficie, et qui était l'équivalent de la moitié de Paris au temps de Philippe-Auguste. Un parc avait été tracé, avec des bois, des champs, des prairies, des lacs remplis par l'eau des aqueducs. Des troupeaux paissaient dans les prairies, des laboureurs travaillaient dans les champs, des cerfs et des animaux rares couraient en liberté dans les bois. Partout s'élevaient des constructions élégantes, des portiques, des pavillons, des statues ; les, plus belles villas des princes romains sont un reflet éloigné des créations de Néron. Tous ceux que l'empereur avait chassés de leurs anciennes demeures ou du sol qui leur appartenait, se consolaient en contemplant ces merveilleux paysages du haut du Cœlius ou du Capitole. La nature elle-même vaincue paraissait réunir au milieu de Rome les beautés qu'elle disperse dans les pays les plus éloignés. En vérité, Néron était un grand artiste !

Il était si véritablement un artiste, qu'il ne put se contenter des spectacles et des émotions que lui procuraient sa puissance, son audace, ses actions, ses attentats. Poussant la logique jusqu'au bout, cet artiste amoureux d'un certain idéal, fervent, bientôt éperdu, voulut pratiquer son art sous plusieurs formes. Il ne lui suffit plus de donner des spectacles. il devient lui-même un spectacle ; il ne lui suffit plus d'adorer le théâtre : être acteur, tel est le but sérieux de sa vie.

Nous rions, messieurs, de cette prétendue folie : ce n'est pourtant qu'un éclatant hommage rendu par un despote à l'opinion publique et au besoin de responsabilité. Il est facile pour lui de remplir la scène du monde et de jouer la tragédie ou la comédie humaine par l'intermédiaire de ses généraux, de ses magistrats, de ses ministres, de ses courtisans. S'ils sont habiles, il en profite ; s'ils sont hués, il les désavoue ou les soutient contre les huées, à l'abri lui-même dans son palais. Mais se dépouiller du prestige de la toute-puissance, paraître seul en public, se soumettre au jugement de la foule, la gagner par son seul talent, mériter les applaudissements ou s'exposer à être sifflé, c'est plus que du courage, c'est plus que de l'héroïsme, c'est l'homme qui reprend ses droits, qui veut se prouver à lui-même qu'il est libre, c'est-à-dire responsable de ses actes, qui veut n'être admiré que pour sa valeur personnelle, glorifié que pour son mérite. Certainement, Néron prenait ses précautions : il trichait ; les prétoriens entouraient la foule ; ils bloquaient les vomitoires ; cinq mille vigoureux plébéiens, dirigés par de jeunes chevaliers, formaient une claque, dont la gloire a valu aux modernes chevaliers du lustre le nom de Romains. Mais Néron n'était, pour cela, ni moins ému ni moins sincère ; il se livrait tout entier ; il se donnait à la discussion ; il affrontait ses juges en face ; il avait toutes les angoisses de l'artiste. L'humanité se sentait vengée et la théorie de la responsabilité triomphait lorsque ce misérable, que le monde flattait en tremblant, voulait flatter la multitude assemblée et tremblait à son tour.

Néron ne s'épargnait pas. S'il rêvait tous les succès, sa vie devenait un véritable labeur. Il jouait de la lyre, il récitait des vers, il en composait d'assez méchants ; il jouait la tragédie, étudiait les rôles les plus difficiles, se chargeait des rôles de femme, fût-ce de femme en couches, comme dans le drame de Canacé ; il chantait, et les soins qu'il prenait de sa voix un peu grêle le rendaient esclave, car il se soumettait au régime le plus sévère, se purgeait. s'entourait la gorge de chiffons, n'osait se permettre un plaisir sans consulter son maitre de chant : c'était une volontaire servitude. En outre, il était cochers conduisait les chars et risquait de se casser le cou ; il était athlète et luttait avec les héros de la palestre, qui se laissaient terrasser, mais qui auraient pu l'étouffer ; il voulait même être bestiaire et avait fait élever un lion qu'il se proposait d'étrangler à la façon d'Hercule, dans l'arène, un jour de fête ; mais il trouva, quand le lionceau était doux, qu'il était trop petit, et quand il fut grand, qu'il n'était plus assez doux.

Une critique d'une certaine gravité peut être faite à cet empereur de cirque et de théâtre. Pourquoi, afin d'être complet, n'a-t-il pas été aussi gladiateur ? A-t-il craint d'exposer sa poitrine à quelque lame friande de chair impériale ? A-t-il craint plus encore la main incertaine et la maladresse d'un courtisan égaré par l'émotion ? De toute façon, c'eût été une belle fin, qui eût dignement couronné sa vie et qui était préférable à l'agonie qui l'attendait dans la villa de Phaon.

