LE SANG DE GERMANICUS

 

III. — AGRIPPINE.

 

 

Quand une femme résolue soutient ouvertement un homme faible, elle l'abaisse ; elle ajoute à son impuissance en accroissant son irrésolution. Agrippine a été funeste à Germanicus et au parti qui lui survécut, précisément parce que sa nature droite, entière, orgueilleuse, poussait tout à l'extrême et ne connaissait ni la mesure ni la patience. Petite-fille d'Auguste, fille de Julie, fille d'Agrippa, elle à pris d'Auguste l'ambition et l'orgueil du sang, de Julie un tempérament qui sera contenu, d'Agrippa une énergie virile qui ne le sera pas et qui dégénérera en violence ; d'ailleurs, vraie matrone romaine, vertueuse, simple, observant les anciennes mœurs, enfermée dans le mariage comme dans une forteresse, ne cachant rien, pas même son ambition, moins fière de sa jeunesse ou de sa beauté que de sa fécondité, et regardant comme sa plus radieuse couronne les neuf enfants qu'elle avait eus coup sur coup de Germanicus, mort à trente-quatre ans.

Il n'est pas inutile, messieurs, de reformer la liste de cette jeune famille, incomplète avant les découvertes de l'archéologie. L'histoire ne citait que trois fils et trois filles : ce sont les inscriptions qui nous font connaître trois autres fils morts en bas âge. L'an 4777, on a trouvé à Rome, auprès de la via dei Pontefici et du mausolée d'Auguste, des plaques de marbre qui rappelaient les funérailles de ces rejetons de la race impériale : Tiberius César, fils de Germanicus, disait l'une, a été brûlé ici. — Caïus César, fils de Germanicus, disait une autre, a été brûlé ici. Tous les deux étaient morts au berceau (infantes). Un monument semblable attestait les honneurs rendus au troisième fils, dont le nom était effacé. Peut-être était-ce l'enfant dont la grâce et le babil charmaient Auguste et dont la mort fut l'objet de si vifs regrets. Livie le fit représenter en Cupidon et dédia sa statue dans un temple de Vénus ; Auguste conservait son buste dans sa chambre à coucher, et n'y entrait jamais sans le baiser. Qui sait si l'un des deux bustes que l'on admire dans le corridor du Vatican à côté du buste d'Octave et que l'on intitule Caïus et Lucius, ne représente pas plutôt l'enfant préféré de Germanicus ? Les trois autres fils sont bien connus : l'aîné de ces survivants s'appelait Néron, le second Drusus, le troisième Caïus, du nom d'un de ses frères qui était mort ; c'est celui que les soldats surnommèrent plus tard Caligula. Les trois filles, Agrippine, mère de l'empereur Néron, Drusilla et Julia Livilla, étaient nées dans trois années consécutives. Telle était cette belle famille, destinée tout entière à un trépas précoce, mais dont alors Agrippine faisait sa parure.

Agrippine ne se produit sur la scène de l'histoire qu'au moment de la mort d'Auguste. Elle est dans le camp, sur les bords du Rhin, habitant parmi les soldats, lorsque éclate la série de révoltes que Tacite a racontées d'une manière si tragique. Germanicus dut même la renvoyer enceinte, avec les femmes de sa suite et le petit Caligula, dans le pays de Trèves, pour les sauver des excès de ces furieux. Leur départ fit rentrer les légionnaires dans l'obéissance, tant il leur inspira de honte et de regrets. Quelques années plus tard, Agrippine apparaît encore au milieu des légions. Pendant que son mari est enfoncé dans les forêts de la Germanie et pousse jusqu'à l'Océan, le bruit se répand que Germanicus et- Cécina sont défaits, que les Germains s'avancent et vont surprendre Cologne : les Romains qui gardent la ville veulent couper le pont jeté sur le Rhin. Alors Agrippine, avec un sang-froid viril et un courage supérieur à celui des hommes, se plaçant à la tète du pont, empêche d'accomplir un acte aussi funeste. Plus tard elle recueille les blessés à mesure qu'ils arrivent ; les soigne, leur distribue des vivres et des vêtements. Lorsque enfin les légions reviennent victorieuses, elle leur adresse des éloges, des allocutions, comme un général d'armée. Elle avait donc bien gagné le titre de mère des camps que lui avaient décerné les soldats, et qui indignait Tibère. Quoi ! disait-il, une femme habite au milieu de mes soldats, recherche la popularité en habillant son fils comme un simple légionnaire, harangue, agit, apaise les séditions et a plus de pouvoir que mes propres lieutenants ! Ces plaintes étaient fondées : les mœurs militaires de l'ancienne Rome n'auraient point supporté l'influence d'une femme ; mais la discipline s'était relâchée sur les frontières et tout semblait permis au sang d'Auguste.

Tibère avait tort cependant de s'acharner contre Agrippine : c'était à elle peut-être qu'il devait de garder l'empire. Je n'en puis alléguer aucune preuve ; mais je suis convaincu que c'est elle qui a soutenu Germanicus contre les suggestions de ses amis et l'entraînement des soldats qui voulaient le proclamer, que c'est elle qui l'a empêché de marcher sur Rome et de réaliser les promesses de Drusus ; que c'est elle qui l'a forcé de rester fidèle au testament d'Auguste, de respecter la volonté du fondateur de la dynastie et d'attendre le pouvoir, régulier plutôt que légal, que semblait promettre l'adoption de Tibère. L'ambition et les qualités mêmes d'Agrippine, aussi bien que la faiblesse et les qualités de Germanicus, me font présenter cette hypothèse comme une certitude.

