L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE X. — INTÉRIEUR DE L'ACROPOLE : L'ENCEINTE DE DIANE BRAURONIA.

 

 

L'intérieur de l'Acropole était tellement rempli de monuments, d'autels, de statues, de bas-reliefs, d'offrandes, d'inscriptions qui consacraient, soit les actes publics, soit la gloire des particuliers, que ce n'était plus, aux yeux des anciens, qu'un immense monument. Aussi ne se rencontrait-il qu'un archéologue assez patient pour décrire complètement ce monde créé par l'art. Il ne fallait pas moins de quinze livres à Héliodore pour remplir une pareille tâche. Mais les savants des siècles postérieurs ne firent qu'effleurer un si vaste sujet. Strabon, qui vit l'Acropole encore intacte, écrit quatre lignes, où il nomme la lampe qui ne s'éteint jamais et la statue en ivoire de Minerve : Mais, dit-il tout à coup, si je voulais indiquer tous ces monuments tant célébrés et tant vantés, je craindrais par trop d'abondance de passer les bornes convenables. Il pousse, en effet, si loin la réserve, qu'il n'en dit pas un mot. Pausanias, le consciencieux Pausanias, qui avait consacré quarante et un chapitres à l'Altis d'Olympie, n'en donne que six à l'Acropole, qu'il visite en courant. Jamais son récit n'a montré autant de précipitation ni laissé plus de lacunes ; lui-même nous en avertit : Je ne veux point décrire les statues d'une moindre importance. Il faut que je passe outre, puisque je dois parcourir également toute la Grèce.

En contemplant aujourd'hui les débris de ces immenses richesses, l'on comprend que les anciens s'effrayassent à la seule pensée d'en dresser l'inventaire. Bien des siècles, bien des révolutions, bien des barbares, ont anéanti jusqu'aux traces du plus grand nombre. Le reste ne nous est connu que par des inscriptions gravées sur les piédestaux et les colonnes, de même que nous lisons sur leurs tombeaux les noms des générations qui ne sont plus que poussière. Mais telle est la quantité de ces fragments, qu'il me faut, à mon tour, m'excuser d'en passer un grand nombre sous silence, et de ne choisir que les plus intéressants ou ceux qui se rattachent le plus directement à mon sujet. On avait fondé à Athènes, en 1837, un journal archéologique pour publier les antiquités, à mesure que les fouilles les découvraient. L'Acropole, bien entendu, occupait la place la plus considérable. En quatre ans, cinq cents pages in-folio ont été remplies. On juge où cela m'entrainerait, si je voulais être complet.

Le but de cet ouvrage est, à la fois, de décrire les ruines de l'Acropole et de retrouver les principaux éléments d'une restauration qui retracerait à notre imagination un ensemble à jamais perdu pour nos yeux. Il est donc naturel que je m'attache à tout ce qui a une signification topographique et une place dans l'histoire de l'art, en négligeant les détails qui n'en ont aucune, par exemple, toutes les tables de marbre sur lesquelles on écrivait les lois, les décrets, les comptes publics, les noms des magistrats, les récompenses votées par le peuple, les traités conclus avec les autres États, les dettes des villes tributaires, le relevé des trésors contenus dans les temples, les dépenses faites pour les monuments, etc., etc., témoignages d'un prix inestimable pour l'histoire, mais qui ont une place plus convenable dans des ouvrages spéciaux. Faciles à briser et à transporter, ces tables ne présentent souvent que des fragments jetés au hasard ou employés comme matériaux dans des constructions modernes. Il en est tout autrement des indications entaillées sur le rocher, des soubassements, des petits édifices, des piédestaux. On a pu les renverser, les mutiler, mais les plus considérables sont restés à leur place par leur propre force ; les plus petits se sont retrouvés à peu de distance, enterrés de bonne heure sous les cendres et les décombres.

Chacun peut les grouper à son goût autour des masses principales, non pas avec une symétrie et aine régularité géométriques, mais disposés avec une variété et un désordre auquel le caprice des différents âges avait, peut-être, seul présidé. L'on sait, pourtant, combien ce système est conforme aux habitudes antiques, et les traces multipliées çà et là sur le rocher en sont une preuve incontestable.

