Quel était donc ce maitre improvisé, ce fils adoptif de la force, cet empereur de hasard, ce client du soldat Gratus, dont une poignée de mercenaires faisait sa créature ? Que valait-il ? Quel était son mérite, son caractère, son prestige ? Quel était son passé ? Quel était son avenir ? Il était fils du grand Drusus, qui avait promis à Rome la liberté ; mais quel fils ! Il était le frère de Germanicus, idole stérile, espoir déçu des Romains ; mais quel frère ! Pour le juger, nous n'écouterons ni les satiriques, ni même les historiens les plus dignes de foi ; nous écouterons le témoignage de ses parents et les aveux de sa propre famille. Dès sa naissance, le pauvre enfant traversa une série de maladies graves, qui altérèrent également sa santé et sa raison ; aux infirmités s'ajoutait la faiblesse de l'esprit, et les Romains ne pardonnaient pas plus les unes que l'autre. On l'abandonna aux soins d'un palefrenier qui le corrigeait comme ses bêtes ; Claude lui-même, dans ses Mémoires, se plaint des mauvais traitements de ce singulier précepteur. Quand il eut grandi, sort extérieur disgracieux et sa niaiserie ne lui concilièrent pas davantage l'affection de ses proches. Antonia, sa mère, honnête femme et vraie matrone romaine, qui pratiquait dans la retraite les vertus et l'abstention, l'appelait elle-même un avorton, un opprobre de la nature ; elle en faisait un point de comparaison, et, dès qu'il s'agissait d'un sot, elle ajoutait : Il est plus sot que mon fils Claude. Livie, son aïeule, lui témoignait en toute occasion le plus tranquille mépris. Quant à Auguste, malgré le respect dont il voulait entourer sa famille et la famille de sa femme, afin de fonder la dynastie et de' l'entourer de prestige, il parlait de Claude avec en :barras, il n'osait le produire. Il exprime ses craintes dans trois lettres que Suétone a copiées et dont je citerai des fragments, car il est toujours intéressant de connaître la pensée d'Auguste. La première lettre est adressée à Livie : J'ai consulté Tibère, comme tu me
l'as demandé, ma chère Livie, sur ce que nous ferons de Claude aux fêtes de
Mars. Nous sommes d'avis qu'il faut prendre un parti une fois pour toutes. Si
nous voulons lui reconnaître les droits d'un héritier, il faut le faire
passer par les fonctions et les honneurs qui ont été accordés à son frère. Si
nous sommes convaincus de son incapacité et de la faiblesse de sa santé aussi
bien que de son esprit, il ne faut point l'exposer et nous exposer nous-mêmes
avec lui à la risée des hommes, qui ne manquent jamais de saisir de telles
occasions ; car nous serons toujours en émoi si nous attendons chaque
circonstance pour nous décider, au lieu de le reconnaître absolument
incapable d'exercer les emplois. Cependant, dans la conjoncture présente, il
ne nous déplaît pas qu'aux fêtes de Mars il préside la table des pontifes, à
condition qu'il ait auprès de lui le fils de Silanus, son parent ; Silanus
l'empêchera de rien faire qui soit déplace ou ridicule. Nous ne voulons pas
qu'il assiste aux jeux du cirque dans notre tribune : il y serait trop exposé
aux regards des spectateurs. Enfin, il n'ira ni aux sacrifices du mont Albain
ni aux féeries latines..... Telle est notre
décision commune, ma Livie, et nous désirons que notre conduite envers Claude
soit réglée d'une manière absolue, afin de ne pas flotter toujours entre la
crainte et l'espérance. Tu peux communiquer à Antonia, si tu le trouves bon,
cette partie de ma lettre. Une autre fois, Auguste écrit à Tibère : Pendant ton absence, j'inviterai tous les jours à souper le jeune Claude, de peur qu'il ne soupe seul avec son Sulpicius et son Athénodore. Je voudrais que ce pauvre misérable (misellus) choisît moins sottement ceux dont il imite les gestes, la tenue, la démarche. Il est par trop malencontreux, quoique son esprit, lorsqu'il n'est point égaré, fasse souvenir parfois de sa naissance. Enfin, dans le troisième fragment, nous voyons Auguste tout surpris d'avoir découvert quelque qualité dans le fils de Drusus : Que je meure, ma chère Livie, si je ne suis pas le plus étonné du monde d'avoir entendu déclamer Claude, ton petit-fils, et de l'avoir entendu avec plaisir ! Comment se fait-il que lui, qui parle d'ordinaire avec si peu de clarté, se fasse entendre si clairement lorsqu'il déclame ? Livie aurait pu répondre à Auguste que, dans la vie ordinaire, un sot, quand il est bien stylé, peut répéter une