L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE IX. — LE TEMPLE DE LA VICTOIRE SANS AILES.

 

 

Le temple de la Victoire sans ailes est situé en avant des Propylées, sur une terrasse haute de six mètres. On y monte par un escalier qui se raccorde avec l'escalier des Propylées par un petit soubassement.

Sur trois degrés s'élève le sanctuaire, fermé de trois côtés ; il a en largeur un peu plus, en longueur un peu moins de cinq mètres. L'entrée, à l'orient, est entre deux piliers qui soutiennent l'architrave, et qui étaient réunis aux murs latéraux par une grille. Le sanctuaire est précédé d'un portique de même largeur, compos6 de quatre colonnes ioniques, fermé lui-même sur les. côtés : non-seulement la fermeture qui unissait les deux colonnes d'angle aux antes a laissé son empreinte, mais on remarque, sur les bases, que la partie qu'elle recouvrait n'a été que dégrossie.

Autour du temple règne une frise haute de quarante-quatre centimètres et ornée de sculptures ; les frontons et le toit n'existent plus. Les deux portiques seuls ont encore leur plafond décoré de caissons.

Tout l'édifice est construit en marbre pentélique. Le fût des colonnes est d'un seul morceau ; elles ont, avec leurs bases et leurs chapiteaux, un peu plus de quatre mètres ; leur diamètre est de cinquante-deux centimètres à la base, de quarante-trois au sommet.

Comme on le voit par ces chiffres, le temple de la Victoire est fort petit ; mais, à défaut chi grand aspect et de l'effet des temples doriques, il a de l'élégance et dé la grâce. Le temps et la ruine semblent même y avoir ajouté plus de délicatesse, en découpant inégalement les cannelures des colonnes : ce ne sont plus des lignes d'architecture, mais les plis légers et ondoyants d'une étoffe, qui justifient les expressions de Vitruve, lorsqu'il compare les cannelures d'une colonne à la robe d'une femme. Sa grosseur réelle ainsi diminuée, la colonne parait porter plus faiblement les belles volutes de son chapiteau : comme une femme, pour continuer la comparaison du même auteur, qui fléchit sous sa riche coiffure.

Mais de même que les idées de Vitruve sur l'ordre ionique, trop poétiques pour n'être point dérobées à la Grèce, n'ont qu'une importance littéraire, et nous prouvent que les anciens savaient quelquefois, aussi bien que nous, raffiner sur les questions d'art, de même il ne faudrait pas juger le temple de la Victoire sur des apparences qui ne sont qu'un jeu de hasard. Quand la colonne était intacte, avec la suite de ses cannelures et toute la pureté de ses lignes, elle devait avoir un caractère différent, plus voisin de la fermeté que d'une mollesse efféminée. La proportion entre son diamètre et sa hauteur dépasse de peu la proportion de certaines colonnes doriques, des colonnes du temple de Némée, par exemple. A peine pourrait-on critiquer les deux piliers qui divisent le côté ouvert de la cella : ils sont minces et paraissent grêles. Mais l'architrave qu'ils portent est assez légère pour qu'ils soient moins une nécessité de construction qu'un ornement, qui encadre l'entrée à droite et à gauche. Masqués, du reste, par les colonnes du portique, ils ne peuvent être vus que de côté, et leurs côtés, précisément, ont beaucoup plus de largeur.

La comparaison de l'ordre ionique et de l'ordre dorique conduit les modernes à des théories extrêmes, que les Grecs n'autorisent pas toujours. A l'un seulement, nous reconnaissons la majesté et la force ; à l'autre, nous n'accordons que l'élégance, et nous transportons en architecture comme une distinction de sexes.

Si le dorique est plus sévère, l'on a vu, par le vestibule des Propylées, que l'ionique savait, auprè3 dé lui, se dépouiller de sa richesse et se faire simple. Non-seulement il affecte la même simplicité dans le temple de la Victoire, mais il offre avec l'ordre intérieur des Propylées la ressemblance la plus complète. Le chapiteau est le même, les ornements sont exactement répétés, et répétés à la même place. Le principe de décoration est le même, c'est-à-dire que les ornements, au lieu d'être sculptés en relief, comme sur le temple de Minerve Poliade, sont dessinés au trait et nécessairement peints. Les couleurs ne sont plus reconnaissables, il est vrai ; mais on remarque sur les contours, ainsi délimités, une couche particulière. On conserve même dans le petit Musée de l'Acropole un fragment curieux de la cymaise : le marbre a été rongé par l'air de la nier, ainsi qu'il arrive aux parties tournées vers le sud ; mais les palmettes, protégées évidemment par un enduit, n'ont pas été attaquées ; de sorte qu'elles se détachent par une légère saillie, que l'on ne saurait toutefois confondre avec l'œuvre du ciseau. J'ai observé un accident analogue sur un fragment trouvé parmi les ruines de Sélinonte, qui sont exposées également à l'action corrosive du vent d'Afrique.

Dans le petit sanctuaire fermé par ses grilles était la statue de la Victoire sans ailes, tenant dans sa main droite une grenade, dans sa main gauche un casque. C'était une statue très-ancienne, en bois, comme la plupart de celles qui remontaient aux premiers temps de l'art. Le sculpteur Calamis, que l'on croit contemporain de Phidias, l'avait imitée à Olympie. Quand les Tégéates voulurent placer une Victoire auprès de la statue de Minerve, il la représenta sans ailes, copiant, dit Pausanias, la statue de bois qui se trouve à Athènes.

Dans son voyage en Laconie, Pausanias explique aussi pourquoi les Athéniens avaient ôté les ailes à cette déesse : Il y a à Sparte, dit-il, un Mars avec des fers aux pieds, statue très-ancienne, qui a été élevée dans la même intention que la Victoire sans ailes des Athéniens. Les Spartiates pensent que Mars ne les quittera jamais, puisqu'il est enchaîné ; les Athéniens, que la Victoire restera toujours parmi eux, puisqu'elle n'a plus d'ailes. J'aime mieux cette explication que celle qu'a inventée Wheler[1] et qu'on a répétée souvent sur sa foi : Le temple s'élevait à la place même d'où se précipita Égée, lorsque son fils, vainqueur du Minotaure, oublia de changer ses voiles. Cette victoire s'appelle sans ailes, parce que le bruit n'en vint pas à Athènes avant que Thésée l'apportât lui-même.

