Il y avait à Rome une loi libérale et vraiment belle, si elle avait été appliquée avec sincérité. Lorsqu'un esclave avait rendu pendant six ans des services signalés à son maître, lorsqu'il avait fait un dur noviciat dans sa nouvelle patrie, il pouvait être affranchi et devenir un citoyen. L'esclavage était alors pour les captifs une initiation ; l'affranchissement était pour la cité un mode de recrutement. Malheureusement, avec la corruption des mœurs, le principe s'était altéré. Ce n'étaient point leurs vertus qui faisaient obtenir aux esclaves la liberté, c'étaient leurs vices. En outre, comme on les avait relégués dans les quatre tribus urbaines, dont le vote était collectif, ils n'avaient aucune influence et se rejetaient sur d'autres moyens de parvenir. Ils restaient les familiers de leur ancien maître, se chargeaient de ses affaires, des plus délicates comme des plus honteuses, étaient les agents de ses spéculations et de ses intrigues, s'enrichissaient par l'industrie, le commerce, les finances, envahissaient peu à peu les charges subalternes, mais lucratives, se poussaient dans l'administration, et, une fois riches, se glissaient dans l'ordre des chevaliers et même dans le sénat. Les guerres civiles avaient fait surgir des affranchis tout-puissants, qui avaient exploité la gloire et le crédit de leurs maîtres. Chrysogon était le ministre secret de Sylla, Hipparque celui d'Antoine, Démétrius celui de Pompée. L'importance des affranchis s'accrut encore sous l'empire : leur obscurité rassurait les Césars, leur bassesse les rendait commodes, leur intelligence utiles, leur droit de familiarité nécessaires, leur corruption charmants. Prêts à tout, ils s'entremettaient, s'imposaient, flattaient, dénonçaient, ouvraient les sources les plus imprévues de plaisirs et de richesse. ; on ne pouvait se passer d'eux. Capables, du reste, lettrés, actifs, hardis, rompus aux affaires, ils s'emparaient de toute l'administration, hormis des charges curules. A mesure que les citoyens asservis se montraient plus indignes de s'administrer eux-mêmes, les affranchis grandissaient et prenaient leur place dans leurs affaires, dans leur maison, souvent dans leur couche ; ils finirent par la prendre sur le trône. S'il y eut à Rome un palais où les affranchis purent s'abattre comme un essaim de guêpes sur un tronc vermoulu, ce fut le palais de Claude. Claude était sans défense, il était riche, il appartenait à la famille impériale, qui le méprisait assez publiquement pour ne lui laisser d'autres amis que des subalternes. Tous les esclaves qui avaient joué avec lui dans son enfance, tous les affranchis de sa mère Antonia et de son frère Germanicus, s'étaient groupés autour de lui. La plupart étaient des Grecs, des Syriens, des Asiatiques ; ceux même qui étaient nés dans la maison appartenaient à ces races fines, élégantes, promptes à tout comprendre et à tout oser. Les affranchis étaient la fleur des troupeaux d'esclaves que possédaient les patriciens romains. C'étaient les plus intelligents, les plus beaux, les plus séduisants par la culture de l'esprit ou la grâce du corps. Ils étaient, comparés aux Latins, ce que les Gallo-Romains seront plus tard aux Francs ou les Grecs du Phanar aux Turcs. Déjà les comédies de Térence et de Plaute montrent les esclaves se moquant des pères ou les abusant par mille ruses, tandis qu'ils corrompent les fils dont ils sont les complaisants instituteurs. Sous l'empire, les affranchis sont bien supérieurs et à leur condition et à leurs maîtres. Un préjugé moderne leur prête je ne sais quelle bassesse de traits égale à la bassesse de leur âme. C'est une injustice et une erreur historique. On dit proverbialement : une tête d'affranchi, et l'imagination évoque une figure sournoise, un front bas, des cheveux courts, des oreilles larges, une expression fine et ignoble. Rien n'est plus opposé à la vérité. Il faut imaginer au contraire un beau visage, toujours souriant, de grands yeux intelligents, profonds, animés par le désir de plaire, des proportions élégantes, une démarche souple et non sans noblesse, des vêtements riches et tous les signes du luxe. Leur origine servile n'avait pu effacer l'aristocratie native de leur race. Certes les Ioniens, les Grecs, les Syriens, qui circulaient par milliers dans les rues de Rome, avaient un autre air que le descendant des vieux habitants du Latium, de l'Ombrie ou de l'Étrurie. La culture de l'esprit, la connaissance approfondie des langues, des lettres et des arts ; le goût de l'intrigue, l'habitude des grandes spéculations, le sentiment de leur supériorité intellectuelle, un raffinement singulier de corruption, la science de tous les plaisirs développaient encore la distinction de leur type. Les plus