leçon tout comme un autre ; que Claude avait la passion de l'éloquence, qu'il s'entourait de précepteurs ou de collaborateurs qui le préparaient de mille façons avant de le produire en public ; enfin, que l'on sait comment se fabriquent les discours, les répliques, les mots profonds, heureux et même imprévus de la plupart des princes. Du reste, le parti d'Auguste était pris ; il ne laissa Claude exercer aucune fonction, ne lui accorda d'autre honneur que le titre de prêtre et d'augure, afin qu'il participât au caractère sacré de la famille ; enfin, dans son testament, il ne lui légua qu'une somme de 16.000 francs. Tibère fut aussi réservé envers son neveu ; il lui conféra les ornements consulaires, mais lui refusa tout pouvoir, et comme Claude, excité par ses familiers, écrivait à Tibère pour demander le véritable consulat, l'empereur lui répondit simplement : Je t'envoie quarante écus d'or pour célébrer les Saturnales. Le sénat, qui ne reculait devant aucune bassesse, essaya bien de faire quelque chose pour Claude ; mais Tibère s'y opposa en alléguant sa stupidité. Claude perdit courage et se retira dans une maison des faubourgs, qu'il quittait l'été pour se rendre en Campanie. Là, il vivait entouré d'esclaves, d'affranchis, de parasites, délaissé par les honnêtes gens, flatté, amusé, bafoué par la fleur de la canaille de Rome. Il aimait la grasse chère, les femmes, le jeu (il a écrit un traité sur le jeu de dés). L'amour des lettres ne le corrigeait point de ses habitudes grossières, parce que les lettres ne passaient qu'après les plaisirs matériels. Sous Caligula, la fortune parut lui sourire. L'empereur, se souvenant que Claude était son oncle, le fit consul pour deux mois : l'on rit longtemps de son consulat. Mais lorsque le sénat, voulant faire complimenter Caligula sur les bords du Rhin, lui envoya Claude, le divin Caïus fut tellement blessé qu'il fit jeter dans le Rhin ce triste ambassadeur. On le repêcha, mais il ne retrouva plus sa faveur perdue. Au contraire, il devint le jouet de la cour. Arrivait-il en retard pour un festin, on se serrait partout où il espérait trouver une place et il était forcé de tourner autour des tables d'un pas chancelant. S'endormait-il à la fin du repas, selon son habitude, ses voisins lui jetaient des noyaux d'olives et de dattes, le visant à la figure ; les baladins le cinglaient avec leurs lanières de cuir ; on glissait au bout de ses deux mains des brodequins détachés des pieds d'un esclave, et, quand le malheureux se réveillait en sursaut, il se frottait les yeux avec ces brodequins. Enfin les embarras matériels s'ajoutaient aux mauvais traitements. Caligula laissa mettre en vente les biens de son oncle, qui avait voulu devenir prêtre du nouveau culte, lorsque Caligula s'était déclaré dieu, et avait fait 800.000 francs de dettes pour inaugurer son sacerdoce, à la grande joie du peuple et des soldats. Voilà comment Claude était traité par les siens et quel témoignage sa famille a porté contre lui, soit par ses écrits, soit par ses actes. Cet innocent avait cependant de bons côtés. Après avoir vu son ambition repoussée sous tous les règnes, il se consola par l'amour des lettres et cultiva la science avec une certaine application. Tite-Live l'avait même engagé à écrire l'histoire, chose difficile pour Claude, s'il n'avait eu auprès de lui des précepteurs, des secrétaires, des affranchis grecs. Apollodore et Sulpicius Flavus, dont Auguste parle avec une mince estime, étaient ses collaborateurs après avoir été ses maîtres ; Polybe était un de ses secrétaires les plus intelligents. Claude n'était indifférent ni aux éloges qui lui étaient prodigués par ses familiers, ni à la gloire qu'il rêvait et qui était un lot moins certain. Du moins la liste de ses ouvrages dénote-t-elle des efforts assez considérables. D'abord il avait commencé par écrire l'histoire des guerres civiles, et il parlait de César, sujet lugubre et périlleux, qui a toujours porté malheur à ceux qui ont osé en faire l'apologie, et que ceux-là seuls ont le droit de traiter qui jettent sur cette série d'attentats et de crimes les pures clartés de la morale. Claude avait rédigé les deux premiers livres de ce récit, lorsqu'il fut arrêté par le bon sens des femmes qui veillaient de loin sur lui. Livie lui défendit de s'occuper de matières trop délicates pour un sot et qu'il était prudent de laisser à jamais dans l'ombre ; Antonia lui