Il serait curieux de voir la même idée chez deux peuples rivaux, et chacun d'eux montrant, par la manière dont il l'exprime, son caractère naturel. Les Spartiates, plus violents, choisissent l'impétueux Mars et l'enchaînent. Les Athéniens, plus politiques, préfèrent une jeune déesse et veulent la fixer dans leur ville par la ruse. Mais je crains que Pausanias aussi n'ait inventé cette explication. C'était un rapprochement naturel devant le Mars lacédémonien ; mais, loin d'Athènes, on a droit de croire plutôt à un jeu de gon imagination qu'à son exact souvenir.

Pour les Athéniens, on le voit par les auteurs, la déesse de la Victoire, c'était Minerve. Ils lui avaient consacré, sous ce nom, le petit temple dont il est question. La Victoire est un être allégorique, créé plutôt par la poésie et l'art que par la religion. Aristophane chante les ailes d'or de la Victoire. Phidias la met dans la main de sa Minerve et de son Jupiter. Les Béotiens la représentent sur leurs monnaies. Mais le paganisme lui-même ne confondait point la personnification d'un fait avec la cause première de ce fait. Une femme ailée représentait par une image sensible cette idée abstraite que nous nommons victoire. On ne croyait point qu'elle se donnât elle-même et décidât des destinées des peuples. Les grands dieux la tenaient dans leur main comme un de leurs attributs ; eux seuls en disposaient à leur gré. C'étaient Jupiter, Mars, Minerve, que les mortels imploraient dans le danger. La Victoire, ailée ou sans ailes, n'était que le symbole du fait accompli.

En Attique, le dogme était plus précis encore. Minerve était la Victoire même : ce n'était pas un surnom, c'était son nom ; on ne disait pas Minerve victorieuse, mais, par la réunion énergique de deux substantifs, Minerve-Victoire. Déesse de la force guerrière et de la sagesse, elle possédait la condition infaillible, l'essence même de tous les triomphes.

Adorée déjà sous plusieurs noms dans l'Acropole, elle l'était en avant des Propylées sous cette nouvelle forme. Aussi croirais-je volontiers que ce nom de Victoire sans ailes ne fut inventé qu'à une époque postérieure, lorsque la tradition eut été obscurcie dans les souvenirs. On oublia Minerve, on ne vit plus que la Victoire, et, comme partout on la représentait sous la forme d'une jeune femme aux longues ailes d'or, on s'étonna de cette différence, on voulut se l'expliquer ; l'imagination fit le reste. A Mégare, les exégètes avaient mieux conservé la tradition[2].

Pendant que Minerve était dans le temple, gage éternel de la puissance athénienne, sur la frise extérieure étaient représentés les combats où elle avait assuré l'avantage à son peuple ; et, sur la balustrade de marbre qui entourait le temple, on voyait toute la troupe des Victoires personnifiées, messagères ailées qui, par l'ordre de Minerve, se pressaient, s'envolaient, accouraient de toutes parts à Athènes, y répandre la joie et l'orgueil. Il n'y aura donc point de vaine subtilité à voir dans ces diverses compositions de développement d'une même idée : dans le temple, la Divinité, principe de la victoire ; au dehors, les hommes qu'elle protège et l'action qu'elle conduit ; détachés du temple, les Génies, image divinisée de chaque victoire, qui franchissent de leur vol le temps et l'espace, et qui s'appellent Marathon, Salamine, Platées.

La frise qui courait tout autour du temple n'orne plus que deux de ses côtés. La frise du nord et celle de l'ouest sont maintenant au Musée britannique ; leurs moulages en terre cuite avaient été envoyés à Athènes ; mais en les posant, on brisa celui de l'ouest.

Ces charmantes sculptures, par leur relief même et par la petitesse du monument, furent à la portée de tous les barbares qui possédèrent l'Acropole : aussi ont-elles été mutilées sans pitié. Les têtes, les bras, les ornements, tout ce qui se détachait en saillie a été brisé. S'il en reste assez aujourd'hui pour juger de leur beauté, il en reste trop peu pour qu'on puisse comprendre les sujets qu'elles représentent. Je pense surtout à la frise de la façade orientale, qui, si elle était complète, serait peut-être également une énigme pour nous, puisqu'aucun auteur ancien n'en a parlé, mais que son état de dégradation rend inexplicable. Ceux mêmes qui ont essayé de donner des noms à toutes les figures ont été forcés d'avouer[3] qu'ils avaient sous les yeux un mythe inconnu.

Vingt-quatre personnages remplissent la scène ; comme le fragment de l'angle nord-est n'a pas encore été retrouvé, on peut porter ce nombre à vingt-huit. Au milieu, on voit une femme debout, d'une taille plus élevée. Son bras gauche ramène vers le corps un bouclier ; son bras droit est étendu comme s'il avait tenu jadis une lance. Ces attributs, la place que cette figure occupe au centre du sujet, annoncent Minerve, à laquelle le temple était consacré. De chaque côté de Minerve sont deux hommes assis, l'un sur un rocher, l'autre sur un trône, les pieds posés sur un tabouret. Il est vraisemblable que, de même qu'au Parthénon et sur le temple de Thésée, les personnages assis sont des divinités. On pourrait peut-être nommer Jupiter et Neptune, ce dernier sur le rocher de l'Acropole où Minerve l'a admis à partager ses honneurs. A droite et à gauche des dieux se tiennent deux groupes composés chacun de trois femmes et de deux hommes qui se font symétriquement pendant. On peut encore conjecturer que ce sont les héros protecteurs.de l'Attique et les femmes dont le nom était consacré par les traditions religieuses. Toutes ces figures occupent le centre de l'action ; elles président, en quelque sorte, au drame qui se passe aux extrémités de la frise. Quel est ce drame ? Y en a-t-il un seul ? Y en a-t-il plusieurs ? — A sa droite, le spectateur voit une figure drapée et assise que deux femmes cherchent à entraîner ; à gauche, au contraire, trois femmes qui accourent avec un mouvement assez vif. Derrière elles, un enfant nu et ailé est tenu par deux autres femmes : on pense naturellement à l'Amour.

On comprend que devant ces charmantes sculptures la curiosité s'éveille et leur demande le secret que leur mutilation a scellé. On comprend que l'imagination cherche à animer les personnages, à surprendre le drame qu'ils jouaient, lorsque la main des barbares a fait disparaître leurs pantomimes, leurs costumes, l'expression de leurs visages. L'amour de l'antiquité doit même prolonger ces efforts et ces combinaisons ; mais c'est là un plaisir personnel, et je n'ai point le droit de mettre mes fantaisies à la place de l'histoire. C'est pourquoi je relègue parmi les notes[4] une explication qui ressemble à un roman.