Les années qui s'écoulèrent sur les bords du Rhin furent, pour ce couple qui avait manqué à la fortune, des années de liberté, de puissance, de bonheur : Agrippine n'en comptera plus de semblables dans sa vie. Loin de Rome, loin de leurs ennemis, adorés des armées, obéis des Gaulois, redoutés des Germains qui ouvraient un vaste champ à leur activité, ils se trouvaient posséder un empire dans l'empire. Tibère ne le souffrit plus dès qu'il fut affermi. Il les rappela, et la lutte commença, malgré eux, par la force de la situation : ils étaient trop honnêtes et trop enviés pour ne pas succomber sans avoir attaqué. Dans les époques de corruption, les gens de bien qui n'ont pas osé prendre l'offensive doivent se résigner à se défendre et à n'être plus que des victimes.

Tibère avait peur d'Agrippine, spectre vivant de cet Auguste qui l'avait fait trembler. Livie haïssait le seul reste d'une famille qui avait succombé sous ses coups, car la mère et la sœur d'Agrippine avaient été exilées par ses soins, deux de ses frères étaient morts de son aveu, disait-on, le troisième, Agrippa Postumus, avait été égorgé par son ordre. La haine de la marâtre était moins inconciliable encore que le ressentiment de la belle-fille, à qui des mains teintes de sang et de poison faisaient horreur. Si Agrippine se fût montrée soumise, timide, silencieuse, on l'eût laissée vivre sur le Palatin, après la mort de son mari, à côté de la douce Antonia. Il faut même avouer que Tibère a fait longtemps preuve de patience, plutôt par crainte des Romains que par respect pour le dernier rejeton d'Auguste. Agrippine, par ses fautes, ses violences, son ambition maternelle qui était effrénée, a provoqué ses ennemis, découragé ses partisans, ruiné sa cause avec celle de la liberté. Pour comprendre son rôle, il faut pénétrer son caractère et esquisser son portrait.

Tacite l'a peinte en quelques traits, d'autant plus décisifs qu'il est un de ses admirateurs. Agrippine, dit-il, ne savait pas assez se contenir. Toutefois sa chasteté et son amour pour son mari tournaient vers le bien son esprit indomptable. Ailleurs, à propos d'accusations odieuses de Tibère qui lui donnait pour amant Asinius Gallus : Impatiente de l'égalité, dit-il, avide de domination, elle avait des soucis trop virils pour ne pas dépouiller les vices de son sexe. Enfin, dans plusieurs autres passages, quand il parle des colères d'Agrippine, il emploie deux mots énergiques, pertinax iræ, qui font sentir la violence et la durée de ses colères.

A ces renseignements s'ajoutent les monuments découverts par les archéologues, de sorte que l'image d'Agrippine se dresse vivante devant la postérité. Les premiers documents, messieurs, sont les monnaies. On en a frappé en l'honneur d'Agrippine sous Caligula, son fils, sous Claude, son beau-frère, et même sous Vespasien. Celles de Caligula doivent se rapprocher le plus de la vérité, étant plus voisines par le temps. Les monnaies d'or, qui sont fort belles, nous montrent un profil caractéristique qui n'appartient qu'à Agrippine. Le nez est sensiblement busqué, l'intervalle entre les deux sourcils forme un creux, les sourcils sont accusés, la disposition de la chevelure n'est point celle de l'époque, et, par la simplicité, s'éloigne de la richesse des coiffures de la cour d'Auguste et de Tibère. Caligula a fait frapper encore des grands bronzes avec l'inscription : A la mémoire d'Agrippine. On y voit son portrait de profil, au revers le chariot qui portait les statues des dieux dans les processions. Caligula avait voulu que sa mère, le jour de la pompe du cirque, reçût cet honneur divin. On distingue nettement les deux mules, quatre cariatides qui supportent la couverture du char et des danseuses ciselées sur les panneaux. C'est en comparant ces monnaies aux camées, entre autres au camée de la bibliothèque impériale qui porte le n° 210, qu'on s'est assuré que la célèbre statué dont il existe trois répétitions dans les musées de Rome, de Florence et de Naples représente Agrippine. Celle de Naples a été trouvée sur le Palatin dans les jardins Farnèse, celle de Florence a peut-être été acquise à Rome par les Médicis ; mais le type le plus beau, le mieux exécuté, le plus saisissant, c'est la statue assise du Capitole.

