L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE XVI. — LES MÉTOPES DU PARTHÉNON.

 

 

Quarante-six colonnes formaient le péristyle du Parthénon. Chaque entrecolonnement était surmonté de deux plaques carrées, ornées de sculptures, que l'on appelait métopes. La frise extérieure était donc composée de quatre-vingt-douze cadres glissés à coulisse entre les triglyphes et sur lesquels se détachaient des sculptures en haut-relief. Il y en avait trente-deux sur chaque côté du temple, quatorze sur chaque façade. L'explosion de 1687 en avait laissé treize sur le côté septentrional et dix-sept sur le côté du midi. Une seule de ces dernières métopes est restée, quinze sont au Musée britannique, une autre au Musée du Louvre[1]. C'est celle que M. de Choiseul-Gouffier avait enlevée ; faute d'autant plus regrettable, qu'elle a servi de prétexte, mais non de justification, aux dévastations de lord Elgin.

A l'Est et à l'Ouest, au contraire, toutes sont à leur place, frustes plutôt que mutilées, tant le fanatisme a mis de persévérance à les anéantir. On voit que des échafaudages ont été dressés, que des ouvriers ont travaillé à grands coups de marteau ; ici ; nivelant complètement la dalle de marbre ; là, satisfaits de rendre méconnaissables les sujets et les personnages qu'on y avait sculptés. Les métopes du nord ont été défigurées de la même manière. Était-ce l'église, était-ce la mosquée qu'on purifiait ainsi en faisant disparaître les images profanes ? Peu importe de savoir qui a encouru, des Grecs ou des Turcs, une indignation qui ne remédierait à rien. On ignore même, ce qui serait plus intéressant à connaître, quelle cause avait fait épargner les trente-deux métopes du sud. Comme ce côté du temple est tourné vers le dehors de la forteresse et voisin du mur d'enceinte, on n'y passait jamais. Avait-on calculé que les regards n'auraient point lieu d'être blessés ?

Quand ces trente-deux morceaux furent dessinés par Larrey en 1674, il ne manquait que quelques bras et quelques têtes. Les métopes qui ont survécu au désastre vénitien, et qui décorent le musée de Londres, sont aussi bien conservées, excepté une ou deux qu'on a brisées en les enlevant. Je ne parle pas de la métope qui est à Paris : M. de Choiseul l'a fait restaurer par Lange, sculpteur français.

Il n'y a donc que la frise septentrionale dont tous les sujets nous soient connus et qui nous ait gardé des sculptures assez complètes et assez nombreuses pour qu'on puisse juger de leur caractère et de leur mérite. On a essayé cependant de deviner la composition des métopes qui sont encore à leur place. On distingue çà et là des formes, des lignes, qui présentent en effet un sens. Le reste est si vague, qu'il est trop facile d'y voir tout ce qu'on veut. Ainsi le même nuage offre à différents yeux une scène différente, suivant la tournure des imaginations. Je ne me propose donc point de décrire minutieusement des pierres qui ne sont plus que des pierres avec des vestiges informes. La barbarie a effacé jusqu'à l'idée que l'art y avait empreinte. Je ne citerai point non plus, pour les combattre, les explications beaucoup trop précises de quelques voyageurs. Tout ce que je puis dire, c'est que j'ai cherché longtemps moi-même, et toujours en vain, à retrouver ce qu'ils avaient vu. Je ne m'arrêterai qu'aux sujets ou plutôt aux personnages assez complètement indiqués pour que tout le monde s'accorde à les reconnaître. Il est très-important, assurément, de retrouver la décoration extérieure du temple et la pensée religieuse qui a pu y présider. Mais il vaut mieux se résigner à en ignorer une partie, que de la refaire de son propre fonds.

Parmi les métopes de la façade principale, la figure qui porte avec elle le plus de lumière est celle qu'on voit sur la douzième métope, en commençant à compter par la gauche. C'est Minerve, telle que la représentent si souvent la sculpture et surtout les médailles et les vases peints, Minerve guerrière, une jambe portée en avant, le bras étendu et présentant l'égide à l'ennemi, haussée sur des sandales tyrrhéniennes[2]. Le reste est effacé, et l'on ne peut savoir si« le personnage qu'elle repousse est un Titan qu'elle va tuer, ou Vulcain contre qui elle défend sa virginité.