Si le sujet de la frise orientale est un mystère, la beauté des sculptures, malgré leur état, n'échappe à personne. Les figures du milieu et des extrémités ont particulièrement souffert. On n'y peut admirer que quelques draperies, les poses, le mouvement général. Mais les deux groupes intermédiaires, composés chacun de cinq personnages qui se tiennent debout, sont beaucoup mieux conservés : les femmes n'ont perdu que la tête et une partie des bras. L'élégance des ajustements, la finesse des plis, ce mouvement si cher aux artistes grecs qui font fléchir une jambe pour donner plus de souplesse et de variété à la draperie, la tunique, qui, nouée à la ceinture par l'extrémité, se double et tombe mollement sur les hanches, tout cela se voit encore, et l'on ne sait ce qui doit étonner davantage de la délicatesse du ciseau qui a rendu ces détails sur une si petite échelle, ou de la largeur du style qui a créé une grandeur que semblaient interdire les dimensions réelles.

Cette remarque s'applique également aux hommes, et surtout à ceux qui se trouvent derrière Neptune. L'un, qui pare un jeune homme, est presque entièrement nu ; un léger manteau, retenu sur l'épaule gauche, passe derrière les reins et vient s'enrouler au-dessus du genou. Le poids du corps repose sur la jambe droite ; l'autre jambe, ramenée en arrière, ne touche à terre que par la pointe du pied ; aussi le corps y porté en avant, s'appuie-t-il fortement sur un bâton ou sur une lance, le long de laquelle le bras s'allonge élégamment. La simplicité de cette pose, la beauté des formes, le sentiment et l'arrangement si parfait de l'ensemble, font de ce petit morceau un chef-d'œuvre.

L'autre personnage parait au contraire d'un âge mûr, Les hanches sont peut accusées, la taille plus forte ; sa tenue est pleine de calme et de gravité. Le torse est nu, mais la partie inférieure du corps est étroitement serrée par un manteau dont la plus grande partie s'enroule autour du bras gauche et retombe en plis harmonieux. Le mouvement des jambes et des draperies si justes qui les couvrent rappelle singulièrement l'Aristide du Musée de Naples et le Sophocle du palais de Latran.

Les trois autres côtés de la frise représentent des combats, et l'animation des sujets fait un contraste complet avec le calme majestueux de la façade. Au nord et au sud, les Athéniens sont aux prises avec des barbares que leur habillement fait facilement reconnaître. A l'ouest, comme les combattants sont nus, on est porté à croire que c'est un engagement entre les Athéniens et d'autres Grecs.

Au milieu du silence des auteurs anciens, on ne peut prétendre deviner quelles batailles les artistes ont voulu retracer. Certains savants[5] nomment la double victoire de Cimon à l'embouchure de l'Eurymédon, d'autres[6] Marathon et Platée. Les premiers verraient alors sur la frise occidentale les Grecs asiatiques, Lyciens et Cariens par exemple, qui suivaient les satrapes ; les seconds, les alliés que le grand roi avait trouvés dans le nord de la Grèce. D'après un des systèmes, il y aurait unité de sujet ; l'autre accepterait des victoires et des époques différentes. Des deux parts les preuves manquent et les objections se balancent. Outre que la victoire de l'Eurymédon fut en grande partie une victoire navale, ce qui me ferait préférer l'opinion de M. Leake, c'est cette considération qu'un temple est plutôt élevé pour attester la puissance d'une divinité que pour rappeler les exploits d'un homme : une démocratie jalouse[7] et les sentiments religieux sont d'accord sur ce point. Assurément des triomphes différents sur différents ennemis donnent une plus grande idée de cette puissance et flattent mieux l'orgueil national. Dans cet esprit, je souhaiterais même pouvoir reconnaître sur la façade occidentale une troisième guerre entre Athènes et un peuple grec. Cela n'a rien d'invraisemblable, puisque dans le Pœcile on avait peint la défaite des Spartiates à 0Enoé, et dans le portique des Douze Dieux, la bataille de Mantinée.

Au reste, on se demande comment les anciens pouvaient distinguer de pareils sujets autrement que par la tradition. En sculpture, la représentation d'un combat, surtout tel que l'exigeait une frise grecque, était un lieu commun, une suite de groupes qui offraient à l'art une variété et des ressources infinies, mais rien de distinctif qui marquât le temps et le lieu. Le peintre fera facilement reconnaître la bataille de Marathon par le paysage, par les marais où les Perses se précipitent, par les vaisseaux phéniciens qui essayent en vain de les recueillir ; mais tous ces détails sont interdits au sculpteur qui décore un temple. Les personnages mêmes sont sur un seul plan et ont une égale importance : ce n'est pas un combat général, mais une série de combats singuliers. Ici, il est vrai, les costumes indiquent des Perses, mais les Perses ont compté plus d'une défaite. Entre Grecs, au contraire, la couleur des manteaux, les signes peints sur les boucliers, maintenaient pour des yeux exercés la distinction des peuples ; mais les Grecs s'étaient mesurés en tant de lieux ! Enfin, si l'on retraçait des épisodes, des portraits célèbres, les contemporains seuls en avaient le secret ; les âges suivants en étaient réduits à la tradition. Faut-il nous étonner de notre incertitude, quand cette tradition nous manque ? L'art ne perd rien à cette lacune, qui ne préoccupe que l'histoire. Qu'importent le lieu, le nom, la date ? Le combat en est-il moins animé, les guerriers sont-ils moins bien groupés, leurs formes moins belles, l'imitation de la nature, dans le développement de sa force, moins parfaite ?

La frise méridionale est celle qui a le moins souffert. On y compte vingt-huit figures, dont sept seulement sont devenues à peu près méconnaissables. Je n'entreprendrai point une description minutieuse qui n'apprendrait rien à personne. L'imagination se rend aisément compte d'une série d'engagements où, 'avec des mouvements et des succès divers, chacun attaque ou se défend. Le moment choisi par l'artiste est celui de la défaite. Déjà plusieurs barbares ont succombé ; étendus à terre, ils sont foulés aux pieds par les chevaux. D'autres, blessés ou désarmés, vont recevoir le coup mortel. Mais c'eût été répandre sur la composition générale trop de monotonie que de ne pas donner quelquefois aux Perses de l'énergie et une apparence d'avantage. On en voit un, en effet, d'une taille élevée, qui, de son genou, presse un Grec renversé et lève le bras pour l'achever. C'est un chef sans doute, et son courage, autant que les riches draperies. qui s'agitent autour de lui, l'ont signalé à trois Grecs qui volent au secours de leur compagnon ; un d'eux lui a même déjà saisi le bras. Malheureusement, cette partie où la composition semble avoir plus d'étendue est fort endommagée ; il en est de même de la scène suivante, où un Perse tombe avec son cheval. Dans les autres groupes, on petit admirer certains détails, particulièrement les formes des guerriers grecs, qui sont complètement nus ; car l'on ne peut compter pour un vêtement la courte chlamyde qui vole derrière leurs épaules, ou qu'ils ont enroulée autour de leur bras gauche, pour parer les coups de l'ennemi.