vicieux avaient l'audace et les séductions de nos roués politiques ; les plus honnêtes étaient des hommes de lettres et des savants. Tiron, l'affranchi de Cicéron, Phèdre, l'affranchi d'Auguste, et l'exquis Térence, devraient nous faire mieux juger la valeur et le rôle des affranchis. C'était donc à de telles mains que Claude était livré. Il vivait avec ses affranchis dans la plus entière familiarité. Rebut de la cour, il trouvait en eux des secrétaires, des intendants, des collaborateurs, des compagnons de travail, de jeu, de table, de plaisir. Dans la société antique, la femme n'était point associée à la vie de l'homme, qui était tout extérieure. Le patron avait donc plus d'intimité avec ses affranchis qu'avec sa propre femme : ils l'accompagnaient partout, à l'assemblée, au cirque, à l'amphithéâtre, au bain, à la basilique, à la promenade, en voyage. Claude avait le goût de la déclamation et la passion d'écrire l'histoire ; ils participaient à ses travaux, préparaient ses compilations, traduisaient les manuscrits étrusques et carthaginois, écrivaient sous sa dictée, corrigeaient ou rédigeaient à nouveau ses œuvres grecques. Ils devenaient ensuite ses auditeurs, l'applaudissaient, l'enivraient par leurs éloges tantôt sans mesure, tantôt assaisonnés d'un encens délicat. Ils pourvoyaient aussi à ses besoins, à ses appétits, à ses vices, car la vie matérielle n'était point sacrifiée aux travaux de l'esprit. En vérité, Claude était heureux au milieu des serviteurs et des parasites que Rome méprisait, mais qui étaient ses seuls amis. On devine quel coup de théâtre ce fut dans la maison du faubourg lorsqu'on apprit subitement que Claude était empereur. Tous ses esclaves, tous ses affranchis se précipitent vers le Palatin. On s'empare de Claude, on l'entoure, on le garde, on le félicite, on l'intimide, on le protège, on le conseille, on l'empêche pendant un mois d'aller au sénat, parce que les sénateurs n'auraient pas manqué de prendre un facile ascendant sur ce cerveau dont la faiblesse est trop connue. Claude est une proie qui des mains des prétoriens passe aux mains de ses affranchis. Il est si bien fait à leur joug ! ils lui sont si nécessaires, si dévoués ! C'est à eux qu'il faut confier sa personne, ses intérêts, l'administration du trésor, les emplois, lés ressorts essentiels et secrets du gouvernement. Que d'autres, issus de familles illustres, obtiennent les magistratures vaines, les fonctions pompeuses, les apparences du pouvoir ! c'est au Palatin que reste la toute-puissance partagée entre les affranchis. Ils se liguent avec Messaline, qu'ils ont toujours ménagée et dont ils ont caché ou favorisé les premiers écarts : ils se réservent l'empire, sans querelle, sans ostentation, sans paroles, sans décrets, et ils ont la sagesse de le garder indivis. Je ne saurais mieux comparer Claude, si l'on me permet un anachronisme, qu'à ces frères de sultan qui sont tirés du harem et jetés sur le trône par une révolution : leurs yeux sont aveuglés par l'éblouissement de la toute-puissance, comme ceux du hibou qu'on chasse en plein jour de son trou. Incapables et tenus dans une enfance perpétuelle, ils confient les affaires à leur barbier ou à un porteur d'eau, et se replongent dans leur harem qu'ils n'ont fait qu'agrandir. Voilà les nouveaux maîtres du monde, maîtres d'abord ignorés, bientôt célèbres, redoutés, caressés par la foule clairvoyante des courtisans. Voilà les moteurs que nous cherchions ! Ce sont eux qui donnent l'impulsion à la machine administrative et régissent l'empire ! L'histoire ne s'occupe que des grands : voilà donc les hommes qui méritent l'attention de l'histoire ! Pourquoi les préjugés romains s'opposaient-ils à ce qu'on dressât des statues publiquement à ces collègues non avoués de César ? Pourquoi ne figurent-ils point gravés sur les monnaies ? Nous aurions leur image, immortalisée comme leur mémoire, et il serait plus facile de les faire revivre. Les écrivains latins, retenus par les mêmes préjugés, ont été eux-mêmes trop silencieux ou trop sobres de détails. Je suis donc forcé de tracer des esquisses plutôt que des portraits et de dresser une liste incomplète de ces usurpateurs d'un nouveau genre, de cette société d'abord anonyme qui a gouverné l'univers pendant près de dix ans. Celui qui est cité le plus souvent, c'est Narcisse, le compagnon inséparable de Claude, qui reçoit toutes ses lettres, y répond, admet ou écarte les affaires, dicte ou inspire les résolutions : il est secrétaire d'État. Narcisse a un caractère triste et des mœurs graves vertu facile, s'il est vrai qu'il soit eunuque, comme l'affirme le scoliaste de Juvénal. -La bonne chère qu'on est forcé de faire chez Claude et les festins prolongés le consolent, mais lui