Il était naturel, après avoir montré dans les frontons la naissance de Minerve et son entrée en Attique, de peindre sur des tableaux séparés ses exploits et ses bienfaits. La tradition la mêlait sans cesse à la vie des temps héroïques, soit qu'elle combattit elle-même les Géants, soit qu'elle assistât les héros dans leurs entreprises, soit qu'elle leur enseignât les arts utiles au genre humain. Les métopes de Sélinonte sont une preuve que ce n'était pas seulement à Athènes que la sculpture avait compris toutes les ressources d'un principe de décoration aussi varié.

Une fois que l'on est assuré de la présence de Minerve, on hésite moins à la reconnaître sur d'autres métopes plus obscures, sur la quatrième, par exemple, en commençant à compter par la gauche, où elle a devant elle un personnage armé d'un bouclier, qui sera, si l'on veut, le Titan Encelade, l'ennemi que la tradition lui opposait d'ordinaire ; sur la septième, où elle dompte Pégase pour Bellérophon ; sur la dixième, où deux chevaux traînent un char monté par une femme à la longue tunique. Déjà nous arrivons aux pures suppositions. Les Athéniens attribuaient à Minerve l'invention du char ; le fait est certain. Mais comme on ne peut plus distinguer aucune des formes ni des attributs de Minerve, comme d'autre part un attelage de deux chevaux peut convenir à différents sujets et que nous sommes loin de connaître toutes les traditions de l'Attique, il y a lieu de suspendre son jugement.

Il est plus facile de constater sur d'autres métopes l'absence de la déesse. Si effacés que soient les personnages, on reconnaît qu'ils sont nus, que ce sont des hommes, qu'ils combattent. Des exemples fréquents, dans l'antiquité, nous autorisent à croire qu'on avait mêlé aux exploits de Minerve ceux des héros qu'elle inspirait et protégeait, d'Hercule, de Persée, de Thésée. Sur la deuxième métope, des pattes de lion font penser à Hercule et au lion de Némée. Sur la sixième, les esprits qui aiment à se jouer au milieu des apparences les plus fantastiques suivraient aisément tout le drame de Prométhée enchaîné ou délivré : la chose la plus distincte, n'est-ce pas en effet un homme sur un rocher ?

L'on ne peut donner une explication plus claire des quatorze métopes de la façade, si toutefois l'on ne cherche pas la précision à tout prix.

Je serai plus réservé encore sur les métopes du nord. Des quatre qui restent à l'angle nord-est, une seule offre quelques lignes reconnaissables, une figure derrière un cheval. Au delà de l'immense brèche qui coupe en deux le temple, il y en a neuf encore, frustes la plupart[3]. On distingue un cheval sur la sixième, deux chevaux et un homme derrière eux sur la huitième. La neuvième a conservé quelques beaux plis qui ressemblent à de l'art. Comme sur le côté opposé du temple on voyait le combat des Centaures et des Lapithes, on veut que celui-ci représente le combat des Amazones. Je n'ai rien pu découvrir qui y ressemblât. Il y a même au cabinet des estampes, à Paris[4], des dessins antérieurs, peut-être, au voyage de Carrey. Ils reproduisent dix métopes, dont les Centaures sont toujours le sujet. Mais comme ils ne ressemblent à aucun des groupes du midi, comme il n'y a point de Centaures à l'orient ni à l'occident, ils ne peuvent avoir appartenu qu'au côté septentrional du Parthénon.

