Vous devez, dit Aristote à ceux qui veulent conserver le pouvoir, vous devez agrandir et orner votre ville comme si vous en étiez l'administrateur et non pas le maître. Ce conseil semble avoir été inspiré par l'histoire d'Athènes. Tous ceux qui, par la force, la persuasion ou la gloire, devinrent les chefs de la république, s'appliquèrent à l'envi à construire et à décorer la ville des chefs-d'œuvre de tous les arts. Pisistrate avait élevé la plupart des monuments que détruisirent les Perses, et peut-être cet ancien Hécatompédon que nous ne connaissons que par quelques débris et deux lignes d'un glossaire, tant le Parthénon d'Ictinus l'a fait oublier aux auteurs anciens. Les fils de Pisistrate avaient suivi cet exemple et protégé également les lettres et les arts. Ce qu'ils avaient fait par politique, et par ce goût des belles choses naturel au peuple athénien, Thémistocle, Cimon, Périclès le firent en outre par nécessité : tout était à créer puisque tout était détruit, les fortifications, les temples des Dieux, les édifices publics. La tâche de Thémistocle était la plus difficile ; elle fut promptement interrompue par l'exil. Il fallait avant tout assurer la sécurité de la ville naissante et l'entourer de murailles, malgré la jalousie des autres Grecs et l'opposition des Lacédémoniens. On sait par quelle ruse Thémistocle déjoua leur malveillance. Pendant qu'il tramait en longueur son ambassade à Sparte, tous les Athéniens, dit Thucydide, travaillaient à construire les murs, hommes, femmes, enfants, n'épargnant aucun édifice, soit public, soit privé, du moment qu'il pouvait fournir des matériaux... Les fondations étaient composées de pierres de toute espèce qu'on disposait sans régularité et selon que chacun les apportait : les stèles des tombeaux et les pierres travaillées y figuraient en grand nombre... Maintenant encore, les murailles accusent clairement la hâte avec laquelle elles ont été construites. Nous verrons plus bas que ces paroles s'appliquent encore aujourd'hui à une partie de l'enceinte de l'Acropole, à celle qui regarde le nord. Cimon bâtit à son tour le mur du midi ; mais cette fois à
loisir, en belles et régulières assises. Le riche butin conquis sur les côtes
d'Asie et de Thrace en fit les frais, aussi bien que de tous les monuments
qui furent bâtis à cette époque. Quand le trésor public était épuisé,
c'étaient ses richesses privées que Cimon consacrait aux travaux. Malgré son
insouciance et son penchant pour le vin, Cimon, représentant du parti
aristocratique, avait une âme grande et généreuse. Son pouvoir, comme dans
toute démocratie, dépendait de la faveur de la multitude : il aima mieux
l'acheter au prix de sa fortune que de sa dignité. Tout l'or qu'il avait
conquis sur les Perses, il l'employa noblement à embellir sa patrie. Les
Longs murs, par exemple, le Pœcile, le Théséion, le Gymnase, les Jardins de
l'Académie sont l'œuvre de Cimon. L'Acropole ne fut pas seulement fortifiée,
mais décorée ; et malgré le silence des auteurs anciens, il y a quelque
raison de croire que le temple de Ainsi le fils de Miltiade donna aux arts l'impulsion que Périclès ne fit que développer. Les arts, arrivés à leur point de maturité, n'attendaient qu'une occasion favorable. Tout se rencontra à la fois, le génie dans les artistes, les lumières et la magnificence dans les hommes d'État, des sources inespérées de richesse pour le trésor public, la paix au dedans, au dehors la gloire militaire et ses enivrements, Un pareil concours de circonstances que la philosophie humaine ne peut expliquer et qui n'a qu'une heure dans l'histoire d'un peuple, amène ce qui on appelle un grand siècle. Mais, comme l'on croit tout simplifier en rapportant tout à un seul homme, on a donné à ce siècle le nom de Périclès. Cimon n'est plus qu'un général heureux : Périclès est le génie protecteur des arts, idéal que la postérité entoure d'un respect superstitieux et auquel elle attribue ce qu'ont accompli deux générations entières. Lorsque Périclès hérita de l'influence de Cimon et voulut continuer son œuvre, le trésor public n'avait plus ces revenus extraordinaires que la guerre prélevait sur l'opulente Asie. Le grand roi avait signé la paix et tenait ses vaisseaux loin des mers de Grèce. Il n'y avait plus d'ennemis ; ce fut sur les alliés que retomba le poids de la splendeur athénienne. La caisse commune enlevée à Délos fournit aux largesses de Périclès et à ses coûteuses constructions. C'est alors que s'élevèrent le Parthénon et les Propylées. Si les classes laborieuses qui gagnaient tout à ce système ne murmurèrent pas dans le commencement, il n'en fut pas de même du parti aristocratique, accoutumé au désintéressement de Cimon et aux sources glorieuses de sa prodigalité. Thucydide, fils de Mélésias, était à la tête de ce parti. Les assemblées retentissaient de leurs accusations contre l'acte inouï de Périclès : Le peuple[1] se déshonore, s'écriaient-ils, et encourt le mépris universel en transportant de Délos à
