L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE III. — L'ACROPOLE JUSQU'AUX TEMPS MODERNES.

 

 

Lorsque la citadelle eut été consacrée par l'art comme elle l'était déjà par la religion, elle devint un sanctuaire inaccessible, et il fut défendu d'habiter le lieu qui jadis comprenait la ville entière. Au commencement de la guerre du Péloponnèse, la population des campagnes se réfugia dans. Athènes : on la logea, tant la nécessité était pressante, dans les tours des Longs murs, dans les lieux sacrés, dans les temples et même dans cette enceinte pélasgique que les imprécations d'un oracle défendaient d'occuper ; mais l'Acropole lui fut fermée. Chaque prytane en tenait les clefs à son tour, pour un jour seulement : le peuple se souvenait de Cylon et de Pisistrate, et le trésor des alliés, gardé dans le Parthénon, était une tentation aussi forte que la tyrannie.

Les siècles qui suivirent s'efforcèrent d'embellir encore un lieu si magnifique par des monuments moins importants, des statues, des offrandes de toute sorte. L'orateur Lycurgue y consacra une partie des revenus d'Athènes, qu'il avait su ramener à leur ancienne abondance. Sous Auguste on éleva le piédestal colossal et la statue d'Agrippa, le temple circulaire de Rome et d'Auguste, et l'on continua sous les empereurs à remplir l'enceinte entière de statues, comme on le reconnait encore par de nombreuses inscriptions.

Mais la décadence et les malheurs du peuple athénien exposèrent les monuments à de fréquents outrages. La chute des croyances leur enlevait en même temps le caractère sacré, le prestige, qui, à défaut de la force, eût pu les faire respecter. Lacharès, avec l'aide de Cassandre, s'était emparé du pouvoir. Ce fut de tous les tyrans le plus inhumain et le plus impie. Assiégé par Démétrius, fils d'Antigone, il s'enfuit en Béotie, emportant les boucliers d'or qui ornaient la frise du Parthénon, et tout l'or de la statue de Minerve.

La bassesse des Athéniens réservait cependant à la déesse une insulte plus sacrilège encore. Non contents de décerner les honneurs divins à Démétrius, ils firent broder son portrait et celui de son père sur le péplus sacré avec ceux de Jupiter et de Minerve. On remarqua que, le jour de la procession des Panathénées, un ouragan déchira le voile en deux. Mais quand l'opisthodome du Parthénon fut assigné pour demeure à Démétrius, quand le temple de la vierge, sa sœur aînée, comme il l'appelait, retentit de ses bruyantes orgies avec Lamia et ses autres courtisanes, les dieux méprisés se turent, et l'on ne croyait même plus à leur vengeance. Minerve Poliade, la déesse de Cécrops et d'Érechthée, n'obtenait pas plus de respect. Pendant le siège d'Athènes par Sylla et la famine qui en fut la suite, le tyran Aristion laissait éteindre la lampe immortelle, et, quand la grande prêtresse lui demandait du blé pour un sacrifice, il lui envoyait du poivre.

Athènes fut ménagée longtemps par les Romains, qui venaient dès leur jeunesse y puiser l'amour des arts et des lettres. — Accordons aux morts la grâce des vivants, — disait Sylla en arrêtant le pillage, mais en faisant démanteler la ville et l'entrée de la citadelle. Il exprimait ce que pensèrent longtemps les Romains. Même quand toute la Grèce était dépouillée de ses chefs-d'œuvre, Athènes inviolable gardait les siens, traitée non pas comme une ville conquise, mais comme une patrie retrouvée. Jules César lui pardonna sa fidélité à Pompée ; Antoine, son adhésion au parti de Brutus et de Cassius ; Auguste, les bienfaits qu'elle avait reçus d'Antoine. Ce fut Néron, dont les constructions insensées furent la plus excusable folie, qui commença la dévastation. Après avoir dépeuplé Delphes et Olympie de leurs statues, il enleva la plupart de celles qui se trouvaient dans l'Acropole d'Athènes. Il est à remarquer cependant qu'il épargna les plus saintes et les plus célèbres, puisqu'elles s'y trouvaient encore au temps de Pausanias. Secundus Carinas, agent de l'empereur, avait probablement pour instructions de chercher le nombre plutôt que le mérite. Il fallait remplir la Maison dorée.