Sur la façade occidentale, les sculptures paraissent inspirées, non plus par la fable, mais par l'histoire. C'est une série d'engagements entre deux guerriers à pied, et, alternativement, entre un piéton et un cavalier. Le piéton est toujours renversé sous le ventre du cheval qui se cabre, comme s'il n'y avait pas de place dans le cadre de la métope pour le mettre debout et lui donner le développement qu'exige une lutte. Cette monotonie générale était sans doute rachetée par la variété des poses et des détails ; nous ne pouvons plus en juger. Il serait même difficile de déterminer quels sont les ennemis que les Athéniens combattent, si l'on ne savait à l'avance que ce ne peuvent être que des Perses. Y a-t-il, en effet, à Athènes/ pour l'art, la poésie, l'éloquence, d'autres triomphes que Marathon et Salamine ? Quatre siècles après, les athéniens ne faisaient-ils pas sur ce sujet de magnifiques discours à Sylla, pendant que ses soldats pillaient leur ville. Il faut remarquer combien la première métope à droite rappelle un groupe de la frise du temple de la Victoire. Le Perse agenouillé qu'un Athénien saisit par la tête, a non-seulement le même mouvement, mais le même costume.

Je me hâte d'arriver aux métopes du côté du midi, parce que celles-là seules offrent aux regards des images claires, et à l'étude des sujets arrêtés. Vingt-trois représentaient les Lapithes aux prises avec les Centaures ; neuf, des personnages différents et des actions détachées. Les premières existent encore ; les dernières sont perdues. Elles occupaient le milieu de la frise et ont été renversées avec la portion du temple qu'elles décoraient. On les retrouvera sous les blocs de marbre accumulés de ce côté, comme on a retrouvé déjà un des Centaures. Les dessins seuls de Larrey peuvent donner une idée, non pas de leur beauté ni de leur style, niais du sujet que l'artiste avait choisi.

A la treizième métope commence une série de sculptures qu'avait inspirées l'histoire d'Athènes et de sa religion naissante. On voit Cérès enseignant à Triptolème l'art de semer le blé. La déesse, plus grande de toute la tête, semble encourager son élève et lancer le grain d'une main dire ; tandis que lui, tout occupé à le retenir dans les plis de son manteau, s'avance d'un pas incertain.

Sur la quatorzième, Pandore tient d'une main la boite fatale, présent des dieux irrités, de l'autre, le couvercle qu'elle a enlevé. Épiméthée, à la vue des maux qui en sortent, se recule d'étonnement et d'effroi : ses. mains, qui retenaient le manteau autour du corps, l'en écartent vivement. A en juger par l'esquisse, ce morceau devait être fort beau et d'un magnifique mouvement.

Sur la quinzième métope, le dessin de Carrey présente une figure vêtue d'une tunique qui s'agrafe sur le haut du bras et tombe au-dessous du genou : une ceinture la serre autour de la taille avec le petit péplus qui couvre les hanches. C'est le vêtement d'une femme, à ne pas s'y méprendre. Elle conduit des chevaux qui sont cabrés, comme on les représentait toujours alors. Mais entre eux et leur conductrice, il y a deux traverses qui ne se trouvent point dans les chars ordinaires et qui font penser plutôt à une charrue. Ce sujet se rattacherait ainsi au sujet de la treizième métope.

Ensuite l'artiste avait montré Érechthée renversant d'un coup mortel Eumolpe, fils de Neptune, qui avait envahi l'Attique avec les Éleusiniens, ses alliés. On croit de nouveau reconnaître Érechthée sur la dix-septième métope, nu et son manteau enroulé autour du bras gauche. Une prêtresse aux plis hiératiques emporte par son ordre, soit la corbeille des Cané-phonies, soit la statue de bois tombée du ciel : car l'objet qu'elle tient à deux mains est brisé et méconnaissable. Plus loin, c'étaient les deux filles de Cécrops, Aglaure et Hersé. Après avoir découvert, malgré la défense de Minerve, le panier qui renfermait le petit Érechthée, elles sont prises de fureur et courent d'un mouvement violent se précipiter du haut de l'Acropole. Au second plan, Pandrose, leur sœur, fidèle à la déesse, détourne la tète pour n'être pas témoin de leur mort misérable.

