L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE VIII. — PINACOTHÈQUE. - PIÉDESTAL D'AGRIPPA.

 

 

A droite des Propylées, dit Pausanias, est le temple de la Victoire sans ailes. A gauche, un bâtiment où l'on voit des peintures. Quand le temple de la Victoire n'avait été ni relevé, ni même découvert, on pouvait être incertain sur le sens des mots : à droite et à gauche. Aujourd'hui, le temple est debout avec ses sculptures caractéristiques, on ne peut douter que Pausanias ne veuille dire : à la droite et à la gauche de celui qui monte aux Propylées.

Une autre difficulté est de savoir si ces deux phrases symétriques ont la même valeur ; si l'on doit croire que l'édifice orné de peintures fait pendant au temple de la Victoire. Il y a, en effet, au-dessous de l'aile gauche, entre son soubassement, le piédestal d'Agrippa et les murailles extérieures, un espace carré : cet espace a plus de dix mètres sur chaque côté, grandeur suffisante pour qu'on ait pu y construire. Un passage ménagé entre le piédestal et une saillie qui prolonge le soubassement semblerait avoir conduit de ce côté. Mais des fouilles faites en 1845-46 n'ont rien découvert qui justifiât cette supposition. On n'a trouvé qu'un certain nombre d'inscriptions, jetées là, jadis, avec tant d'autres débris, et l'on est arrivé au rocher. D'autre part, nous savons que Polémon avait écrit un ouvrage sur les Tableaux des Propylées.

On n'a donc pas du attacher un sens rigoureux aux paroles de Pausanias, et l'on a cherché dans les Propylées mêmes un lieu propre à recevoir des peintures. Dans l'aile gauche, précisément, se trouve une salle assez spacieuse[1], conservée dans toute sa hauteur jusqu'à la corniche. Elle communique avec le petit portique dorique par une porte ; de chaque côté de la porte, il y a une fenêtre encadrée par deux pilastres doriques. Les trois autres parois, sans ornements saillants, sans ouvertures[2], ont paru se prêter aux exigences de la peinture, et l'on est convenu d'appeler cette salle la Pinacothèque ? Était-ce, en effet, une galerie de tableaux, comme l'indique ce nom, ou un édifice couvert de peintures sur mur ? Cette question a soulevé jadis de grandes discussions.

On ne peut s'empêcher d'être frappé, tout d'abord, de la blancheur parfaite des murailles. Le plus minutieux examen ne découvre aucune trace de couleur. Pour moi, je n'ai trouvé qu'un petit point d'un bleu suspect, qui paraît une tache ou un grain du marbre. Comment se fait-il, lorsqu'on voit sur les monuments d'Athènes de si nombreux restes de couleur, qu'on n'en remarque point sur des surfaces qu'on prétend avoir été peintes entièrement. Elles auraient dû être peintes avec plus de soin encore, puisqu'il ne s'agissait plus d'une simple décoration qu'on pouvait facilement renouveler, mais de chefs-d'œuvre que les artistes eux-mêmes s'efforçaient de rendre impérissables ?

Dira-t-on qu'en servant à des usages modernes, cet édifice a été exposé à des altérations plus rapides, que la chaux dont on a enduit les murs a rongé les couleurs, que les ducs d'Athènes ont peut-être fait détruire les peintures, pour y substituer les peintures byzantines dont on voit encore au deuxième étage quelques fragments ? Mais le Parthénon a été converti en église, puis en mosquée, et couvert de peintures modernes ; mais les Propylées servaient de logement à l'aga turc ; mais le temple de Minerve Poliade était devenu un 'harem. Malgré le badigeon à la chaux dont les couvraient les Turcs, malgré le feu qui les noircissait, malgré les explosions, ils ont gardé des traces de couleur. Bien plus, il en est resté dans la Pinacothèque même, sur les chapiteaux des pilastres qui encadrent les fenêtres. On y voit, par places, du bleu et surtout du vert en abondance.