La frise du nord, qui représente un sujet analogue, donnerait lieu aux mêmes remarques. C'est celle qui a été emportée en Angleterre, et qu'on a remplacée par un moulage en terre cuite. Les morceaux furent retrouvés par lord Elgin dans les murs d'une poudrière turque. Alors, pour la première fois, on découvrit l'erreur des anciens voyageurs, qui avaient vu ce petit temple debout et avaient parlé d'un combat d'Amazones. Le costume efféminé, les formes quelquefois délicates, l'action molle que l'artiste a donnée avec intention aux Perses, l'état de ruine[8] surtout de ces bas-reliefs, pouvaient tromper un coup d'œil rapide comme celui qu'on jetait dans ce temps-là sur les plus belles choses. Peut-être même un bouclier échancré, semblable à ceux des Amazones, un seul, que tient un Perse agenouillé, a-t-il contribué à cette illusion. Mais lorsqu'on eut retrouvé et vu de près ces marbres précieux, on reconnut que toutes les figures bien conservées étaient des hommes ; ce qui n'engageait nullement à croire que celles qui étaient ruinées fussent des femmes. LI barbe chez quelques-uns, le grand cimeterre oriental, la tiare, la tunique à manches, le vêtement plissé des jambes, ne diffèrent en rien de tout ce qu'on observe sur la grande mosaïque de Pompéi.

La frise de l'ouest est également à Londres. Mais elle est presque entière, tandis que les deux tiers de celle du nord sont complètement effacés. Ce qui m'a frappé surtout, c'est le caractère général de cette bataille, qui est engagée avec une violence et une fureur que l'on ne remarque point dans les deux autres. Il est possible, je le sais, que cela tienne uniquement à ce que différents artistes ont peut-être travaillé à la frise ; un talent plus fougueux se serait chargé de ce côté. Mais ce n'est point prêter à l'art grec des beautés trop raffinées que de supposer que la sculpture suit fidèlement l'histoire. Elle fait combattre 'plus mollement ces Mèdes que l'on égorgeait par troupeaux, mais réserve toute sa force pour mettre dignement aux prises des Grecs qui ont la même force, le même courage, les mêmes armes. Ils se précipitent, en heurtant leurs boucliers, assènent des coups terribles, se disputent avec acharnement leurs morts. Pas un ne fuit, pas un ne recule ; les blessés eux-mêmes, au lieu de demander grâce, se défendent encore sous le pied qui les presse.

Comme dans le Parthénon, comme dans le temple d'Apollon Épicourios à Bassæ, la direction de la frise, sur les côtés du temple, est de l'ouest à l'est ; c'est-à-dire que la marche du combat, partant de la façade postérieure, aboutit à droite et à gauche du fronton principal. De sorte que l'artiste, dans l'arrangement des personnages et de leurs poses, avait à observer une triple convenance qui devenait une triple difficulté. Il fallait d'abord que les combattants se fissent face les uns aux autres, sous peine de ne pouvoir combattre. Malgré cela, on devait sentir un entraînement général de l'action vers l'orient. Enfin g fallait, autant que possible, présenter de face ou de trois quarts chaque personnage au spectateur, les morts eux-mêmes : car une série de profils prête peu au développement de formes et de muscles que l'on demande à la sculpture. Avec quel art, quelle variété, quelle aisance surtout, l'artiste ne s'est-il pas joué au milieu de tant d'entraves ! Je ne parle ni de la nature, si exactement copiée, ni du goût, dont les lois les plus délicates sont toujours respectées. C'est là, peut-être, ce que n'ont pas assez remarqué ceux qui comparent la frise du temple de la Victoire sans ailes avec les bas-reliefs de Phigalie.

A Phigalie, quelque habile que soit une main qui avait sans doute travaillé aux sculptures du Parthénon, on reconnaît une tendance fâcheuse : le besoin de renouveler des sujets aussi usés que l'étaient alors des combats d'Amazones et de Centaures, le désir surtout de. faire, non pas mieux, mais autrement que les grands maîtres de l'art. De là une exagération qui fausse la nature ; de là une recherche maniérée que le goût réprouve toujours ; de là ces Centaures qui mordent à la gorge et ruent tout en même temps dans les boucliers, ces Amazones aux poses prétentieuses, que l'on renverse de cheval par les pieds, et dont les accidents sont plutôt ridicules que tragiques. Beaucoup de détails sont tourmentés, invraisemblables, et, lorsqu'on voit l'ensemble de ces bas-reliefs à côté des sculptures du Parthénon, c'est alors, surtout, que la comparaison est fâcheuse[9] mais instructive. Les sculptures du temple de la Victoire, au contraire, sont d'un style pur, sévère, irréprochable : c'est le sentiment grec, avec toute sa mesure et son admirable instinct du vrai. Que ne les compare-t-on plutôt aux bas-reliefs du temple de Thésée, qui ont le même caractère, la même beauté, et qui sont peut-être de la même époque ?

J'ai fait allusion tout à l'heure aux couleurs dont avaient pu être revêtues certaines parties de la frise. Je dois dire cependant qu'il n'en reste absolument aucune trace. L'air corrosif de la mer, le marteau des Turcs, la chaux qui fixait la moitié de ces débris dans le mur d'une poudrière, ont enlevé la surface même et comme l'épiderme du marbre ; mais les restes de peinture que l'on voit sur la frise du Parthénon, sur la frise occidentale du temple de Thésée, autorisent, je crois, cette induction : Cependant, je ne parle que du fond de la frise, des armes, des draperies ; là seulement on a trouvé de la couleur. Le nu restait-il blanc ? Était-il revêtu d'une teinte légère ? C'est encore un problème. Lorsque les bas-reliefs étaient taillés dans la pierre, on ajustait aux personnages féminins des têtes, des mains, des pieds, en marbre blanc : ce n'était probablement pas pour les peindre comme on avait peint la pierre. C'est ce qui est arrivé à Sélinonte, non pas dans ces temples archaïques où l'art est encore grossier et primitif, mais dans le temple plus moderne, dont les sculptures annoncent déjà par leur beauté le commencement du siècle de Phidias.

