L'originalité même des Propylées, qui fait en partie leur beauté, rend aussi leur caractère plus difficile à saisir. C'est un embarras de décider dans quel but ils ont été construits. Est-ce simplement un monument de décoration ? Renferment-ils une pensée religieuse ? Est-ce un ouvrage de défense et de fortification ? En un mot, appartiennent-ils à l'architecture civile, religieuse ou militaire des Athéniens ? Dans des matières qui prêtent tant à l'interprétation, et où notre ignorance des idées anciennes nous peut égarer, il est naturel de rechercher avant tout les faits. L'Égypte, avant On a supposé qu'à Athènes des Propylées plus anciens
avaient existé sur l'emplacement même des nouveaux, et que les Perses les
avaient détruits. J'ai cherché en vain un auteur qui en parlât. Au-dessous de
Il y avait des Propylées à Corinthe ; mais nous ne savons pas s'ils furent construits par la colonie de Jules César, ou si les Romains restaurèrent seulement un ouvrage grec renversé par Mummius. En sortant de l'Agora, dans la direction du port Léchée, Pausanias signale des Propylées dont le sommet était orné de chars dorés. Sur l'un était Phaéthon, fils du Soleil, sur l'autre le Soleil lui-même. C'est ainsi qu'à Athènes le portique royal était couronné de statues en terre cuite. L'Agora d'Athènes avait aussi des Propylées, qui ne furent élevés, il est vrai, que du temps d'Auguste, mais suivant les règles de l'art grec, car l'entrecolonnement du milieu est de beaucoup le plus grand, et le nombre de ses triglyphes est doublé. Je ne parle pas des Propylées d'Éleusis, qui étaient la copie exacte des Propylées de Mnésiclès. Il y en avait également à Priène, en Asie Mineure ; à Sunium, devant le temple de Minerve ; à Pompéi, devant le forum triangulaire. Si nous ne voyons pas cités dans l'antiquité un plus grand nombre de monuments de ce genre, il n'en faut pas conclure que ceux-là seuls existassent. Quoi de plus naturel que de ménager aux enceintes importantes une entrée plus majestueuse ? Les maisons particulières elles-mêmes, si l'on en croit Vitruve, étaient précédées d'une décoration analogue. Les arcs de triomphe des Romains, placés, en général, avant la porte des villes, ou à l'entrée du Forum et des grandes avenues, n'étaient-ils pas une sorte de Propylée ? Ces faits ainsi réunis, il est plus facile de définir le caractère réel des Propylées, qui, d'abord, n'ont rien de religieux, bien qu'ils servissent d'entrée au grand sanctuaire de la religion athénienne. M. Burnouf a réfuté victorieusement cette opinion par des raisonnements philosophiques, qui, en matière d'art, n'ont que peu de portée, et par des preuves plus positives que je ne puis mieux faire que de reproduire : Quand nous comparons,
dit-il, les Propylées d'Athènes à un temple antique,
nous ne pouvons trouver entre ces deux choses aucune ressemblance. Ce qui
constitue le temple grec, c'est avant tout le ναός,
c'est-à-dire la salle fermée, souvent inaccessible au vulgaire où se trouve
la statue du dieu. Dans les Propylées, il n'y a rien qui ressemble au ναός,
puisque le bâtiment principal se compose d'un simple mur percé de cinq
portes, avec une colonnade devant et derrière. Le temple, sanctuaire de Spon, apercevant la façade et le fronton des Propylées, s'écrie : Je tiens que c'est un temple. Mais il n'est pas besoin de connaître beaucoup les Propylées pour ne pas se laisser tromper à ces apparences. L'architecture grecque n'admettait qu'un petit nombre d'éléments qu'elle reproduisait dans toutes ses œuvres, cherchant plutôt la perfection que la variété, et trouvant une variété infinie par les proportions et les combinaisons. La colonne, la frise, le fronton n'étaient pas attribués aux seuls temples, mais aussi bien aux édifices civils, basiliques, portiques, théâtres, tombeaux, maisons mêmes. La meilleure preuve que les Athéniens n'attachaient aucune idée religieuse aux Propylées, c'est que l'enceinte du Marché neuf en avait, avec les colonnes doriques, le fronton et tous les dehors d'un temple, si bien que le colonel Leake[1] croit devoir établir par une discussion qu'ils n'appartenaient pas à un édifice sacré. En effet, sur la porte même, fut gravé un édit de l'empereur Adrien qui taxait le sel et l'huile. Le caractère d'un monument et arrêté dans l'imagination populaire par la tradition et surtout par l'habitude. Il est si vrai que c'est souvent une affaire de convention, que le temple grec, qui parlait à la piété des anciens, est destiné