donnent la goutte ; les accès de ce mal redoublent son humeur morose. Il est laborieux, assidu, ne perd jamais Claude de vue dans les circonstances difficiles ; il le suit au sénat, le surveille dans les réunions publiques, il est son assesseur dans les jugements ; il lui résume la cause quand il s'est endormi ; il lei souffle, il l'avertit, il le contient. Il joue lei rôle de pédagogue qu'Auguste faisait jouer au fils de Silanus lorsqu'il lui confiait Claude pendant les fêtes de Mars. Il ne dédaigne pas les honneurs, car il s'est fait conférer les insignes de la questure (le subsellium et les faisceaux), mais il aime surtout l'argent. Tous les moyens lui sont bons pour s'enrichir ; les plus expéditifs sont les immenses travaux qu'il a fait entreprendre à Claude dans le port d'Ostie et sur le lac Fucin. Déjà sa fortune est égale à sa puissance, et son trésor surpasse celui des rois de l'Orient. A côté de lui parait Pallas, ancien esclave d'Antonia, camarade d'enfance de Claude, qui a grandi avec lui et le tient sous un joug aussi étroit. Pallas s'est réservé les finances : il est intendant du fisc impérial. Il n'a pas les mêmes raisons que Narcisse pour être vertueux. C'est le financier fier, fastueux, galant, séducteur. Sans scrupules, d'une avidité effrénée, il s'entend avec Narcisse pour les bonnes affaires ; il est aussi riche que lui, sans avoir besoin de voler aussi publiquement, puisqu'il tient la clé du trésor. Son orgueil est sans bornes, depuis que le sénat a déclaré qu'il descend des rois d'Arcadie. Virgile, quand il chantait Évandre et Pallas, ne se doutait pas qu'il préparait une telle généalogie. Depuis qu'il est issu de sang royal, Pallas n'est plus abordable. Les princesses du sang sont seules dignes de devenir ses maîtresses ; Agrippine, la fille du grand Germanicus, sera admise à cet insigne honneur. De nombreux esclaves s'agitent autour de lui sans obtenir une parole qui profanerait cette bouche auguste ; il ne leur commande que du geste, en détournant les yeux ; si l'ordre est trop compliqué, il trace quelques mots sur ses tablettes et les jette à son ancien compagnon de chaîne. Narcisse se contente des insignes de la questure, Pallas exige ceux de la préture, que le sénat ne tarde pas à lui offrir. Les lois interdisent aux affranchis l'accès des grandes magistratures ; mais Pallas se venge des lois sur les magistrats qui se morfondent dans son atrium, et sur les patriciens qu'il daigne à peine saluer quand ils se précipitent et se courbent vers lui. Un jour, par l'ordre d'Agrippine, que Pallas a fait épouser à Claude et dont il est resté l'amant, le sénat vote à ce fidèle serviteur de César des actions de grâce et un présent de 4 millions. Pallas, qui a provoqué cet élan patriotique, refuse avec ostentation : Heureux de servir César et son pays, il garde sa pauvreté. Néron, qui le tuera pour hériter de lui, fera l'inventaire de cette honnête pauvreté et nous apprendra que Pallas possédait 60 millions, c'est-à-dire dix fois cette somme en monnaie de nos jours : 60 millions amassés en moins de quatorze ans ! Ensuite vient Calliste, affranchi et ancien secrétaire de Caligula. On l'avait trouvé établi au Palatin, il avait toujours protégé Claude pendant le règne de son terrible neveu, il avait le droit de faire ses conditions. Les affranchis de Claude avaient besoin de lui ; c'était un initiateur nécessaire, car il connaissait bien des secrets, expliquait aux nouveaux venus les rouages occultes du gouvernement, faisait tomber les masques de tous les visages, tenait le nœud de toutes les intrigues. On lui a fait royalement sa part. Il est associé au grand Pallas et au tout-puissant Narcisse, partage leur crédit, leurs bénéfices et est déjà aussi riche qu'eux. Tous les trois, ils forment un triumvirat que les autres affranchis reconnaissent tacitement et auxquels ils obéissent. A eux trois ils réunissent une fortune qui égale les revenus du fisc impérial et qui équivaut à plus d'un milliard de notre temps. Quand Claude se plaint d'être gêné : Obtenez de vos affranchis, lui dit un plaisant, qu'ils vous associent à leurs affaires. Calliste n'en est pas plus fier : il a trop tremblé sous Caligula. Il a des manières discrètes et une gravité charmante ; il rappelle volontiers qu'il a connu l'ancienne cour ; il a la tradition, il est le grand-maitre des cérémonies, il ne se compromet jamais et ne voudrait compromettre personne ; c'est le tombeau des secrets, le canal des pétitions et des grâces ; il traite admirablement, son palais est d'une magnificence qu'il met à la disposition de tous par l'hospitalité. Quels soupers dans cette salle à manger soutenue par trente colonnes d'onyx, que les naturalistes auront. soin de décrire et de faire admirer à la postérité la plus reculée ! Après les