On répondra encore qu'un enduit adhère plus longtemps sur des ornements gravés, et surtout dans les creux que les saillies protègent ; tandis que, sur de grandes surfaces planes, toute la couche est comme solidaire ; il suffit d'une petite brèche, pour que, de proche en proche, tout s'écaille et se détache. Si, dans les temps modernes, les fresques s'altèrent rapidement ; si, dans quelques centaines d'années, on est exposé à chercher en vain les peintures d'Orcagna au Campo-Santo de Pise, celles de Cimabuë et Giotto à Assise, et peut-être le Jugement dernier de Michel-Ange, — faut-il s'étonner qu'après vingt-trois siècles, les peintures de Polygnote aient disparu d'un lieu qui n'a pas souffert seulement les injures du temps, mais celles des hommes ?

Ces raisons ne seraient pas sans valeur, si elles ne pouvaient s'appliquer à toute espèce de muraille antique qui n'a pas été peinte. Aussi l'absence complète de couleur sera-t-elle toujours une présomption en faveur du système qui nie qu'il y en ait jamais eu

Des difficultés plus sérieuses sont inhérentes à la construction même, car le mur est taillé à la gradine et simplement dégrossi ; non-seulement il n'y reste aucune trace de stuc, mais une telle surface est impropre à le recevoir. D'ailleurs la surface des murs offre la même saillie que les pilastres et les moulures. Une petite bande en creux, qui les encadre, sert seule de séparation. Comme il n'est pas naturel que la muraille d'un édifice ait la même épaisseur que les membres d'architecture il faut en conclure que les parois ne sont pas dégrossies et qu'elles devaient être abattues au niveau de la bande courante. Enfin les jointures des pierres ne sont même pas effacées. Avant de poser la pierre sur l'assise déjà établie, on en taillait les bords, non pas à angle droit, mais à angle obtus, de peur qu'en la déposant un accident n'en détachât quelque éclat. Plus tard, la partie obtuse devait être abattue au ciseau, et, la surface du mur étant polie, les joints disparaissaient. Ces différentes observations, dont la dernière me parait surtout décisive, enlèvent toute vraisemblance aux peintures sur mur.

Pour moi, je ne puis me persuader que Mnésiclès ait disposé cette aile dés Propylées avec la pensée d'en faire une galerie. Les conditions d'éclairage s'y opposent. Les deux petites fenêtres ne laissent point entrer assez de lumière pour éclairer comme il convient des tableaux, surtout précédées, comme elles le sont, d'un portique couvert. On suppose naturellement une ouverture ménagée dans le plafond, et le jour venant d'en haut : mais alors, pourquoi percer des fenêtres ? Pourquoi ces lumières contrariées dont le jeu est si défavorable à des œuvres d'art ? Ce ne serait qu'après coup, et pour des raisons inconnues, qu'on aurait rassemblé dans cette salle un certain nombre de tableaux. Je renvoie, du reste, pour la discussion de ces questions et de toutes celles qui s'y rattachent, aux Lettres archéologiques de M. Raoul Rochette.

Il y avait donc dans la Pinacothèque des peintures remarquables, puisqu'un critique alexandrin en avait fait le sujet d'un traité spécial. Plus tard, au siècle d'Adrien, le temps avait tellement dégradé une partie d'entre elles, qu'on n'en pouvait plus rien distinguer. Pausanias cite celles qui avaient moins souffert. La plupart représentaient des actions héroïques ou touchantes, immortalisées par la poésie : les peintres s'étaient inspirés d'Homère et des grands tragiques.

Ainsi, l'on voyait Diomède et Ulysse, ces compagnons inséparables, toujours prêts.aux aventures et aux exploits les plus hardis. L'un venait de saisir les flèches de Philoctète, l'autre emportait d'Ilion le Palladium. Un autre couple non moins célèbre servait de pendant à ces deux héros : c'était Oreste tuant Égisthe, et Pylade tuant les fils de Nauplius qui veulent secourir Égisthe. Ce qu'Eschyle et Sophocle ne pouvaient mettre sur la scène, la peinture plus audacieuse le représentait aux regards : le tableau complétait le drame.

Euripide, à son tour, avait servi de modèle à l'artiste. Qui ne se rappelle le sacrifice de Polyxène et ce récit dont l'émouvante simplicité n'a jamais pu être rendue par le pinceau ?

