Lorsque la citadelle eut été consacrée par l'art comme elle l'était déjà par la religion, elle devint un sanctuaire inaccessible, et il fut défendu d'habiter le lieu qui jadis comprenait la ville entière. Au commencement de la guerre du Péloponnèse, la population des campagnes se réfugia dans. Athènes : on la logea, tant la nécessité était pressante, dans les tours des Longs murs, dans les lieux sacrés, dans les temples et même dans cette enceinte pélasgique que les imprécations d'un oracle défendaient d'occuper ; mais l'Acropole lui fut fermée. Chaque prytane en tenait les clefs à son tour, pour un jour seulement : le peuple se souvenait de Cylon et de Pisistrate, et le trésor des alliés, gardé dans le Parthénon, était une tentation aussi forte que la tyrannie. Les siècles qui suivirent s'efforcèrent d'embellir encore un lieu si magnifique par des monuments moins importants, des statues, des offrandes de toute sorte. L'orateur Lycurgue y consacra une partie des revenus d'Athènes, qu'il avait su ramener à leur ancienne abondance. Sous Auguste on éleva le piédestal colossal et la statue d'Agrippa, le temple circulaire de Rome et d'Auguste, et l'on continua sous les empereurs à remplir l'enceinte entière de statues, comme on le reconnait encore par de nombreuses inscriptions. Mais la décadence et les malheurs du peuple athénien exposèrent les monuments à de fréquents outrages. La chute des croyances leur enlevait en même temps le caractère sacré, le prestige, qui, à défaut de la force, eût pu les faire respecter. Lacharès, avec l'aide de Cassandre, s'était emparé du pouvoir. Ce fut de tous les tyrans le plus inhumain et le plus impie. Assiégé par Démétrius, fils d'Antigone, il s'enfuit en Béotie, emportant les boucliers d'or qui ornaient la frise du Parthénon, et tout l'or de la statue de Minerve. La bassesse des Athéniens réservait cependant à la déesse une insulte plus sacrilège encore. Non contents de décerner les honneurs divins à Démétrius, ils firent broder son portrait et celui de son père sur le péplus sacré avec ceux de Jupiter et de Minerve. On remarqua que, le jour de la procession des Panathénées, un ouragan déchira le voile en deux. Mais quand l'opisthodome du Parthénon fut assigné pour demeure à Démétrius, quand le temple de la vierge, sa sœur aînée, comme il l'appelait, retentit de ses bruyantes orgies avec Lamia et ses autres courtisanes, les dieux méprisés se turent, et l'on ne croyait même plus à leur vengeance. Minerve Poliade, la déesse de Cécrops et d'Érechthée, n'obtenait pas plus de respect. Pendant le siège d'Athènes par Sylla et la famine qui en fut la suite, le tyran Aristion laissait éteindre la lampe immortelle, et, quand la grande prêtresse lui demandait du blé pour un sacrifice, il lui envoyait du poivre. Athènes fut ménagée longtemps par les Romains, qui
venaient dès leur jeunesse y puiser l'amour des arts et des lettres. — Accordons aux morts la grâce des vivants, — disait
Sylla en arrêtant le pillage, mais en faisant démanteler la ville et l'entrée
de la citadelle. Il exprimait ce que pensèrent longtemps les Romains. Même
quand toute Comment disparurent toutes les autres sculptures
détachées, depuis Une fois sous la protection du christianisme, l'Acropole dut subir de nouvelles atteintes. Il fallut ruiner l'intérieur des temples pour l'approprier aux besoins du culte. L'abside byzantine s'éleva sur les débris du pronaos du Parthénon, et l'entrée fut transportée de l'orient à l'occident. Les murs qui séparaient les différents sanctuaires de l'Érechthéion furent abattus. Les grandes parois du Parthénon furent décorées de peintures ; un pavement de marbre veiné couvrit le sol de l'Érechthéion. Les plafonds, la couverture des temples, le système d'éclairage, tout fut changé. Nous devons nous estimer encore heureux d'avoir conservé à ce prix les édifices eux-mêmes et leurs beautés extérieures. Les Propylées, à leur tour, parurent aux ducs d'Athènes