Lorsqu'en 1835 on détruisit la batterie qui s'élevait devant les Propylées, on trouva successivement de grosses plaques de marbre d'un peu plus d'un mètre de haut, entières ou en fragments, sur lesquelles étaient sculptées en relief des femmes ailées. Des trous de scellement montraient que ces plaques avaient dû être unies entre elles par les côtés et fixées, par en bas, sur quelque surface. La tranche supérieure, au contraire, percée de petits trous réguliers, supportait une grille de métal à laquelle la balustrade de marbre servait de soubassement. MM. Hansen et Schaubert, à qui revient l'honneur d'avoir découvert et relevé le temple de la Victoire, remarquèrent au bord de la terrasse, sur les dalles de marbre, une rainure d'un poli et d'une couleur différente ; sa largeur correspond exactement à la largeur des plaques dans lesquelles les bas-reliefs sont taillés comme dans des cadres. Il y avait, en outre, des traces de scellement, et, comme ce côté de.la terrasse, est précisément celui qui domine l'escalier des Propylées, ils ont conclu avec raison qu'il y avait là une balustrade formée par une série de sculptures qui regardaient l'entrée de l'Acropole et lui servaient de magnifique décoration.

Plus tard, on a découvert des fragments du même genre, dont un, surtout, est assez complet et d'une grande beauté. J'ai moi-même trouvé, dans mes fouilles, trois morceaux d'une nouvelle Victoire, un pied, une draperie, une aile ; le bras d'une autre Victoire qui tient un bouclier ; le torse d'une troisième dont les deux mains semblent avoir porté ou présenté quelque objet. Tous ces fragments sont réunis dans la cella même du petit temple. C'est là que cette troupe charmante attend que la main d'un artiste la restaure et lui redonne la vie.

Sur la plaque la plus considérable, on voit un taureau qui se cabre. Une Victoire, qui le masque en partie, le retient avec effort ; ses jambes sont écartées ; le corps se rejette en arrière comme pour résister à l'impétuosité de l'animal, qui l'entraîne à demi. En avant de ce groupe, une autre Victoire s'élance vivement : son bras gauche est levé en signe de triomphe, ses ailes sont étendues, ses draperies sont agitées par la rapidité de ses mouvements : on dirait qu'elle va prendre son vol.

Le même sujet se retrouve sur deux bas-reliefs, à Rome et à Florence. Celui de Florence, surtout, est une copie manifeste : seulement je ne me rappelle pas si les femmes ont ou non des ailes ; au Vatican, elles n'en ont pas. Lorsque ces représentations étaient ainsi détachées, on ne pouvait y voir autre chose qu'une victime destinée au sacrifice qui s'échappe, et deux prêtresses ou deux figures allégoriques, dont l'une s'efforce de la retenir, tandis que l'autre s'enfuit effrayée. A Athènes, au contraire, à côté du temple de la Victoire, le sujet devient plus précis ; que ce soit le taureau de Crète ou le taureau de Marathon, ce sera toujours un triomphe remporté par un héros athénien, et l'on ne comprend pas pourquoi la peinture allégorique de ce triomphe marquerait la fuite et l'effroi. Du reste,' le mouvement de la Victoire qui précède le taureau, son élan résolu, la hardiesse et les jets de sa draperie, trahissent plutôt l'ardeur que la crainte, et j'y vois plus volontiers un être immortel qui part pour annoncer une nouvelle glorieuse qu'une femme qui fuit devant un danger.

On remarque, à la ceinture des Victoires, deux petits trous destinés à recevoir des ornements de métal.

Quelque justement admiré que soit ce bas-relief ; la pose un peu théâtrale de la première Victoire, ses draperies tourmentées, trahissent une prétention à l'effet qui ne laisse point l'esprit complètement satisfait. Il y a de la, tournure, et le style est hardi, mais aux dépens. de la. simplicité.

Le second cadre, dont il ne reste que la moitié, renferme un des plus délicieux morceaux de l'art antique : la Victoire qui délie ses sandales[10]. En équilibre sur la jambe gauche à demi fléchie, soutenue par le faible battement de ses ailes entr'ouvertes, elle se penche, en levant la jambe droite. Sa main tient délicatement les bandelettes qui attachent la sandale au-dessus du pied. L'autre bras, étendu, soutient le manteau qui a glissé et laissé découvertes les épaules et la poitrine, qu'une étoffe transparente semble destinée, non pas à voiler, mais à mieux faire voir. La ceinture est dénouée ; les plis, après avoir modelé finement les contours des reins, se dérangent et mettent à nu une partie du flanc ; ou, pour mieux dire, ce ne sont pas des plis, c'est un souffle qui court légèrement sur des formes d'une pureté admirable, comme il riderait la surface d'une onde tranquille. Sur les jambes, au contraire, que le manteau enveloppe encore, la draperie a plus de consistance ; tout en accusant les formes, elle les voile ; mais, en même temps, elle garde une finesse moelleuse en accord avec le reste de l'ajustement. Mille plis et replis se forment, s'accompagnent, se séparent, se confondent, légers, naturels, pleins d'ampleur, de grâce et d'harmonie. Jamais le ciseau n'a rencontré plus heureusement la vérité jusqu'à l'illusion. Le marbre semble une substance transparente où s'est reflétée et fixée la conception idéale de l'artiste. Ajoutez une blancheur enchanteresse que le temps a respectée, en jetant seulement sur les fonds quelques ombres dorées.

La critique que je soumettais plus haut aux admirateurs de la Victoire au Taureau, je sais qu'on pourra me l'adresser à mon tour. N'y a-t-il pas aussi de la recherche et de la manière dans cette figure ? Je l'avoue, et le contraire devrait plutôt surprendre. Il y a dans ces deux morceaux la même tendance, comme il y a peut-être la même main ; mais ce qui fait la différence, c'est le succès.

Le propre des écoles qui commencent, non pas la décadence, mais le raffinement de l'art, c'est l'inégalité. Les difficultés qu'elles se créent à plaisir, pour en triompher, deviennent parfois des écueils, et l'effet, qu'elles poursuivent avec amour, a ses caprices et ses fuites. Mais lorsque le but est heureusement atteint, l'œuvre a une beauté qui frappe, parce qu'elle a voulu frapper, et un charme d'autant plus puissant qu'il a été plus cherché. L'artiste a rêvé, sous des voiles transparents[11], un beau corps dont les formes pures se dessinent, s'accusent, se révèlent, en paraissant se cacher, mélange de volupté et de pudeur. Il a voulu traduire cette illusion sur le marbre. — Eh bien ! il a admirablement réussi. Dès lors, la recherche est devenue un art infini et une grâce idéale. Ce n'est plus la grande école de Phidias ; mais la beauté n'a-t-elle qu'un principe et qu'un moule, dans la nature comme dans l'art ? Après la Vénus de Milo, la Vénus de Médicis n'est-elle pas aussi un chef-d'œuvre ?

