L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE I. — L'ACROPOLE AVANT LES GUERRES MÉDIQUES.

 

 

Sur la rive droite de l'Ilissus, à peu de distance du mont Hymette et à quarante stades de la mer, s'élève le rocher qui fut le berceau d'Athènes et de sa religion. C'est un plateau de forme ovale irrégulière, qui a neuf cents pieds dans sa plus grande longueur ; il est large de quatre cents. Escarpé de toutes parts, il présente à l'occident seulement une pente accessible, entrée naturelle que l'art des différents âges aplanit et fortifia.

Les anciens disaient qu'avant le déluge de Deucalion un tremblement de terre avait séparé l'Acropole du Pnyx et. du Lycabette, collines voisines, et qu'auparavant, grâce à leur réunion, elle était plus près de l'Ilissus. Vraisemblablement ils ne se trompaient qu'à demi : ces immenses rochers semblent soulevés au milieu de la plaine par un même effort volcanique. La tradition voulait que Cécrops, le premier, eût choisi l'Acropole pour demeure. Il avait donné à la ville naissante non-seulement son nom, mais le nom d'Asty, que seuls des Grecs les Athéniens adoptèrent, et qui semblait consacrer une parenté avec l'Égypte. Cécrops, disait-on, était originaire de Saïs, capitale du Delta ; c'est de là qu'il aurait apporté le culte de Neitha (par inversion Athen), la vierge victorieuse, qui, comme les femmes libyennes, couvrait sa poitrine d'une peau de chèvre ornée de franges et teinte en rouge.

Les Athéniens essayèrent d'interpréter à leur honneur cette communauté de mœurs et de croyances. Cécrops fut proclamé autochtone, et on le représenta comme les fils de la Terre, moitié homme, moitié serpent. Platon, dans son Timée, racontait que Solon, pendant son voyage en Égypte, avait fait avouer aux prêtres mêmes de Saïs qu'Athènes était plus ancienne que leur ville de mille ans. Callisthène et Apollonius de Tyane répétèrent à leur tour que Saïs était une colonie grecque, et qu'elle tenait d'Athènes le culte de Minerve et son collège de prêtres, réminiscence des Étéobutades. Lorsque l'on connaît l'orgueil national des Grecs et particulièrement du peuple athénien, on ne s'étonne point de ces flatteries inventées par les philosophes qui avaient adopté Minerve comme le type le plus idéal parmi les divinités : ils préparaient ainsi un accueil favorable à leurs théories.

Mais on voit combien le sentiment national chez les anciens mêlait à son ardeur quelque chose d'étroit. Qu'importait après tout aux Athéniens que le culte de leur grande divinité fût venu ou non d'Égypte ? N'était-elle pas devenue leur création ? En la parant d'une grâce céleste par leurs poétiques fictions, en lui donnant la science, la sagesse, la valeur, la chasteté, toutes les vertus de la femme et tout le génie de l'homme, n'avaient-ils pas effacé les traces de son origine étrangère ? Par leur piété ils avaient surpassé tous les peuples rivaux ; ils avaient quitté leur nom pour prendre celui de leur protectrice ; le ciseau de leurs grands artistes lui avait donné la vie et une beauté immortelle sur la terre ; ils l'avaient fixée à jamais parmi eux en lui élevant les temples les plus magnifiques ; et même dans l'imagination de la postérité la plus reculée, Minerve ne peut apparaître que sur le rocher de l'Acropole et parmi les ruines du Parthénon.