souvent par les modernes, quand ils en construisent, à des usages profanes. Comment eût-on entouré d'un respect religieux un monument qui précédait indifféremment un temple, une enceinte fortifiée, une place publique, un marché ? Périclès avait voulu que les Propylées de l'Acropole fussent dignes de la déesse protectrice d'Athènes, et en harmonie avec les magnifiques édifices auxquels ils conduisaient. Mais ce n'est pas l'intention d'un homme d'État qui donne aux marbres et aux lignes une expression que l'art et la tradition générale ne leur ont pas donnée. Il y met la richesse, ses artistes la beauté : mais cette âme, dont parle Plutarque, c'est notre imagination qui la crée. Les Propylées étaient-ils un ouvrage de défense et furent-ils destinés à remplacer les fortifications que les Perses avaient détruites ? Telle est la seconde question que le colonel Leake et après lui M. Burnouf ont résolue d'une manière affirmative. Je soutiendrai cependant l'opinion contraire, et je crois avoir pour moi l'autorité de M. Raoul-Rochette[2]. C'est par l'étude des lieux qu'il faut commencer ; les
faits et les considérations générales auront ensuite leur tour. Les découvertes
nouvelles me dispenseraient presque de réfuter une opinion qui tombera
d'elle-même, car elle repose sur l'ancien système qui plaçait la grande, la
seule entrée de l'Acropole au sud, au-dessous du bastion qui supporte le
temple de Comme l'Acropole est escarpée de
toutes parts, dit M. Burnouf[3], et n'offre qu'un seul point accessible, les habitants
durent porter toute leur attention de ce côté et disposer l'entrée de manière
que, d'un accès facile en temps de paix, elle fût aisée à défendre en temps
de guerre. L'ennemi qui monte, après avoir eu à sa gauche les rochers à pic,
tourne subitement pour passer sous le temple de Ce qui me frappe d'abord dans ce système de défense, c'est que les Propylées sont, dès le premier instant, un champ de bataille. Le but d'une forteresse est d'arrêter un ennemi déjà vainqueur, de lasser sa patience devant des murailles inaccessibles, tandis que les assiégés, à l'abri, attendent des secours ou des circonstances plus favorables et se rient de ses efforts. Dans l'antiquité surtout où les machines ont peu de puissance, les armes peu de portée et l'art militaire peu de ressources, nous voyons que les sièges ne sont qu'un blocus, abrégé quelquefois par un heureux coup de, main. Ici, au contraire, il n'y a point de délais. L'ennemi est maître de la ville, il monte enivré de sa victoire, il arrive aux degrés des Propylées, et là, une nouvelle lutte s'engage avec les débris d'une première défaite. Si les défenseurs n'ont point l'avantage du nombre et de
la confiance, ont-ils au moins celui de la position ? Les assaillants passent
sous le temple de La façade de ces portiques offre trois entrecolonnements de sept pieds en moyenne. Dans un pareil espace, combien d'hommes pourront développer librement le bras qui balance le javelot, gênés d'ailleurs, à droite et à gauche, par les colonnes ? Je suppose que chacun occupât moins d'un pied et demi de terrain, cela fait cinq hommes par entrecolonnement, quinze pour chaque aile des Propylées. Arrêteront-ils une armée entière qui monte rapidement, en serrant ses boucliers, non pas une pente escarpée, étroite, périlleuse, mais un doux et magnifique escalier ? Les assiégés défendront-ils l'accès du grand portique ? Mais là encore ils sont empêchés, heurtés, forcément partagés en petits groupes par les colonnes qui leur enlèvent une partie du terrain, et ils s'opposent en vain, par les entrecolonnements, à l'ennemi qui se présente avec un front compacte de soixante-dix pieds, dans toute la largeur de l'escalier, avec l'impétuosité naturelle à l'attaque. Force-t-il ce premier pas,
— en effet il l'aura promptement forcé — il lui faut
alors s'engager dans le corps principal des Propylées, et soutenir dans le
chemin creux de la double colonnade ionique une lutte inégale où il se voit
attaqué sur les deux flancs. » Mais pourquoi dans le chemin creux ? Pourquoi supposer
l'ennemi si aveugle ? Les degrés de la façade sont-ils inaccessibles ? Le
portique dorique conquis, le vestibule n'est-il pas ouvert dans toute sa
largeur ? A-t-on trouvé les traces des grilles qui l'auraient fermé ? C'est
là que la lutte s'engage, en effet, mais égale et corps à corps. Là, cinq colonnes de soldats s'offrent à lui, tandis que
le corps principal lui ferme le passage de la grande porte et a sur lui l'avantage
