On a dit souvent que l'Érechthéion était un problème d'architecture. C'est un entraînement naturel pour les archéologues de se laisser conduire par l'autorité des témoignages anciens, et de chercher la confirmation des théories qu'ils font naître dans l'état actuel des lieux. Mais avec des textes vagues et incomplets, devant un monument compliqué et sans analogie dans l'art grec, cette méthode, excellente en principe, laisse trop de part à l'imagination. Peut-être arriverait-on à un résultat plus sûr en suivant une route opposée, en demandant à l'Érechthéion de s'expliquer lui-même, puis d'expliquer la description trop rapide de Pausanias, ou les allusions laconiques de trois ou quatre inscriptions célèbres. Ses marbres seront de plus fidèles dépositaires de la pensée antique. Supposons donc que le temple soit sans nom, sans histoire, qu'on n'ait pour le restaurer que les données matérielles qu'il contient. Il s'agit d'en retrouver le plan, les dispositions intérieures, les détails même, autant qu'il sera possible. Ces recherches exigent, je le sais, une science pratique et une analyse minutieuse dont un architecte seul est reconnu capable Aussi les résultats que je présenterai seront-ils empruntés au travail d'un architecte[1]. M. Tetaz, ancien pensionnaire de l'Académie de France à Rome, a étudié pendant deux années entières l'Érechthéion. Comme il a trouvé l'intérieur du temple dégagé des ruines qui l'encombraient, il a pu atteindre le but inaccessible à ses prédécesseurs. J'ai moi-même assez longtemps interrogé ces charmantes ruines et les savants écrits qu'elles ont inspirés pour qu'il me soit permis de rendre à M. Tetaz ce témoignage, que personne n'a rencontré aussi complètement que lui la vérité ou, du moins, la vraisemblance. L'Érechthéion est un rectangle long de 20m3, large de 11m21. Il est précédé, à l'orient, d'un portique ionique de même largeur et composé de six colonnes. Deux autres portiques s'appuient sur ses longs côtés à leur extrémité opposée. L'un regarde le nord, et compte quatre colonnes ioniques de face, deux de retour. L'autre, plus petit, regarde le midi, et sa disposition est la même. Seulement, six jeunes filles, qui portent l'entablement sur leur tête, ont pris la place des colonnes. L'édifice est établi sur deux sols différents. A l'est et au sud, ses façades sont simplement exhaussées de trois marches au-dessus du sol. Les façades du nord et de l'ouest sont à un niveau plus bas de huit pieds, niveau commun aux terrains qui forment l'enceinte sacrée et s'étendent du même côté. Les grands portiques ioniques formaient les entrées du temple. La tribune des jeunes filles, au contraire, fermée par un haut stylobate, n'avait qu'une petite porte dérobée. C'est là déjà un point essentiel à noter. L'orientation du portique hexastyle, sa situation plus élevée, le nombre de ses colonnes et le développement de son architecture attestent que c'était le plus important de tous. Les antes qui terminent les murs latéraux, le fronton qui couronne la façade, voilà bien la forme consacrée du temple grec. D'aucun côté l'Érechthéion ne présente une entrée plus digne de la divinité. On descendait au portique septentrional par un escalier dont les traces existent sur le soubassement des degrés latéraux de la façade orientale. Déjà à un niveau inférieur ce portique s'offre en outre de côté, comme une aile annexée au corps de l'édifice. Cette disposition et la hauteur également croissante de la partie attenante du temple détruisent l'effet des dimensions assez fortes des colonnes. Comme, de plus, il n'y en a que quatre de front, cette entrée le cède de toute manière à l'entrée principale ; sa grande porte ionique elle-même ne devait pas surpasser en richesse la porte orientale, qui a disparu. A droite et dans l'angle du fond, une petite porte
débouche près du mur occidental, recouverte par une large pierre en saillie.
Là, un commencement de mur prolonge le retour de l'ante, et sa direction
oblique est accompagnée par un mouvement également oblique du seuil et des
degrés. M. Tetaz en conclut qu'un mur de clôture se reliait à cet
arrachement, et formait, avec la terrasse qui borde l'enceinte sacrée du
midi, une seconde enceinte destinée à quelque usage particulier. Comment expliquer, dit-il, cette
porte à côté des entrecolonnements largement ouverts du portique, sinon comme
un accès à un espace fermé. Ce qui confirme la justesse de cette observation, c'est une autre petite porte, percée dans le soubassement du mur occidental, qui établissait une communication entre le temple et l'enceinte réservée. C'est encore là un point digne d'attention. Comme la porte est presque au-dessous d'une des colonnes engagées, cette irrégularité n'a rien de surprenant dans une partie intérieure et dérobée à la vue. Ceux qui croiraient, à cause des traces de remaniement, que cette porte est moderne se convaincront du contraire en reconnaissant, au milieu des assises régulières du mur, un énorme linteau. La façade postérieure n'avait d'autre entrée que cette petite porte qui servait aux habitants de l'enceinte sacrée. Sur un haut soubassement s'élève un ordre ionique, plus court nécessairement que celui du portique oriental, puisque le même entablement couronne le temple entier. Quatre colonnes engagées, avec trois fenêtres[2] dans leurs entrecolonnements, sont surmontées du même fronton que la façade principale. A l'intérieur, des antes minces et à peine saillantes remplacent les demi-colonnes : finesse qui semble calculée pour laisser passer le plus de jour possible. Les jeunes filles du portique voisin sont posées sur un
stylobate continu, très-haut, pour mettre les proportions humaines en
harmonie avec les proportions générales du monument. Coupé, auprès de l'ante
sur son côté oriental, le stylobate laisse une petite entrée par laquelle on
descendait au dallage de la tribune. Ce dallage est soutenu par d'épaisses
assises de roche taillée. Puis, une autre porte et un autre escalier, dont
deux marches sont encore en place, conduisaient dans l'intérieur du temple.