Comment disparurent toutes les autres sculptures détachées, depuis la Minerve colossale de Phidias jusqu'aux Grâces de Socrate, c'est ce que l'on ignore. Allèrent-elles orner Constantinople, que Théodose surtout embellit des dépouilles de la Grèce ? Furent-elles détruites par le zèle des chrétiens ou par la fureur des barbares, ? Une tradition que rapporte Zosime semble absoudre Marie et ses Goths. Pendant qu'il assiégeait Athènes, la déesse Minerve, armée de son casque et de son bouclier, lui apparut menaçante, s'avançant à pas résolus sur les murs de sa forteresse. Effrayé, il proposa la paix aux Athéniens, qui lui ouvrirent immédiatement leurs portes et le reçurent au milieu des fêtes et des festins. Quant aux chrétiens, s'ils brisèrent les statues et les images, si par obéissance aux édits des empereurs ils renversèrent la plupart des temples, ils sauvèrent au moins les plus beaux en en prenant possession. Au VIIe siècle, l'Érechthéion et le Parthénon furent convertis en églises grecques, consacrées, l'une à la Divine Sagesse, dont Minerve était la personnification, l'autre à la Mère de Dieu. Ce fut en 630 que le Parthénon fut ruiné — restauré, comme on disait dans ce temps-là. Se substituer aux croyances antiques et sanctifier les temples en en prenant possession ne suffisait pas à l'habile politique du christianisme. Il donnait le change aux vieux souvenirs populaires par la ressemblance des idées ou des noms. C'est ainsi que, dans les temples de Grèce, Apollon (Hélios) a été remplacé par saint Élie, Minerve par sainte Sophie ou par la Vierge, les Dioscures et Hercule par saint Georges et saint Michel. Il serait aisé de continuer ces rapprochements et de montrer dans l'Église grecque une tendance aux assimilations païennes.

Une fois sous la protection du christianisme, l'Acropole dut subir de nouvelles atteintes. Il fallut ruiner l'intérieur des temples pour l'approprier aux besoins du culte. L'abside byzantine s'éleva sur les débris du pronaos du Parthénon, et l'entrée fut transportée de l'orient à l'occident. Les murs qui séparaient les différents sanctuaires de l'Érechthéion furent abattus. Les grandes parois du Parthénon furent décorées de peintures ; un pavement de marbre veiné couvrit le sol de l'Érechthéion. Les plafonds, la couverture des temples, le système d'éclairage, tout fut changé. Nous devons nous estimer encore heureux d'avoir conservé à ce prix les édifices eux-mêmes et leurs beautés extérieures.

Les Propylées, à leur tour, parurent aux ducs d'Athènes mériter d'être épargnés pour servir de base à leur palais. Les historiens rapportent que Néri di Acciajuoli, premier duc d'Athènes, qui mourut en 1393, embellit sa capitale d'édifices somptueux. L'on ne s'expose guère à se tromper en supposant que ce fut lui qui gâta les Propylées : le premier soin d'un seigneur féodal, fondateur d'une dynastie, ne devait-il pas être de se construire un château fort ? Néri fit donc découvrir l'aile septentrionale, élever sur ses murs de nouveaux étages, percer des portes et des fenêtres ; on ajouta un escalier ; l'étage supérieur fut décoré de peintures dont les traces se voient encore. L'aile méridionale, au contraire, fut démolie en partie, pour agrandir le chemin qu'on voulait faire passer devant le temple de la Victoire sans ailes ; sur les deux murs et les deux colonnes qui restèrent on éleva une haute tour. L'on ne peut savoir ce que Néri fit du grand vestibule : car, lorsque l'Acropole eut été conquise par les Turcs, le vestibule fut couvert d'un dôme épais et devint un dépôt d'armes et de poudre. En même temps lés fortifications extérieures de l'Acropole subirent de nouveaux changements, lorsqu'on commença à se servir de l'artillerie dans les sièges. Après la prise d'Athènes par Mahomet II, on construisit, en avant des Propylées, un immense bastion, et les abords de la citadelle furent fermés par une suite de murailles et de portes. Les tours et les murs antiques furent ensevelis à quarante pieds sous terre. Pour protéger contre le canon les Propylées, devenus la demeure de leur aga, les Turcs élevèrent des batteries, surtout de ce côté de la forteresse, le seul menacé, puisque la colline de Musée le commande.