Athènes l'argent qui appartient à tous les Grecs. Le prétexte le plus
plausible nue nous pussions opposer à nos détracteurs, la crainte que les
barbares ne s'emparassent là-bas du trésor commun, et le désir de le mettre
en sûreté, ce prétexte, Périclès ne nous l'a pas même laissé. Périclès prouvait, au contraire, au peuple qu'il ne devait
point compte aux alliés de leur argent. C'est vous
— disait-il — qui faites la guerre pour eux et qui
tenez éloignés les barbares : tan- dis qu'ils ne vous fournissent ni un
cheval, ni un vaisseau, ni un soldat, mais payent une simple contribution.
Or, l'argent n'appartient point à celui qui le donne, mais à celui qui le
reçoit, du moment qu'il tient les engagements qu'il a pris en le recevant...
Vous êtes pourvus abondamment de tout ce qui est nécessaire à la guerre. Vous
avez donc le droit d'employer le superflu à des ouvrages qui, achevés, vous
assurent une gloire éternelle, et, pendant leur exécution, entretiennent le
bien-être parmi vous. Car ils exigent des travaux de tout genre, occupent tous
les arts, mettent en mouvement toutes les mains, et procurent un salaire à la
ville presque entière, qui pourvoit elle-même à ses embellissements et tout ensemble
à sa subsistance. C'est ainsi que Périclès, après avoir rassuré la
conscience de ses auditeurs et fait appel à l'orgueil national, s'adressait
directement aux intérêts de chacun, bien sûr de trouver des juges favorables.
Il croyait équitable et d'une bonne politique de reconstruire les édifices
d'Athènes sans qu'il en coûtât rien à l'État. C'était justice à ses yeux
qu'après s'être sacrifiée pour Mais les orateurs du parti de Thucydide revenaient souvent à la charge, accusant Périclès de dilapider le trésor et d'épuiser les revenus publics. Périclès demanda un jour au peuple assemblé s'il trouvait qu'il eût trop dépensé. — Beaucoup trop, lui répondit-on. — Eh bien ! ce n'est pas vous, c'est moi qui supporterai la dépense, et j'inscrirai mon propre nom sur les monuments que je consacrerai. A ces mots, tous, soit frappés de sa grandeur d'âme, soit jaloux de l'honneur attaché à de telles œuvres, lui crièrent de puiser à son gré dans le trésor et sans compter. C'est ce qu'il fit, surtout lorsque l'exil de Thucydide l'eut délivré d'une opposition gênante. On peut avoir une idée de ce que coûtèrent toutes ces constructions par les seuls Propylées, qui exigèrent deux mille douze talents, un peu plus de dix millions de notre monnaie : Héliodore, dans le premier livre de son ouvrage sur l'Acropole d'Athènes, dit que les Propylées furent complètement terminés en cinq ans et coûtèrent deux mille douze talents. L'ouvrage d'Héliodore est perdu ; mais ce témoignage d'un homme qui avait étudié particulièrement les monuments et l'histoire de l'Acropole est reproduit par les auteurs. Ce chiffre de dix millions de drachmes n'a rien d'inexplicable. Lorsqu'il faut aplanir un rocher sur une largeur de cent cinquante pieds, y construire des soubassements, le revêtir de dalles et d'un magnifique escalier de marbre, tailler des blocs immenses dans les carrières avec un soin, je dirais même avec un art dont le mont Pentélique garde encore les traces, les transporter à plus de cinq lieues de distance sur une hauteur escarpée, les rejeter, si on y découvre une seule tache ; lorsqu'un architecte fait travailler le marbre comme les sculpteurs savent seuls aujourd'hui le travailler, ajuster chaque assise comme on ajuste les plus délicats ouvrages de marqueterie ; lorsqu'il emploie des peintres, des doreurs et des ouvriers dont le dernier devait être un artiste ; enfin lorsque la nature et l'art ont prodigué ce qu'ils ont, l'une de plus précieux, l'autre de plus parfait, pour produire un admirable chef-d'œuvre, faut-il s'étonner que la dépense soit proportionnée à tant de magnificence ? Comme si ces raisons n'étaient point assez fortes, l'histoire apporte aussi son mot, mot décisif qui livre en même temps le secret de la puissance, ou, comme disaient les anciens, de la monarchie de Périclès. J'ai déjà cité le discours par lequel il justifiait devant le peuple l'enlèvement du trésor des alliés : Plutarque expose ensuite l'emploi qu'il en fait et par quelle politique. Ceux que leur âge et leur force