Sur la dix-neuvième métope, deux femmes à la pose calme et noble paraissent converser ensemble. A la tête de l'une est attaché un voile qui tombe sur les épaules, attribut ordinaire de Pandrose devenue grande prêtresse de Minerve. Peut-être y a-t-il un rapport religieux entre cette métope et la suivante, où l'on voit encore deux prêtresses. La première, debout devant une console où il y a plusieurs manuscrits, les déroule, tandis que la seconde emporte un des rouleaux. Ce sont vraisemblablement les livres des lois et des rites sacrés, que l'on promenait en procession solennelle le jour des Thesmophories.

Sur la vingt et unième métope sont représentées de nouveau deux femmes, à droite et à gauche d'une petite statue placée sur un piédestal. la roideur avec laquelle tombent les bras de la statue, le corps tout d'une pièce, le vêtement étroit et sans plis, répondent à l'idée que l'on se peut faire des images antiques des dieux, morceaux de bois grossièrement taillés. Peut-être est-ce la statue tombée du ciel que l'on gardait dans le temple de Minerve Poliade. Les prêtresses sont occupées à l'orner, suivant l'usage ; du moins, le geste de l'une d'elles, qui porte la main à la tête de la statue, le ferait croire.

. J'ai passé rapidement en revue toutes ces métopes défigurées ou perdues, parce qu'elles ne présentent rien de certain à l'archéologie ni d'intéressant à l'art. Mais du moins l'on peut se faire une idée du plan et de l'ensemble de la frise extérieure ; on retrouve la pensée qui en avait disposé la décoration.

Sur la façade principale, c'était Minerve elle-même et les héros qu'elle protégeait dont les exploits et les bienfaits avaient été retracés. Ces sujets n'avaient rien de particulier à l'Attique. C'était une suite, un développement naturel des frontons et de la légende de Minerve.

Au contraire, les hommes et leur histoire occupaient la façade postérieure : la victoire des Athéniens sur les Perses, le triomphe de la civilisation sur la barbarie, un des plus grands faits de l'antiquité. C'était par le secours de Minerve qu'Athènes avait échangé l'esclavage et la ruine contre une gloire impérissable. Déjà la reconnaissance publique lui avait élevé un temple en la saluant déesse de la Victoire, et, sur la petite frise, la sculpture avait écrit un sujet qui fut répété sur les métopes du Parthénon.

Comme lien de l'histoire des dieux et des hommes, on avait représenté sur les longs côtés du temple les origines à demi fabuleuses d'Athènes et de sa religion, les exploits et les sages institutions d'Érechthée, le fils de Minerve, le sort différent des trois filles de Cécrops, prêtresses de la déesse, l'établissement de son culte, des fêtes, des mystères sacrés, les diverses phases de la civilisation naissante, tout ce qu'il y avait, dans les traditions nationales et comme domestiques, de clair et d'accessible à l'art. Ces sujets ne pouvaient probablement fournir à soixante-quatre tableaux ; c'est pourquoi l'on a rempli les vides par un combat de Lapithes et de Centaures, sujet si favorable à la variété, si familier à la sculpture grecque qu'on ne peut ne pas y voir comme une loi de la tradition.

La frise, son nom grec l'indique, porta dans le principe des animaux peints, puis sculptés. Les vases archaïques qu'on trouve partout en Grèce et qui sont couverts d'animaux fantastiques, de sphinx, de griffons, de monstres empruntés à l'Égypte et surtout à l'Asie, peuvent donner une idée des ornements figurés sur les métopes des premiers. temples. On en verra un exemple sur les métopes trouvées à Assos. Elles ont même ceci de curieux : au milieu de sphinx qui se regardent face à face, de lions qui dévorent des taureaux, on aperçoit déjà le Centaure, création tout aussi fantastique, mais dont l'art s'empara exclusivement. On comprit quelles ressources offrait cette double nature qui réunissait à la beauté de l'homme la beauté du cheval. Ainsi le respect de la tradition et l'intérêt des artistes eux-mêmes s'unissaient pour choisir une Centauromachie. Isocrate dit que ce furent les Athéniens qui, sous la conduite de Minerve et de Thésée, anéantirent les Centaures. Il faudrait donc supposer qu'ils ont pris, sur le Parthénon, la place des Lapithes.