Alors également le Parthénon devint une mosquée, et on éleva à l'angle sud-est le minaret dont il ne reste que la tour et l'escalier. Les peintures byzantines qui décoraient l'intérieur, les Turcs les blanchirent à la chaux pour faire voir leur esprit, dit Wheler dans sa naïve indignation. Cependant ils laissèrent au-dessus de l'autel une mosaïque qui représentait la sainte Vierge, parce qu'ils disent qu'un Turc lui ayant tiré un coup de mousquet, la main lui sécha sur-le-champ. L'Érechthéion cessa d'être une église grecque et devint un harem : on y logea les femmes du disdar-aga. Ce fut une nouvelle cause de dégradation, lorsqu'il fallut approprier l'édifice à des usages domestiques.

Tel fut l'état de l'Acropole jusqu'à la seconde moitié du XVIIe siècle. Les monuments, quoique gâtés en parties, restaient debout cependant ; le Parthénon et l'Érechthéion, intacts à l'extérieur et ornés d'une partie de leurs sculptures. Les Turcs, dans leur pieuse aversion pour les images, n'avaient mutilé que celles qu'ils pouvaient atteindre. Malheureusement l'art grec était un livre fermé pour les esprits les plus éclairés de ces temps-là ; et les voyageurs qui visitèrent alors Athènes n'y apportaient qu'une curiosité banale et une ignorance déplorable. De sorte qu'au lieu des lumières précieuses qu'on attend de leurs ouvrages on ne trouve que pauvreté et qu'insouciance. Telle est la description que fait de l'Acropole d'Athènes un Grec anonyme qui vivait vers le quinzième siècle, avant la conquête de Mahomet II :

Il y a, dit-il, dans l'Acropole la petite école des musiciens. En face, un grand palais de marbre blanc avec des dorures, où les stoïciens et les épicuriens allaient d'ordinaire. Quant au temple de la Mère de Dieu, construit par Apollòs et Eulogios en l'honneur du Dieu inconnu, voici ce que c'est. C'est un temple très-long et très-large ; ses murs sont construits en marbre blanc, scellés de fer et de plomb ; il y a autour de ces murs de très-grandes colonnes dont les chapiteaux ressemblent à la couronne du palmier ; au-dessus des colonnes, il y a des poutres de marbre blanc.

C'est une chose curieuse, au milieu de ces inepties, que la confusion de quelques incohérentes traditions et la ridicule application qu'en faisaient les savants du temps aux monuments dont ils avaient oublié jusqu'au nom. Les épicuriens, les musiciens et le Dieu inconnu de saint Paul partagent amicalement l'Acropole ; Phidias et Ictinus sont effacés de tous les souvenirs par Apollòs et Eulogios ; les Propylées sont un palais, le temple de la Victoire une école de musique. Je ne trouve une ombre de sens que dans la comparaison du chapiteau dorique avec le palmier et l'évasement de sa corbeille, et un peu d'intérêt que dans les dorures des Propylées qui appartenaient vraisemblablement aux chapiteaux ioniques du vestibule, où l'on voit encore les trous qui retenaient le métal.

La même ignorance se remarque chez les deux Grecs auxquels Martin Kraus, professeur à Tübingen, demanda, en 1573, des renseignements sur Athènes. Théodore Zigomalas appelle le Parthénon Panthéon, et Siméon Kavasila le croit le Temple du Dieu inconnu. C'était également le temple du Dieu inconnu en 1621, lorsque l'ambassadeur de France à Constantinople, M. Deshayes, passa par Athènes.

Lorsqu'on songe à l'immense service que les études d'un voyageur instruit et sérieux eussent pu rendre alors à la science, on est tenté de vouer au mépris le nom des barbares qui ne nous ont légué que des déceptions. Cependant le temps approchait où une suite d'accidents inouïs allait détruire en une seconde des œuvres que vingt siècles n'avaient fait qu'effleurer et qui étaient construites pour durer éternellement.