rappela durement qu'Antoine était son grand-père et qu'il ne pouvait prendre parti ni pour lui contre Auguste, ni pour Auguste contre lui. Claude choisit alors l'époque que l'on appelait dans le langage officiel du temps la pacification du monde, ce qui signifiait le règne d'Auguste, et il composa une histoire divisée en quarante et un livres. Il rédigea aussi ou fit rédiger huit livres de Mémoires sur sa vie. Le seul jugement qu'en porte Suétone, qui les a lus, c'est qu'ils étaient dénués d'esprit, non d'élégance. Rien ne s'explique mieux : le fond était de Claude, la forme de ses collaborateurs. Il avait quelques prétentions en matière de grammaire et d'orthographe. Il prouva que l'alphabet latin était trop pauvre et proposa d'y introduire trois lettres. On ne connaît que deux de ces trois lettres, le ps (ψ) des Grecs, et le digamma (Ϝ) aspiré des Éoliens. Claude savait le grec, comme tous les jeunes gens de son siècle ; il le lisait, il le parlait, il l'écrivait. Ce fut dans cette langue qu'il composa huit livres sur Carthage et vingt livres sur les Étrusques, grande compilation où les écrivains postérieurs ont puisé quelquefois. Des affranchis ou des esclaves carthaginois avaient traduit sans doute les principaux manuscrits rapportés après la conquête de l'Afrique, tandis que des archéologues avaient initié Claude à la connaissance des antiquités étrusques. Nous dirons plus tard quel singulier succès obtinrent ces deux ouvrages. Ainsi le frère de Germanicus était à la fois studieux et incapable de s'occuper d'affaires, lettré et mais, plein de zèle et ridicule, adonné au travail, plus adonné aux plaisirs grossiers, partagé entre l'esprit et la matière, mais inclinant surtout vers la matière, bon vivant et malheureux, timoré parce qu'il était rudoyé par ses égaux, qui ne lui pardonnaient pas plus ses infirmités physiques que son infirmité morale, vaniteux parce qu'il n'était entouré que de subalternes qui le flattaient, exploité par tous, plastron perpétuel, bouffon involontaire dont la famille impériale rougissait et qu'épargnèrent les plus féroces tyrans, tant ils le savaient inoffensif. On peut tracer, d'après Suétone, une ébauche de ce personnage malencontreux. Claude était âgé de cinquante ans quand son neveu Caligula fut assassiné. Il ne manquait pas d'une certaine dignité extérieure lorsqu'il était assis ou debout, c'est-à-dire au repos ; sa taille était grande sans trop de maigreur, son cou gras ; il avait assez bon air et de beaux cheveux blancs ; mais lorsqu'il marchait, ses genoux devenaient chancelants. Bien des infirmités le rendaient grotesque, dans les actes sérieux comme dans la vie familière. Il avait le rire laid et bête, la colère dégoûtante ; sa bouche avait alors le rictus, l'ouverture de gueule d'un animal ; elle se bordait d'écume ; ses narines devenaient humides. D'ordinaire, sa langue était embarrassée et le trahissait ; sa tête était agitée par un tremblement continuel qui redoublait quand il se mettait en action. Gourmand, il mangeait avec excès et s'endormait à table. Il aimait les femmes sans choix, brutalement ; il aimait surtout les jeux de hasard, et même en voiture il fallait qu'il jouât aux dés. Les spectacles du cirque et l'amphithéâtre lui inspiraient une passion plus forte encore : il arrivait le premier pour prendre sa place, dès le point du jour, se retirait le dernier et contemplait curieusement le visage des gladiateurs expirants jusqu'à la fin de leur agonie. Les monuments figurés permettent de contrôler le témoignage des auteurs. Il est vrai qu'à mesure qu'on avance dans l'histoire de l'empire, il faut se défier des complaisances imposées aux artistes. L'idéal corrige toujours la réalité ; comme la divinité des empereurs devient un fait régulier, l'art se prête à les embellir ainsi qu'il convient à des dieux. Il faut Taire la part de cet idéal, c'est-à-dire de la fiction politique et démêler soigneusement ce qui reste de réalité. Les monuments doivent donc être soumis à une critique sévère : ceux-là seuls seront admis, qui offriront un caractère net, un type individuel, des particularités conformes à l'histoire. Les statues de Claude ne sont pas rares il y en a au Vatican, au musée de Saint-Jean de Latran, au musée de Naples et dans quelques palais de Rome. La plus belle et la mieux conservée est celle du Louvre. Je ne parle point cc celle qui représente Claude revêtu d'une cuirasse et