Considérons d'abord le visage, nous passerons ensuite à l'attitude et à l'ensemble de la composition. La première particularité est le nez, si remarquable sur les bronzes de Mitylène ou de Corinthe et sur les monnaies d'or de Caligula ; il n'est pas aquilin, il est sensiblement busqué ; la bosse est d'autant mieux accentuée que l'intervalle des deux yeux est creusé : cela donne à la face quelque chose de viril et d'énergique. Les sourcils sont épais, l'artiste n'a pas craint de rendre jusqu'au poil des sourcils, qui se rejoignent avec une :,bon. dance plantureuse qui n'est pas sans dureté. Ces traits réunis constituent même l'expression un peu farouche que les Latins désignaient par le mot torvitas : c'est l'expression des beaux taureaux blancs de la campagne de Rome qui regardent le passant d'un œil large et morne ; c'était le signe caractéristique d'Agrippa, et il n'est pas étonnant que sa fille eût pris de lui quelque chose de sombre ; seulement Agrippa était un taureau admirablement plié au joug par Auguste, tandis qu'Agrippine est demeurée indomptable. Le front est bas, opiniâtre, intelligent ; mais on sent que l'intelligence, obstinée, tendue vers un point, s'y retranche comme derrière une muraille. Les cheveux sont faciles à décrire, parce que. à travers le marbre incolore, on sent la couleur et  le jet de ces chevelures magnifiques des Romaines du Transtevere, noires avec des reflets bleus comme l'aile du corbeau, abondantes, épaisses, ondulées, presque crépues, pleines de sève ; la chevelure d'Agrippine se replie sur elle-même et forme une couronne de toute la masse des cheveux. Dans les médailles, l'extrémité de ces cheveux surabondants est rejetée sur l'épaule droite. Du reste, de simples bandeaux ; aucun attribut, aucun ornement, rien de ce qui rehausse les statues contemporaines. La bouche est honnête, sincère, expressive, prête à l'accueil plutôt qu'au sourire, c'est la bouche d'un chef populaire ; mais, elle semble en même temps prompte à laisser jaillir la colère, les cris, l'invective. La mâchoire et le menton rappellent Agrippa ; ils sont accentués, virils, pleins de précision et de résistance. La nuque est forte, charnue ; on voit qu'elle ne pliera ni sous les menaces de ses ennemis, ni sous les coups de la fortune, ni sous la pression de l'adversité. Le cou est beau, plein, gras. Tout est presque vivant, prêt à palpiter, si nous transfigurons ce marbre immobile en une belle et vigoureuse Romaine de nos jours. Ne craignons ni la fermeté, ni l'énergie un peu sombre, ni les muscles, ni le tempérament ; pensons moins à Cornélie, mère des Gracques, qu'à Camille, telle que l'a créée le génie de Corneille, héroïque, capable de fureur, acharnée comme une lionne sur sa proie, mourant plutôt que de retenir ses imprécations ; unissons les sens de l'épouse honnête avec la maternité féconde, l'orgueil de la race avec une austérité républicaine, l'entêtement de l'ambition avec le dévouement à ses amis, la personnalité avec un besoin insatiable d'estime. L'expression morale du visage est en harmonie avec la pose qu'a choisie l'artiste, ou plutôt que son modèle lui a naturellement donnée. Agrippine est assise sur une chaise au large dossier ; un de ses bras s'appuie avec abandon sur le dossier même, l'autre est étendu sur sa jambe. Elle n'a point de bracelet, point de collier, point d'ornements. Une tunique et un manteau sont jetés avec une abondance sans prétention sur les jambes, croisées et allongées de la façon la plus familière. Je ne puis en effet mieux caractériser l'ensemble de la pose que par ces mots : une familiarité grandiose. L'orgueil et un air dominateur y sont subordonnés à une simplicité robuste : la fille des Césars se cache sous la matrone romaine. Telle est la veuve appelée à recueillir l'héritage de Germanicus mourant, héritage amer, qui s'appelle la vengeance. Germanicus n'avait pas besoin d'exciter sa femme comme il l'a fait en rendant le dernier soupir. La coupe était naturellement pleine, les plaintes du lit de mort devaient la faire déborder. Le triomphe funèbre commence à Antioche pour ne finir qu'à Rome, tandis que le monde entier, traversé par le deuil, retentit du nom de Germanicus, des sanglots qu'il excite et des malédictions qui s'élèvent contre Tibère. Agrippine a soin de s'arrêter en face de la côte d'Italie, dans l'île de Corcyre, afin de laisser aux. Romains le temps de se préparer. Ils accourent, en effet, de Rome et de toutes les villes voisines, hommes, femmes, vieillards, magistrats des municipes, soldats et vétérans des colonies ; quand une foule immense est échelonnée le long de la route, on voit descendre à Brindes et s'avancer cette grande et belle créature, vêtue de deuil, parée de la majesté de sa douleur, suivie de ses petits enfants, tenant dans ses bras l'urne qui renferme des cendres adorées ; manifestations stériles, qui ne servaient qu'à attester une fois de plus l'impuissance des citoyens, la vanité de leurs chimères, la perte de leur dernière espérance !

L'arrivée à Rome ne fut pas un plus utile triomphe. Certes il était doux de protester sans danger contre Tibère, qui avait toujours été impopulaire. Le sénat lui-même, cédant à l'entraînement universel, oublia d'avoir peur et décerna à Germanicus tous les honneurs dont il disposait, — une mention dans les hymnes saliens, une place marquée par la chaise curule et la couronne de chêne dans les sacrifices offerts à Auguste, une statue en ivoire portée dans la procession du cirque, un mausolée à Antioche, un médaillon d'or parmi les images des orateurs célèbres (il est vrai que Tibère s'y opposa), l'érection d'un arc de triomphe (Tibère, quand l'arc fut achevé, se le dédia à lui-même). Depuis la mort d'Alexandre l'univers n'avait pas donné le spectacle d'une aussi éclatante douleur. La victoire était d'autant plus complète que Livie et Tibère se tenaient cachés. Pendant les cérémonies funèbres, qui durèrent plusieurs jours, ils ne donnèrent point signe de vie ; mais ils entendaient monter jusqu'au Palatin les cris de la multitude, qui ne cessait de proclamer Agrippine l'honneur de la patrie, l'unique reste du sang d'Auguste, le seul modèle de l'antique vertu, et qui adressait au ciel des vœux ainsi conçus : Que les dieux protègent les enfants d'Agrippine ! Puissent-ils survivre aux méchants ! Les méchants, Tibère et Livie ne demandaient point qu'on les désignât avec plus de précision. Rien n'était plus propre à enivrer une femme naturellement orgueilleuse, qui se sentait soutenue par l'amour de tout un peuple, par l'attachement d'un parti, poussée an premier rang comme l'adversaire de Tibère. Sa personne et sa vertu lui ralliaient aussi les sympathies des esprits plus fiers, qui auraient voulu s'affranchir hardiment et abolir l'empire ; niais elle ne les avait point trompés par de belles promesses ou par ces affectations de libéralisme que le succès fait disparaître. Elle ne pouvait leur plaire qu'en leur offrant un avenir plus doux et des maîtres plus honnêtes ; elle était trop sincère pour ne pas laisser voir dès le premier jour sa soif de domination et son ambition pour ses fils.

