Lorsqu'on a franchi la porte de l'Acropole, on a devant soi un petit escalier de sept marches, roide, irrégulier, composé de marbres différents. Il faut ne tenir aucun compte de cet ouvrage d'expédient, dont j'ai expliqué l'origine dans le précédent chapitre. Au palier seulement commence l'escalier des Propylées ; de là, on peut saisir les vraies proportions du monument et embrasser du regard l'avenue grandiose qui y conduit. L'ouverture de l'escalier est de soixante-dix pieds, égale, par conséquent, à la façade des Propylées. Il était encadré, à droite et à gauche, par des murs de rampe revêtus de marbre blanc. Son développement en- longueur est de plus de cent pieds. Tout cet espace, qui ne contient pas moins de sept mille pieds carrés, a été couvert de marbre pentélique. L'escalier est divisé en deux moitiés, ou plutôt en deux
systèmes bien distincts, par un vaste palier qui commence au pied du temple
de Un problème important, parce qu'il se rattache à la construction même des Propylées, c'est de savoir si, dans le plan primitif, il y avait un escalier, car celui que je décris date du temps des empereurs romains. En d'autres termes, l'escalier des Propylées est-il l'invention d'un architecte de la décadence ou l'idée de Mnésiclès ? Du moment que l'entrée véritable de l'Acropole est découverte, qu'elle est exactement à la place antique, qu'on y reconnait le plan du beau siècle, l'escalier devient nécessaire. Comment, en effet, franchir cette pente qui conduit du pied de la citadelle à son sommet ? Le rocher existe-t-il partout ? Sa surface est-elle aplanie, régulière, striée comme sur le plateau de l'Acropole ? Il n'en est rien. Les Propylées ne sont précédés que par des terrains, par des rochers bruts et par des inégalités choquantes. Il est difficile de ne pas être frappé de la disposition grandiose des Propylées, de ces ailes qui s'avancent parallèlement, de ce vaste et régulier espace qu'elles encadrent, de cette belle façade ouverte, de ces cinq portes qui appellent la foule : il y a là une intention et comme une exigence d'architecture qui veut un large et magnifique escalier. C'est le complément nécessaire du monument, c'est ce qui l'annonce, le soutient, le grandit ; et je ne crains pas d'affirmer que nous ne pouvons plus connaitre véritablement l'effet que doivent produire les Propylées, depuis que l'escalier est en grande partie détruit, depuis que du bas de la rampe l'œil ne monte plus de marche en marche jusqu'au sommet, et n'aperçoit plus les Propylées exhaussés sur un soubassement de soixante-quatre degrés. Lorsque les ailes du monument s'arrêtent, les murs commencent à droite et à gauche à encadrer l'escalier, et leur alignement prolonge les soubassements des Propylées ; ils s'ouvrent peu à peu d'un mouvement à peine sensible, pour donner plus de largeur et d'effet au bas de l'escalier. Au-dessous du portique septentrional des Propylées, les Athéniens élevèrent un immense piédestal qui porte encore aujourd'hui le nom d'Agrippa. Ce piédestal n'a pas seulement fait renverser une partie de la rampe gauche, il en interrompt grossièrement l'alignement et s'avance sur l'escalier. Nous savons que la statue d'Agrippa fut élevée pendant son troisième consulat, sous le règne d'Auguste. Par conséquent, si le plan de l'escalier eût été tracé pour la première fois du temps des Romains, on eût tenu compte évidemment du piédestal, et on eût amené l'encadrement de l'escalier dans son prolongement. Les traces de l'escalier sont écrites, du reste, bien clairement sur les substructions qui supportent les deux ailes des Propylées. Ces substructions sont en pierre et en marbre : en pierre tout ce qui était caché par l'escalier, en marbre, tout ce qui paraissait. La ligne de séparation de matériaux si différents forme elle-même des degrés qui accompagnent le mouvement de l'escalier. Une dernière preuve d'une nature plus délicate que les autres, est cependant plus concluante encore à mes yeux : car elle se rattache aux principes les plus savants de l'art grec. L'on sait, et j'aurai l'occasion de le montrer par la suite, que les édifices doriques du siècle de Périclès ont toutes leurs lignes légèrement courbes et que les surfaces qui sont parallèles à l'horizon ne sont pas planes, mais convexes. Ainsi les stylobates (c'est-à-dire le sol sur lequel posent les colonnes) sont convexes, les entablements sont convexes, et Vitruve recommande même de garder une certaine proportion entre les courbes de la base et celles du sommet du monument. Un temple dorique peut ne pas avoir des courbes horizontales, et certains temples en effet' n'en ont pas. Mais ce serait quelque chose d'inouï qu'un entablement