La tête de la Victoire à la Sandale a été brisée. Au-dessus du cou, on voit peintes en rouge sur le fond uni deux ou trois petites boucles de cheveux. Quelque partisan que je sois de la couleur, quelque persuadé de l'existence de la couleur sur la chevelure de certains antiques[12] j'ai toujours tenu pour suspectes ces traces si nettes et si spirituellement placées. La couleur antique, appliquée à l'encaustique sur les surfaces lisses, forme un enduit, une croûte légère : c'est ainsi qu'on la retrouve constamment. Ici, au contraire, il n'y a qu'un coup de pinceau rapide, une teinte passée sur le marbre, inégale et laissant dans l'épaisseur même de la ligne des parties blanches. Je ne critique point le dessin, par égard pour son auteur encore vivant, peut-être. Mais n'est-ce pas un prodige, quand les couleurs des autres bas-reliefs et du temple tout entier ont disparu, qu'il soit resté en un seul endroit lisse, c'est-à-dire plus exposé qu'un autre, non pas quelques points, non pas quelques parcelles colorées, mais des traits suivis, précis, que vingt-quatre siècles n'ont pas altérés ? MM. Ross, Schaubert et Hansen, qui découvrirent eux-mêmes ce bas-relief, dans la description[13] qu'ils en donnent, ne parlent pas de cette couleur si visible ; eux pourtant qui regrettent de n'en avoir trouvé ni sur le temple, ni sur la frise, qui sont des partisans si convaincus de la polychromie, et qui en ont cherché minutieusement la preuve sur chaque pierre du monument. Ceux qui assistèrent aux fouilles[14] ne la remarquèrent pas davantage. Lorsqu'un fragment est mis au jour, l'action de l'air fait disparaître, d'ordinaire, les couleurs que l'humidité de la terre avait conservées. Il serait assez étrange qu'elle fit revivre celles qui avaient disparu.

Une quatrième Victoire, moins complète que les autres, se présente de profil, et rappelle, par sa pose, In Victoire des monnaies béotiennes. Droite et calme, elle étend son bras mutilé comme si elle avait présenté une couronne. Un voile léger, mais chaste, dessine ses formes pleines de fermeté. Les plis tournent sur la hanche, serrés entre les deux jambes, dont l'une fléchit gracieusement. Il y a dans cette sculpture plus de simplicité que dans les précédentes ; un goût sévère lui donnera peut-être la préférence.

Je ne décris point les fragments plus petits qu'on a trouvés encore, des ailes, des membres nus ou drapés, des ornements : ici, une épaule percée de trous réguliers pour recevoir un ajustement de métal ; là, les pieds croisés d'une femme assise, ou bien un autre pied qui s'est posé sur un rocher (l'Acropole ? ) ; plus loin, un sein sur lequel des bandelettes croisées serrent la tunique, comme dans les statues de Diane. Partout de l'art, de la variété, de la délicatesse, mais partout aussi la plus complète obscurité. Ces Victoires qui s'envolent, arrivent, se posent sur l'Acropole, délient leurs sandales, sont levées, sont assises, tendent des couronnes, représentent-elles un seul mythe, une seule action ? Ou bien accourent-elles des différents points du monde et viennent-elles se ranger autour de la grande Victoire, de Minerve, dont elles sont les messagères ? Quand le peuple athénien monte l'escalier des Propylées, lui disent-elles par leur pose allégorique, par des inscriptions, ou par la seule force de la tradition : Je suis Marathon, je suis Salamine, je suis l'Eurymédon ; je viens de Thrace, je viens de Lesbos, je viens de Sphactérie. Flatteurs muets, que l'on imitait moins éloquemment à la tribune de Pnyx.

Que cette balustrade soit postérieure au temple lui-même, c'est ce dont on se convaincra facilement, en comparant ses sculptures avec celles de la frise ; non-seulement le style, mais le principe même en est tout différent. Autant que nous pouvons nous faire une idée des époques de l'art grec et de la manière de ses grandes écoles, les Victoires sont plus près du siècle de Lysippe que du siècle de Phidias. Aussi l'opinion de M. Ross n'a-t-elle rien d'invraisemblable. Il croit que cette décoration fut ajoutée par l'orateur Lycurgue, ce grand administrateur qui s'était proposé Périclès comme modèle, qui amassa dans le trésor public six mille cinq cents talents de plus que lui, et enrichit Athènes de monuments et d'œuvres d'art de toute sorte.

Il est également impossible de déterminer avec certitude l'époque à laquelle le temple de la Victoire a été construit. On sait que son emplacement était consacré par une antique tradition : La mer, dit Pausanias, se découvre de cet endroit, et c'est de là qu'Égée se précipita, lorsqu'il aperçut les voiles noires du vaisseau qui revenait de Crète. D'autre part, la statue de la Victoire était en bois, c'est-à-dire fort ancienne, comme toutes les statues de ce genre ; les auteurs manquent rarement à nous en avertir. En conclure qu'il y a eu un temple avant les guerres médiques, que ce temple a été détruit par Xerxès, et en voir les restes dans quelques fragments d'ordre ionique trouvés au-dessous des Propylées, c'est ce que chacun est libre de faire, suivant sa fantaisie ; mais cela jetterait peu de lumière sur l'origine du monument actuel.

Les observations suivantes, au contraire, disposent à le croire antérieur à la construction des Propylées :

1° Le silence de Plutarque, qui énumère et loue si longuement les travaux de Périclès ;

2° La situation de la terrasse qui supporte le temple ; elle est unie au mur d'enceinte, dont un de ses côtés n'est que le prolongement : c'est le mur qui regarde le midi, et qui fut construit par Cimon ;

3° Les traces de remaniement qu'offre cette terrasse, au-dessous de l'escalier des Propylées : on dirait qu'on l'a taillée et réduite pour l'amener à l'alignement général, et que d'un rectangle on en a fait un trapèze ; les assises du bas, en effet, par leurs saillies inégales et leur rudesse, ressemblent singulièrement à l'intérieur d'un massif de maçonnerie qu'on aurait mis à découvert ;

4° L'affleurement des degrés du temple au nord et à l'est avec les bords de la plate-forme, tandis que du côté opposé il reste un espace libre. Il y a là quelque chose d'étroit, de gêné : on semble avoir réduit la terrasse jusqu'à la dernière limite, pour la faire rentrer dans le plan général ;