triumvirs, leurs amis ou leurs subordonnés ont part à la curée. En première
ligne, le frère de Pallas, Félix, le beau Félix, plus glorieux encore que son
frère et plus soucieux encore des formalités légales. Il ne se contente pas
de princesses ou d'impératrices pour maîtresses, il lui faut des reines pour
épouses légitimes. Suétone affirme qu'il en a
épousé jusqu'à trois ; nous n'en trouvons que deux citées par les
historiens : Drusille, petite-fille de Cléopâtre et d'Antoine, parente par
conséquent de Claude ; une autre Drusille, fille du roi Hérode Agrippa, que
Félix a enlevée de force au roi d'Émèse, son mari. Un descendant les rois
d'Arcadie devait tenir à ne point se mésallier. Pour soutenir ses grandes
alliances, Félix pille les provinces dont il est le procurateur. Polybe, secrétaire et collaborateur de Claude, est un autre potentat. Il a l'oreille du prince. H est spirituel, pénétrant, vaniteux, homme de cour, désintéressé peut-être, parce qu'il cultive les lettres et parce qu'il est amoureux. Messaline lui a inspiré une passion insensée ; elle n'est point cruelle et ses bras n'ont jamais refusé de s'ouvrir à personne ; mais il est jaloux, et à quelle épreuve n'est point mise sa jalousie ! Il est affable, obligeant, et tous les solliciteurs de Rouie heurtent sa porte. Sénèque est de ses amis : Sénèque, exilé en Corse, apprend qu'il a perdu un frère chéri, et rédige aussitôt son éloquent traité intitulé Consolation à Polybe. Les flatteries qu'il lui adresse et celles qu'il ajoute pour Claude sont perdues : Polybe n'usera point de son crédit pour le faire rappeler, car c'est Messaline qui a exilé Sénèque. Le peuple, qui n'aime point Polybe, l'a montré du doigt au théâtre quand l'acteur a déclamé ce vers grec : Insupportable est le grenier d'étrivières que la fortune élève. Polybe, assis auprès de Claude, a pâli de rage, mais son orgueil l'a soutenu, et il a répliqué tout haut par cet autre vers grec qui aurait dû avertir son souverain : On a vu des chevriers devenir rois. L'eunuque Posidès est le compagnon de guerre, le camarade de tente de Claude dans sa grande expédition contre les Bretons, qui a duré seize jours ; l'héroïsme de Posidès a été récompensé par le don d'une lance sans fer (hasta pura), un des honneurs militaires recherchés par les généraux de l'ancienne Rome. L'argent a suivi les honneurs et les avait précédés. Harpocras ne le cède en rien à Posidès ; il est riche comme tous ses associés, mais plus épris de popularité. Pour gagner cette faveur populaire, il donne des spectacles ; il a obtenu de Claude ce droit, qui n'est accordé qu'à des magistrats spéciaux, de même qu'il se fait insolemment porter en litière dans les rues de Rome par une faveur inouïe de l'empereur. La canaille le connaît bien et l'applaudit : il veille à ses plaisirs et il accompagne Claude lorsqu'il assiste aux jeux, ce qui n'est pas une sinécure, car le bon Claude arrive dès l'aurore et ne part que le dernier. Que dire de Myron, du brillant Myron, si ce n'est qu'il est honoré comme Polybe des faveurs de Messaline, et que cette gloire lui coûtera bientôt la vie ? Que dire de Boter, si ce n'est qu'il a été l'amant de la première femme de Claude, Urgulanilla, et que l'enfant qu'il a eu d'elle a été exposé publiquement ? L'histoire n'oubliera pas non plus Évodus, l'homme de confiance de Narcisse, qui surveille les centurions chargés de tuer et rend compte de leurs expéditions, ni l'eunuque Halotus, panetier et échanson de l'empereur, qui déguste tous les mets, mais dont la vigilance sera déjouée par l'adresse d'Agrippine. Nous n'avons nommé que la fleur : derrière ces grands personnages s'agitait une légion d'affranchis qui devenaient leurs ministres, leurs secrétaires, leurs intendants, leurs flatteurs, qui employaient, à leur tour, d'innombrables esclaves ; c'était un monde occulte et tout-puissant. On en comptait de toute provenance, de toute race, de tout âge, de tout sexe, on en comptait même qui n'avaient pas de sexe. Pour les principaux, aucune des satisfactions extérieures de l'orgueil né manquait : ils avaient des palais, des villas, des œuvres d'art ; ils donnaient des festins somptueux et des fêtes ; ils avaient une suite ; ils avaient une cour formée par l'empressement spontané de tout ce que Rome avait de plus noble. L'empereur était inabordable, comme un captif entouré par mille gardiens qui se succèdent et ne s'endorment jamais. Les citoyens se rejetaient sur les gardiens qui possédaient ce précieux otage et qui, semblables aux nuages qui interceptent le soleil, étaient les seuls dispensateurs de la pluie. Mais du moins quelle belle curée ! quel pillage admirablement organisé ! quelle dilapidation