mériter d'être épargnés pour servir de base à leur palais. Les historiens
rapportent que Néri di Acciajuoli, premier duc d'Athènes, qui mourut en 1393,
embellit sa capitale d'édifices somptueux. L'on ne s'expose guère à se
tromper en supposant que ce fut lui qui gâta les Propylées : le premier soin
d'un seigneur féodal, fondateur d'une dynastie, ne devait-il pas être de se
construire un château fort ? Néri fit donc découvrir l'aile septentrionale,
élever sur ses murs de nouveaux étages, percer des portes et des fenêtres ;
on ajouta un escalier ; l'étage supérieur fut décoré de peintures dont les
traces se voient encore. L'aile méridionale, au contraire, fut démolie en
partie, pour agrandir le chemin qu'on voulait faire passer devant le temple
de Alors également le Parthénon devint une mosquée, et on éleva à l'angle sud-est le minaret dont il ne reste que la tour et l'escalier. Les peintures byzantines qui décoraient l'intérieur, les Turcs les blanchirent à la chaux pour faire voir leur esprit, dit Wheler dans sa naïve indignation. Cependant ils laissèrent au-dessus de l'autel une mosaïque qui représentait la sainte Vierge, parce qu'ils disent qu'un Turc lui ayant tiré un coup de mousquet, la main lui sécha sur-le-champ. L'Érechthéion cessa d'être une église grecque et devint un harem : on y logea les femmes du disdar-aga. Ce fut une nouvelle cause de dégradation, lorsqu'il fallut approprier l'édifice à des usages domestiques. Tel fut l'état de l'Acropole jusqu'à la seconde moitié du XVIIe siècle. Les monuments, quoique gâtés en parties, restaient debout cependant ; le Parthénon et l'Érechthéion, intacts à l'extérieur et ornés d'une partie de leurs sculptures. Les Turcs, dans leur pieuse aversion pour les images, n'avaient mutilé que celles qu'ils pouvaient atteindre. Malheureusement l'art grec était un livre fermé pour les esprits les plus éclairés de ces temps-là ; et les voyageurs qui visitèrent alors Athènes n'y apportaient qu'une curiosité banale et une ignorance déplorable. De sorte qu'au lieu des lumières précieuses qu'on attend de leurs ouvrages on ne trouve que pauvreté et qu'insouciance. Telle est la description que fait de l'Acropole d'Athènes un Grec anonyme qui vivait vers le quinzième siècle, avant la conquête de Mahomet II : Il y a, dit-il, dans l'Acropole la petite école des musiciens. En
face, un grand palais de marbre blanc avec des dorures, où les
stoïciens et les épicuriens allaient d'ordinaire. Quant au temple de C'est une chose curieuse, au milieu de ces inepties, que
la confusion de quelques incohérentes traditions et la ridicule application
qu'en faisaient les savants du temps aux monuments dont ils avaient oublié
jusqu'au nom. Les épicuriens, les musiciens et le Dieu inconnu de saint Paul
partagent amicalement l'Acropole ; Phidias et Ictinus sont effacés de tous
les souvenirs par Apollòs et Eulogios ; les Propylées sont un palais, le
temple de La même ignorance se remarque chez les deux Grecs auxquels Martin Kraus, professeur à Tübingen, demanda, en 1573, des renseignements sur Athènes. Théodore Zigomalas appelle le Parthénon Panthéon, et Siméon Kavasila le croit le Temple du Dieu inconnu. C'était également le temple du Dieu inconnu en 1621, lorsque l'ambassadeur de France à Constantinople, M. Deshayes, passa par Athènes. Lorsqu'on songe à l'immense service que les études d'un voyageur instruit et sérieux eussent pu rendre alors à la science, on est tenté de vouer au mépris le nom des barbares qui ne nous ont légué que des déceptions. Cependant le temps approchait où une suite d'accidents inouïs allait détruire en une seconde des œuvres que vingt siècles n'avaient fait qu'effleurer et qui étaient construites pour durer éternellement. En 1656, la veille d'une grande fête que les Turcs
voulaient pieusement célébrer, l'aga Isouf eut l'idée de ruiner à coups de
canon l'église de Saint-Dimitri, qui se trouvait dans la plaine. Il fit
disposer en batterie deux ou trois pièces et commanda à ses soldats d'être
