LES JOURNÉES DU GRAND ROI

 

CHAPITRE III. — LA JOURNÉE DU GRAND ROI.

 

 

Le Roi touche maintenant à l’âge mûr. Le voici dans tout l’épanouissement de la quarantaine, à la veille des cruelles opérations qui vont commencer la ruine de sa robuste constitution, comme de sa virile beauté. A cette époque, il est Perdu de vapeurs. Il a des rages de dents et des insomnies ou bien des cauchemars. Il rêve tout haut, gesticule pendant s on sommeil, tellement le souci des affaires l’obsède. Néanmoins la plupart des contemporains sont d’accord pour attester que jamais la physionomie du Roi n’a paru plus calme, plus majestueuse, ni son humeur plus égale.

Son image la plus vraie, à ce moment de sa vie, — vraie d’une vérité idéale, — l’image que se faisaient de lui les français comme les étrangers les plus intelligents, ceux qui Paient capables de comprendre la grandeur de son dessein, la valeur exceptionnelle de ce politique, la richesse et l’universalité de ses dons, — c’est assurément cet admirable buste de Coysevox, qui est placé aujourd’hui sur la cheminée de l’Œil-de-Bœuf, entre deux candélabres formés de fleurs de lis naturelles. On s’étonne et on s’indigne de ce que ce chef-d’œuvre inestimable soit, maintenant encore, à peu près inconnu, — en tout cas, qu’il ne soit point apprécié et admiré comme il le mérite. Il a fallu que les conservateurs du Musée de Versailles : MM. Pierre de Nolhac et André Pératé l’allassent découvrir dans un cabinet noir, où il gisait sans gloire parmi d’obscurs débris. Même à présent, dans cette antichambre assez sombre de l’Œil-de-Bœuf, il n’a pas la place qui lui convient : le mieux serait sans doute de l’installer dans le Salon de la Guerre ou dans le Salon de la Paix, à l’extrémité de cette merveilleuse perspective que forme la Galerie des Glaces.

Cette œuvre extraordinaire est datée de 1681 — l’époque triomphale du règne. Louis XIV avait alors quarante-trois ans. Il est représenté là dans toute sa majesté olympienne, dans sa beauté robuste toujours engorgée de chair, mais transfigurée par l’éclair de la pensée, ennoblie par la largeur rayonnante du front. Je ne connais pas de traduction plastique plus complète, plus parfaite de l’idée même de la royauté, conçue comme une irradiation perpétuelle de puissance, d’intelligence, de beauté et de bonté. Et je ne m’explique pas la disgrâce scandaleuse qui frappe, encore aujourd’hui, cette œuvre hors de pair, comme celle qui frappe la personne du Roi lui-même. Il est honteux de voir nos salons bourgeois et même aristocratiques encombrés par une statuaire du XVIIIe siècle toujours la même, — bustes de Marie-Antoinette ou d’une Mme de Pompadour, ou d’une Mme du Barry, — alors qu’on affecte d’ignorer ce chef- d’œuvre qui est le visage même de la France à l’époque la plus radieuse de son histoire. Ce buste de Coysevox devrait être reproduit et répandu à des milliers d’exemplaires.

***

La vie intime d’un roi qui a fait dans le monde autant de bruit que Louis XIV, appartient à l’Histoire. Ce n’était pas une vie privée. Le Roi vivait publiquement devant toute la Cour. Les mémorialistes du temps en notaient les moindres détails. C’est à Dangeau qui passa cinquante ans à la Cour, à Saint-Simon que nous empruntons le tableau de l’étiquette Qui réglait extérieurement tous les actes du Roi et de la Cour.

Versailles fut à partir de 1682 le siège du Gouvernement, pour se loger près du Roi, la noblesse fit bâtir ses hôtels à Paris et surtout autour du palais de Versailles, principale résidence royale. Elle servit désormais le Roi à la Cour, ou bien dans ses armées et sur ses vaisseaux.

La Cour se compose de la Maison militaire du Roi qui ne compte pas moins de dix mille hommes aux brillants uniformes. Elle comprend les gardes du corps, les gendarmes, les chevau-légers, les mousquetaires, les grenadiers, les gardes-françaises et les gardes suisses.

La Maison civile qui compte quatre mille personnes est commandée par trois grands officiers : le grand aumônier qui a sous ses ordres tous les aumôniers, chapelains et musiciens ; le grand-maître de France de qui dépendent tous les maîtres d’hôtel, le grand panetier, le grand échanson, le premier écuyer tranchant, et tous les services d’approvisionnement : le gobelet du Roi, la bouche du Roi, service spécial pour le Roi. Le service des gens de la maison royale est fait par la paneterie, l’échansonnerie, la cuisine commune, la fruiterie et la fourrière qui fournit le bois. Le grand chambellan commande aux gentilshommes de la chambre, aux pages, aux huissiers, aux valets de chambre, aux portemanteaux, aux porte-arquebuses, aux officiers de garde-robe, aux médecins et à la multitude des barbiers, tapissiers, horlogers, valets et officiers du garde-meuble.

Le grand écuyer de France dirige tout un personnel d’écuyers, de pages, de laquais, d’intendants des écuries. Il a aussi sous ses ordres le grand veneur avec tout un personnel de chasse et des meutes de chiens pour le lièvre, le chevreuil, le cerf. Le grand fauconnier veille à l’entretien des vols de faucons pour la corneille, la pie, le héron.

