L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE XII. — ENCEINTE DE MINERVE ERGANÉ.

 

 

La terrasse qui suit présente les mêmes dispositions. Bornée au sud par le mur de Cimon, à l'est par le Parthénon, à l'ouest par le temple de Diane, elle l'est au nord par la voie principale, qui conduit des Propylées au Parthénon. Je n'ai pas retrouvé les restes du mur qui l'en séparait ; mais sa position est déterminée par l'extrémité des deux murs qu'il coupait à angle droit. Le sol est aussi divisé en deux parties distinctes : l'une, à l'occident, qui va en pente et ne montre que le rocher brut ; l'autre, à l'orient, où le rocher est taillé et forme un plateau uni. Cette conformité de plan annonce-t-elle une destination analogue ? Faut-il placer également ici un petit temple sur la plate-forme supérieure ? C'est ce qu'à défaut de ruines les textes anciens peuvent seuls nous autoriser à croire. Je reprends la suite du récit de Pausanias. Au delà des objets que je viens de décrire, on voit le combat de Thésée contre le Minotaure, soit que ce fût un homme, soit que ce fût un monstre, opinion qui a prévalu. Les femmes, en effet, même de mon temps, ont enfanté des monstres bien plus extraordinaires. Puis c'est Phrixus qui sacrifie à Jupiter Laphystien le bélier qui l'a transporté à Colchos. Après avoir coupé les cuisses, selon l'usage des Grecs, il les regarde brûler. Ensuite se présentent d'autres sujets : Hercule étranglant les serpents, Minerve sortant de la tête de Jupiter, et un Taureau, offrande de l'Aréopage. A quelle occasion cette offrande ? On ferait, si l'on voulait, beaucoup de conjectures[1]. J'ai déjà remarqué que les Athéniens attachent plus d'importance que les autres peuples à tout ce qui concerne le culte des dieux. Les premiers, ils ont donné à Minerve le surnom d'Ergané ; les premiers, ils ont imaginé des Hermès sans membres ; auprès de ces Hermès, il y a dans le temple le Génie des travaux utiles.

Ainsi l'existence d'un temple est déjà un fait certain. A qui ce temple était-il consacré ? C'est ce qu'il est aisé de démêler sous les expressions un peu confuses de Pausanias. D'abord ce n'est pas au Génie, puisque l'emploi de l'article défini dans le temple prouve que Pausanias croit en avoir parlé. Il ne sera pas non plus consacré aux Hermès divinités de troisième ordre que l'on plaçait le long des rues, comme nous posons nos bornes, et comme les Romains posaient le bon dieu Terme au bord de leurs champs. Est-il, du reste, dans les usages antiques de répéter trois ou quatre fois dans le même sanctuaire l'image du Dieu ?

Du moment que Minerve est présente, elle seule peut être la souveraine du temple et donner l'hospitalité à des divinités d'un ordre inférieur. Il y a, en outre, dans cette réunion une même idée, une unité philosophique, ou pour mieux dire morale, que l'on ne saurait méconnaître. Minerve ouvrière, entourée des Dieux de l'industrie et du Génie qui inspire l'amour du travail, c'était un des plus respectables sanctuaires du paganisme. Il y avait dans la citadelle d'Élis un temple de Minerve. Sa statue d'or et d'ivoire était attribuée à Phidias. Un coq surmontait son casque. — Cet oiseau, ajoute Pausanias, pourrait bien être consacré à Minerve Ergané. Si on lui élevait des temples dans d'autres parties de la Grèce, comment n'en aurait-elle pas eu à Athènes, la ville des arts par excellence, qui la première l'avait saluée du nom d'Ergané.

Pausanias, entraîné par la suite de son récit, ne dit point en termes précis qu'il est devant le temple de Minerve. Mais au moment où il parle de la piété des Athéniens, il l'aperçoit, et, trouvant une preuve nouvelle de ce qu'il avance, il oublie de décrire ce qui rentre si à propos dans le développement de sa pensée. Combien de fois ne lui arrive-t-il pas de ne nous indiquer un monument que par une réflexion ?