En 1656, la veille d'une grande fête que les Turcs voulaient pieusement célébrer, l'aga Isouf eut l'idée de ruiner à coups de canon l'église de Saint-Dimitri, qui se trouvait dans la plaine. Il fit disposer en batterie deux ou trois pièces et commanda à ses soldats d'être prêts le lendemain dès l'aurore. Il demeurait sous le dôme qu'on avait construit au-dessus du grand vestibule des Propylées ; les Propylées eux-mêmes servaient de magasin à poudre et de dépôt d'armes. Pendant la nuit, le tonnerre mit le feu aux poudres et l'aga sauta avec toute sa famille, excepté une de ses filles qui se sauva et qui s'est mariée depuis à un Turc d'Athènes. Le lendemain on trouva des flèches, des arcs, des boucliers jusqu'à une lieue au delà par la campagne ; mais on n'a eu aucune nouvelle de l'aga depuis ce temps-là. Les Grecs célèbrent tous les ans une fête à ce sujet.

Cependant, grâce à l'excellent principe de construction des monuments grecs, la plus grande partie des Propylées résista à l'explosion. La couverture du vestibule fut emportée, les tuiles, les caissons de marbre lancés au loin ; la plupart des architraves de marbre, longues de vingt pieds, furent seulement soulevées par la force de la poudre et jetées à terre où elles se brisèrent ; deux colonnes ioniques furent détruites ; les autres restaient, ainsi que la façade et son fronton. Mais la destruction, une fois commencée, continua lentement par la main des hommes.

Comme si ce premier malheur eût été un avertissement de mieux étudier les ruines qui allaient peut-être disparaître, les voyageurs qui arrivèrent les années suivantes décrivirent avec quelque soin les antiquités de l'Acropole. S'ils ont plus d'érudition que de goût, et si cette érudition superficielle tombe dans de fréquentes erreurs, leurs ouvrages ont cela de précieux, qu'ils nous ont conservé des détails qui ont disparu dans la suite. On sait gré en outre à quelques-uns d'une admiration sincère qui n'allait pas cependant, devant les figures mutilées du Parthénon, jusqu'aux larmes, comme le pourrait faire croire Cornelio Magni[1], si on ne connaissait l'exagération familière aux Italiens. Lui-même avoue, du reste, avec une modestie qui est parfaitement fondée, que son ignorance le met à l'abri de ces vives émotions. Ce fut en 1674 qu'il visita Athènes avec le marquis de Nointel. La même année, une prétendue relation de voyage était publiée à Paris. Guillet de Saint-Georges, plus tard premier historiographe de l'Académie de peinture., connaissait les PP. Simon et Barnabé, missionnaires capucins qui avaient résidé à Athènes. Aidé de leurs souvenirs, il entreprit l'histoire et la description de cette ville, et, comme une certaine tournure romanesque était nécessaire alors au succès d'un pareil ouvrage, il le mit sous le nom de son frère la Guilletière. Il supposait qu'après avoir passé quatre ans en esclavage à Tunis, la Guilletière avait parcouru la Turquie et lui envoyait le récit de son voyage. Une certaine vivacité, beaucoup d'anecdotes et de mensonges sont tout le mérite de ce livre.

Ce fut encore dans l'année 1674 que l'ambassadeur de France à Constantinople obtint l'entrée de l'Acropole et la permission de faire dessiner les antiquités par un jeune peintre qui l'accompagnait. Jacques Carrey, élève de Lebrun, travailla pendant un mois à copier les sculptures du Parthénon. Il faillit à s'y crever les yeux parce qu'il fallait tout tirer de bas en haut sans échafaud[2]. De telles conditions, à défaut du style du temps, suffiraient à expliquer l'imperfection de ces dessins qui travestissent singulièrement les œuvres du ciseau grec. Ils n'en ont pas moins un grand prix puisqu'ils donnent une idée de tant de morceaux qui sont anéantis aujourd'hui.