En face de cette vigoureuse figure, il faut placer le pâle Tibère et ne pas lui refuser quelque compassion, car Tibère n'a pas été heureux avec les femmes. Il en a eu trois dans sa famille, d'un caractère remarquable, contre lesquelles il a sourdement lutté et qui ne lui ont jamais laissé le beau rôle. Julie, sa femme, l'a déshonoré publiquement en l'accablant de ses railleries. Livie, sa mère, l'avait dompté, délaissé, repris, dompté encore. Agrippine enfin, sa nièce, ne devait pas le ménager davantage : quand il la voyait paraître devant lui, avec un visage insolent, de grands yeux pleins de mépris, des sourcils froncés, une voix sonore qui n'attendait que l'occasion pour retentir, il avait peur, et il croyait voir l'ombre d'Auguste se dresser derrière sa petite-fille.

C'est pourquoi, au début de la lutte, quand Séjan n'était pas encore tout-puissant, Agrippine fit commettre des fautes à son oncle. Ce fut une faute, par exemple, de laisser poursuivre Pison et Plancine, soit qu'ils fussent innocents, soit qu'ils eussent empoisonné Germanicus par l'ordre de Livie et de Tibère. Ce fut une autre faute d'étouffer le procès commencé et de soustraire Plancine aux poursuites par une faveur qui ressemblait à un aveu de complicité. Ce fut une faute plus grave de faire nommer pontife par le sénat Néron, le fils aîné d'Agrippine, de lui permettre de briguer les charges publiques cinq ans avant l'âge, et de donner au peuple des occasions de manifester une joie sans bornes. Il s'en aperçut bientôt, lorsque mourut son fils Drusus. Agrippine et les Romains s'applaudissaient publiquement d'une mort qui rapprochait leur favori de la toute-puissance.

Agrippine abusait de la lâcheté de son oncle pour le traiter rudement. Un jour, une de ses cousines, Claudia, est traduite en justice. Elle sait que c'est pour l'affaiblir elle-même qu'on attaque sa parente. Elle fait irruption chez Tibère et le trouve offrant un sacrifice devant la statue de son prédécesseur. Il n'appartient pas, s'écrie-t-elle, d'immoler des victimes en l'honneur du divin Auguste à celui qui persécute ses enfants. L'esprit de ce dieu ne réside point dans de vaines images : sa véritable image, vivante, issue de son céleste sang, comprend ses dangers et se couvre d'habits de deuil.

Une autre fois Agrippine est malade, Tibère va la voir. Alors se passe une scène qui paraîtra invraisemblable, mais qui est racontée par un témoin qu'on ne peut récuser. Agrippine avait reconnu, malgré son courage et son orgueil, que, pour commander à des Romains, il fallait un homme capable d'action, et non une femme dont les paroles étaient aussi peu comptées que les prières qu'un second époux, à qui elle communiquerait le prestige du sang d'Auguste, serait un instrument tout-puissant pour le parti de Germanicus. Elle est sous l'empire de cette idée quand Tibère se présente. Elle l'accueille d'abord par un silence farouche, puis par des sanglots ; enfin la tempête qui couve dans son cœur éclate, elle somme Tibère de subvenir à sa solitude, de lui donner un mari ; elle est jeune encore, elle a des sens, et une femme vertueuse ne peut demander de consolations qu'au mariage. Il y a dans Rome des citoyens qui s'honoreront de recevoir sous leur toit la veuve et les enfants de Germanicus. Tibère, aussi étonné de cette sortie qu'effrayé du piège qu'elle cachait, ne répondit point, se laissa menacer, presser, maltraiter, et s'éloigna sans prononcer un mot. Ce récit est emprunté aux mémoires de la fille même d'Agrippine, qui fut témoin de cette scène. Tacite déclare l'avoir copiée.

Ces incertitudes d'Agrippine, ces changements ; ces larmes, prouvent, non sa faiblesse, mais la faiblesse de sa politique. Elle était dupe de Séjan, qui était son plus terrible ennemi, et s'attaquait toujours à Tibère, qui n'était que l'instrument de Séjan. Il est bon de faire sentir à un empereur seul responsable sa responsabilité ; cependant il ne faut pas en même temps tomber dans les filets de ses ministres. Charger Tibère pour se fier à Séjan, c'était un singulier aveuglement. Agrippine savait qu'elle avait bon marché de Tibère et elle en abusait. Un mot sanglant la satisfaisait comme un succès et la consolait trop des échecs successifs qu'elle éprouvait. Elle rencontre Domitius Afer, le délateur qui avait perdu Lepida sa cousine. Domitius veut s'esquiver devant la farouche Agrippine ; elle lui fait signe de s'approcher et lui adresse ce vers grec : Tu n'es pas la cause de ma douleur, c'est Agamemnon. Jamais Tibère ne reçut un affront plus sanglant que le jour où Séjan fit avertir sous main Agrippine que Tibère et Livie voulaient l'empoisonner. La nouvelle n'était même pas vraisemblable, mais Séjan avait calculé son coup. Il y avait un grand festin au palais, et Tibère avait fait placer auprès de lui sa mère et sa nièce. Agrippine avait repoussé avec affectation tous les mets. Tibère choisit lui-même un fruit, en loua le parfum et le lui présenta. Elle ne dit mot, prit le fruit, le passa pardessus son épaule à l'esclave qui était derrière elle. Tout le monde pâlit, car on comprit le sens terrible de cette pantomime. Tibère ne parut point s'émouvoir, et, se tournant vers Livie, il lui dit à demi-voix : Il n'y a rien d'étonnant si je prends des mesures sévères contre une femme qui m'accuse d'être un empoisonneur.