Dès l'entrée même de la citadelle, dit Pausanias, on voit la statue de Mercure Propyléen, et les Grâces, qui sont, à ce que l'on prétend, l'œuvre de Socrate, fils de Sophronisque. C'était sous le portique du Propylée intérieur qu'étaient ces sculptures.

Socrate avait représenté les trois Grâces complètement vêtues. Non pas que cela eût quelque chose d'extraordinaire dans ce temps-là. C'était une tradition absolue de draper les figures féminines, et ce fut une innovation dans le fronton du Parthénon que Vénus nue assise sur les genoux de sa mère : encore était-ce Vénus ! Différents auteurs ont parlé de la vocation de Socrate pour l'art, avant que la philosophie lui eût fait tout quitter. Il parait, d'après les expressions de Pline, que son œuvre avait du mérite ; mais, qui l'a jugée d'un esprit impartial ? Aristophane s'en moquait et faisait jurer Socrate par les Grâces.

la première statue qu'on trouvait, au seuil même de l'Acropole, était une lionne de bronze, sans langue, image qui rappelait le nom et l'héroïsme de la courtisane Léæna : Hippias la fit expirer dans les tourments, parce qu'il la savait aimée d'Aristogiton et supposait qu'elle avait eu connaissance de son projet. Les Athéniens, devenus libres, n'osèrent point mettre dans le sanctuaire de l'Acropole le portrait d'une courtisane ; mais leur admiration ingénieuse inventa ce détour.

Auprès de la lionne était une statue de Vénus, offrande de Callias, ouvrage de Calamis, sculpteur célèbre de la vieille école, dont le style, malgré un reste de sécheresse, ne manquait ni de grâce ni de légèreté. A la place même que la Vénus devait occuper, devant la première colonne à main droite en sortant du chemin creux des Propylées, on trouve aujourd'hui un grand piédestal rond en marbre pentélique. Il a été dérangé évidemment : mais sa dimension ne permet pas de supposer qu'il vienne de loin, et précisément on y lit le nom de Callias 'en caractères du beau siècle. Comme en même temps le donataire a rappelé les victoires qu'il avait remportées dans les différents jeux, on dirait qu'il n'a consacré la statue que pour avoir l'occasion d'immortaliser ses triomphes.

Auprès était Diitréphès, général athénien, percé de flèches et sur le point d'expirer. Sa statue était en bronze ; son fils Hermolycus la lui avait élevée. Du moins, c'est ce que nous apprend un piédestal trouvé deux cents pas plus loin, à l'ouest du Parthénon, dans le mur d'une citerne moderne. Le nom de l'artiste, Crésilas, y est aussi gravé, et c'est sur cette indication qu'on a reconnu, malgré son déplacement, le piédestal de Diitréphès. Car Pline rapporte que l'on admirait parmi les statues de Crésilas, le Blessé qui expire, si heureusement rendu qu'on peut calculer ce qui lui reste de vie.

Près de Diitréphès, continue Pausanias, en laissant de côté les statues les moins remarquables, on voit la déesse Hygiée et Minerve, surnommée elle-même Hygiée. En outre, une pierre d'une dimension suffisante pour qu'un petit homme puisse s'y asseoir : on raconte que Silène s'y est reposé lorsque Bacchus vint en Attique. Le piédestal de Minerve Hygiée est encore à sa place. Il est en marbre pentélique et forme un peu plus du demi-cercle. Adossé à la dernière colonne de l'angle sud-est des Propylées, il nous montre comment les précédents piédestaux étaient disposés : mais aucun ne s'adapte avec tant d'art au monument lui-même. On y reconnaît une grande conformité dans le style ; c'est la même pureté dans les profils, c'est jusqu'à la conteur du marbre.