grandiose de l'administration, des droits des citoyens, de l'honneur et de la richesse publique ! Tout se vendait, les charges, les gouvernements, les grâces, la justice ; tout se rachetait, les violences, le vol et les crimes ; le droit de cité se donnait pour un collier de verre, disait le proverbe du temps. Les décrets impériaux étaient violés, aussi bien que les lois, à prix d'or. Claude signait, sans s'en apercevoir, l'ordre le plus contraire à l'arrêt qu'il avait promulgué la veille. On surprenait l'aveu du pauvre imbécile, le plus souvent on s'en passait, pour les confiscations, les proscriptions, les assassinats sans jugement. Les proscriptions étaient, du reste, rarement une vengeance, c'était un moyen plus court de s'enrichir. Les gens de l'empereur aimaient assurément le plaisir, les femmes, le pouvoir ; ce qu'ils aimaient pardessus tout, c'était l'argent. L'argent était le dieu du règne ; il semblait que tous, inspirés par une fureur prophétique, voulussent remplir leurs coffres le plus vite possible, moins pour jouir du présent que pour conjurer l'avenir et se trouver pourvus en cas de malheur. Telle est cette aristocratie de valets, cette domesticité étalée sur la pourpre, cette ligue du Mal public, qui rappelait les trente tyrans d'Athènes, ou plutôt les compagnons d'Ulysse se jetant sur le4 troupeaux d'Apollon et égorgeant avec ivresse tout ce qu'ils rencontrent de plus gras et de plus succulent. Mais que dit le troupeau, c'est-à-dire le peuple romain ? Le troupeau est heureux, satisfait comme toujours, et il serre ses rangs à mesure que les victimes y font un vide. Jamais il n'y a eu plus de gainé à Rome, si ce n'est sous l'excellent Claude. Tout est spectacle ; tout est fête ; on rit des affranchis triomphants et l'on rit des patriciens qui s'humilient, on rit surtout de l'empereur, et chaque jour circule une histoire plus risible sur ce bouffon couronné. Les citoyens, quel que soit leur rang, chérissent, dès qu'ils sont en leur présence, les fidèles serviteurs de Claude. Ils les admirent, ils les supplient, ils remplissent leur atrium dès le matin, ils ne leur cachent point qu'ils sont la source des faveurs ; ils savent qu'ils tiennent entre leurs mains le nerf de l'empire. César compte à peine : ce sont ses ministres qui règlent la destinée du monde. Quand César invite un citoyen à souper et qu'un affranchi l'invite le même jour, chez qui court l'hôte empressé ? Chez César ? Non, César attend et se morfond, tandis qu'on se réjouit chez Narcisse ou chez Calliste. Pallas veut-il se montrer en public, les deux consuls le guettent à sa porte et l'escortent servilement dès qu'il s'avance dans la rue. Vitellius, père du futur empereur, ne se contente pas de porter sur sa poitrine un brodequin de Messaline et de baiser ce brodequin en public il a élevé chez lui, dans le sanctuaire des lares, deux statues à Narcisse et à Pallas ; il leur offre des sacrifices et les honore comme ses dieux protecteurs. Dion Cassius donne à cette horde d'affranchis qui ont pris d'assaut l'empereur et l'empire le nom collectif de Césariens, nom heureux, expressif, qui délivre la mémoire d'une nomenclature compliquée et que je voudrais prendre dans le sens le plus dérisoire. Ils sont les partisans de César, parce que César est leur gage, leur instrument, leur jouet. Ils ne sont plus ses affranchis, ils sont ses maîtres : ils ne sont plus la propriété dé César, César est leur propriété. Saluons donc l'avènement des Césariens. La seule personne avec laquelle les Césariens doivent compter, c'est Messaline ; mais elle est leur complice, ils lui font la part du lion, ils travaillent pour elle. Ils lui assurent le silence pour ses débauches, l'impunité pour ses crimes ; ils lui accordent tout ce qu'elle souhaite, les parures, les jardins magnifiques, l'or à flots, le luxe insensé ;.ils l'aident à proscrire peux qu'elle hait, à dépouiller ceux qu'elle envie, à violenter ceux qu'elle aime, à tuer ceux qui la dédaignent ou lui résistent. Elle a le titre d'Augusta, comme l'a eu Livie ; le jour de sa naissance est célébré par des fêtes aussi pompeuses que le jour de la naissance de l'empereur ; elle monte en char au Capitole, quand Claude triomphe des Bretons. Les Césariens' n'ignorent pas qu'une créature aussi dissolue, absorbée par ses sens, partagée entre la langueur et le désir, n'a point le temps d'être ambitieuse. Ils lui laissent ce qui charme les femmes, les apparences et la vanité du pouvoir, ils en gardent la réalité. Elle trône, mais ils règnent. Et le bonhomme Claude, quelle part lui, fait-on dans cette vaste saturnale ? La meute gorgée, que reste-t-il à l'innocent chasseur ? Que lui réserve-t-on dans l'empire qu'il a conquis sans le savoir ? Les Césariens lui