Le règne de Néron, ainsi compris, n'est plus une sinécure ; toutes les heures sont remplies par le travail, par la crainte, par l'espoir du succès. On peut dire que le souverain s'est rendu plus malheureux que le dernier de ses sujets, car aux occupations de l'histrion s'ajoutent les souffrances et les maladies morales de l'histrion. Il est jaloux, il est insatiable, il déteste ses rivaux, il les intimide et les fait tuer parfois, il caresse les juges des concours, il n'ose ni cracher, ni s'essuyer le front, ni manquer à l'étiquette du théâtre. Un jour, on le vit pâle et confus comme un écolier pris sur le fait, parce qu'il avait laissé tombé sa lyre. Il a l'orgueil du paon, la coquetterie de la femme, la bassesse d'un Trissotin et les passions d'un Roscius, car l'amour-propre d'auteur s'ajoute à la vanité du chanteur : ce sont ses propres vers et sa propre musique qu'il chante pendant des journées entières devant des spectateurs que l'ennui force à sauter par les arcades et les fenêtres du théâtre, soigneusement gardé par les prétoriens.

Peu à peu, dans cette lutte volontaire et dans ces angoisses croissantes, périt le dernier bon sentiment en même temps que la majesté du souverain. Non seulement César disparaît sous l'acteur, mais une âme d'histrion se développe, pleine de colère, de rage, de soif de vengeance. Les délateurs enflamment cette férocité par leurs accusations ; il suffit, pour perdre un ennemi, de jurer qu'il s'est moqué de la voix de Néron. Des émotions atroces, des haines que la politique ne lui aurait jamais inspirées, torturent ce cœur de boue, qui avait à peine connu le remords lorsque Néron était devenu parricide, infâme, incendiaire. L'histoire a dit assez jusqu'où l'ont conduit ces émotions : l'art nous apprend ce qu'elles avaient fait de sa beauté et de sa jeunesse, avant l'âge de trente ans.

La nature physique s'est déformée en même temps que la nature morale, et l'idéal grec ne peut réussir à déguiser ni à transfigurer ce type qui s'impose par son éloquence et son énormité. Les monnaies de Néron, d'or et d'argent, sont innombrables ; les monnaies de bronze de grand module abondent ; presque toutes reproduisent les mêmes contours de visage et un caractère assez remarquable pour ressembler à de la beauté. Mais cette beauté est dégradée, farouche, souillée par un embonpoint précoce. Noyé dans un cou épais. le menton se dégage à peine : certains graveurs, plus fidèles évidemment à leur modèle, donnent à ce menton si peu de saillie, qu'il se détache comme le bec exigu d'un vase au col renflé.

Après avoir cité seulement la statue du Vatican, qui montre Néron avec le costume, la longue tunique, la lyre d'Apollon Citharède, je reviens au buste du Louvre que j'ai réservé plus haut. C'est là que Néron apparaît dans sa plus belle horreur. L'œil est enfoncé dans une cavité profonde, où le soupçon habite comme dans un antre ; la vivacité du regard semble lancer la mort à ceux.qui n'applaudissent pas le chanteur ou qui raillent le génie du poète. Les lèvres sont saillantes, enflées par la colère et le mépris, elles trahissent la rage sourde de l'acteur qui tue Poppée enceinte d-un coup de pied, le jour où il revient mécontent du public et de lui-même. Le cou est gros, obstrué par une graisse immonde ; on y sent les efforts perpétuels du chanteur et le venin malsain de la volupté. La barbe a disparu ; les épaules, qui remontent, sont énormes. L'expression du visage a quelque chose de théâtral à la fois et de formidable. La fureur tragique s'y confond avec la fureur impériale, de même qu'Oreste s'y confond avec Vitellius. Le masque scénique est saisissant ; la sincérité des passions désordonnées y éclate. Ce comédien forcené est en même temps le maitre du monde : la couronne qui ceint son front nous le rappelle et les rayons de cette couronne nous avertissent même que le despote s'assimile déjà aux dieux. Il ne faut pas oublier non plus les auteurs, qui nous apprennent que les yeux sont bleus, la vue très basse, les cheveux châtains, les boucles disposées en étages. Enfin, Suétone nous aide à compléter l'œuvre de l'artiste et à monter cette tête sur un corps robuste, mais petit, couvert de taches malpropres, sur des jambes grêles qui supportent un gros ventre : ce corps est enveloppé du vêtement flottant (synthesina) que les Romains ne mettaient que chez eux, couchés devant leurs festins, et avec lequel Néron se montrait en public, sans chaussures, sans ceinture, un linge autour du cou, dans le négligé le plus indécent.

Tel est cet artiste éperdu, cet amant imprévu de la responsabilité et de l'opinion, cette victime des plaisirs du peuple romain. Auguste avait développé chez les citoyens un goût effréné des spectacles ; Caligula leur avait servi dans l'arène des chevaliers et des sénateurs ; Néron se donna lui-même, multiplia les représentations, parcourut les provinces avec sa troupe, alla réjouir la Campanie, la Grèce, l'Orient convoqué dans les stades de l'Isthme et l'Olympie. Les passions de l'histrion prirent rapidement des proportions colossales elles étouffèrent en lui les autres sentiments et tout ce qui fait l'homme ; elles le ravalèrent tour à tour au-dessous des tyrans les plus abhorrés et au-dessous de la bête ; elles permirent à la postérité, déconcertée par tant de crimes, de proclamer qu'il était un monstre. Il n'était qu'un martyr grotesque de l'art et le dernier des misérables.