En 1676, Spon et Wheler, l'un Français, l'autre Anglais, tous deux fort zélés pour les découvertes et les monuments de l'antiquité, arrivèrent à Athènes, après avoir parcouru une partie de la Grèce et de l'Asie Mineure. Le docteur Spon, esprit cultivé mais présomptueux, en imposait par son ton tranchant à son compagnon plus modeste. Wheler publia en Angleterre une simple variante de l'ouvrage de Spon, citant sans cesse son autorité avec le-plus grand respect. Mais comme il avait plus de finesse et savait mieux observer, il ajoute quelquefois des réflexions justes qui font regretter qu'il n'eût pas plus de connaissances personnelles ou plus d'indépendance dans ses jugements.

Il ne faut demander à ces deux relations ni sentiment de l'art, ni critique, ni goût. Spon déclare les frontons du Parthénon une œuvre de l'époque romaine. Wheler ne manque pas de se ranger à son avis. Ce serait un long travail de relever les obscurités, les erreurs et l'érudition malheureuse qui remplissent leurs ouvrages. Mais on peut encore à travers la confusion de leurs descriptions démêler quelques détails intéressants sur l'état des monuments de l'Acropole à cette époque.

Ainsi, soit par la faute des hommes, soit par la faute du siècle, qui n'avait assurément ni le culte ni l'intelligence de l'art antique, on avait fait bien peu pour la science lorsque de nouvelles destructions vinrent diminuer encore le nombre des ruines.

Vers la fin de 1687, les Vénitiens, maîtres de la Morée, menaçaient Athènes. Les Turcs, résolus à se défendre vigoureusement, travaillaient à fortifier encore l'Acropole et à construire des batteries. C'est alors, vraisemblablement, qu'ils firent disparaître le temple de la Victoire, que Spon et Wheler avaient vu entier et qui n'existait plus après la guerre. Ils démolirent ce charmant temple[3], couvrirent de terre les matériaux, et trouvèrent ainsi un bastion naturel sur lequel ils établirent une batterie de six pièces.

Pendant ce temps, les Vénitiens débarquaient au Pirée, et le comte de Kœnigsmarck, lieutenant de Morosini, venait établir ses mortiers sur les collines qui entourent à l'occident l'Acropole. Le 26 septembre le bombardement commença : on visait surtout le Parthénon, qui de ce côté domine le plateau, et où les Turcs avaient enfermé leurs familles et ce qu'ils avaient de plus précieux. Les bombes elles-mêmes eussent fait peu de mal : mais une d'elles mit le feu à une grande quantité de poudre que les Turcs, y avaient entassée avec leur imprudence ordinaire.

Ce fut dans la soirée du 28 que le Parthénon sauta. Presque toute la cella et sa frise, huit colonnes du portique du nord, six du portique du midi avec leur entablement, furent renversées ; le vaste temple resta coupé comme en deux corps de ruine. Les Turcs épouvantés se rendirent dès le lendemain, et Morosini le Péloponnésiaque entra en triomphateur dans l'Acropole, pour continuer de sang-froid une destruction qui n'avait plus les nécessités de la guerre pour excuse[4]. Par son ordre, on enleva du fronton du Parthénon les chevaux et le char de Minerve, si admirablement conservés que les voyageurs les plus indifférents en parlaient avec enthousiasme. L'opération fut si malheureusement conduite, que tout le groupe tomba et se brisa sur le rocher. Les capitaines de Morosini suivirent cet exemple, et des fragments du Parthénon furent emportés jusqu'à Copenhague.

Six mois après, malgré les prières et les larmes des Grecs, les Vénitiens se retiraient d'Athènes pour n'y jamais rentrer. Une ville ruinée, les chefs-d'œuvre de l'art en partie anéantis, une population chrétienne enlevée à ses maîtres et abandonnée ensuite à leur vengeance, c'était un résultat glorieux ! Qu'avaient fait de plus les barbares ?