courbe et un soubassement plan. C'est pourtant le cas des Propylées. L'entablement de leurs différents portiques présente la même convexité que l'entablement du Panthéon ; cependant les soubassements, les stylobates, sont plans. Cette anomalie a été signalée déjà par un architecte[1] qui ne s'est nullement occupé de l'escalier des Propylées, mais qui a publié de remarquables études sur les courbes des monuments athéniens. Elle me parait maintenant s'expliquer naturellement. On a fait plan le soubassement des Propylées, pour qu'il fût en harmonie avec l'escalier qui ne pouvait être convexe. Les degrés du stylobate et ceux de l'escalier arrivant à se rencontrer, leurs lignes ne pouvaient se contrarier d'une façon aussi choquante ; tandis qu'entre la ligne des stylobates et celle des architraves il y a trop de distance, il y a trop de perspective et de lumière à travers la colonnade, pour que cette discordance soit sensible. On se demandera peut-être pourquoi l'escalier primitif a disparu ; pourquoi, six ou sept siècles plus tard, il a fallu en refaire un nouveau. Il suffirait, je crois, d'adresser cette question aux architectes auxquels leurs connaissances pratiques donnent plus d'autorité sur ce point. Ils savent dans quel état peut se trouver, après sept cents ans, un escalier de marbre blanc, matière qui s'use plus vite que toute autre par le frottement, surtout lorsque cet escalier conduit au lieu le plus fréquenté du monde. Si l'action du temps ne suffisait à expliquer la nécessité d'une restauration, ne faut-il pas tenir compte des accidents, des guerres, des assauts, des ruines ? Sans aller plus loin, quand Sylla fit renverser les murailles et les tours qui entouraient de toutes parts l'escalier ancien, les marbres ne durent-ils pas être brisés par la chute des énormes pierres que les soldats romains précipitaient ? Il me reste à expliquer, comme je l'ai annoncé plus haut, pourquoi l'escalier est divisé en deux parties inégales, ou plutôt en deux systèmes différents, pourquoi, au-dessous du palier central, les degrés sont continus, pourquoi, au-dessus, ils sont interrompus par un chemin creux. La position de ce grand palier, qui présentait onze cents
pieds carrés, n'a point été choisie au hasard, mais déterminée par les
exigences mêmes des lieux. Du côté du nord, il communique avec un petit
escalier taillé dans le rocher, l'escalier de Pan, dont il sera question à la
fin de ce chapitre. Du côté du sud, il correspond à une seconde entrée
latérale qui devait exister au-dessous du temple de C'est aujourd'hui une idée généralement acceptée que les chars et la cavalerie montaient à l'Acropole, passaient sous les Propylées, et venaient faire leurs évolutions autour du Parthénon. L'imagination trouve dans ce spectacle quelque chose de magnifique et de séduisant, et ne laisse que peu de loisir à l'esprit d'examen. Aucun texte ancien, cependant, ne parle d'un fait aussi remarquable, quoique les moindres détails de la procession panathénaïque soient minutieusement décrits. Lorsque la frise du Parthénon fut connue pour la première fois en Europe, et expliquée par les savants, ils y virent une copie exacte et matérielle de la procession des Panathénées, ne laissant à l'artiste que le mérite de l'exécution. L'occasion se présentera plus tard de protester contre ce système. La conséquence directe, c'est que tout ce qui est figuré sur le temple a dû exister en réalité autour du temple, de même qu'une ombre projetée sur un mur suppose nécessairement le voisinage du corps qu'elle dessine. Il y a des chevaux et des chars sur la frise de Phidias, donc les chars et les chevaux montaient à l'Acropole et tournaient autour du Parthénon. Cette opinion devint en effet populaire, et, en cherchant plus tard à la justifier, quelques voyageurs crurent voir des traces de roues sur le plateau de l'Acropole. Pour moi, j'ai bien remarqué un large conduit pour les eaux et, de tous côtés, des trous carrés qui servaient à sceller les piédestaux et les stèles. Mais assurément il n'y a pas la moindre trace de roue. Ne serait-il pas extraordinaire que quelques chars qui passaient une fois en quatre ans sur le rocher eussent creusé de profonds sillons ? Les stries qui coupent la surface du rocher au-dessus des Propylées, prouvent simplement qu'on avait voulu la rendre moins glissante pour les piétons et pour les animaux : du reste, ces stries couvrent tout l'espace qui s'ouvre devant la façade intérieure des Propylées. D'ailleurs, telle est la roideur de la pente, qu'avec toutes les facilités possibles, des voitures ne pourraient la gravir et encore moins la descendre. L'angle d'inclinaison est d'au moins vingt degrés. Les auteurs nous apprennent que la galère Panathénaïque,