La statue de Minerve Hygiée fut, en effet, consacrée par Périclès pendant la construction des Propylées. Le plus actif et le plus zélé de ses ouvriers était tombé d'une grande hauteur, et les médecins désespéraient de le sauver. Périclès en était fort affligé, lorsque Minerve lui apparut en songe et lui indiqua un remède qui guérit aussitôt le malade. Ce remède était une herbe qui croit naturellement sur l'Acropole et qu'on appela depuis Parthénion[1]. Aujourd'hui elle. couvre chaque printemps l'Acropole, et poursuit de son arome le visiteur qui la froisse du pied. Périclès reconnaissant éleva à Minerve Hygiée une statue en bronze qui était un peu plus grande que nature, comme on peut le présumer d'après la trace des pieds sur la base. Pyrrhus en fut l'auteur : le texte de Pline et l'inscription gravée sur le piédestal sont d'accord sur ce point.

Auprès de Minerve Hygiée, il y avait un autre piédestal plus petit, en marbre de l'Hymette ; on l'a enlevé et déposé dans le vestibule des Propylées. Le nom d'Hygiée s'y lit en lettres d'époque romaine.

Naturellement, les premières statues que l'on consacra après le renouvellement de l'Acropole par Périclès se groupèrent vers l'entrée, pour attirer les regards. C'est là, en effet, qu'on a découvert un certain nombre d'inscriptions archaïques : la plupart se réduisent à quelques lettres. J'ai déjà cité les offrandes de Callias et d'Hermolycus : à gauche de l'entrée et comme pendant au piédestal de Vénus, il y en a un autre en forme de fer à cheval, consacré par Alcibius. La statue était l'œuvre du sculpteur Nésiotès, contemporain de Phidias et l'un de ses rivaux, dont nous retrouverons plus d'une fois le nom dans l'Acropole.

Au lieu de s'avancer plus loin, si l'on tourne à droite du piédestal de Minerve Hygiée, on entre dans un passage de dégagement qui sépare le sud des Propylées d'une grande terrasse. Le mur qui entoure cette terrasse est formé d'abord par le rocher taillé qui s'élève par degrés : lorsque le rocher cesse, des assises de tuf posées sur une large rainure, préparée pour les recevoir, continuent à élever la muraille. C'est cette muraille qui forme au nord l'enceinte de Diane Brauronia. Il paraît, du reste, que ce réduit, qui devient à son extrémité un véritable fossé, avait été comblé dès les temps anciens. En le déblayant, on l'a trouvé rempli par les innombrables éclats de marbre que le ciseau avait fait voler en taillant les Propylées. Dans le fond, au contraire, au-dessous du mur pélasgique, on a trouvé une grande épaisseur de cendres et de charbons, mêlés à des fragments de vases, de figurines en terre cuite. C'est là qu'on avait jeté les restes de l'incendie de Xerxès : nous aurons plus d'une fois l'occasion de remarquer comment on les utilisa dans l'Acropole pour les remblais.

En revenant vers Minerve Hygiée, on aperçoit auprès du grand portique des Propylées quelques piédestaux sans inscriptions qui s'appliquaient le long du mur : une petite stèle est particulièrement curieuse, parce qu'elle porte encore à son pied un large trou de scellement carré, qui correspond aux trous taillés sur le rocher. Au-dessus de ces fragments, on a placé un grand bas-relief coupé par le milieu. Ce sont deux jambes nues qui s'écartent par un mouvement assez violent, comme si l'homme auquel elles appartenaient s'avançait vivement. Derrière lui flottent quelques plis d'une courte chlamyde. Ce bas-relief, grand comme nature, est d'un très-beau style, et une certaine roideur pleine de force et de vie rappelle telle et telle métope du Parthénon. Il est vraisemblable qu'il était appliqué sur le mur naturel qui va en montant peu à peu, et forme le côté septentrional du péribole de Diane Brauronia. Tout le pied du rocher était masqué par une multitude d'offrandes, dont il ne reste malheureusement que les traces. Grands, petits, carrés, rectangulaires, ces monuments s'entassaient, se dressaient de toutes parts ; ils bordaient surtout la droite du grand chemin qui fait, en sortant des Propylées, une courbe vers le sud.

 

 

 



[1] Matricaria Parthenium, Parietaria diffusa. Linn.