d'un sol incliné. Par les quatre ouvertures latérales, les défenseurs de la
citadelle peuvent entrer dans les deux ailes des Propylées, y remplacer leurs
morts et renouveler sans fin le combat. Tout ce plan est déjoué, dès que l'ennemi, au lieu de commettre une faute, énorme, profite simplement des avantages d'un lieu ouvert. Les Athéniens remplacent leurs morts ? Mais les assaillants ne peuvent-ils remplacer les leurs avec une armée entière derrière eux, et ne finissent-ils pas par avoir sur la garnison l'avantage du nombre ? Quant aux deux ailes des Propylées, elles sont coupées par le combat même engagé dans toute la largeur du vestibule ; leurs défenseurs, loin de recevoir du renfort, auront promptement succombé à ce flot qui monte et se renouvelle sans cesse. Maître des portes,
continue M. Burnouf, l'ennemi aura à combattre sur
la plate-forme et à prendre un ordre de bataille en face d'une armée prête à
le recevoir. Maître des portes ! Oui, et l'on n'essayera même pas de
les fermer ; car, tranquilles sous le vestibule couvert, sans qu'une fenêtre,
sans qu'une meurtrière, sans qu'un créneau permette de les inquiéter, les
vainqueurs pourraient tout à l'aise faire voler en éclats ces portes
magnifiques : mieux vaut livrer ce qu'on ne peut défendre. Ainsi, dès le
premier jour, il leur suffit d'un seul engagement heureux pour être maîtres
des portes, c'est-à-dire de la forteresse. Car cette armée prête à les
recevoir, ce n'est qu'une garnison affaiblie par deux défaites, et son ordre
de bataille semble fort compromis au milieu des temples, des autels, des
statues, des offrandes de toute sorte qui remplissent l'enceinte entière et
laissent difficilement libre une plate-forme où ranger une armée. Souvent une première impression conduit sans preuves, à une théorie. C'est ainsi que M. Leake, frappé de la ressemblance des Propylées avec les fortifications modernes, les déclare un ouvrage militaire. Le grand vestibule[4], c'est la courtine ; les deux ailes, qui présentent une face et un flanc, ce sont les deux bastions contigus à la courtine. Voilà donc l'effet que les Propylées étaient destinés à produire et les expressions qui devaient servir à les louer ! Et encore, quelle comparaison ! Une courtine qui sert à loger l'ennemi, à le mettre à l'abri pour qu'il enfonce plus commodément les portes ! Des bastions qui ne communiquent pas avec la citadelle et sur lesquels il est impossible de placer des défenseurs, si l'on essaye de se renfermer ! En un mot, une fortification qui ne peut protéger sa garnison, mais que sa garnison est obligée de protéger en sortant des portes, en la couvrant de son corps, en mourant sur les degrés qui y conduisent ! Si la vue des Propylées a tant d'éloquence, ne déclarent-ils pas plutôt par leur richesse, leur élégance, leur ressemblance même avec les édifices civils et religieux, qu'ils n'ont pas été élevés dans une pensée belliqueuse. L'architecture militaire des Grecs nous est assez connue par tant de ruines de toute époque, depuis son enfance, qui entasse les roches cyclopéennes, jusqu'à sa perfection, qui construit Phylé, Éleuthères et Messène. Où voit-on qu'elle s'écarte jamais de ses traditions sévères, logiques, qui n'admettent l'art qu'au service de la force ? Où voit-on ce luxe de portiques, de colonnes accumulées, d'ordres variés, de frises, de frontons, d'ornements exquis ? Où voit-on des statues équestres[5], un petit temple décoré de charmantes sculptures[6], une collection de tableaux[7], placés en avant des fortifications et exposés aux premiers coups de l'ennemi ? Je sais bien que l'on voudra admirer la grandeur d'âme des Athéniens, qui prodiguaient ainsi, hors de propos, leurs trésors et leurs chefs-d'œuvre ? Mais, en réalité, ce serait les accuser d'avoir manqué de sens, leur nier ce goût, cette sobriété que nous appelons de leur nom atticisme, ce respect des traditions qui est le propre de l'art antique. Les Grecs riaient des Perses, qui marchaient au combat avec des robes traînantes et parés comme des femmes. Mais Athènes se construisant une forteresse sur le modèle de son Pœcile et de son Parthénon, était-ce moins étrange ? Un fait pareil eût certainement frappé les anciens plus vivement encore qu'il ne nous frappe nous-mêmes, et, avant de parler de la beauté des Propylées, de la grandeur de leurs pierres, du prix qu'ils avaient coûté, du temps qu'avait demandé leur construction, ils eussent loué ou critiqué un essai qui