prodiguent aussi les apparences extérieures du pouvoir ; ils l'occupent, le produisent en public sans cesser de l'entourer, ils l'amusent, ils remplissent ses journées ; ils lui laissent à peine le temps de respirer. Ceux qui réglaient la vie de Sancho Panca dans l'île dont on l'avait fait souverain n'avaient pas plus d'art pour le dégoûter de son gouvernement que les Césariens n'en. déployaient pour que Claude fût enchanté du sien. En première ligne venaient les plaisirs. Il aimait la table : on lui donnait des festins de six cents couverts, et, dès qu'il s'y endormait, on le faisait vomir en glissant délicatement une plume dans sa bouche ouverte, de sorte qu'il recommençait à manger aussitôt. Il aimait les femmes : Messaline avait soin de s'entourer de belles esclaves, et les Césariens plaçaient auprès de lui des concubines dont ils étaient sûrs, qui ne pouvaient saper leur crédit ; les deux favorites, qui s'appelaient Cléopâtre et Calpurnie, obéirent aux Césariens dès qu'ils leur ordonnèrent de dénoncer Messaline. Claude aimait le jeu, surtout le jeu de dés : les Césariens avaient inventé un moyen ingénieux de le faire jouer, même en voiture ; ils pouvaient dès lors l'emmener, le transporter à leur gré sans qu'il murmurât. Il aimait le cirque et l'amphithéâtre : on multiplia les spectacles, et comme, à l'heure où le peuple allait dîner, l'empereur ne voulait point quitter la place, pendant l'entr'acte on faisait combattre les machinistes et les employés dont il avait été mécontent. Après les spectacles, le meilleur passe-temps était la
justice. Claude avait la même rage que le juge des Guêpes et celui des
Plaideurs : il aurait jugé le monde entier. Les journées s'écoulaient
sans qu'il se fatiguât d'entendre les avocats et de trancher les causes les
plus délicates. Le soir, en rentrant au Palatin, il était discuté, critiqué,
loué par les Césariens : par exemple le jour où, par un trait de génie, il
condamna une mère, qui reniait son fils, à l'épouser. L'état de béatitude de
Claude siégeant sur son tribunal était tel qu'on pouvait tout oser
impunément. Un chevalier qui plaidait, exaspéré par l'ineptie de ses
questions, lui jetait ses tablettes d'ivoire et son poinçon à la tête ; les
avocats le clouaient s'Ir sa chaise curule quand il voulait se lever, ceux-ci
le saisissant par ses vêtements, ceux-là par les pieds. Mais rien ne pouvait
le retenir si l'odeur de quelque festin préparé par les prêtres du temple
voisin arrivait jusqu'à lui : il levait la séance et courait s'inviter. Lorsque
le bonhomme s'était endormi. laissant béante sa bouche baveuse, Narcisse, qui
était son assesseur, lui rendait compte de l'affaire à sa façon quand il
s'éveillait. C'est ainsi que les députés de Une troisième occupation ce fut la censure ; que Claude se mit en tête d'exercer sérieusement. Il voulut faire un dénombrement complet des citoyens, se rendre compte de leur fortune, de leur origine, chasser les intrus (c'était la majorité), les affranchis, pénétrer toutes les fraudes. Ce fut un dédale inextricable, et le pauvre archéologue eut beau ressusciter l'ancien cérémonial, planter sa chaise curule pendant des mois entiers en plein Champ de Mars, ce ne fut qu'une longue mystification. Les Césariens le poussaient et le laissaient faire. Les seules lois bonnes et efficaces qu'ils -l'aidèrent à promulguer pendant sa censure, ce furent les lois sur l'affranchissement, la protection des esclaves ; ils connaissaient la matière et devaient bien cela à leurs frères restés dans l'infortune. La guerre eut son tour parmi les occupations ménagées à Claude. Les Césariens l'envoyèrent à l'extrémité du monde, contre le roi des Bretons, Cynobeline. Le voyage fut long, mais égayé par d'innombrables parties de dés, l'expédition courte, car tout avait été préparé par Plautius, même la victoire. Au bout de seize jours Claude revint enivré, casque en tète, couronné de lauriers, égal en gloire aux plus illustres triomphateurs, revêtant volontiers dès lors la cuirasse du guerrier : c'est ainsi qu'il s'est fait représenter sur les camées. Après Mars vient Minerve. Les lettres, l'histoire, l'archéologie, remplissaient les heures de loisir. Les Césariens n'avaient perdu ni leur goût fin, ni leur science littéraire, ni l'art d'assaisonner des éloges capables de satisfaire un auteur. Les œuvres de Claude étaient récitées, que dis-je ! déclamées en public par les plus habiles orateurs du temps. Elles obtenaient un succès prodigieux, et Claude jouissait de sa gloire en même temps que de son propre génie. Les Grecs d'Alexandrie lui causèrent même une de ces joies que jamais n'a éprouvées peut-être un écrivain couronné. Ils fondèrent dans le Musée d'Alexandrie deux académies spéciales, qui prirent le