du costume militaire ; elle est d'un style lourd. Je signale la statue qui fait pendant au Germanicus et qui a été trouvée dans les ruines de Gabies par le prince Borghèse. Claude est debout, en costume héroïque, c'est-à-dire le torse nu, tandis que le manteau qui couvre le bas du corps est rejeté sur le bras gauche. C'est l'attitude de la magnifique statue d'Auguste trouvée dans la villa de Livie. La main gauche tient l'épée courte qui est le symbole d'un chef Militaire ; le bras droit est 'levé comme pour commander à l'univers. A travers cette conception idéale, on croit sentir dans les hanches un certain embarras ; il semble que la jambe droite s'appuie sur le tronc de palmier qui sert de piédestal. A part ce trait caractéristique, on n'est frappé que par l'expression de la tête, qui présente l'accent de la vérité le plus imprévu. Avant de la décrire, jetons un regard sur les portraits de Claude : rien ne fera mieux comprendre l'importance qu'il faut attacher à ce beau marbre. Le buste qui est à Madrid est célèbre, de proportion colossale ; il représente Claude divinisé. Sa tête est couronnée de rayons, comme le. dieu-soleil ; le torse, terminé et enveloppé par une guirlande de lauriers, repose sur un trophée d'armes et sur un aigle. La figure du nouveau dieu a quelque chose de radieux ; l'œil se dilate et regarde avec une sorte d'extase, comme s'il voyait le ciel s'entrouvrir. Cette œuvre est une fiction religieuse qui n'a rien de commun avec la réalité. On sait en effet qu'elle a été trouvée sur la voie Appia, à Bovillæ, où s'élevait lé tombeau de la famille Julia ; elle est restée au palais Colonna, jusqu'à ce que le cardinal Ascanio Colonna en fit présent à Philippe IV, roi d'Espagne. Il faut examiner avec la même réserve les camées commandés par les empereurs, exécutés sous leurs yeux, destinés à leur collection du Palatin. De telles représentations sont dictées par la flatterie, surveillées par mille regards intéressés, et, si l'artiste qui les exécute a pour principal talent la patience, l'art lui-même tient en quelque sorte à la domesticité. Ainsi le camée célèbre du musée de Vienne qui représente le buste de Claude monté sur une corne d'abondance et les profils symétriquement disposés de trois membres de la famille impériale, offre des traits transfigurés par l'idéal grec : on ne reconnaîtrait même pas Claude sans le pli traditionnel qui contracte le coin de sa bouche et rappelle le rictus dont parle Suétone. La même réflexion s'applique aux camées de la bibliothèque impériale du Cabinet de Paris qui portent les n° 220 et 221, où l'empereur est couronné de lauriers et porte l'égide. Le n° 222 est un peu plus vrai, parce qu'il vise moins à copier Alexandre ou tout autre type héroïque, avec une tête bien pleine, une chevelure abondante, un menton d'une mâle plénitude. Le grand camée qui a longtemps été dans le cabinet de Louis XIV, et dont la monture en émail est si élégante, fait une exception. L'artiste, en représentant Claude, lui a laissé la tête mesquine, la figure tirée, le menton fuyant, qui constituent son caractère iconographique. L'empereur est monté sur le char de Cérès. Sur son bras gauche, le manteau est rejeté de manière à former de grands plis, dans lesquels il prend du blé qu'il fait le geste de semer. Il est donc assimilé à Triptolème, bienfaiteur des hommes. A côté de lui, Messaline, tenant d'une main des épis et de l'autre le rouleau sacré, est assimilée à Cérès venant répandre l'abondance sur le monde. Les médailles ont plus de sincérité que les camées, parce qu'on en frappait un grand nombre, à la hâte, dans des lieux très divers, en employant des artistes nombreux à qui l'on oubliait parfois d'imposer des altérations flatteuses du visage impérial. Si l'on parcourt du regard une quantité de monnaies frappées sous Claude, qu'elles soient d'or, d'argent ou de bronze, on voit promptement se dégager quelques traits essentiels, qui sont comme une résultante et constituent le type : le profil doux, l'œil creux, les coins de la bouche tombants, le menton qui se dérobe, et surtout un muscle du cou tordu et accusé à l'excès, comme pour indiquer le mouvement de cette tête toujours branlante. Ainsi armés par une étude comparative, nous revenons aux bustes de grandeur naturelle et aux statues. Le musée du Louvre possède quatre bustes de Claude[1], soit en marbre, soit en bronze. Le plus frappant, qui est sur le