5° La disposition du petit temple, qui se présente obliquement sur la façade des Propylées. Tout en l'ouvrant vers l'orient, on eût pu le tourner un peu plus vers le nord et le rendre perpendiculaire au grand édifice qu'il précédait. L'orientation des temples n'était pas déterminée par des procédés très-rigoureux. Le Parthénon en fournit la preuve ; car son axe fait avec l'est un angle plus écarté que l'axe du temple de la Victoire, et celui-ci s'en écarte déjà lui-même. Ou l'architecte des Propylées a cherché cette irrégularité, ou le monument était plus anciennement construit ;

6° L'inégale largeur des deux ailes des Propylées, qui semblerait s'accommoder aux exigences de constructions antérieures, c'est-à-dire du temple et de sa plate-forme ;

7° Une statue d'Alcamène, qui était placée auprès du temple de la Victoire : c'était une Hécate à trois corps qu'on appelait l'Hécate de la Terrasse. Alcamène était contemporain de Phidias.

Toutes ces remarques prises isolément, n'ont qu'une faible portée ; réunies, elles se fortifient l'une par t'autre et concourent à former, non pas une preuve, mais une probabilité.

Du moment qu'on ne peut attribuer un monument à Périclès, on se reporte naturellement au temps de Cimon. Lui aussi avait la passion des arts ; lui aussi embellit Athènes de temples, de portiques, de jardins ; seulement il ne les payait pas avec l'argent des alliés, mais avec les dépouilles des Perses. C'est Cimon qui a donné l'impulsion à ce grand siècle que remplit injustement un seul nom. Précisément il fit construire la muraille qui regarde le midi, et l'on sait par un écrivain latin[15] qu'il ne fortifia pas seulement cette partie de l'Acropole, mais qu'il l'orna.

Enfin, l'examen du temple lui-même fournit encore quelques indices. la frise rappelle la frise orientale du temple de Thésée, par son style, par son fort relief et par certaines parties de la composition qui sont presque semblables. Or, l'on attribue avec raison à Cimon la construction du temple de Thésée. On retrouve au-dessus du pronaos ces figures débout ou assises, aux poses calmes, aux belles draperies, ces groupes de combattants, si animés au contraire, que l'on admire sur l'entablement du temple de la Victoire. D'en bas, les sculptures du temple de Thésée, noircies et mutilées, se distinguent mal ; mais, de près, on est frappé de leur beauté et de leur air de famille. Cette perfection n'a rien d'étonnant, puisque Cimon ne précéda Périclès que de quelques années. Je me suis toujours figuré reconnaître dans ces deux ouvrages la même école, j'allais dire la même main.

Pour le caractère de l'architecture, la conformité du temple de la Victoire avec l'ordre intérieur des Propylées m'inspirerait de grands scrupules, si je ne voyais le dorique du temple de Thésée reproduit minutieusement par le dorique du Parthénon. Il est naturel que, dans l'ordre ionique égaleraient, les formes, les lignes, les moindres ornements, fussent fixés par la tradition. C'était à la recherche de l'idéal dans les proportions et de la perfection dans les détails que s'appliquaient la science et le génie des architectes. Aussi distinguons-nous, avec raison, les époques de l'art dorique par l'échelle des proportions, depuis la pesanteur jusqu'à la légèreté, et par les nuances des détails, depuis la rudesse jusqu'à une délicatesse efféminée. Mais, si ces progrès sont faciles à suivre sur vingt-cinq à trente temples doriques qui restent encore en Grèce, en Sicile et en Grande-Grèce, il" n'en est pas de même de l'ordre ionique, qui a laissé peu de traces, et qu'Athènes seule offre à son apogée.

Faute de données, l'analogie pourrait faire croire les colonnes de la Victoire plus anciennes, parce que le rapport entre leur hauteur et leur diamètre est plus fort, les cannelures plus profondes, les caissons des plafonds trop petits et semblables à ceux du temple de Thésée. Le trait le plus décisif, c'est que le temple de la Victoire, quoique semblable à l'ionique des Propylées, en est bien loin par le sentiment et par le fini d'exécution.

La terrasse qui sert (le soubassement au temple est en pierre ; mais du côté des Propylées, elle se termine par une corniche de marbre blanc ; et des trous régulièrement disposés sur trois rangs, dans toute la hauteur, servaient vraisemblablement à sceller le revêtement de marbre qui se raccordait avec la corniche. Peut-être aussi avait-on attaché à la muraille des armes, des trophées, souvenirs glorieux de différentes victoires.

Du côté de l'ouest, dans l'épaisseur du mur, deux niches sont ménagées, d'inégale profondeur, séparées par un pilier isolé du mur[16].

Lorsque M. Leake vit l'Acropole, ces niches étaient murées, car les Turcs croyaient que l'intérieur du massif était rempli de sable, et qu'en cas de siège il suffisait de les ouvrir pour que le sable s'écoulât et découvrit une entrée dans la citadelle. C'est probablement cette idée qui a fait imaginer à M. Leake[17] un sanctuaire souterrain, où étaient honorées en commun deux divinités, chacune avec sa porte particulière, la Terre nourrice et Cérès verdoyante. On dégagea plus tard ces prétendues portes, et l'on ne trouva que deux niches où il y a place à peine pour un autel ou une statue.

Néanmoins on continua à les regarder comme consacrées à Cérès et à la Terre, peut-être parce qu'il vaut mieux donner un nom, même sans preuves, à un lieu antique, que de le laisser obscur et sans intérêt. Moi aussi, je suis tout disposé à croire qu'un tombeau inconnu à Sparte est celui de Léonidas, à Syracuse celui d'Archimède, à Naples celui de Virgile. Quand la science n'a pu arracher à une ruine son secret, qu'elle l'abandonne à l'imagination populaire, qui la pare de poétiques souvenirs ! Mais la Terre nourrice et Cérès verdoyante ne sont point des noms si célèbres, deux niches dans un mur ne captivent point si souvent l'attention du voyageur, que je ne puisse faire remarquer combien les témoignages anciens se prêtent peu aux idées reçues.

Pausanias d'abord, en montant à la citadelle, énumère les temples qu'il rencontre sur sa route, celui d'Esculape, le tombeau d'Hippolyte, les statues de Vénus populaire et de la Persuasion, enfin le temple de la Terre nourrice et de Cérès Chloé. Soudain il commence : La citadelle n'a qu'une entrée et n'en souffre point d'autre, étant escarpée de toutes parts. A moins de s'écrier : J'entre dans l'Acropole ! peut-il indiquer plus clairement que les monuments qu'il vient de décrire sont en dehors ?