Là, le niveau est, comme l'on sait, beaucoup au-dessous du niveau extérieur.
L'importance de cette porte, située en face de la grande porte
septentrionale, contraste avec l'humble passage dissimulé, en quelque sorte,
derrière le stylobate. Il ressort bien évidemment de
cette disposition, dit M. Tetaz, qu'au lieu
de servir de troisième portique d'entrée à l'édifice, cette petite tribune
était une dépendance de la partie de l'Érechthéion à laquelle donnait accès
le portique septentrional. Sur le côté opposé du portique des jeunes filles butait le mur en terrasse qui séparait le sol de l'Acropole du. sol de l'enceinte sacrée. Son soubassement est construit en assises de rocher à surfaces brutes et à saillies irrégulières qui n'ont jamais pu recevoir de revêtement. Au-dessus s'élevait le mur véritable, dont on voit encore le premier rang d'assises, d'un travail tout différent. Presque aussi haut que le stylobate, il y a laissé sa trace verticale : ce qui montre qu'il n'y avait là ni porte ni escalier, comme on l'a souvent supposé. Une autre preuve, c'est que la décoration de la corniche du stylobate est interrompue. En deçà du mur, elle est ornée d'oves ; au delà, elle devient lisse. Une telle différence indique bien une séparation absolue. Tout l'Érechthéion est construit en marbre pentélique. Mais la frise est en marbre noir d'Éleusis, sur lequel étaient attachées par des crampons des figures en bas-relief. Les figures sont en marbre de Paros. J'aurai l'occasion de parler plus loin de ces sculptures. De l'extérieur, nous pénétrons dans l'intérieur. Une église byzantine, comme les dernières fouilles l'ont révélé, avait pris la place du sanctuaire antique, et des dispositions nouvelles avaient détruit les dispositions premières, dont on retrouve cependant les traces. Ainsi l'on reconnaît deux murs parallèles qui coupaient dans sa largeur le rectangle que forme le temple : l'un, à 7m33 de distance du mur oriental, l'autre à 3m91 du mur occidental. Ces deux murailles transversales sont écartées de 6m17 l'une de l'autre. La première établit les deux grandes divisions de l'édifice, et on en voit clairement les arrachements sur les murs du nord et du midi, par un encastrement 'qui prend la hauteur de deux assises, vis-à-vis, sur le mur du nord, par deux pierres encore encastrées dont on a abattu les saillies, lors de démolitions, avec assez de négligence pour les laisser subsister en partie. En outre, on reconnaît une place où le mur a été préparé pour recevoir une assise du mur transversal. Cependant, comme ces indications ne se trouvent que dans
le haut des murs latéraux et ne se prolongent point dans le bas, qui est
parfaitement lisse, M. Tetaz suppose qu'il n'y avait que deux architraves,
qui surmontaient deux passages ouverts. Il fallait
en outre, dit-il, une porte dans le milieu
comme entrée directe à la partie centrale de l'édifice ; de sorte que la
structure de ce mur antique, déduite de la manière dont il se rattachait aux
murs latéraux, est précisément celle du mur byzantin donnant entrée aux trois
nefs de l'église. Rien de plus usité dans l'appropriation d'un édifice
antique à un usage moderne que l'utilisation des
anciens fondements, surtout dans un monument grec où un travail
d'aplanissement entaillé dans le rocher pour les recevoir avait été nécessaire.