Tel était le plan de la frise extérieure. Sans en faire un éloge exagéré, je suis frappé d'une certaine grandeur qui le caractérise et d'un enchaînement philosophique qui en relie toutes les parties sur une façade, les temps héroïques ; sur l'autre, les temps historiques ; sur les longs côtés, comme transition, les représentants de la civilisation et de la religion enseignant tes bienfaits de l'une et de l'autre aux habitants de l'Attique. L'unité répandue sur l'œuvre entière, c'est l'idée de Minerve toujours présente : d'elle venaient tous les bienfaits de la paix et toutes les gloires de la guerre.

On se figure aisément, sans qu'il soit besoin de les décrire, ce que sont des cadres hauts de quatre pieds environ, sur chacun desquels un Centaure lutte contre un Grec, ici vainqueur, là vaincu. Des amphores et des cratères sont renversés sous les pieds des combattants et quelquefois leur servent d'armes : car la querelle s'est élevée au milieu du festin. Pour rompre la monotonie de ces duels qu'un champ étroit condamnait à un petit nombre de développements et de poses, on y avait mêlé l'enlèvement de quelques femmes. Les anciens savaient distinguer sans doute Hippodamie, la fiancée de Pirithoüs, et le Centaure Eurytion.

Le relief de ces sculptures est si saillant, qu'elles se détachent parfois complètement du fond de la métope. D'autres parties deviendraient en quelques coups de ciseau de véritables ouvrages de ronde bosse. Cette exagération n'était pas seulement calculée pour la hauteur où se trouvaient les métopes, mais rectifiée et sensiblement diminuée par la triple saillie des chapiteaux et de leur tailloir, de la corniche, des triglyphes. De sorte qu'à leur place elles ne débordaient pas, comme on pourrait le craindre, et rentraient dans l'harmonie générale de l'entablement[5]. Ce principe de demi-bosse a été appliqué moins heureusement au temple de Thésée. La frise de la cella n'est guère qu'à dix-sept pieds au-dessus du spectateur ; le péristyle qui l'entoure. ne permet qu'un rayon visuel trop voisin de la perpendiculaire ; de sorte que les bosses et leurs ombres se projettent avec toute leur valeur. Au Parthénon, l'élévation était triple ; les sculptures étaient placées sur la frise du péristyle même, de manière à être vues d'aussi loin qu'on le voulait ; les saillies de l'entablement corrigeaient l'importance à dessein exagérée des hauts-reliefs. La science de la perspective avait combiné tous ses effets : par elle les métopes ne paraissaient plus que ce qu'elles devaient être, des camées insérés entre des triglyphes.

Là, je reconnaîtrais volontiers Phidias et les connaissances mathématiques qu'il appliqua le premier, dit-on, à la sculpture. De même, la grande pensée qui avait conçu et disposé l'ensemble des sujets ne peut être sortie que d'une seule tête. Mais, au contraire, les détails et l'exécution de cadres si indépendants les uns des autres doivent être laissés à l'inspiration variée des différents sculpteurs qui se les partagèrent. Le sujet indiqué, la grandeur des plaques et la saillie du relief déterminées, l'œuvre des mains les plus diverses rentrera nécessairement, et dans l'idée générale, et dans le plan matériel de la frise. Quant au caractère des sculptures, c'est une question tout autre ; il n'est pas sans intérêt de s'y arrêter.

Je ne sais si ceux qui attribuent à Phidias et à son école la décoration du Parthénon entier ont tenu suffisamment compte des métopes du Musée britannique. Il y en a d'une beauté incomparable : c'est le plus petit nombre. D'autres ont des défauts tellement frappants qu'on les déclarerait mauvaises, si un mélange de qualités sérieuses ne donnait à réfléchir. Par exemple, le Centaure qui bondit triomphant sur le cadavre de son ennemi est d'un mouvement et d'une expression admirables. L'orgueil et l'ivresse insolente de la victoire n'ont jamais été rendus avec autant de bonheur. Cabré et frémissant, il. foule encore aux pieds un corps qui n'a plus de sentiment. Sa queue fouette l'air. Derrière lui volent les pattes d'une peau de panthère que son bras étendait comme un bouclier. La gueule de l'animal pend vers le mort comme pour le dévorer. On dirait que le Centaure communique aux objets mêmes qui l'entourent sa férocité. Il y a dans cette ombre de panthère l'intention et l'illusion qu'a mises Michel-Ange dans la peau que tient à la main saint Barthélemy dans le Jugement dernier. Le cadavre, étendu à terre, est d'une vérité saisissante : c'est déjà le calme de la mort, et c'est encore sa dernière convulsion.