Malgré tout, messieurs, je suis convaincu que Tibère n'aurait jamais osé prendre ces mesures sévère ; contre Agrippine. Il avait peur d'elle, il avait peur de l'immense popularité qui la protégeait, il avait peur de verser le sang du divin Auguste ; enfin Livie, arrivée à l'extrême vieillesse, n'aurait point permis un crime inutile ; elle savait Agrippine impuissante, cela lui suffisait. Derrière eux était quelqu'un de plus fort, parce qu'il avait un plan fermement arrêté. Séjan n'avait point fait empoisonner Drusus, fils de Tibère, pour remettre le pouvoir aux enfants de Germanicus. Il fallait abattre, au contraire, un par un, tous leurs appuis, leur mère, puis eux-mêmes, pour frayer au chef des prétoriens un chemin vers le trône. Ici commencent les trames de Séjan. Deux mots de Tacite laissent supposer qu'il essaya de séduire Agrippine. Il était beau, il n'avait ni scrupules, ni modestie, il avait réussi à subjuguer Livilla, femme de Drusus ; pourquoi n'aurait-il pas espéré le même succès auprès de la veuve de Germanicus ? Il fut découragé par une chasteté invincible, pudicitia impenetrabili. Après la séduction, le moyen le plus rapide était le poison. Toutefois le poison ne pouvait pénétrer jusqu'aux enfants d'Agrippine aussi facilement que dans la maison de Tibère. Autour d'eux veillait une garde plus sûre que celle des empereurs et des favoris, l'amour d'une mère vertueuse, la vigilance de toute une maison bien choisie, des précepteurs honnêtes, des esclaves fidèles, des affranchis dévoués, rempart que ne pouvaient traverser ni la ruse, ni l'argent, ni les menaces. Il fallut donc recourir à des pièges que le temps seul pouvait faire réussir. Un des moyens de perdre Agrippine, et Séjan en usa avec une rare adresse, c'était d'exciter son caractère violent, de la pousser hors de toute mesure, de la jeter dans une série de fautes par des conseils perfides ou par de sourdes provocations. En même temps Séjan réveillait la haine de la grande Livie, excitait la jalousie de Livilla, sa complice, qui voulait régner un jour avec lui ; il augmentait la frayeur de Tibère en lui répétant les propos d'Agrippine, en lui montrant partout des conspirateurs, partout des préparatifs de guerre civile, partout un danger pour lui-même et pour l'empire. Peut-être était-ce lui qui avait suggéré aux pontifes l'idée d'adresser des eaux publics aux dieux en faveur des fils de Germanicus. Tibère, outré, manda aussitôt le collège des pontifes, qui, heureusement pour eux, étaient presque tous alliés à la famille impériale, écrivit une plainte au sénat, et ne douta point que ce ne fin. Agrippine, qui par ses prières ou par ses menaces, eût obtenu pour ses enfants un privilège réservé aux empereurs.

D'un autre côté, Séjan circonvenait les jeunes princes qui échappaient à l'aile maternelle et avaient leur maison. Il n'avait pas besoin de développer chez eux l'orgueil et l'arrogance, la mère y avait pourvu, et les familiers du jeune Néron le nourrissaient d'espérances prochaines, avides eux-mêmes de partager avec lui le pouvoir. Néron était surveillé jour et nuit ; son plus vigilant espion était sa femme, qui redisait à Livilla, sa mère, et à Séjan, amant de Livilla, jusqu'aux mots qu'il prononçait pendant son sommeil. En public, les flatteurs savaient qu'il fallait éviter le jeune Néron ; les confidents de Séjan, au contraire, passaient auprès de lui avec un air insultant. Tout était blessure pour cette âme fière et disposée elle-même à l'insolence, l'ibère, quand il le voyait venir à lui l'accueillait avec un visage menaçant ou un sourire faux. Quant à Drusus, frère cadet de Néron, avant même qu'il eût pris la robe virile, Séjan avait su empoisonner son âme. Il excitait sa jalousie contre son frère, préféré d'Agrippine, favori du peuple, successeur de Tibère ; il lui faisait comprendre que, si Néron se perdait, lui Drusus hériterait de ses droits. C'est avec cet art qu'il développait dans des esprits encore tendres les plus tristes espérances ou les plus amères passions.