Lysistrata s'est enfermée dans la citadelle avec les femmes athéniennes, et fait bonne garde à la porte pour empêcher les désertions, qui commençaient, déjà. Tout d'un coup elle s'écrie :

Femmes, femmes, venez à moi, accourez promptement !

UNE FEMME.

Qu'y a-t-il, dis-le-moi ? pourquoi cries-tu ?

LYSISTRATA.

Un homme ! je vois un homme qui court comme un forcené.

UNE FEMME.

Où donc est-il ?

LYSISTRATA.

Près du temple de Cérès Chloé.

UNE FEMME.

Oui ! je le vois ! Mais qui ce peut-il être ?

LYSISTRATA.

Regardez ! Quelqu'une de vous le connaît-elle ?

MYRRHINE.

Oui, certes, moi ! c'est mon mari Cinésias.

Ainsi, Cinésias est bien en dehors de l'Acropole, lorsqu'il est auprès du temple de Cérès, puisque les femmes ont le temps de le voir accourir, de le regarder, de s'interroger, de se répondre. Ensuite, Myrrhine et Lysistrata peuvent encore s'entendre pour leur malin complot :

LYSISTRATA.

Tu dois alors le tromper, le brûler, le torturer

MYRRHINE.

Sois tranquille : c'est mon affaire.

LYSISTRATA.

Eh bien ! je reste auprès de toi pour t'aider à l'enflammer et à le jouer. Vous autres, éloignez-vous.

Alors seulement Cinésias, dont la course est si furieuse, arrive auprès d'elles.

Enfin, si l'on doutait encore, voici un passage de Thucydide qui me parait décisif : La citadelle et le quartier qui s'étend à ses pieds, du côté du midi, étaient jadis toute la ville. En voici la preuve : dans l'Acropole même, on voit les temples de différents dieux, et ceux qui sont en dehors de l'Acropole sont situés, presque tous, au midi de la ville, par exemple, le temple de Jupiter Olympien, celui d'Apollon, celui de la Terre... de la Terre, ajoute le scoliaste, pour qu'il n'y ait point de méprise, de la Terre, c'est-à-dire de Cérès.

L'usage, on le comprend, n'était pas de désigner le temple par les deux noms. Il parait qu'au temps du scoliaste on disait, par abréviation, le temple de Cérès, comme Aristophane dit le temple de Chloé, et Thucydide le temple de la Terre.

Quant aux surnoms des deux déesses, voici la réponse assez ridicule de Pausanias : Ceux qui veulent en savoir la raison, dit-il, peuvent la demander aux prêtres.

 

 

 



[1] 1723, traduction de la Haye, page 127.

[2] Ce fut bien la Minerve-Nicé, et non une victoire sans ailes, qu'ils nommèrent à Pausanias (Att., XLII).

[3] ..... Scheint jeder Versuch einer weiter eingehenden Deutung aufgegenben werden zu müssen (Die Akropolis von Athen, par MM. Ross, Schaubert et Hansen, page 13).

[4] Je me suis rappelé, devant cette frise, la fable inventée par Aristophane que raconte Athénée : les dieux donnant à la Victoire les ailes de l'Amour (page 563). Voici comment on pourrait voir ce sujet représenté sur le temple : Minerve est au milieu de la scène ; encore irritée de l'attentat de Vulcain, elle demande que l'Amour soit chassé du ciel et qu'on donne ses ailes à la Victoire. La Victoire deviendra sa messagère et annoncera d'un bout du monde à l'autre les triomphes qu'elle promet à son peuple. Le grand Jupiter l'écoute ; Neptune, assis sur le rocher de l'Acropole, où il vient d'être admis, Neptune est de son avis ; les héros protecteurs de l'Attique les entourent et se réjouissent. En vain les trois Grâces, vêtues comme les a vêtues Socrate, accourent pour défendre la cause de l'Amour. Déjà la Force et la Violence, ministres de Jupiter, l'ont saisi, quoiqu'il lève une main suppliante ; l'arrêt va s'exécuter, et, du côté opposé, Iris et Hébé font lever de son siège la jeune Victoire pour la conduire auprès de Minerve.

[5] Ross, Schaubert et Hansen, Die Akropolis, p. 15.

[6] Leake, Appendix XV, p. 533.

[7] The democratic jealousy of the Athenians would hardly have permitted so direct and immediate an honour been conferred on Cimon. (Leake, ibid., p. 533.)

[8] ..... fregio carico di bassi rilievi di ben effigiate figurine, ma mancanti tutte della testa. (Corn. Magni, p. 55.)

[9] Pendant que Phidias, Alcamène et Panænus ornaient le temple d'Olympie, des sculpteurs d'un moindre mérite allèrent, avec Ictinus, en Arcadie. Leur œuvre m'a toujours semblé trahir la prétention d'éclipser Phidias lui-même.

[10] M. Ross l'appelle Die Sandalenbinderinn ; mais on fait difficilement un nœud avec une seule main, tandis qu'on le défait très-aisément. C'est un détail, du reste, peu important.

[11] Le pendant de cette Victoire, bien propre à montrer comment le même principe mène à des résultats différents, ce sont ces étranges statues des élèves du Bernin, qui remplissent une chapelle de Naples, Santa-Maria della Pietà de' Saogri : la Pudeur sous un linge mouillé, le Christ dans son linceul, le Vice dans un filet.

[12] Les filles de Balbus avaient les cheveux dorés ; la Vénus de Médicis les avait peints en rouge.

[13] P. 14 et 18.

[14] M. Pittakis, conservateur des antiquités d'Athènes, qui ignore, du reste, quand cette peinture parut pour la première fois. Il est bon de faire remarquer que les artistes de tous les pays passent des journées entières, des mois, dans l'Acropole, dessinant, peignant, mesurant les ruines à leur aise. Les sculptures ne sont point enfermées, mais réunies dans la cella ouverte et toujours accessible du petit temple.

[15] His ex manubiis Athenarum arx, qua ad meridiem vergit, est ornata. (Corn. Nepos, Cimon, 2.)

[16] Elles ont 2 m. 32 de hauteur. Celle du nord a 1 m. 18 de largeur, 1 m. 22 de profondeur ; celle du midi a 1 m. 31 de profondeur, 1 m. 67 de largeur.

[17] At the foot of the wall are two doors conducting into a smal grotto or excavated chamber. This chamber is probably the adytum of Ceres and Tellus. The two doors are well appropriated to the two deities. (P. 303.)