Un autre groupe, un peu inférieur en beauté, c'est le Centaure qui saisit un Grec par la jambe et le renverse par-dessus une amphore. Le mouvement a quelque chose de trivial, mais il est remarquable par son énergie et sa précision. Je citerai encore le Centaure qui, frappé dans les reins, porte la main à sa blessure. Le Grec l'a saisi par les cheveux et va redoubler. Son manteau, complètement ouvert, forme derrière son corps une vaste tenture qui sert.de fond à la scène entière. Quoiqu'il y ait dans les personnages un peu de mollesse, ces draperies, avec leur tournure grandiose, sont d'un fort bel effet.

Une qualité toute nouvelle distingue la quatrième métope : c'est une expression touchante. Séparées de cette métope, les deux têtes ont été découvertes au musée de Copenhague par M. Brœnstedt[6] ; il a porté lui-même les moulages à Londres. Le jeune Grec, à demi terrassé, lève vers son ennemi un visage suppliant : la terreur y est peinte, tempérée par une charmante beauté. Le Centaure, qui allait lui briser le crâne avec une énorme amphore, suspend son coup, ému par tant de jeunesse ; ses traits respirent une douce pitié.

Mais, à côté de morceaux si remarquables, il y en a d'une composition malheureuse, quoique l'exécution dénote beaucoup de savoir. Trois, surtout[7], choquent singulièrement le goût par leur roideur et leur gaucherie ce sont les dernières métopes vers l'angle nord-est. Les combattants sont engagés mollement, leurs poses sont gênées, leurs mouvements sans vigueur comme sans grâce. Tel autre groupe sera même ridicule, et le Grec appuie son pied sur le poitrail du Centaure au mépris de toutes les lois de l'équilibre, en tendant l'autre jarret comme un danseur. Ici, les proportions de l'Athénien[8] sont courtes, là, le corps du Centaure[9] est trop long. Dans les monstres, la fusion des deux natures, de l'homme et du cheval, n'est pas toujours rendue avec un art sûr de lui-même. Les femmes enlevées ont quelque chose de grossier et de disgracieux. Celle du musée du Parthénon se débat lourdement, et ses vêtements sont tirés avec trop de brutalité. La métope du Louvre est la répétition du même motif tourné d'un autre côté.

La différence de mains suffirait-elle à expliquer l'inégalité du travail ? Je ne le crois pas. Car il y a dans toutes ces sculptures un même style, un même système, qui constitue ce que l'on appelle, à tort ou à raison, une école. Dans les moins remarquables, la nature est rendue avec une vérité et une science qui laissent bien peu à désirer : mais une nature trop matérielle, triviale- parfois dans ses mouvements, à laquelle manque le sentiment de l'idéal. En outre, on voit percer une dureté qui touche à l'archaïsme ; mais, comme elle en est déjà trop éloignée pour lui emprunter sa puissance massive ou sa naïve roideur, comme elle est trop éloignée aussi de la perfection absolue pour demander la force à la science exquise des proportions, l'ensemble est parfois mou et indécis ; symptôme des talents secondaires aux époques de transition. Ils perdent les avantages de leur vieille manière et ne peuvent atteindre aux difficiles mérites de la manière nouvelle.

L'école qui précède Phidias était arrivée à une imitation aussi fidèle que possible de la nature et à la connaissance la plus précise du corps humain. Ce qui lui manquait, c'était l'idéal et les beautés dont l'idéal est le principe : la proportion, le sentiment, la grâce. Lorsque Phidias apporta à son siècle cette révélation, les habiles et les plus jeunes en profitèrent, Alcamène à leur tête. Mais, comme il arrive à toutes les époques de réforme, il y eut, à côté de l'enthousiasme, l'opposition. Les vieux maîtres protestèrent, et, par une juste fierté, gardèrent leur manière, qui avait produit aussi des chefs-d'œuvre. Quelques élèves leur restèrent fidèles : c'est à ces continuateurs de l'école attique que j'attribuerais les métopes qui nous restent.