Ainsi se préparait lentement la ruine de la famille de Germanicus. Ce n'était point Agrippine qui pouvait la prévenir par sa prudence. Il lui aurait fallu la politique de Livie, et elle était du sang de Julie ! Ses amis auraient pu l'avertir, dira-ton. Ils l'ont fait, et n'ont point été écoutés. Elle avait autour d'elle un parti nombreux et zélé, des cœurs hardis, des esprits fermes, qui constituaient ce que l'on voudrait appeler le parti libéral du. temps ; si le mot est trop moderne pour être appliqué à la société romaine, on peut assurer, du moins, car la chose est de tous les temps, qu'ils formaient le parti des honnêtes gens. Mais, si les honnêtes gens restaient auprès d'Agrippine, leurs espérances s'étaient peu à peu dissipées. Bien que la multitude souhaitât pour empereur un fils de Germanicus et que le sénat ménageât ceux qui pouvaient tout d'un coup devenir ses maîtres, les esprits sérieux reconnaissaient avec douleur qu'il n'y avait rien de commun entre Drusus. qui voulait rendre la liberté aux Romains, et Agrippine, qui voulait donner à Rome un de ses fils pour empereur. Agrippine avait tout réduit à une question de succession, c'est-à-dire à une question de personnes. Elle promettait de meilleurs princes : la foule le croyait, les sages commençaient à en douter. Ni la race, ni l'excellence du père, ni les vertus maternelles, ne peuvent garantir ce que sera un souverain ; la seule garantie, ce sont les institutions, c'est-à-dire les limites posées à sou pouvoir. Ah ! si Agrippine eût été vraiment intelligente, si elle eût possédé quelque génie politique, elle aurait repris l'idée de Drusus, continué la tradition libérale, ranimé les espérances dont Germanicus était le symbole, promis l'ancienne constitution accommodée aux besoins du temps, montré une liberté nouvelle inaugurée par ses fils. Si c'était une chimère, elle était séduisante, et il était glorieux d'essayer de la convertir en réalité.

Les sujets d'Auguste avaient presque tons disparu, démoralisés, affaissés, amoureux du repos et du plaisir à tout prix. Une génération nouvelle les remplaçait, qui n'avait point connu la guerre civile et les proscriptions, qui ne craignait point les luttes, qui demandait à vivre et à respirer. Quand on lit les Annales de Tacite, on y trouve de grands misérables ; on y admire aussi des esprits courageux, désintéressés,. qui n'ont pas dépouillé l'ancienne fierté romaine. La plupart devaient succomber sous les coups de Séjan, puis de Tibère, et l'on peut estimer que la liste nécrologique des victimes de ce règne est en même temps la liste des principaux membres du parti des honnêtes gens. Impuissants parce qu'ils étaient isolés, tous ces hommes seraient devenus redoutables, si l'enthousiasme avait soufflé sur eux et si une grande idée leur avait été présentée. Dans tout pays qui a un passé glorieux, le point de départ est toujours une chose capitale. Rome a été pendant tant de siècles une république, que, même sous l'empire, les idées et les mœurs républicaines persévèrent, apparentes ou cachées, triomphantes ou prêtes à renaître. Le levain des anciens âges aurait fermenté à l'heure favorable ; les citoyens attendaient une idée qui pût les réunir, un chef capable de les conduire. Étaient-ils pour cela des révolutionnaires, ces généraux, ces consuls, ces préteurs, ces pontifes, qui avaient rempli toutes les charges de l'État et que Séjan et Tibère ont moissonnés ? Non. Voulaient-ils le bouleversement de leur patrie ? Non. Les révolutionnaires, ce sont ceux qui sapent les bases d'un État régulier pour assurer leur usurpation, violent les lois, font de l'armée un moyen d'oppression, du sénat un instrument avili, du vote libre un mensonge, de la multitude un troupeau mercenaire, et font pénétrer jusqu'au cœur de la nation la corruption, le sommeil et l'oubli d'elle-même. Au contraire, ceux qui veulent que la constitution soit maintenue, lés institutions séculaires rétablies, la grandeur de l'État poursuivie par un commun effort, la dignité humaine respectée, les droits des citoyens consacrés, les corps constitués souverains, le peuple attaché au bien, au travail, à l'honneur, comme il est attaché au sol de la patrie, ceux-là, dans tous les temps, sont les véritables, les seuls conservateurs. Auguste, Tibère et leurs imitateurs, voilà les pires révolutionnaires.

Or ce parti conservateur existait à Rome sous Tibère, qui le caressait parfois en louant les vieilles coutumes qui ne le gênaient point et une simplicité dont s'accommodait son avarice. De temps à autre, un de ces honnêtes gens s'ouvrait les veines, soit pour protester, soit pour échapper au triste spectacle que Rome présentait alors ; donc ils auraient su mourir en plein Forum, s'ils avaient eu une cause à défendre. Ils auraient entraîné le sénat mécontent, le peuple dépouillé, les prétoriens encore incertains, les légions dévouées aux enfants de Germanicus. Mais quand un peuple fait ce suprême effort, il le fait pour lui-même, il ne le fait pas pour complaire à un ambitieux et pour que le souverain s'appelle Néron ou Drusus, au lieu de s'appeler Tibère. On se soulève pour s'affranchir et non pour se forger violemment une nouvelle servitude. Voilà ce que n'a pu comprendre l'intelligence courte d'Agrippine ; sa personnalité et son orgueil ont été autant de dissolvants. Au lieu de réunir en faisceau tant d'éléments et une nouvelle génération qui demande à renaître, elle importune de ses cris Tibère et le monde. Elle fatigue ses amis en parlant uniquement d'elle et de ses fils ; les plus prévoyants se répètent la morale du fabuliste Phèdre : Qu'importe le maitre ? il faudra toujours porter le bât. Peu à peu le parti n'a plus devant lui qu'une guerre de succession ; il devient l'instrument d'une querelle dynastique. La grande situation qu'avait faite à Agrippine le souvenir de Drusus et de Germanicus se réduit aux proportions d'un duel avec Séjan. Il y a deux camps, celui de Séjan et celui d'Agrippine. Lequel l'emportera ? A la vérité, Séjan a pour lui les hardis coquins et les ambitieux sans scrupules, tandis qu'Agrippine est entourée d'hommes estimés, mais découragés ou assez aveugles pour croire qu'on a de bons princes avec de mauvaises institutions. Cette guerre n'est plus qu'une intrigue de cour ; ces deux causes ne sont que le choc de deux intérêts ou plutôt de deux personnes. Sur ce terrain, Agrippine est perdue, car elle rencontre l'adversaire le plus habile, l'intrigant le plus souple, le conspirateur le plus consommé.