n'était rien moins qu'une révolution. Tous gardent le silence sur ce point, Plutarque lui-même, qui s'étend cependant assez longuement sur les monuments de Périclès et qui était naturellement amené à penser à ces merveilleuses fortifications, puisque, quelques lignes plus haut, il venait de parler des Longs Murs. Enfin, si les Propylées, en général, étaient un ouvrage militaire, lé petit nombre d'exemples que nous en connaissons contredirait singulièrement ce principe. En Égypte, on les place devant les temples, en Perse devant les palais. Je ne parle pas d'Éleusis, que l'on cite quelquefois comme une place forte. Mais comment, sous la domination romaine, lorsque cette ville ne méritait, ni par son importance militaire, ni par sa position, de si somptueuses fortifications, y construisit-on cependant des Propylées semblables à ceux d'Athènes ? Quand Philippe franchit les Thermopyles, un décret indiqua Sunium aux habitants de la pointe de l'Attique comme lieu de refuge. Veut-on, pour cela, considérer le péribole du temple de Minerve à Sunium comme une citadelle ? Il avait des Propylées. — Mais là, on ne cherchera ni courtine, ni bastions ; car c'est une simple façade composée de deux colonnes entre deux pilastres. Une place publique, un marché dans l'intérieur d'une ville, ne semblent pas exiger des fortifications. — Il y avait des Propylées devant l'Agora d'Athènes et l'Agora de Corinthe. Mais si les Propylées n'étaient pas un ouvrage de défense, dira-t-on, comment était fermée à l'ennemi l'entrée de l'Acropole ? Par des murs, c'est maintenant un fait acquis, et par des murs propres à soutenir un long siège. Je rappellerai la prise de l'Acropole par Sylla, ou plutôt par son lieutenant Curion. Le tyran Aristion s'y défendit longtemps, dit Plutarque, et le manque d'eau, seul, le força à se rendre. Certes, ce n'étaient pas les Propylées qui pouvaient soutenir un blocus. S'il n'y avait pas eu d'autres fortifications construites selon les règles, comment expliquera-t-on l'histoire et ce tyran qui, avec ses mercenaires, tient en échec la puissance romaine ? Ainsi, les Propylées n'avaient aucun caractère militaire. Ni le style de leur architecture, ni leurs avantages stratégiques ni l'emploi ordinaire des édifices du même genre, ni l'histoire, ni l'autorité d'un seul écrivain ancien, ne justifient de le crois du moins, une telle opinion. C'était un monument de décoration,
rien de plus, mais de magnifique décoration, où l'artiste, sans autres
entraves que les exigences du terrain, avait pu se livrer entièrement à ses
inspirations. Le temps, les millions, les matériaux les plus choisis, les
ouvriers les plus habiles, il eut tout à discrétion. Une telle fortune
seconde si merveilleusement le talent, qu'elle a l'air de le faire naître.
Les modernes, quoi qu'on en dise, savent, tout aussi généreusement que les
anciens, élever à grands frais ces édifices, en apparence inutiles, qui font
l'ornement et la gloire d'une grande ville. Mais peut-être n'y mettent-ils
pas cette passion que mettaient les Athéniens à décorer leur Acropole.
C'était pour eux comme une patrie plus chère au sein de leur patrie, la ville
de Cécrops et d'Érechthée, le berceau de leur puissance, le sanctuaire de
leur religion. Ils voulaient que ce fût le plus beau lieu du monde, ce
rocher, que les dieux s'étaient disputé et qui avait vu grandir un peuple.
Quand |
[1] Leake, Topogr. of Ath.,
p. 211 et suiv.
[2] M. Raoul-Rochette louant la sagacité de Leake, ajoute : Sans qu'il résulte pourtant à nos yeux, de toute cette ingénieuse discussion, la conviction que les Propylées aient jamais été, dans le fait comme dans le principe, un ouvrage d'architecture militaire. (Journal des Savants, juin 1850, p. 340.)
[3] Archives des Missions scientifiques, t. I, p. 12.
[4] The whole work may be said to resemble the front or a modern fortification ; the great vestibule resembling to the curtain, and each of the wings presenting a face an flancs like two adjoining bastions. (Topogr. of. Athen, 1re éd., p. 179.)
A un moment donné, les Propylées pouvaient servir a arrêter l'ennemi, de même que, dans une ville prise, une église, une maison, un simple mur présentent un appui aux efforts désespérés des vaincus. Les Propylées, situés sur la hauteur et barrant l'accès de l'Acropole, pouvaient devenir dans l'occasion un point stratégique qui avait son importance, sans avoir été construits dans ce but.
[5] Les statues des fils de Xénophon.
[6]
Le temple de
[7]