Quant à l'interprétation du mythe de Minerve et des légendes qui s'y rattachent, soit qu'on y veuille voir simplement un voile des faits historiques, ou bien la personnification allégorique des progrès de l'agriculture et de la civilisation, ou enfin un système astronomique et philosophique plus élevé encore, ces questions ne peuvent trouver leur place au début de ce livre. Les arts sont ennemis des abstractions. Ils vivent d'imagination et de poésie, mais de cette poésie qui leur présente la forme plutôt que l'idée, la forme revêtue de fictions vivantes, de tous ses attributs matériels. Dites à Phidias que la dispute de Neptune et de Minerve, c'est la colonie phénicienne chassée par la colonie égyptienne ; — qu'Érechthée, c'est le blé confié à la terre, et Pandrose la rosée qui le fait croître ; — que Minerve, c'est l'esprit de lumière et de vie qui réside dans le soleil et la lune, et osez lui demander ensuite des chefs-d'œuvre ! Qu'on me permette donc de reproduire les fables qui entourent le berceau d'un peuple, d'autant plus charmantes qu'elles sont plus naïves. Qui voudrait les dépouiller de leurs mensonges, lorsque l'art qu'elles ont si admirablement inspiré les a en retour consacrées et faites immortelles ?

Cécrops, par les bienfaits d'une civilisation inconnue, attira promptement autour de lui les habitants de l'Attique, dispersés jusque-là, errants et misérables. C'était le temps où les dieux parcouraient la terre, prenant possession des villes où l'on devait leur rendre un culte particulier. Neptune vint le premier, et, frappant le roc de son trident, fit paraître la mer au milieu de l'Acropole. Minerve arriva à son tour, et, appelant Cécrops pour qu'il lui servit de témoin, planta un olivier chargé de ses fruits. Cécrops réunit alors les hommes et les femmes (car alors les femmes assistaient aux assemblées), et recueillit les voix. Les hommes se prononcèrent pour Neptune, les femmes pour Minerve, et, comme il s'en trouva une de plus, la déesse l'emporta.

Neptune appela en vain de ce jugement devant les douze Dieux réunis sur l'Aréopage. Le témoignage de Cécrops assura à Minerve une nouvelle victoire. Dès lors elle devint la déesse protectrice de la ville, lui donna son nom et fut honorée à Athènes plus qu'en aucun lieu de la terre. L'olivier qu'elle avait fait naitre sur le rocher frappé par Neptune fut entouré d'une enceinte, et, auprès de l'autel et de la statue consacrés à la déesse, on n'en éleva qu'aux dieux qui lui étaient chers, à Jupiter Très-Haut, son père, à Vulcain son frère.

Plus tard cependant on commença à redouter le courroux de Neptune. Déjà il avait voulu inonder l'Attique, et Mercure seul, envoyé par Jupiter, avait pu l'arrêter. La forme de son trident empreinte sur le roc, et ce trou au fond duquel, lorsque soufflait le vent d'Afrique, on entendait mugir la mer, semblaient une continuelle menace. Érechthée, par le conseil de l'oracle, éleva d'abord dans l'Acropole un autel à l'Oubli, monument de la réconciliation de Neptune et de Minerve ; puis Neptune fut admis à partager les honneurs de la déesse.

Érechthée était né de l'amour déçu de Vulcain pour Minerve et de la Terre, qui voulut être mère à sa place. Les Athéniens faisaient de cet événement des récits différents, qui, s'ils blessaient fort sa pudeur, sauvaient au moins la virginité de leur protectrice. Minerve, honteuse à la fois et touchée de compassion pour l'enfant qui gisait à terre, résolut de l'élever en se cachant des autres dieux. Elle le mit dans une corbeille et l'emporta dans son sanctuaire. Là vivaient les trois filles de Cécrops, Pandrose, Aglaure et Hersé, qui s'étaient consacrées à son culte. Un jour la déesse s'aperçut que sa ville était trop accessible du côté du couchant. Elle alla chercher une montagne à Pellène, et confia la corbeille à Pandrose en lui défendant de l'ouvrir. Pandrose fut fidèle ; mais ses deux sœurs, poussées par la curiosité, découvrirent le mystère. Aussitôt une corneille alla annoncer cette nouvelle à Minerve, qui revenait avec la montagne dans ses bras. De surprise et de colère elle la laissa tomber : c'est ainsi que fut formé le mont Lycabette. Hersé et Aglaure, égarées alors par une démence furieuse, se précipitèrent du haut de l'Acropole. Pandrose, au contraire, devint plus chère encore à Minerve, qui voulut après sa mort qu'on lui rendit les honneurs divins.