En effet, dès que Tibère est parti pour Caprée et Séjan maître de Rome, la ruine d'Agrippine se précipite. Tibère, dont les ressentiments ont été soigneusement envenimés par son favori, n'a de courage que de loin, mais Séjan dirige avec art ses coups, qui se succèdent. D'abord un soldat est chargé de suivre en tous lieux Agrippine et Néron ; il tient note de leurs démarches, des visites qu'ils font ou qu'ils reçoivent. Tantôt Séjan écrit à Caprée qu'Agrippine veut partir pour l'armée du Rhin afin de l'exciter à la révolte, tantôt qu'elle doit paraître dans le Forum éplorée, embrasser la statue d'Agrippine et appeler le peuple à l'insurrection ; que la guerre civile est imminente, que les partisans d'Agrippine sont plus forts que jamais, qu'il est temps de frapper les plus téméraires. L'ordre arrive, on commence. C'est d'abord Caïus Silius, l'un des meilleurs généraux de Rome, et sa femme, Sosia Galla, amie d'Agrippine : l'un se tue, l'autre est exilée. C'est ensuite Titus Sabinus, qui est mené à la mort le premier jour de l'année et jeté aux gémonies ; puis Calpurnius Pison, un des plus rudes patriciens du temps, enfin Claudia, la propre cousine d'Agrippine. Évidemment c'est contre Agrippine que l'assaut est dirigé ; ce sont ses appuis que l'on abat. Il n'y a plus d'incertitude, ni les grands ni les plébéiens ne peuvent s'y tromper. On est averti : peu à peu le vide se fait, la peur y contribue mieux que le bourreau. Les cœurs s'éloignent, les bouches se taisent, les familiers se cachent, et l'infortunée voit autour d'elle s'étendre cette solitude morne et désolante qui n'est que l'attente du coup suprême.

Tibère avait écrit une première lettre où il dénonçait Agrippine au sénat. Comme toutes les lettres de Caprée passaient par les mains de la vieille Livie, elle arrêta celle-ci, jugeant inutile un dernier forfait contre une femme qu'elle haïssait mais qu'elle savait impuissante. Séjan comptait avec Livie. Dès que l'impératrice mère est expirée, une nouvelle lettre est écrite où Tibère formule contre sa nièce les accusations les plus invraisemblables. Le sénat s'assemble ; pour la première fois il hésite à obéir, car il est entouré par une multitude menaçante que les efforts des amis de Germanicus ont soulevée, qui porte en guise d'enseignes les images d'Agrippine et de Néron. Il fallut une troisième lettre de Caprée, la colère de Séjan, le déploiement des cohortes prétoriennes, pour enlever la condamnation. Pendant cette crise, qui dura plusieurs jours et plusieurs nuits, si le parti d'Agrippine eût eu, non pas une femme, mais un homme à sa tête, si une grande cause eût été en jeu et non une simple question de personnes, Séjan eût été vaincu et le hideux vieillard de Caprée pris dans son île comme dans un piège.

Agrippine fut exilée dans l'île Pandataria, Néron dans l'île Pontia, Drusus retenu captif dans la maison du Palatin, Caligula, plus jeune, recueilli par son aïeule Antonia. Avant d'être transportée à Pandataria, Agrippine comparut devant son oncle, soit qu'il l'eût ordonné, soit qu'elle eût voulu être conduite jusqu'à lui. Désespérée, furieuse, ne pouvant rien obtenir, sentant qu'elle n'avait plus rien à perdre, elle ne se refusa pas la joie d'accabler son ennemi de reproches et d'invectives. J'entends d'ici cette femme irritée lâchant la bride à sa violence et vomissant contre Tibère ses formidables imprécations. Telle Hécube, folle de douleur, finit par être métamorphosée en chienne ; mais Tibère n'est plus l'homme faible de l'ancien temps : la débauche l'a enflammé, le goût du sang s'est développé, il est la bête féroce dans son antre. Tibère ordonne au centurion de frapper sa captive ; Agrippine redouble ses insultes, Tibère fait redoubler les coups ; un dernier, plus violent, fait sauter un œil de son orbite. Spectacle horrible, réservé aux temps barbares ! Lutte plus digne d'une Mégère de place publique et d'un bourreau de la Suburra ! Acharnement de deux ambitions effrénées qui finissent par se prendre corps à corps ! Flétrissure suprême d'un pouvoir qui excite et satisfait de telles passions entre les membres d'une même famille ! Châtiée, déshonorée par une main vile, Agrippine est déposée dans l'île Pandataria, où elle doit mourir bientôt. La ruine de Séjan ne changera rien à son sort ; il est vrai que ses partisans, emportés par la vengeance et délateurs à leur tour, exerceront des représailles sur les partisans du favori tombé. Tibère, s'érigeant en grand justicier, frappera indistinctement toutes les tètes élevées, jusqu'à ce que Rome ne soit plus que silence et terreur.