C'est ainsi qu'en vingt années à peine tous ces beaux monuments de Périclès, qu'avaient respectés tant de siècles, furent mutilés et déshonorés : les Propylées par l'explosion d'une poudrière, le Parthénon par une bombe, le temple de la Victoire pour faire place à une batterie. L'Érechthéion devait plus tard partager leur sort, et, pendant la guerre de l'Indépendance, le canon des Turcs qui assiégeaient l'Acropole fit écrouler en partie le portique du nord. Depuis le dix-septième siècle jusqu'à l'affranchissement de la Grèce, les édifices eux-mêmes sont restés à peu près dans le même état, excepté les Propylées, qui, au temps de Stuart et de Revett, n'avaient plus le fronton occidental et les chapiteaux ioniques que Spon et Wheler avaient vus. Aujourd'hui ils ont perdu, en outre, une partie des chapiteaux doriques et des colonnes de cette façade que Revett a dessinée en 1764 pour la Société des Dilettanti.

Mais le goût pour les sculptures antiques, qui commença à se développer parmi les nations européennes, devait être pour l'Acropole une cause nouvelle de pertes et de dégradations. Le comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur à Constantinople, rapporta en France un morceau de la frise du Parthénon, un seul, et détaché depuis longtemps, puisqu'il appartenait au côté oriental entièrement ruiné depuis cent ans. Cet exemple, que lord Elgin déclare si haut[5] n'avoir fait que suivre, justifie-t-il l'acte de vandalisme qui a soulevé la réprobation universelle ? Les Anglais eux-mêmes se sont indignés[6] ; Byron et Châteaubriand ont rendu immortelle la flétrissure infligée à son auteur. Plus de deux cents pieds de la frise et presque toutes les statues des frontons furent enlevées ; les métopes furent arrachées de leurs coulisses, et le marteau fit voler en éclats les triglyphes et les corniches : on emporta en outre des fragments d'architecture, tambours de colonnes, chapiteaux, entablement, corniche. Les Propylées fournirent aussi des échantillons ; deux côtés de la frise du temple de la Victoire n'échappèrent point à un œil trop exercé. Le temple d'Érechthée fut pillé à son tour, et l'on enleva une des statues qui soutenaient le portique des Caryatides, au risque de faire écrouler le portique tout entier.

Le temps approchait où la Grèce, remise en possession d'elle-même, pourrait conserver et défendre ses monuments. Pendant la guerre de l'Indépendance, l'Acropole, où les Turcs et les Grecs s'assiégèrent tour à tour, avait eu encore à subir des désastres. C'était la dernière épreuve, et une ère nouvelle commença, qui s'efforce de réparer le passé. Le gouvernement a donné le premier l'exemple en faisant déblayer les Propylées et relever le temple de la Victoire sans ailes. En 1837 une Société archéologique se forma, et, soutenue par les souscriptions particulières, continua l'œuvre de restauration. La France y prit part, en relevant le portique des Caryatides. L'Angleterre elle-même envoya moulées en terre cuite la caryatide et la frise du temple de la Victoire qui ornent son Musée. Aujourd'hui les monuments de l'Acropole ont en grande partie revu le jour, et leurs magnifiques fragments les entourent, prêts à reprendre leur place, si on ose jamais tenter un travail si difficile et si hardi. L'avenir verra peut-être les Propylées, le Parthénon et l'Érechthéion rassembler leurs débris, comme le temple de la Victoire s'est déjà relevé, et se présenter plus complets à l'admiration des voyageurs... plus beaux, je ne saurais le dire. Il y a, dans les grandes ruines comme dans les grandes infortunes, une poésie et une majesté qui ne veulent point être touchées. Les ligatures, le mortier, sont des souillures, et les œuvres antiques leur doivent moins une nouvelle vie qu'une vieillesse profanée.

 

 

 



[1] ...Invitano gli occhi alla lagrime di che invaghito di cosi eccellenti manifatture nutre un animo tutto venerabondo per la loro perfezione ed antichità. Io per me colmo più d'ignoranzi che d'erudizione sono esente di queste passioni. (Parme, 1688, p. 62.)

[2] Spon, édition de Lyon, p. 147.

[3] Voyez Die Akropolis von Athen, p. 3.

[4] On a trouvé cependant, dans les archives de Venise, un mémoire de Morosini qui essaye de justifier ses dévastations.

[5] Antiquités grecques, ou Notice et Mémoire des recherches faites par le comte d'Elgin, publié à Londres en 1811. Traduit de l'anglais par M. B. de V., Bruxelles, 1820, p. 25.

[6] Dodwell, I, p. 322.