Ainsi autorisés à chercher les traces d'un temple sur la seconde terrasse, nous ne pouvons nous diriger que vers le plateau supérieur dont la surface est seule propre à recevoir un édifice. La partie septentrionale est à moitié occupée par une citerne moderne qui a détruit le sol antique. L'autre moitié est couverte de piédestaux très-importants dont il sera question tout à l'heure. La réunion des nombreuses assises qui les composaient prouve qu'ils sont restés, sauf un léger dérangement, à leur place antique. La partie méridionale du plateau est libre, au contraire. Dans l'angle sud-est, au-dessous du péribole du Parthénon, qui se recule, comme si on avait voulu, en le construisant, respecter un édifice plus ancien, on remarque un espace parfaitement aplani : quelques herbes et une mince couche de terre le recouvrent. Mais au milieu, de grandes dalles très-soigneusement ajustées[2] apparaissent à nu et suppléent au rocher, qui manque en cet endroit. Quelques assises reposent sur le sol : les unes, en tuf, appartiennent au péribole du Parthénon, et sont tombées du mur ; les autres, en pierre calcaire, d'une dimension plus grande, ont formé les substructions d'un édifice. Sont-ce les restes du temple de Minerve Ergané ? Est-ce l'emplacement du temple ? On ne peut rien affirmer avec certitude. Mais, de même que pour Diane Brauronia, la vue des lieux a quelque chose d'assez persuasif. Il faut ajouter, du reste, qu'il n'y a de place que pour un petit temple : ce serait un argument de plus. Voisin du mur du sud, il était aperçu de la ville basse, comme tous les monuments de ce côté de l'Acropole, qui semblent avoir été placés ainsi à dessein.

Dans le même endroit on a trouvé en 1839 la base d'une statue de Minerve Ergané. Cette découverte n'aurait rien de décisif, si l'on ne pouvait y joindre quatre dédicaces du même genre[3].

Devant la citerne, qui occupe le sommet du plateau, on voit un certain nombre de dés en marbre dont les dimensions et le travail sont semblables. Les uns, en marbre pentélique, portent des inscriptions où les mêmes caractères et les mêmes noms se retrouvent. Les autres, en marbre de l'Hymette, sont complètement lisses. Ils servaient de soubassement aux statues et à leur piédestal. Toutes ces assises formaient jadis un ensemble assez considérable et une vaste base sur laquelle s'élevaient les statues d'une famille entière, famille obscure s'il en fut, mais qui mit une singulière persistance à immortaliser son nom. Trois et quatre générations figurent à la suite les unes des autres. Maris et neveux s'empressent à l'envi d'élever des statues à leurs femmes et à leurs mères. On dirait, à voir l'aïeule, la fille et la petite-fille réunies dans l'enceinte de Minerve Ergané, que les vertus qu'elle inspire aux femmes devenaient héréditaires dans la famille de Lysippe, de Timostrata et d'Aristomaché. Les statues de Myron et de Pasiclès, père de Timostrata, figuraient auprès de ces trois femmes. Le grand piédestal en attendait d'autres. Mais des malheurs publics ou domestiques, la mort, peut-être, qui éteint les familles au faite de leur prospérité, ne permirent pas que le monument fût jamais complété. C'étaient assurément de riches particuliers que ceux qui employaient des artistes comme Léocharès et Sthennis, Léocharès surtout, le rival de Scopas et de Bryaxis, avec lesquels il sculptait la frise du tombeau de Mausole, l'auteur du Jupiter Tonnant que l'on admirait plus tard au Capitole, de l'Apollon au diadème, du Ganymède dont nous avons peut-être une copie au Vatican.

Pline le place vers la cent deuxième olympiade, ce qui s'accorde très-bien avec le caractère des inscriptions. Quant à Sthennis, dont le Jupiter, la Cérès, la Minerve, décoraient à Rome le temple de la Concorde, il était beaucoup plus jeune que Léocharès, puisque Pline le classe douze olympiades après lui. Il cite, parmi ses ouvrages, des femmes qui pleurent, qui prient, qui offrent des sacrifices. Ne serait-ce pas la famille de Pasiclès et de Myron, qui fut emportée à Rome dès le règne des premiers empereurs, comme la plupart des statues de l'Acropole qui n'avaient point un caractère religieux ? La preuve de ce fait est écrite sur leurs piédestaux qui ont été retournés pour recevoir de nouvelles inscriptions et porter des statues romaines : ici César Auguste, là Germanicus César, plus loin l'empereur Trajan, puis Adrien.