Phidias eut besoin d'employer aux innombrables sculptures du Parthénon tous les artistes qui se trouvaient alors à Athènes. La frise extérieure portait, a elle seule, environ' deux cents figures d'une demi-bosse si prononcée, qu'elles valent presque autant de statues un peu plus petites que nature. Précisément, les travaux de ce genre étaient familiers à la vieille école, qui, pendant l'administration de Cimon, avait décoré de hauts-reliefs différents temples et y avait représenté les mêmes sujets. Phidias, obligé de s'adresser à elle, et par égard et par nécessité, ne pouvait rencontrer plus heureusement.

Peut-être est-ce m'écarter de la réserve dont je voudrais toujours user. Car je ne puis justifier par aucun texte l'opinion que j'expose. Mais, en matière d'art, les œuvres elles-mêmes portent écrites des preuves qui suppléent au témoignage de l'histoire. Les métopes sont d'un style particulier, qui n'est ni celui de la frise, ni celui des frontons. Cette manière a parfois de la gaucherie, de la dureté, de l'archaïsme ; parfois, des beautés solides et éclatantes qui rappellent les sculptures du temple de Thésée et la frise du temple de la Victoire. Ce ne sont donc pas seulement des auteurs différents qui s'y trahissent, mais une école qui n'est pas celle de Phidias.

L'histoire, du reste, nous donne les noms de quelques-uns de ses contemporains avec la célébrité desquels il a dû compter, quelque supériorité qu'il eût lui-même. C'étaient Critios, Crésilas, Hégias, Nésiotès. Ces sculpteurs, avec leurs élèves, se chargèrent-ils de la frise extérieure tout entière ? C'est ce qu'on saurait, si les métopes des trois autres côtés étaient conservées. Mais je ne parle que de celles du midi, les seules dont on puisse dire qu'elles existent encore. Les sujets plus neufs et qui touchaient à l'histoire civile ou religieuse de l'Attique furent peut-être confiés aux talents plus souples de la nouvelle génération.

 

 

 



[1] Une dix-huitième a été retrouvée dans des fouilles récentes. Elle est maintenant dans l'opisthodome du Parthénon.

[2] C'était la chaussure ordinaire de Minerve. (Poll., Onom., VII, 22.)

[3] Quatre autres métopes sont à terre au milieu des ruines.

[4] C'est M. Brœnstedt qui le premier a parlé de ces esquisses. Elles se trouvent sous l'étiquette : Antiquités de la ville de Rome, n° 894 à 808. — Les légendes, dit M. Brœnstedt, sont du même temps que les dessins. On lit sous les quatre premiers : Combats des Athéniens contre les Centaures, bas-relief du temple de Minerve, situé au milieu du rocher de la citadelle qui domine la plaine d'Athènes ; — et sur les six autres : Suite des bas-reliefs du temple de Minerve. (Voyage et Recherches en Grèce, 2e livraison, p. 274.)

[5] Une seule métope complète a été laissée à sa place, mais elle suffit pour démontrer la vérité de ces remarques. Elle représente un Centaure qui tient sous son bras la tête d'un Athénien. Elle se trouve sur le côté du midi, à l'angle occidental.

[6] Voyage et Recherches en Grèce, p. 171. Seulement M. Brœnstedt a tort de les rapporter à la 7e métope de Carrey ; elles appartiennent à la 4e.

[7] N° 30, 31 et 32 des dessins de Carrey. Ce n'est pas, bien entendu d'après les dessins de Carrey que je juge ces métopes, mais d'après les originaux. Les dessins de Carrey sont dans les mains de tout le monde, depuis la belle publication du comte de Laborde, et ses numéros suivent l'ordre même des métopes.

[8] N° 23.

[9] N° 29.