nom de Claudiennes. Elles se réunissaient à des époques régulières, et leur seule tâche était de lire dans leurs séances, l'une l'Histoire des Étrusques, l'autre l'Histoire des Carthaginois, écrites en grec par l'empereur. C'était long, mais le zèle des associés était à la hauteur de leur tâche. Les séances se suivaient, et chaque académicien se relayait jusqu'à ce qu'on eût achevé cette lecture, qui recommençait l'année suivante. Évidemment les Grecs d'Alexandrie avaient une vertu inconnue aux modernes. Jusqu'ici du moins, quoiqu'il n'ait pas manqué de souverains qui aient écrit l'histoire, il ne s'est point trouvé de corps assez convaincu pour se soumettre à une pareille épreuve ni de peuple assez césarien pour la provoquer. Les travaux publics étaient une des occupations qu'on avait imaginées pour Claude. Il y prenait goût, car c'est le plaisir d'un sot aussi bien que d'un homme d'esprit. Les particuliers les plus niais se ruinent le plus volontiers en constructions ; les princes les plus médiocres se croient grands quand ils inspectent de vastes chantiers où s'agite une légion de maçons, quand ils voient la matière leur obéir, s'accumuler, se dresser jusqu'au ciel pour annoncer à la postérité leur nom avec la ruine de leur peuple. Les Césariens trouvaient leur compte dans ces entreprises somptueuses : ce sont des gouffres qui permettent les grands vols, les cachent, les justifient. Les trois entreprises principales du règne de Claude, le port d'Ostie, l'aqueduc de l'eau Claudienne, l'émissaire du lac Fucin, étaient inutiles et gigantesques ; elles ont dévoré des sommes immenses. Au moyen de ces travaux, ruineux pour le trésor public, productifs pour le trésor des administrateurs, les Césariens amusaient Claude, lui créaient des soucis agréables, multipliaient des voyages qui le tenaient en haleine et en appétit. Mais leur moyen d'action le plus puissant, c'était la peur ; la peur était pour Claude une source inépuisable d'émotions ; la peur remplissait sa vie de drames sans cesse renouvelés. Par leurs mensonges, par leurs délations, par les contes les plus ridicules, les Césariens troublaient le faible cerveau de Claude, et l'accord de leurs récits ne laissait aucun refuge à son bon sens. Claude était naturellement lâche, comme tous les niais, naturellement cruel, comme tous les Romains. La vue des gladiateurs l'avait accoutumé au sang ; il se penchait avec avidité sur le visage des mourants quand il assistait aux combats de l'amphithéâtre ; il attendit un jour entier, à Tibur, devant le poteau auquel était lié un condamné, parce qu'il avait envie d'assister à un supplice dont la mode était perdue et parce qu'il avait envoyé chercher à Rome le bourreau. De plus, sa propre lâcheté le rendait féroce, et les Césariens n'avaient point de peine à pousser au meurtre l'âme qu'ils avaient eu soin de remplir de terreur. Ils évoquaient sans cesse l'image de Caligula assassiné sous ses yeux ; ils lui montraient partout des ennemis, des complots, des poignards. Personne n'approchait de lui sans être fouillé, les femmes comme les hommes ; il était toujours entouré de gardes, même à table. Les apparences les plus futiles suffisaient pour lui arracher un arrêt de mort. Messaline accourt un matin éplorée ; elle l'a vu en rêve assassiné par son beau-père Silanus. Narcisse entre chez Claude à son tour, le visage décomposé ; il a fait le même rêve. A point nommé se présente Silanus, que les deux complices ont fait inviter la veille à se trouver au Palatin dès la première heure. Il n'en faut pas davantage, Silanus est mis à mort sans procès. La crédulité de Claude était telle qu'un plaideur eut l'art de lui raconter un rêve du même genre et de lui donner, comme signalement de l'assassin qu'il avait entrevu, la description exacte de son adversaire. Lorsque l'adversaire se présenta pour plaider sa cause, l'empereur épouvanté reconnut le personnage du rêve et le fit tuer aussitôt. Une autre fois, un agitateur populaire nommé Camille lui écrivit pour lui enjoindre d'abdiquer. Claude rassembla son conseil et délibéra longtemps pour savoir s'il ne devait pas lui obéir. Les Césariens avaient soin de prolonger ces discussions et la terreur de leur maître, par une contenance soucieuse. Chaque accès de ce genre était l'occasion d'une liquidation générale ; chaque Césarien apurait ses comptes par la proscription, la confiscation, la mort. Ils étaient si expéditifs que plus d'une fois les centurions se présentèrent pour rendre compte d'une exécution avant que Claude l'eût ordonnée ; alors les Césariens présents louaient le zèle des centurions et faisaient doubler la récompense. Plus d'une fois César invita à souper des citoyens qui avaient été tués par son ordre, sans qu'il le