Le fils d'Achille a tiré du fourreau le couteau doré ; par l'ordre d'Agamemnon, on laisse libre la jeune vierge, qui veut descendre parmi les morts, non pas en esclave, mais en reine. Elle a entendu cette parole de ses maîtres. Prenant ses voiles au-dessus de l'épaule, elle les déchire jusqu'au milieu des flancs : elle découvre sa poitrine et ses seins, beaux comme ceux d'une statue. Puis, posant le genou à terre :Voici ma poitrine, jeune guerrier, si c'est là que tu désires frapper. Si c'est à la gorge, la voici prête et tournée comme il le faut. — Mais lui, ému de pitié, ne veut pas la frapper et le veut...

C'est cette terrible suspension qu'avait choisie le peintre. On voyait Polyxène près du tombeau d'Achille, au moment où elle allait être immolée. Homère a bien fait, dit Pausanias, de passer sous silence cette scène cruelle ! Cette réflexion est d'une âme sensible : mais qu'en pensent les poètes et les artistes ?

Parmi ces tableaux dont Pausanias ne nomme point les auteurs, il y en avait deux de Polygnote. L'un représentait Achille à Scyros, parmi les filles de Lycomède. Le même sujet a été retrouvé à Pompéi, avec les caractères d'une copie : malgré une exécution médiocre, un coloris faux et désagréable, qui sont du copiste, la composition et le dessin sont d'une grande beauté.

La trompette guerrière a retenti ; le bruit des armes s'est fait entendre. Achille s'est précipité sur l'épée et le bouclier qu'Ulysse a cachés parmi les parures. Déjà il descend les degrés du palais ; ses yeux cherchent l'ennemi ; ses vêtements en désordre ne dissimulent plus ses formes mâles et vigoureuses. En vain le sage Phœnix cherche à le retenir, Ulysse l'a déjà saisi par le bras et l'entraîne. Déidamie, qui essayait les présents d'Ulysse, accourt effrayée, presque nue, sur le seuil du palais. Dans le fond, Lycomède et ses gardes, sous le portique orné de guirlandes. Il y a dans cette scène un mouvement, un feu surprenants : c'est une des belles compositions de Pompéi.

Je n'entends nullement dire que ce pourrait être une copie de Polygnote. Je n'ai pensé qu'à faire un simple rapprochement, pour indiquer, comment la peinture ancienne comprenait le sujet qu'il a traité. Pausanias ne parle ni d'Ulysse ni de sa ruse. Un mot de sa phrase indique même que Polygnote n'avait pas représenté Déidamie seule, mais toutes ses sœurs. Car il aimait à peindre les femmes avec des vêtements éclatants, à orner leur tête de coiffures aux couleurs variées. Le premier, il s'était essayé dans ce genre ; le succès qu'il y obtint l'engageait, comme il arrive aux artistes, à rechercher les sujets qui se prêtaient le mieux au caractère particulier de son talent. Les filles d'un roi, leurs brillantes parures qu'elles essayent peut-être, en se jouant, au fils de Thétis, voilà une ample matière pour un pinceau délicat et fleuri.

Cette idée semble confirmée par le tableau du même peintre, qui servait de pendant. Il représentait encore un homme parmi des jeunes filles : Ulysse se présentant à Nausicaa et à ses compagnes, qui sont venues laver au fleuve. Il y a, dans le sixième chant de l'Odyssée, plusieurs délicieux tableaux que l'artiste n'avait qu'à transporter sur le bois ou sur le marbre. Il a choisi le moment où les jeunes filles jouent à la balle, pendant que les vêtements précieux sèchent au soleil. Au milieu d'elles, Nausicaa, aux beaux bras, dirige les jeux. Telle Diane, qui se plaît à lancer des flèches, parcourt les montagnes, le haut Taygète ou l'Érymanthe, à la poursuite des sangliers et des cerfs rapides. Autour d'elle jouent les nymphes des bois, filles du dieu qui porte l'égide, et Latone se réjouit dans son cœur. La fille d'Alcinoüs jette à une de ses compagnes la balle légère, qui s'égare et va tomber dans le courant profond. Toutes poussent un grand cri. Aussitôt le divin Ulysse sort des buissons qui le cachaient. Il s'avance, comme le lion nourri dans la montagne, qui, se confiant dans sa force, marche trempé de pluie et battu par l'orage. Il leur apparaît horrible, souillé par l'onde amère...