rendaient propres à la guerre recevaient une paye sur le fonds commun. Mais les
classes ouvrières, que leurs professions exemptaient du service, Périclès
voulut qu'elles eussent également leur part de l'argent conquis, sans
l'attendre cependant au sein de la paresse et de l'oisiveté. C'est pourquoi
il proposa au peuple d'entreprendre de grandes constructions et des travaux
de toute sorte qui devaient occuper longtemps toutes les industries. Par ce
moyen la population sédentaire avait aussi bien que les citoyens qui étaient
en campagne ou en garnison le droit de profiter des richesses publiques et
d'en recevoir sa part. Puis Plutarque énumère toutes les professions,
tous les métiers qui gagnaient à cette vaste entreprise, jusqu'aux marins qui
allaient chercher l'ivoire et l'ébène dans les pays lointains, jusqu'aux
charretiers qui transportaient le marbre des carrières du Pentélique, sans
oublier cette armée de manœuvres qui n'étaient que des instruments, des
forces au service de chaque métier. C'est ainsi que ces travaux répandaient et distribuaient
l'abondance parmi tous les âges et dans toutes les conditions. Ce fut en effet la politique de Périclès de s'attacher le
peuple par l'intérêt et de flatter son désir de bien-être. Cimon était entré
le premier dans cette voie par ses largesses personnelles ; Périclès, qui
était pauvre, continua aux dépens du trésor de la république. On sait où
cette funeste tendance conduisit les hommes d'État qui lui succédèrent.
Périclès au moins garda la mesure, et cette distribution détournée des
deniers publics ne fut pas sans dignité, puisqu'elle fut le prix du travail ;
prix fort élevé, je n'en doute pas, car ce n'étaient plus des ouvriers qu'il
payait, mais des citoyens maîtres de sa puissance et séduits par ses
promesses. On comprend qu'en Sicile d'immenses travaux comme Le Parthénon avait dû coûter plus cher encore, si l'on a égard à ses proportions et aux sculptures qui l'ornaient. L'or seul de la statue de Minerve valait environ cinq cents talents (trois millions). C'est ce que Périclès assurait au peuple athénien et ce qui fut prouvé dans le procès de Phidias. Aucun autre renseignement ne nous est parvenu. On se trouve dans la même incertitude pour la date du Parthénon, tandis qu'on a, sur l'époque des Propylées, des chiffres aussi précis que sur leur prix. Ils furent commencés sous l'archontat d'Euthymène, la quatrième année de la 85e olympiade, c'est-à-dire l'an 436. Mnésiclès en était l'architecte ; et au bout de cinq années, en 431, ils étaient complètement terminés. Un an avant que l'on construisît les Propylées, la troisième année de la 85e olympiade, Phidias avait placé dans le Parthénon la statue de Minerve en or et en ivoire. On en peut conclure que le temple était achevé ; mais l'époque où il fut commencé nous est inconnue. Peut-être fut-ce après l'exil de Thucydide, en 444. Quoi qu'il en soit, les anciens eux-mêmes admiraient la rapidité avec laquelle s'élevaient des édifices qui, par leur grandeur et leur perfection, semblaient devoir occuper plusieurs générations. Ce qu'il y a de plus surprenant, dit Plutarque, c'est leur prompt achèvement. Chacun d'eux paraissait exiger plusieurs âges d'homme pour être terminé, et tous le furent sous l'administration d'un seul. Mais ni un gouvernement de fait absolu, ni la suite dans les vues, ni l'argent fourni à
profusion, ni une multitude d'habiles artistes, ni une paix profonde, ne
suffisent à expliquer ce miracle. Le secret, c'est l'unité de direction,
c'est la grande et active pensée d'un seul homme qui conduisit l'œuvre
entière. L'amitié de Périclès avait mis Phidias à la
tête des travaux ; tout reposait sur lui, il dirigeait tous les artistes, et
cependant il en avait de bien grands sous ses ordres. C'étaient, en
effet, Callicrate et Ictinus, les architectes du Parthénon ; Corœbus,
Métagène, architectes du temple d'Éleusis ; Mnésiclès, qui construisit les
Propylées ; les sculpteurs Alcamène, Agoracrite, Crésilas, Critios, Nésiotès,
Colotès, le Thrace Paonius, dont les uns étaient les élèves, les autres les
rivaux[2] de Phidias.