Cependant Érechthée, parvenu à l'âge d'homme, détrôna le roi Pandion. C'est alors que, plein de reconnaissance pour sa mère adoptive, il lui éleva le temple où elle aimait à habiter, investit Butés et sa postérité du sacerdoce, établit les Panathénées et les courses de quadriges en l'honneur de Minerve ; enfin, il donna à son culte l'éclat et la solennité qui se transmirent d'âge en âge. Aussi fut-il après sa mort enseveli dans le temple même, auprès de Cécrops.

Pendant que la religion consacrait ainsi l'Acropole, la ville y grandissait peu à peu, et, s'étendant au midi, commençait à descendre dans la plaine. Les artisans et les laboureurs étaient établis à l'extérieur sur la pente même qui regarde l'Ilissus. Seule, la caste des guerriers occupait le sommet, réunie par une enceinte autour du temple de Minerve et de Vulcain. Ils s'étaient construit, du côté du nord, des demeures communes, et y vivaient exposés à la violence du vent, veillant sur les citoyens. Sur le plateau même de l'Acropole, il y avait une source que plus tard les tremblements de terre firent presque complètement disparaître, mais qui alors donnait une eau abondante, agréable à boire l'hiver comme l'été.

C'est ainsi que Platon, dans son Critias, décrit la vie d'une cité primitive dans toute sa simplicité. Une source, une enceinte fortifiée, les artisans qui travaillent dans leurs demeures, les laboureurs dans les champs voisins, les guerriers sur la hauteur qui observent la mer sillonnée par Ires pirates, ou les défilés du Parnès franchis souvent par les belliqueux habitants d'Éleusis et de Thèbes. L'ennemi parait-il, tous se réfugient dans l'enceinte avec leurs troupeaux et ce qu'ils ont de plus précieux. Les fortifications n'étaient autre chose qu'une barrière de bois entrelacée aux oliviers sauvages qui croissaient naturellement sur l'Acropole comme sur tous les rochers de la Grèce.

Un temps vint cependant, lorsque Thésée réunit tous les habitants de l'Attique en une seule cité, où l'Acropole fut abandonnée aux dieux et aux vieux souvenirs. Mais elle fut toujours pour les Athéniens la Ville par excellence, l'Asty de Cécrops, la véritable patrie. Les maisons nouvelles se groupèrent en cercle à ses pieds, sous l'égide de Minerve ce qui faisait dire au rhéteur Aristide que l'Attique était le centre de la Grèce, Athènes le centre de l'Attique, et l'Acropole le centre d'Athènes. Au moment du danger, on était toujours prêt à s'y réfugier encore. C'était une sûre forteresse, surtout depuis que les Pélasges Tyrrhéniens avaient aplani le rocher et l'avaient entouré de ces murs célèbres dont ils couvrirent la Grèce et l'Étrurie.

Soixante ans après la guerre de Troie, une colonie de Pélasges chassés de la Béotie avait trouvé un asile en Attique. Pour payer l'hospitalité qu'ils recevaient, les Pélasges fortifièrent l'Acropole, et protégèrent le côté accessible par une série d'ouvrages qui communiquaient entre eux par neuf portes. De là le nom d'Ennéapyle. Les Athéniens leur donnèrent en récompense des terres au pied de l'Hymette, terres stériles, mais dont leur industrie sut tirer un excellent parti. Deux âges d'homme ne s'étaient pas écoulés que les Athéniens, jaloux et déjà ingrats, les chassèrent. Ils prétendirent plus tard que les Pélasges avaient fait violence à leurs filles lorsqu'elles allaient chercher de l'eau aux Neuf-Fontaines, et qu'on les avait surpris délibérant de s'emparer d'Athènes. Mais les dieux eux-mêmes semblèrent punir leur mauvaise foi en rendant inutiles contre l'ennemi ces murs, ouvrage de leurs victimes, et en les faisant servir aux projets formés par les ambitieux contre leur liberté. Cylon, Pisistrate, Isagoras commencèrent par se saisir de l'Acropole, lorsqu'ils voulurent se faire tyrans de leur patrie, tous trois, il est vrai, avec un succès différent. Lorsqu'au contraire Xerxès en fit le siège, Minerve chercha en vain à fléchir par ses prières Jupiter vengeur de l'hospitalité.