qui glissait sur la terre par un mécanisme invisible, se promenait
précisément au-dessous du temple de Minerve Poliade, à l'orient et au nord de
l'Acropole. On l'arrêtait au moment où la procession commençait à monter vers
la citadelle (au pied de l'Aréopage),
et l'on détachait le péplus pour le porter à la déesse. Alors, je me figure
la pompe sacrée se divisant en trois troupes et suivant trois chemins
différents. Les prêtres, les magistrats, les vieillards, les jeunes vierges,
se dirigent vers la grande entrée. Ils dépassent les tours de la façade, qui
sont comme le vestibule de l'Acropole et montent lentement le magnifique
escalier de marbre. Pendant ce temps, les sacrificateurs et les bœufs qu'ils
conduisent, les métèques chargés de leurs fardeaux arrivent à la porte
latérale du sud et se présentent au-dessous du temple de A la grande entrée de l'Acropole se rattachait un petit escalier qui regardait le nord, voisin de la grotte de Pan et d'Apollon. Les Athéniens, reconnaissants du secours que le dieu Pan leur avait promis avant Marathon, lui avaient consacré la petite caverne qui se trouve à l'angle nord-ouest de l'Acropole. C'est dans cette caverne, fort ouverte du reste, qu'Apollon avait surpris Créuse et qu'Ion avait été exposé. C'est là que Pan se plaisait à faire retentir des sons de sa flûte les Longs Rochers, et à exciter aux danses légères les trois filles d'Agraule. Au-dessous se trouvait la fontaine Clepsydre, dont les eaux se dérobaient quand les vents étésiens cessaient de souffler. Là commençait un escalier taillé dans le rocher, qui conduisait jusqu'au palier central du grand escalier de marbre, et par lequel Pausanias descendit après avoir visité l'Acropole ; sa description l'indique assez clairement : En descendant, dit-il, non pas dans la ville basse, mais un peu au-dessous des Propylées, vous voyez une fontaine et, tout auprès, une grotte consacrée à Apollon et à Pan. Il se trouve ensuite tout porté à l'Aréopage, qui est, en effet, voisin. Sans cet escalier, on comprendrait difficilement un passage assez délicat d'Aristophane, dans la scène toute conjugale de Cinésias et de Myrrhine encore moins le jeu de Myrrhine, qui rentre à chaque instant dans l'Acropole pour prendre une natte, un oreiller, des parfums. Par cet escalier, on montait à la citadelle en venant du Céramique. C'est ainsi que Cimon, à la vue du peuple entier, allait, d'un visage riant, consacrer un mors de cheval à Minerve. Après avoir adressé ses prières à la déesse, il détachait un des boucliers suspendus autour du temple et descendait par l'Ennéapyle vers la mer et le port de Phalère. Cet acte, plus éloquent que tous les discours, encourageait le peuple consterné à suivre le conseil de Thémistocle et à s'embarquer pour Salamine. On voyait encore à ciel ouvert, il y a trente ans, un certain nombre de marches taillées dans le rocher. Dodwell[2] les remarqua en 1819, et lorsque les Grecs assiégeaient les Turcs, quelques-uns montèrent par là dans l'espérance de trouver le passage mal fermé. En 1822, les Grecs furent assiégés à leur tour. Pour prévenir la disette d'eau, Odyssée fit enfermer dans un bastion la fontaine Clepsydre et l'église des Saints-Apôtres, où elle se trouvait. Alors, l'escalier de Pan, couvert d'une voûte grossière et enterré sous les décombres et les constructions, devint souterrain. On refit à la hâte les degrés qui manquaient. Néanmoins, on voit encore le rocher qui forme un passage large d'un mètre environ et soutient la maçonnerie moderne. En haut seulement, la voûte est naturelle. Un peu plus bas, en approchant la lumière et en écartant la poussière qui les recouvre, on distingue les huit marches taillées dans le rocher que Dodwell avait comptées. Au-dessous, il y en a d'autres encore. Enfin l'on arrive à la petite église des Saints-Apôtres, revêtue de peintures que je n'oserais certainement pas appeler byzantines. Ce sont de ces œuvres qui ne peuvent être classées. Ce qu'elles offrent de plus remarquable, ce sont les traces des balles que les Turcs, suivant leur habitude, tiraient au visage des personnages sacrés. L'eau de la fontaine Clepsydre a un goût légèrement saumâtre, comme dans l'antiquité. Les Athéniens croyaient que l'on n'en pouvait trouver le fond et qu'elle communiquait avec la mer. Ils racontaient qu'un jour une fiole y tomba et reparut dans la baie de Phalère. |
[1] M. Penrose, Principles of
athenian architecture,
[2] Towards the north-west angle of the Acropolis and nearly under the Propylæa, I discovered eight steps hewn in the rock and leading up to the wall. (Tour through Greece, I, p. 303.)