Ces conclusions me semblent résulter rigoureusement des faits eux-mêmes. La
seule hypothèse, c'est l'entrée du milieu ; mais du moment qu'on en est
réduit aux hypothèses c'est assurément la plus vraisemblable. L'Érechthéion était donc partagé dans sa largeur en trois sections. Celle de l'orient, précédée d'un beau portique, est la plus importante. Les deux autres, plus petites, sont réunies de telle manière que la division qui touche au mur occidental sert de vestibule à la division intermédiaire. C'est en même temps un large couloir, dont la grande porte septentrionale occupe une extrémité, et la porte de l'escalier de la tribune, l'autre. Il reste à rechercher comment chacun de ces sanctuaires était intérieurement disposé. La conformité du plan antique avec le plan de l'église grecque permet-elle d'étendre la comparaison du monument païen et du monument chrétien ? Les deux entrées latérales communes aux différentes époques n'impliquent-elles pas trois nefs qui auraient toujours partagé la longueur du temple ? Ce ne sont que des présomptions qui, bien qu'elles paraissent assez vraisemblables, n'en veulent pas moins des preuves matérielles à l'appui. De même que le portique oriental, le sanctuaire qu'il précédait était à un niveau beaucoup plus élevé que le reste de l'Érechthéion. Mais les substructions sur lesquelles il reposait ont été détruites pour faire place à l'abside, et donner du prolongement aux nefs de l'église, établie au sol inférieur. Elles sont annoncées par les fondations du mur méridional, qui sont, non pas en marbre, mais en pierre du Pirée, et tendent vers l'intérieur par leurs arrachements. On verra de plus dans les degrés que forment, en s'unissant, le marbre et la pierre, l'indication d'un escalier qui établissait une communication entre les deux sols. La partie correspondante du mur du nord est, au contraire, en marbre jusqu'à sa base. C'était une nécessité, puisque de ce côté le niveau intérieur est le même que le niveau du sol extérieur. Le mur n'ayant qu'une assise d'épaisseur, l'exhaussement des terrains n'aurait pu cacher, comme du côté opposé, la différence des matériaux. On remarque, à la taille des assises de la base et à la manière dont elles ont été préparées pour que les dalles y vinssent buter, qu'il existait tout le long du mur septentrional un couloir de plain-pied avec toutes les distributions inférieures. Sa hauteur n'était point limitée par le sol du sanctuaire oriental, puisqu'on ne trouve sur le mur aucune trace de son prolongement. Il s'ensuit donc que, de ce côté, la cella était isolée du mur septentrional, comme elle l'était du mur méridional par l'autre couloir où se trouvait l'escalier. Ces murs intermédiaires auraient été exactement remplacés par la colonnade en marbre varié[3] de l'église moderne. Quant aux murs principaux, on s'explique pourquoi leurs surfaces n'ont pas été ravalées, et pourquoi on a pu laisser les tenons en saillie qui avaient servi à la construction : c'est que toute cette partie était cachée aux regards. Ainsi s'évanouissent deux anomalies qui frappent l'observateur le moins familiarisé avec les habitudes de l'art grec : 1° la largeur disproportionnée de la cella, qui eût excédé d'un tiers sa profondeur ; 2° la difficulté de couvrir d'un plafond construit selon les règles une largeur de cinq entrecolonnements et de faire porter un pareil poids à des murs très-minces. Même aux Propylées, la portée des plafonds ne dépasse pas trois entrecolonnements. Les mêmes difficultés se représentent avec une force nouvelle lorsque l'on considère le sanctuaire inférieur adossé à la cella orientale. Aussi large, il a moins de profondeur encore et plus de largeur. On est donc amené à continuer les deux lignes de construction qui divisaient la cella supérieure en trois travées. A l'angle sud-est du portique septentrional, M. Tetaz avait remarqué une interruption dans le dallage, et, à la différence de taille qui distingue un parement apparent d'avec un joint, il avait reconnu que cette ouverture était antique. Désireux d'en savoir la cause, il fit déblayer le rocher et y trouva deux trous profonds de cinquante centimètres environ, reliés entre eux par un petit canal. Ces trous sont au fond d'un caveau ménagé dans les substructions du portique. Une porte très-basse, pratiquée dans les fondements du mur septentrional, conduisait dans l'intérieur du temple et débouchait par un passage souterrain dans le couloir qui, de ce côté, isolait les sanctuaires. Il était naturel de songer au trident de Neptune que les prêtres montraient empreint sur le rocher. M. Tetaz croit que ces trous sont faits de main d'homme. Ils semblent, au contraire, l'œuvre fort irrégulière du hasard. La superstition n'y regardait pas de si près. Le plan de l'Erechthéion ainsi restauré, on peut aborder l'étude des textes anciens. Leurs indications vagues et quelquefois obscures se rattacheront à des données certaines, auxquelles elles prêteront leur autorité, en recevant à leur tour plus de lumière. |
[1]
Mémoire explicatif et justificatif de la restauration de l'Érechthéion
d'Athènes, présenté à l'Institut en 1850, publié dans
[2] Ces trois fenêtres existaient encore au temps de Stuart, qui les a dessinées. T. II, ch. II, pl. 19.
[3] Est-il besoin de dire que les colonnes en vert antique et en pavonazzeto qu'on voit à terre, ainsi que le dallage en marbre veiné, sont d'époque byzantine ?