C'était le peintre Panœnus, frère de Phidias, qui lui-même avait commencé par
étudier la peinture, et qui devait posséder aussi une connaissance
approfondie de l'architecture, comme les sculpteurs Callimaque, Polyclète,
Scopas. Autrement sa surintendance de tant de travaux de construction n'eût
été qu'illusoire. Cette universalité est trop familière aux génies de la
renaissance pour qu'elle :nous étonne dans l'antiquité. Cependant, quelque large part que l'on veuille faire à Phidias dans les œuvres de ce beau siècle, il faut reconnaître que la postérité se montre injuste envers ceux qui les ont créées de concert avec lui. Aujourd'hui, connaître Ictinus et Alcamène, c'est déjà de la science ; pour Callicrate, Pœonius, Agoracrite, Nésiotès, ce n'est qu'un auteur à la main qu'on parvient à retrouver leurs noms sans écho. Et pourtant ces statues que vous admirez au Musée britannique sont peut-être l'œuvre de Pœonius ou d'Alcamène, de même qu'ils décoraient les frontons d'Olympie tandis que Phidias sculptait dans l'ivoire le Jupiter d'Homère. La plupart des morceaux de cette frise que vous voyez disséminée à Athènes et à Londres devraient porter le nom de Critios, d'Agoracrite et de tant d'autres. Mais Phidias est dans nos souvenirs comme Hercule, le héros de travaux impossibles, la personnification d'une génération entière, un nom qui résume tout et absorbe la gloire de tous. Les autres artistes sont pour nous que ses élèves, talents qui renoncent à leur originalité pour dégrossir ses marbres ou travailler sur ses dessins. Nous ne songeons point pourtant à rapporter à Bramante, le Phidias de Jules II, le mérite de la chapelle Sixtine et des fresques du Vatican. Non-seulement Raphaël et Michel-Ange travaillaient sous ses ordres ; mais il distingua et présenta au pape le premier, et contraignit le second, malgré sa résistance, à peindre son Jugement dernier. C'est là, je le sais, le malheur des œuvres collectives : et si, selon l'usage, un seul nom devait dominer, aucun ne le méritait mieux que celui de Phidias, puissant esprit, qui avait choisi, discipliné tant de talents divers, et qui les conduisait rapidement vers le but commun, les inspirant moins par ses conseils que par ses exemples. Mais je comprends encore mieux les jalousies et les ressentiments qui l'entouraient, si déjà l'on pressentait qu'une seule gloire ferait oublier toutes les autres. Ce fut de l'atelier même de Phidias que sortit le dénonciateur qui le fit exiler. Ce lâche complot ne fit qu'ajouter à sa grandeur en l'envoyant à Olympie commencer le Jupiter, son plus célèbre chef-d'œuvre. L'Acropole d'Athènes a été dans l'antiquité l'objet d'ouvrages particuliers qui sont perdus. Héliodore, que l'on suppose contemporain d'Antiochus Épiphane, avait écrit quinze livres sur l'Acropole. Polémon en avait composé quatre et un traité sur les tableaux des Propylées. Un passage d'Harpocration permet de croire que deux autres ouvrages avaient été composés, l'un par Ménéclès, l'autre par Callistrate. Hégésias, dont Strabon cite quelques phrases, parait peu regrettable. Mais le livre dont la perte sera éternellement à déplorer, c'est celui qu'Ictinus lui-même avait publié sur le Parthénon, de concert avec Carpion. L'architecte jugeant son œuvre et livrant les secrets de son art, ce serait pour les modernes la plus inespérée des révélations. |