On se demande si un peintre n'est pas plutôt téméraire, en voulant lutter avec de telles beautés, que sage en s'inspirant des chants populaires d'un grand poète. Mais certainement le tableau est tout fait.

On voyait encore dans la Pinacothèque Alcibiade, avec les insignes de la victoire qu'il avait remportée à Némée, dans la course des chars ; Persée qui arrive à Sériphe et porte la tête de Méduse à Polydecte. L'on sait qu'Alcibiade s'était fait peindre, par Aglaophon, assis sur les genoux de la nymphe Némée, avec un visage plus beau que celui d'une femme. Les vieillards murmuraient d'une telle insolence ; mais le peuple se pressait autour du tableau avec un vif plaisir, soit que la beauté d'Alcibiade le ravit, soit que ce fût le talent de l'artiste. Comme Pausanias ne parle que des insignes de sa victoire et ne parait pas désigner suffisamment une conception aussi hardie, on a supposé, avec raison peut-être, qu'Alcibiade s'était fait peindre de plusieurs manières différentes.

On voyait encore un enfant portant des urnes et un lutteur. Le lutteur était de Timænète, peintre inconnu, du reste. Enfin, il y avait un portrait de Musée.

Au-dessous de l'aile gauche des Propylées, à douze pieds en avant de son soubassement, s'élève un grand piédestal d'environ vingt-cinq pieds de hauteur, en marbre gris de l'Hymette, qui supportait une statue, probablement colossale, érigée par les Athéniens au gendre d'Auguste, Agrippa. Son nom est inscrit sur une des faces, et la date est celle de son troisième consulat. La bienveillance d'Auguste pour Athènes explique les bienfaits d'Agrippa. Il avait fait construire, le théâtre du Céramique, qui portait son nom. Aussi les Athéniens firent-ils preuve bien plus de reconnaissance que de goût, en ajoutant à l'entrée de la citadelle cette énorme masse. Non pas que la construction n'en soit remarquable et les profils fort beaux ; le siècle d'Auguste est une des grandes époques de l'art romain. Mais imaginez une statue proportionnée, au piédestal : vous avez, en avant des Propylées ; une décoration aussi haute qu'eux, qui les écrase, ou du moins nuit à ce caractère de grandeur que leur donne surtout l'harmonie des proportions. Il n'est pas dans la nature que l'homme élève sa tête au niveau du monument. S'il en parait plus grand, l'édifice en sera rabaissé[3].

Les abords des Propylées étaient, en outre, décorés de statues équestres, plus heureusement situées, assurément, que celle d'Agrippa. Sont-ce les fils de Xénophon, dit Pausanias, ou des groupes de décoration, c'est ce que je ne saurais dire au juste. Ce qui l'embarrassait lui-même, les modernes n'auront évidemment pas la prétention de l'éclaircir. Toutefois, nous nous étonnerons moins de voir les deux fils de Xénophon à une telle place, en réfléchissant qu'on les comparait dans l'antiquité à Castor et à Pollux et qu'on leur avait donné le surnom de Dioscures. Mais ce qui ressort surtout des paroles de Pausanias, c'est que ces deux statues servaient principalement à l'ornement des Propylées. Quelque part que l'on veuille se les figurer, il faut que ce soit une décoration en accord avec le plan et la disposition générale du monument. Entre le piédestal d'Agrippa et l'aile gauche des Propylées, le mur de soubassement des Propylées se prolonge et forme comme une ante, au sommet de laquelle on remarque les traces d'une plinthe : ne serait-ce pas la place d'une des statues ? L'autre aurait été en face, entre le mur de l'aile droite et le petit escalier qui conduit au temple de la Victoire.

 

 

 



[1] Trente pieds environ sur trente-six.

[2] Il y a des fenêtres qui datent du moyen âge, lorsque les ducs d'Athènes se construisirent un palais sur les Propylées.

[3] Le piédestal a été tellement frappé et ébranlé par les boulets pendant les différents sièges, qu'il n'est plus d'aplomb et penche en avant. J'ai été même obligé de faire reprendre en sous-œuvre un des angles qui s'affaissait ; le marbre de l'Hymette s'était délité par l'action du temps.