poêle de la salle des bronzes antiques, vient du château d'Écouen ; mais la tête de la statue qui est dans la galerie des Empereurs, et que j'ai déjà mentionnée, reproduit surtout les caractères qui ressortent de l'examen des médailles. Elle offre une expression générale de douceur, de bienveillance, un mélange d'application studieuse et de bestialité. Le nez est bien fait, un peu lourd quand on le regarde de profil ; la bouche a de la bonté, mais les coins sont comme affaissés ; les muscles sont épais, leur jeu pénible ; ils rappellent la lourde mâchoire qu'Auguste reprochait à Tibère. On sent que ce mécanisme exagéré devait produire tu e ouverture de gueule immense et ridicule. lorsque le bonhomme avait ces spasmes de colère dont parle l'histoire, bien plus, qu'il avouait lui-même. En effet, il avait promulgué un édit par lequel il promettait à ses sujets que ses colères seraient aussi rares que possible et surtout justes. Les lèvres sont-sensuelles, sans finesse, incertaines et entre-ouvertes ; le menton n'a aucune fermeté. La face porte les traces de fréquentes contractions, mais, au repos, elle est vide ; l'espace qui s'étend de la joue à l'oreille n'est animé par aucune saillie ; en un mot, il n'y a point de physionomie. Les oreilles sont larges et renversées en avant, comme celles d'un bon animal ; l'œil est à la fois bénin et plein d'une défiance qui s'adresse surtout à soi-même. Le regard a quelque chose de tendu et de morne ; on y devine un effort assidu pour comprendre ; le front est plissé, laborieux, rebelle aux idées, stérile en résolutions. Les cheveux ne signifient rien, ils sont traités comme tous les cheveux de ce temps, sur le modèle des cheveux d'Auguste ; c'était l'uniforme dynastique. Nous savons, cependant, que Claude avait très peu de cheveux et qu'ils étaient d'un beau blanc. Ainsi, à travers la diversité des représentations, on retrouve l'unité ; à travers un certain idéal qui veut faire un dieu, on démêle la vérité qui trahit un sot. Les femmes, qui ont un don spécial de clairvoyance sur ce point, ne s'y trompaient pas : Livie et Antonia n'ont jamais cherché à cacher la bêtise de Claude, qui était leur fils ; celles qui l'épouseront seront autrement implacables et le lui témoigneront. Tel est l'homme qui va régner, tel est cet empereur d'occasion, fruit d'une heure de pillage, ramassé derrière une portière, emporté comme une dépouille dans le nid des vautours, proclamé le maître de l'univers. Le peuple se réjouit sincèrement ; il ne lui fallait qu'une courte réflexion pour reconnaître que le soldat Gratus avait eu la main heureuse. Claude était. le frère de Germanicus et son avènement improvisé réveillait dans la mémoire populaire tout ce qu'il y avait encore de passion pour cette famille adorée. Il semblait que le frère de Germanicus allait apporter au monde les bienfaits que Germanicus n'avait pu réaliser. Il aura sa douceur, ses vertus, sa faiblesse charmante. On avait été déçu, il est vrai, par Caligula ; mais la fortune n'en devait qu'une compensation plus ample. Aussitôt, avec cette vivacité d'imagination qui se manifeste à certains jours chez les peuples, on reconstruit ce fétiche dynastique dont les nations en décadence et les soldats ont toujours besoin. L'âge d'or va renaître avec ce nouveau produit de la famille libérale de Germanicus. Certes Claude est un sot. il n'en sera que plus bienveillant ; il est faible, le peuple en profitera ; il est gourmand, on fera bonne chère dans l'empire ; il ne hait pas assez les plaisirs, tous ses sujets vivront en liesse ; il aime le cirque et l'amphithéâtre, il y convoquera sans cesse les Romains ; il est vieux, donc il sera moins prompt à se laisser corrompre par le pouvoir et à se transformer en tyran ; il est ridicule, on s'en amusera et jamais on n'aura vu un règne aussi gai. La fable de Phèdre est renversée : les grenouilles qui demandent un roi obtiennent de Jupiter non pas une hydre après un soliveau, mais le soliveau après l'hydre, c'est-à-dire après Caligula. |
[1] Claude était né à Lyon. Les Gaulois, qu'il a favorisés, visités, honorés, à qui il a ouvert l'accès régulier du sénat, avaient dû lui élever beaucoup de statues ; c'est pourquoi nos musées en possèdent un certain nombre. On consultera encore la statue drapée du Vatican, la statue assise du musée de Naples, la statue restaurée et défigurée de la villa Albani, le torse brisé du musée de Latran.