On a dit quelquefois que les Romains, conformément à leur habitude, avaient changé simplement les inscriptions et les têtes des anciennes statues. Rien ne prouve, parmi les sculptures qui restent en Grèce, qu'ils aient fait à Athènes ce qu'ils ont fait à Rome. Nous savons, au contraire, de source certaine que Néron fit enlever une grande quantité de statues pour orner la Maison dorée. Leurs piédestaux restèrent ; il était naturel de les utiliser. Aussi ne puis-je m'empêcher, partout où je vois une place vide et un nom changé, de reconnaître la main de Secundus Carinas et de suivre par. la pensée les statues des maîtres athéniens dans le palais de Néron, dans les Thermes, dans les monuments romains qui s'enrichirent des dépouilles d'Athènes. Qui sait combien de statues figurent aujourd'hui dans les musées et les villas de Rome, qui ont orné l'Acropole il y a deux mille ans ?

Au sud de ce vaste piédestal, commun à toute une famille, il y en avait un autre qui devait occuper une place considérable. Il n'en reste que deux assises en marbre pentélique, d'une grande dimension et qui cependant ne contiennent que trois lettres sur leur face. Il faut dire que ces lettres, d'une forme archaïque, ont plus d'un décimètre de hauteur. Pour peu qu'il y eût seulement, selon l'usage, les noms du donataire, de son père, du dème auquel il appartenait, et le nom de l'artiste, l'on jugera nécessaire de réserver, comme je l'indiquais plus haut, une partie du plateau pour ces deux soubassements.

Je passe sous silence différentes inscriptions romaines d'un médiocre intérêt ; on en a trouvé d'autres dans les fouilles, que je citerai plus volontiers, celles surtout qui ont plus de caractère et plus d'antiquité. Ce n'est point, je crois, une vaine subtilité que de chercher l'art même dans la moulure d'une base, dans l'appareil d'un simple dé en marbre, sans parler des lettres qui ont leur style et leur beauté propre. N'est-ce rien non plus que cette pensée qui nous dit, devant un piédestal du temps de Périclès ou d'Alexandre, qu'il portait un chef-d'œuvre ?

Un des plus curieux et des plus anciens, c'est celui qu'avait consacré Diphilidès, du Céramique. Au-dessous de l'inscription est gravée une forme de trépied des plus naïves. Était-ce pour conserver la mémoire d'un chorège vainqueur ?

D'autres offrandes un peu postérieures étaient celles de Picon et d'Androclès, de Bromidès et d'Hebdomias, ces deux derniers, fils de Leucolophas. J'ai déjà parlé de la statue élevée à Diitréphès par son fils Hermolycus, et exposé les raisons qui la devaient faire reporter auprès des Propylées.

Une autre dédicace nous montre en quel honneur on tenait à Athènes les grandes prêtresses de Minerve Poliade. Leur sacerdoce servait, aussi bien que les magistratures suprêmes, à fixer une date, ou, pour mieux dire, à désigner une époque.

On a trouvé peu de sculptures dans cette partie de la citadelle. Je ne prétends pas ranger dans tette catégorie deux cadrans solaires. Comme ceux de Pompéi, ils sont concaves, et leur concavité a pour mesure le quart d'une sphère. Un fragment de bas-relief présente une Minerve debout, appuyant à terre son bouclier. Ce joli morceau était en tête d'une inscription honorifique ou d'un compte rendu par les administrateurs des revenus sacrés. Un autre bas-relief, dont l'exécution est fort mauvaise, offre quelques détails curieux. Minerve se tient debout derrière un autel ; huit personnages, dont la proportion est de moitié plus petite que celle de la déesse, s'avancent vers elle. Un enfant semble déposer une offrande sur l'autel, au pied duquel on aperçoit un porc. On s'est étonné de voir cet animal indiqué par les dessins de Carrey sur la frise des Panathénées. La rapidité avec laquelle l'artiste a esquissé les détails a permis d'en contester l'exactitude. Mais ici, il est impossible d'élever le moindre doute. Le petit porc est certainement la partie la plus soignée et la mieux rendue de cette mauvaise sculpture.