A ce jeu, Néron perdit la raison, l'empire et la vie. Il n'avait même plus l'Instinct qui est commun au souverain et à ses plus chétifs sujets, l'instinct de la défense. Il s'est laissé tomber du trône avant que personne l'en renversât ; les proclamations de Vindex ne l'ont affligé que parce qu'elles le traitaient de méchant chanteur ; il a provoqué par sa, lâcheté le premier supplice des despotes, qui est l'abandon ; il a donné par sa mort lamentable une admirable satisfaction à ceux qui cherchent dans l'histoire les châtiments et la justice.

A quelques milles de Rome, au delà du pont Nomentano, s'élevait la petite maison rustique de Phaon, ancien esclave de l'empereur. C'est là qu'il faut voir Néron se glisser, suivi de trois affranchis, tremblant, déguisé, le visage voilé comme une femme, enveloppé d'un manteau sale et déchiré. Il n'ose entrer par la porte ; on perce un trou derrière la maison ; il pénètre, en rampant, à travers les roseaux et les ronces, dans un réduit où il s'étend sur un mauvais matelas. Il a faim, et n'ose manger le pain repoussant qu'on lui apporte ; il a soif et ne peut boire que l'eau d'une mare échauffée par le soleil. En vain les serviteurs qui lui sont restés fidèles l'exhortent è se donner la mort ; il n'a même pas le courage dont tous ceux qu'il a proscrits lui ont donné l'exemple, les vieillards comme les femmes, les stoïciens comme les épicuriens, Sénèque comme Lucain, l'austère Thrasea comme le voluptueux Pétrone. Il refuse et se lamente ; il fait creuser  sa fosse et récite des vers grecs ; il essaye la pointe de deux poignards et il pleure ; il conjure Sporus tantôt de pleurer avec lui, tantôt de se frapper sous ses yeux pour lui apprendre à mourir. Les heures s'écoulent, ce spectacle fatigue et dégoûte les derniers serviteurs qui sont restés fidèles à ce lâche. Néron, acculé par la destinée, épuise jusqu'à la lie le calice de l'expiation. Mais jusqu'au bout, sa vocation se soutient ; la seule pensée qui l'assiège est celle de son art ; la seule conviction qui survive est celle de son talent. Il consent à être exilé aux confins du monde : l'artiste vit partout, dit-il. Et lorsque le bruit des cavaliers qui le cherchent le force à enfoncer dans sa gorge le fer que lui présente Épaphrodite, il s'écrie : Quel artiste meurt en moi ! Qualis artifex pereo !

Tableau terrible, plein d'enseignement, qui purifie l'humanité, qui venge ses droits méconnus, mais qui serait incomplet si notre imagination n'évoquait autour de la maison de Phaon les mânes de tous les Césars qui ont précédé Néron dans la tombe. Quarante et un princes et princesses composaient la famille d'Auguste ; tous sont morts depuis le commencement du siècle, ils se sont exterminés les uns les autres par le glaive, par le poison, par la faim ; bien peu ont atteint le terme fixé par la nature. Leurs ombres silencieuses et consternées contemplent l'agonie du quarante-deuxième César ; elles sont rangées autour du trou par lequel ce maitre de l'univers a rampé vers le seul asile que l'univers lui laisse ; elles se penchent vers le grabat funèbre sur lequel gît terrassé le dernier rejeton d'une race qui s'égalait aux dieux et que la terre rejette avec dégoût. Les ombres d'Auguste et de Livie se regardent pensives et semblent se dire : Est-ce là qu'expire notre dynastie ? Est-ce ainsi que finit notre lignée, si soigneusement renouvelée par l'adoption ? Est-ce le fruit de notre politique ? Est-ce le faîte de cette pyramide grandiose que nous avions assise sur la patrie vaincue, comme Jupiter a posé l'Etna sur la poitrine des Titans ? Cet histrion est-il le dernier mot de l'empire ? Puis les ombres de Germanicus et de la grande Agrippine détournent tristement la tête et murmurent, non sans remords : Est-ce là notre petit-fils ? Est-ce là ce qu'ont produit notre orgueil, notre popularité, notre vertu ? Est-ce là que nous mène l'amour du pouvoir le plus immoral recherché par les moyens les plus honnêtes ? La mise en scène nécessaire aux prétendants aboutit-elle à un tel état d'abjection ? Cet acteur insensé n'a-t-il fait qu'appliquer nos principes, exagérer nos calculs, abuser de nos exemples ? Nous rêvions la toute-puissance pour le bonheur du monde, et le monde entier épuisé, avili, dégradé par cette puissance monstrueuse, maudira-t-il à jamais le sang de Germanicus ?

Oui, car pour leur répondre, voici une immense procession d'ombres qui se pressent à travers les airs : elles veulent contempler à leur tour ce spectacle ; elles tremblent de joie, elles échangent des gestes de triomphe, elles ont des applaudissements muets. Ce sont les proscrits assassinés pendant les cinq règnes de cette première série de Césars.

 

FIN DE L'OUVRAGE.