L'incendie d'Athènes par Xerxès est un de ces faits sur lesquels glisse l'histoire, parce que de plus grands événements captivent son attention. L'Acropole en flammes ne fait qu'éclairer la flotte immobile à Salamine, et l'on oublie quelques pierres menacées et quelques vieillards superstitieux, pour ne penser qu'à l'avenir d'un peuple et d'une civilisation qui va se décider dans peu d'heures. Il y a cependant aussi de la grandeur dans cette confiance inébranlable aux paroles ambiguës d'un oracle et dans ce dévouement Inutile qui s'ensevelit sous les ruines de la patrie.

La ville était restée déserte : les guerriers étaient sur les vaisseaux, les femmes et les enfants à Salamine ou à Trézène ; Minerve elle-même était remontée au ciel, et le serpent familier avait disparu du sanctuaire. Seuls, les ministres des autels, quelques pauvres gens que la misère avait empêchés de fuir d'Athènes, et les citoyens qui croyaient avoir mieux compris l'oracle, s'étaient enfermés dans la citadelle et l'avaient fortifiée à la hâte avec des pieux et des planches, profitant des oliviers sauvages qui l'entouraient alors d'une défense naturelle.

Le premier assaut repoussé, les Perses s'établissent en tumulte sur l'Aréopage, à portée de trait, et lancent des flèches et des étoupes enflammées contre la palissade. Les Athéniens, déçus dans leur pieuse confiance, résistaient cependant. Chaque fois que les barbares s'approchaient des portes, ils roulaient sur eux des pierres énormes. Xerxès désespérait déjà de les réduire.

Enfin, on découvrit sur le flanc de l'Acropole une fissure qui n'était point gardée, tant l'on pensait peu que personne pût jamais escalader par là. C'était, dans le temple d'Agraule, un passage souterrain dont les bords étaient très-escarpés et paraissaient inaccessibles. Dès que les Athéniens voient les Perses sur l'Acropole, les uns se précipitent du haut du mur et se tuent, les autres se réfugient dans le temple. Ils y sont massacrés, le temple est livré au pillage, et l'Acropole entière devient la proie des flammes.

Mardonius, maitre à son tour d'Athènes, acheva d'anéantir ce que Xerxès n'avait pu que détruire. Il ne laissa ni une muraille de la ville, ni une maison, ni un temple. Aujourd'hui même, en fouillant l'Acropole, on trouve des fragments des anciens temples, des marbres brisés, des pierres noircies, des charbons, des vases de terre cuite et de bronze, témoins d'une dévastation dont vingt-quatre siècles n'ont pu faire disparaître les traces.

Quand les Athéniens vainqueurs rentrèrent dans leur pays, la ville et l'Acropole n'étaient plus qu'un monceau de ruines. Mais l'olivier sacré du temple d'Érechthée, brûlé jusqu'au pied, avait repoussé d'une coudée la première nuit : image de la rapidité avec laquelle un peuple dans tout l'élan de sa jeunesse et de son génie allait réparer ses désastres. La fortune semblait avoir rasé une ville entière, œuvre inégale de temps encore grossiers, pour qu'elle se relevât brillante, une et immortelle au plus beau siècle de l'art.