J'oubliais de citer un morceau de marbre pentélique qui n'est pas sans intérêt. C'est un long parallélogramme qui bordait vraisemblablement une des voies de l'Acropole. Cinq trous rectangulaires, semblables à ceux que l'on voit partout sur le rocher, servaient à sceller les stèles. Lorsque le rocher manquait, on y suppléait par des marbres ainsi rapportés, afin que la ligne de décoration ne fût point interrompue.

Si peu de découvertes qu'on ait faites dans l'enceinte de Minerve Ergané, il ne serait pas impossible que quelques-unes ne dussent être rapportées à l'enceinte du Parthénon. Car le mur de séparation n'est pas un mur simple. Il repose sur six degrés taillés dans le rocher et sur ces degrés, qui regardent l'occident, des offrandes de toute sorte étaient disposées par étages. A laquelle des deux divinités étaient-elles consacrées ? Nous l'ignorons, et c'est une question de peu d'importance.

Mais ce qui est plus essentiel pour une connaissance exacte de l'Acropole, c'est de s'assurer qu'un mur isolait complètement l'un de l'autre les deux sanctuaires. Comme ce mur est presque entièrement détruit, on a pu croire que les degrés qui lui servaient de soubassement étaient un escalier pour monter à la plate-forme du Parthénon. Mais si l'on remarque :

1° Les trous rectangulaires qu'on y a taillés pour sceller la base des petits monuments ;

2° Le peu de largeur de chaque gradin sur lequel le pied trouve à peine à se poser ;

3° La vaste rainure ménagée sur le bord du plateau pour recevoir le premier rang d'assises, rainure semblable en tout point à celle que l'on observe au péribole de Diane ;

4° Les assises, qui sont encore en place, tant à l'extrémité septentrionale du plateau, qu'à l'extrémité méridionale, au moment où le péribole fait un coude ;

Si, pour justifier ces observations, on réfléchit que l'on n'abordait point d'ordinaire les temples par leur façade postérieure ; que le Parthénon, rempli d'immenses trésors, devait être entouré avec un soin particulier, on se convaincra qu'il n'y avait pas plus de communication entre la deuxième et la troisième terrasse qu'entre la première et la seconde. Chaque sanctuaire était isolé et avait son entrée sur la voie principale.

Il serait bien difficile de distinguer, dans la description de Pausanias, le moment où il sort de l'enceinte de Minerve Ergané, si un piédestal qui est encore à sa place antique, sur la route des Propylées, ne portait le nom de Flavius Conon, fils de Conon. L'inscription est d'époque romaine. Malgré l'addition des prénoms romains, qui devint après la conquête un usage universel en Grèce, le nom des ancêtres se conservait encore. Il n'était même plus nécessaire de faire sauter une génération à chaque nom, puisque le changement des prénoms suffisait à distinguer le père et le fils. Ne fallait-il pas que Flavius Conon appartint à une illustre famille, pour qu'un décret de l'Aréopage lui décernât une statue ?

Le piédestal est sur la limite de l'enceinte de Minerve. On doit donc encore placer dans l'enceinte l'œuvre du sculpteur Cléœtas, si remarquable au jugement de Pausanias. C'était un homme avec un casque sur la tête et dont les ongles étaient en argent.

 

 

 



[1] L'histoire curieuse que raconte Porphyre donnera l'explication de cette offrande. (Voyez Clavier, Histoire des premiers temps de la Grèce, I, de la page 142 à la page 146.)

[2] Elles ne se continuent pas jusqu'à la citerne. J'ai fait fouiller de ce côté en différents endroits, et j'ai trouvé, ou le rocher, ou de grands tambours de colonne mis au rebut lors de la construction du Parthénon, et disposés à plat, pour supporter le dallage, qui a disparu en partie.

[3] Trois de ces inscriptions, transportées dans le Musée des Propylées, doivent être rapportées à l'enceinte de Minerve Ergané. Ce sont des fragments où on lit distinctement le nom d'Ergané. (Voyez le Voyage archéologique de Le Bas, Inscriptions, tom. Ier, n° 25, 26, 27.)