prêts le lendemain dès l'aurore. Il demeurait sous le dôme qu'on avait
construit au-dessus du grand vestibule des Propylées ; les Propylées
eux-mêmes servaient de magasin à poudre et de dépôt d'armes. Pendant la nuit,
le tonnerre mit le feu aux poudres et l'aga sauta avec toute sa famille, excepté une de ses filles qui se sauva et qui s'est mariée
depuis à un Turc d'Athènes. Le lendemain on trouva des flèches, des arcs, des
boucliers jusqu'à une lieue au delà par la campagne ; mais on n'a eu aucune
nouvelle de l'aga depuis ce temps-là. Les Grecs célèbrent tous les ans une
fête à ce sujet. Cependant, grâce à l'excellent principe de construction des monuments grecs, la plus grande partie des Propylées résista à l'explosion. La couverture du vestibule fut emportée, les tuiles, les caissons de marbre lancés au loin ; la plupart des architraves de marbre, longues de vingt pieds, furent seulement soulevées par la force de la poudre et jetées à terre où elles se brisèrent ; deux colonnes ioniques furent détruites ; les autres restaient, ainsi que la façade et son fronton. Mais la destruction, une fois commencée, continua lentement par la main des hommes. Comme si ce premier malheur eût été un avertissement de
mieux étudier les ruines qui allaient peut-être disparaître, les voyageurs
qui arrivèrent les années suivantes décrivirent avec quelque soin les
antiquités de l'Acropole. S'ils ont plus d'érudition que de goût, et si cette
érudition superficielle tombe dans de fréquentes erreurs, leurs ouvrages ont
cela de précieux, qu'ils nous ont conservé des détails qui ont disparu dans
la suite. On sait gré en outre à quelques-uns d'une admiration sincère qui
n'allait pas cependant, devant les figures mutilées du Parthénon, jusqu'aux
larmes, comme le pourrait faire croire Cornelio Magni[1], si on ne
connaissait l'exagération familière aux Italiens. Lui-même avoue, du reste,
avec une modestie qui est parfaitement fondée, que son ignorance le met à
l'abri de ces vives émotions. Ce fut en 1674 qu'il visita Athènes avec le
marquis de Nointel. La même année, une prétendue relation de voyage était publiée
à Paris. Guillet de Saint-Georges, plus tard premier historiographe de
l'Académie de peinture., connaissait les PP. Simon et Barnabé, missionnaires
capucins qui avaient résidé à Athènes. Aidé de leurs souvenirs, il entreprit
l'histoire et la description de cette ville, et, comme une certaine tournure
romanesque était nécessaire alors au succès d'un pareil ouvrage, il le mit
sous le nom de son frère Ce fut encore dans l'année 1674 que l'ambassadeur de France à Constantinople obtint l'entrée de l'Acropole et la permission de faire dessiner les antiquités par un jeune peintre qui l'accompagnait. Jacques Carrey, élève de Lebrun, travailla pendant un mois à copier les sculptures du Parthénon. Il faillit à s'y crever les yeux parce qu'il fallait tout tirer de bas en haut sans échafaud[2]. De telles conditions, à défaut du style du temps, suffiraient à expliquer l'imperfection de ces dessins qui travestissent singulièrement les œuvres du ciseau grec. Ils n'en ont pas moins un grand prix puisqu'ils donnent une idée de tant de morceaux qui sont anéantis aujourd'hui. En 1676, Spon et Wheler, l'un Français, l'autre Anglais,
tous deux fort zélés pour les découvertes et les monuments de l'antiquité,
arrivèrent à Athènes, après avoir parcouru une partie de Il ne faut demander à ces deux relations ni sentiment de l'art, ni critique, ni goût. Spon déclare les frontons du Parthénon une œuvre de l'époque romaine. Wheler ne manque pas de se ranger à son avis. Ce serait un long travail de relever les obscurités, les erreurs et l'érudition malheureuse qui remplissent leurs ouvrages. Mais on peut encore à travers la confusion de leurs descriptions démêler quelques détails intéressants sur l'état des monuments de l'Acropole à cette époque. Ainsi, soit par la faute des hommes, soit par la faute du siècle, qui n'avait assurément ni le culte ni l'intelligence