En vain Agrippine attend avec une fiévreuse impatience les nouvelles que lui apportent les barques de la côte d'Italie : chaque nouvelle est une source de douleurs. Un jour, c'est son fils bien-aimé, Néron, qui périt misérablement dans l'île Pontia. On ne l'a point tué, non, un soldat le menaçait seulement de la mort ; il lui e montrait l'ordre de le transporter à Rome, il lui faisait toucher avec complaisance le lacet qui servirait à l'étrangler dans la prison Mamertine, le croc qui serait enfoncé dans sa poitrine pour le traîner sur l'escalier des gémonies : éperdu, terrifié, le pauvre enfant a consenti à mourir. Un autre jour, c'est son second fils, Drusus, qui rend le dernier soupir sur le Palatin. Retenu dans des chambres souterraines, il y est privé de nourriture. Ses cris font retentir le palais jusque dans ses fondements, on en tient note. Il maudit Tibère et adresse aux dieux des prières vengeresses, on recueille ses malédictions et ses vœux comme autant de crimes. Il veut sortir de force, quand il a encore quelque énergie, on le frappe, on le rejette dans sa prison, et le cep de vigne d'un centurion s'abat sur le fils de Germanicus. Rendu furieux par la faim, acharné à vivre, Drusus dévore ses matelas : quand il est mort, on trouve sa bouche et son estomac pleins de bourre. Ce ne sont point là des anecdotes recueillies à la légère, ce sont des déclarations officielles. Le centurion Aetius, l'affranchi Didyme comparurent devant le sénat, lurent leurs tablettes, se vantèrent de leurs actes, citèrent avec éloge les esclaves qui les avaient aidés à faire périr Drusus, puis se retirèrent sans que les sénateurs, atterrés, eussent murmuré autre chose que des remercîments. Agrippine n'avait plus rien à apprendre ni à souffrir ; elle se laissa elle-même mourir de faim. On dit que Tibère, pour prolonger sa vie et ses larmes, avait enjoint de lui faire prendre de force de la nourriture. Il la poursuivit de ses calomnies après sa mort, l'accusa de dévergondage, désigna publiquement Asinius Gallus comme son amant. Le misérable empereur avait trop longtemps pâli devant cette femme vaillante pour être jamais rassasié de vengeance.

C'est ainsi que les dernières espérances de liberté s'évanouirent par trois fois après avoir brillé par trois fois aux yeux des Romains. De Drusus à Germanicus, de Germanicus à Agrippine, la flamme se transmit en s'affaiblissant toujours. Avec Agrippine, la défaillance était déjà complète ; mais les âmes asservies ont besoin de chimères et ne veulent point regarder en face la réalité. De bonne foi, il était difficile de demander à la petite-fille d'Auguste la restauration de la république. Elle aurait menti à son origine, à son sang, au génie fatal de sa race. Elle n'a trompé personne, elle ne s'est point enveloppée de voiles, elle a montré au grand jour son ambition. Séjan la peignait en deux mots : inhiantem dominationi, bouche béante devant le pouvoir. Les Romains clairvoyants le savaient et se résignaient à obéir, ils comptaient du moins sur ses vertus ; mais qui sait si cette Cornélie impériale n'eût pas alors démérité ? qui peut dire que ses fils n'eussent pas été pires que Tibère ? Pourquoi Néron et Drusus auraient-ils été moins vite pervertis que leur frère Caligula ? Après tout, Agrippine était fille de Julie, sœur de Julie, toutes deux célèbres par leurs désordres ; elle était petite-fille du triumvir Octave. Si elle se fût emparée du pouvoir, elle avait en elle trois ennemis : la violence, l'orgueil, le tempérament. Sa violence n'a pu être modérée, même par le danger ; son orgueil est demeuré indomptable ; son tempérament seul a été contenu, parce qu'elle vivait sous la pression de l'opinion publique et n'avait d'autre force que l'estime des citoyens. Loin de nous les calomnies de Tibère ! mais il est certain que de tels germes, comprimés par les circonstances contraires et la nécessité de conquérir les suffrages, prennent leur essor, se développent, éclatent comme une végétation luxuriante dans les sphères malsaines de la toute-puissance. Agrippine avait trop senti l'appât du pouvoir pour résister à ses jouissances et à son poison.

Les admirateurs de Germanicus et d'Agrippine doivent donc cesser d'accuser la fortune. Grâce à l'adversité, la mémoire de Germanicus est restée pure et touchante, celle d'Agrippine héroïque et lamentable. L'un a eu trop de timidité, l'autre trop d'audace ; l'un a craint d'apporter aux Romains la liberté, l'autre s'est opposée à cette restauration pacifique. Germanicus a eu l'idée sans le courage, Agrippine le courage sans l'idée : c'est pourquoi tous deux sont restés stériles dans les annales de l'humanité. Doit-on les accuser, malgré la sympathie universelle, malgré l'histoire qui les absout ? Oui certes, car, s'ils avaient eu dès le premier jour plus de générosité et de dévouement, s'ils avaient conduit la liberté depuis les bords du Rhin jusqu'à Rome, quel rôle sans pareil ! Même s'ils avaient été vaincus au pied des murs de Rome, quelle gloire ! Au lieu d'une ambition éphémère, d'une popularité sans résultat, de luttes impuissantes ou de faiblesses trop expiées, ils trouvaient une incomparable grandeur, ils devenaient des génies bienfaisants ; jusque dans les siècles les plus reculés, ce parfum délicieux se répandait autour de leur nom ; au lieu de les citer avec une indulgente pitié, tous les cœurs s'ouvraient à eux comme à des amis et les entouraient de vénération, de tendresse, de reconnaissance, ce qui est ici-bas la consécration la plus durable et la véritable apothéose.