sût. Il n'y avait plus de jugement en matière politique ou criminelle, les accusés étaient traînés dans le palais, condamnés, frappés ; c'était la justice sommaire des sauvages. Le sénat n'avait plus besoin de se déshonorer par des sentences iniques ; cette formalité était superflue, tout se passait à huis clos, dans la chambre de l'empereur. Or la plus odieuse et la plus intolérable des tyrannies est celle qui supprime les formes juridiques. Certes un chef absolu ne manque ni d'armes tirées de l'interprétation des lois, ni de limiers ardents, ni de magistrats complaisants ou timides ; l'accusé qu'il veut atteindre lui échappe rarement. Le règne de Tibère en est la preuve. Mais les tribunaux sont une dernière garantie, la défense une dernière consolation, la publicité une dernière pudeur. Tous les arrêts rendus par ce César imbécile sont des attentats à la justice : toutes les exécutions qu'il a commandées sont des assassinats. Il assassinait pour le compte d'autrui ; il était l'instrument de Messaline et des Césariens ; on le trompait, dira-t-on ; sa stupidité en fait presque un innocent. Eh bien, veut-on savoir ce que coûte de sang à un peuple un despote faible et incapable ? Sous le règne de Claude, on a exécuté trente-cinq sénateurs, trois cents chevaliers romains, trouvé ou supposé plus de parricides en cinq ans qu'on n'en avait supplicié pendant trois siècles ; toutes les prisons étaient pleines ; on a pu rassembler un jour dix-neuf mille proscrits sur les flottes du lac Fucin ; enfin le sang des condamnés ruisselait dans l'amphithéâtre avec une telle abondance, qu'on dut voiler la statue d'Auguste, afin de ne point souiller la face de ce dieu clément. Voilà où peut conduire un gouvernement irresponsable, quand la sottise du souverain sert de manteau à toutes les infamies de ses valets. Les Césariens n'étaient Point responsables devant la constitution ; Claude, infirme d'esprit, n'est plus responsable devant-la morale, il n'avait même plus conscience qu'il était un bourreau. Pauvre misérable ! misellus ! selon l'expression d'Auguste ! Que ne restait-il obscur dans la condition privée ? Il aurait vécu doucement, trompé par ses femmes, joué par ses esclaves, amusé par ses affranchis et ses parasites, il aurait compilé quelques livres de plus et il aurait disparu sans laisser un sillon ensanglanté dans l'histoire. Son mauvais génie, sous la forme du prétorien Gratus, l'a jeté sur le trône. Tous ses vices ont pris aussitôt une importance funeste. Les Arabes ont un proverbe : Chacun, disent-ils, porte ses défauts sous l'aisselle ; mais celui qui fait le geste du commandement les montre tous, dès qu'il lève le bras. Dénué de sens moral et de fierté, lâche, cruel, crédule, cachant une âme servile dans un corps grotesque, Claude a contribué plus encore que Caligula à l'avilissement du pouvoir. Il a révélé aux Romains de la façon la plus hideuse quelle est la récompense des entraînements populaires vers une race préférée, quel est le danger du fétichisme, où conduisent la passion d'obéir et la rage de la servitude. Voilà donc le maître du monde ! voilà donc le frère de Germanicus ! voilà donc le produit de ce sang bien-aimé ! Sur cette tête hébétée, frappée de la foudre, mue par un tremblement perpétuel, cent vingt millions d'hommes ont les yeux fixés avec crainte ou avec espoir ! Pour cet idiot, il y a un public, l'univers ; il y a une histoire, elle est écrite dans toutes les langues il y a une postérité, puisque nous l'étudions ; il y a une apothéose, car il sera fait dieu, comme les autres césars. Et cependant ce rejeton d'une race tant souhaitée a été aussi funeste que les tyrans les plus exécrés. Il a versé des flots de sang, il a favorisé le développement d'une corruption effrénée. C'est le soliveau de la fable que les grenouilles escaladent et insultent ; mais sous le soliveau des hydres innombrables se tiennent enlacées et dévorent le peuple. Les Césariens ont célébré pendant la plus grande partie de ce règne de véritables saturnales. Les prétoriens ne s'y sont pas trompés lorsqu'ils huaient Narcisse qui voulait les haranguer et lui criaient, comme au jour de la fête des esclaves : Io ! io ! saturnales ! C'est en effet la plus honteuse des orgies et la plus prolongée que celle de ces valets impudents qui ont tout vendu, tout dilapidé, tout énervé, tout confondu dans l'État. Ils ont achevé d'un seul coup l'œuvre d'Auguste et Tibère ; ils ont infligé à des hommes libres le dernier affront qu'ils puissent subir, obéir à des esclaves et les flatter ! Néron peut paraître désormais avec son armée d'histrions, de mimes, de cochers, d'eunuques, de courtisanes, de baladins : le règne des Césariens explique son règne, leur triomphe prépare son avènement. |