de l'art antique, on avait fait bien peu pour la science lorsque de nouvelles destructions vinrent diminuer encore le nombre des ruines. Vers la fin de 1687, les Vénitiens, maîtres de Pendant ce temps, les Vénitiens débarquaient au Pirée, et le comte de Kœnigsmarck, lieutenant de Morosini, venait établir ses mortiers sur les collines qui entourent à l'occident l'Acropole. Le 26 septembre le bombardement commença : on visait surtout le Parthénon, qui de ce côté domine le plateau, et où les Turcs avaient enfermé leurs familles et ce qu'ils avaient de plus précieux. Les bombes elles-mêmes eussent fait peu de mal : mais une d'elles mit le feu à une grande quantité de poudre que les Turcs, y avaient entassée avec leur imprudence ordinaire. Ce fut dans la soirée du 28 que le Parthénon sauta. Presque toute la cella et sa frise, huit colonnes du portique du nord, six du portique du midi avec leur entablement, furent renversées ; le vaste temple resta coupé comme en deux corps de ruine. Les Turcs épouvantés se rendirent dès le lendemain, et Morosini le Péloponnésiaque entra en triomphateur dans l'Acropole, pour continuer de sang-froid une destruction qui n'avait plus les nécessités de la guerre pour excuse[4]. Par son ordre, on enleva du fronton du Parthénon les chevaux et le char de Minerve, si admirablement conservés que les voyageurs les plus indifférents en parlaient avec enthousiasme. L'opération fut si malheureusement conduite, que tout le groupe tomba et se brisa sur le rocher. Les capitaines de Morosini suivirent cet exemple, et des fragments du Parthénon furent emportés jusqu'à Copenhague. Six mois après, malgré les prières et les larmes des Grecs, les Vénitiens se retiraient d'Athènes pour n'y jamais rentrer. Une ville ruinée, les chefs-d'œuvre de l'art en partie anéantis, une population chrétienne enlevée à ses maîtres et abandonnée ensuite à leur vengeance, c'était un résultat glorieux ! Qu'avaient fait de plus les barbares ? C'est ainsi qu'en vingt années à peine tous ces beaux monuments
de Périclès, qu'avaient respectés tant de siècles, furent mutilés et
déshonorés : les Propylées par l'explosion d'une poudrière, le Parthénon par
une bombe, le temple de Mais le goût pour les sculptures antiques, qui commença à
se développer parmi les nations européennes, devait être pour l'Acropole une
cause nouvelle de pertes et de dégradations. Le comte de Choiseul-Gouffier,
ambassadeur à Constantinople, rapporta en France un morceau de la frise du
Parthénon, un seul, et détaché depuis longtemps, puisqu'il appartenait au
côté oriental entièrement ruiné depuis cent ans. Cet exemple, que lord Elgin
déclare si haut[5]
n'avoir fait que suivre, justifie-t-il l'acte de vandalisme qui a soulevé la
réprobation universelle ? Les Anglais eux-mêmes se sont indignés[6] ; Byron et
Châteaubriand ont rendu immortelle la flétrissure infligée à son auteur. Plus
de deux cents pieds de la frise et presque toutes les statues des frontons
furent enlevées ; les métopes furent arrachées de leurs coulisses, et le
marteau fit voler en éclats les triglyphes et les corniches : on emporta en
outre des fragments d'architecture, tambours de colonnes, chapiteaux,
entablement, corniche. Les Propylées fournirent aussi des échantillons ; deux
côtés de la frise du temple de Le temps approchait où |
[1] ...Invitano gli occhi alla lagrime di che invaghito di cosi eccellenti manifatture nutre un animo tutto venerabondo per la loro perfezione ed antichità. Io per me colmo più d'ignoranzi che d'erudizione sono esente di queste passioni. (Parme, 1688, p. 62.)
[2] Spon, édition de Lyon, p. 147.
[3] Voyez Die Akropolis von Athen, p. 3.
[4] On a trouvé cependant, dans les archives de Venise, un mémoire de Morosini qui essaye de justifier ses dévastations.
[5] Antiquités grecques, ou Notice et Mémoire des recherches faites par le comte d'Elgin, publié à Londres en 1811. Traduit de l'anglais par M. B. de V., Bruxelles, 1820, p. 25.
[6] Dodwell, I, p. 322.