La Reine et les princes ont chacun leur maison qui reproduit celle du Roi, mais un personnel moins nombreux. Ces diverses maisons militaires et civiles du Roi et de la famille royale, composées de seigneurs de tout rang et de simples serviteurs étaient fixées, par leurs fonctions autour de la demeure du Roi. La population de Versailles en fut plus que doublée. Les nobles qui n’avaient pas de fonctions spéciales leur permettant d’obtenir un logement au château s’empressaient d’y venir de Paris faire leur cour au Roi, la route entre ces deux villes était sans cesse parcourue par de nombreux carrosses. Etre admis à la Cour prouve que l’on est de race noble : c’est un honneur auquel les bourgeois, j même les plus riches, ne peuvent prétendre. Être bien en cour, permet d’espérer une prompte fortune puisque la seule carrière ouverte aux gentilshommes ce sont les fonctions civiles ou militaires accordées par le Roi, et elles sont réservées à ceux qui sont exacts à venir faire leur cour. Etre renvoyé dans ses terres est, pour un courtisan, une fâcheuse disgrâce. Le Roi vit donc dans une perpétuelle représentation au milieu de cette foule de courtisans. Quand il va de Versailles à Saint-Germain, à Marly ou à Fontainebleau ou même simplement à la chasse, il est toujours suivi d’une file de carrosses transportant ses courtisans et ses serviteurs.

***

Le Roi a établi à la Cour une étiquette moins solennelle que celle de la Cour d’Espagne, mais aussi inviolable. Cette étiquette règle tous les actes de sa vie et, de chacun de ces actes, fait une cérémonie.

L’ordre des préséances règle à quel rang chacun doit se présenter, qui doit passer devant ou être mis à la place d’honneur, qui a le droit d’assister aux repas, aux spectacles, aux fêtes, de monter dans les carrosses du Roi, de s’asseoir en sa présence et sur quelles sortes de sièges.

Quand Louis XIV était aux armées, ses heures étaient naturellement déterminées par les nécessités des combats ou des Conseils. Il n’y mangeait, soir et matin, qu’avec des gens d’une qualité à pouvoir prétendre à cet honneur. Celui qui y avait droit le faisait demander par le premier gentilhomme en service. Si la réponse était favorable, on se présentait au moment du dîner. Le Roi disait : Monsieur, mettez-vous à table. Cela fait, on avait après l’honneur d’y manger quand on voulait, avec discrétion. Les grades militaires les plus élevés ne suffisaient pas ; M. de Vauban, lieutenant général, si distingué depuis tant d’années, y mangea, pour la première fois au siège de Namur et se montra comblé de cette distinction. Le même honneur fut fait à l’abbé de Grancey qui s’exposait partout à confesser les blessés et à encourager les troupes. Le premier aumônier du Roi, qui depuis eut la pourpre, y voyait manger ses frères, le duc et le chevalier de Coislin, sans y avoir jamais prétendu.

A ces repas, tout le monde était couvert. Le Roi seul était découvert. On se découvrait pour parler au Roi ou quand il vous parlait. Les places les plus proches du Roi étaient aussi réglées par les titres. Quoique à l’armée, les maréchaux de France n’y avaient point de préférence sur les ducs ou les princes étrangers. Le Roi seul avait un fauteuil : pour tous, même pour le Dauphin, des sièges pliants à dos de maroquin noir. Ailleurs qu’à l’armée, le Roi ne mangeait avec aucun homme, pas même avec les princes du sang, si ce n’est aux festins de leurs noces.

***

L’étiquette faisait de la vie du Roi une perpétuelle représentation. Depuis son lever jusqu’à son coucher tous ses mouvements sont réglés. Il n’est jamais seul. L’État de la France donne le curieux détail de la journée royale :

Le Roi se lève à l’heure qu’il a marquée le soir avant que de se coucher, et même s’il ne s’éveillait pas à l’heure qu’il a donnée, le premier valet de chambre l’éveillerait.

Le matin, le premier valet de chambre du Roi en quartier, qui a couché dans la chambre de Sa Majesté, se lève ordinairement une heure avant le Roi, sort doucement de la chambre de S. M. et se vient habiller dans l’antichambre.

Un quart d’heure avant que le Roi s’éveille, environ à huit heures et demie du matin, pour la plupart du temps, le premier valet de chambre entre doucement dans la chambre de Sa Majesté où un officier ou garçon de fourrière vient faire du feu, si c’est en été, ou remettre du bois au feu, si c’est en hiver. En même temps les garçons de la chambre ouvrent doucement les volets des fenêtres, ôtent le mortier et la bougie, lesquels restent encore allumés après avoir brûlé toute la nuit. Ils ôtent pareillement la collation de nuit — consistant en pain, vin, eau, verre et essai, ou tasse de vermeil, et quelques serviettes et assiettes —, ôtant aussi ou faisant ôter le lit du premier valet de chambre appelé le lit de veille. Cela fait, le premier valet de chambre reste seul dans la chambre, les autres garçons ou officiers se retirant, jusqu’à l’heure que le Roi a commandé qu’on l’éveille.

L’heure que le Roi a dite venant à sonner, le premier valet de chambre s’approche du lit du Roi, à qui il dit : Sire, voilà l’heure ; puis il va ouvrir aux garçons de la chambre, dont il y en a un qui un demi-quart d’heure auparavant a été avertir le grand chambellan et le premier gentilhomme de la Chambre en année, s’ils n’étoient pas encore arrivés dans l’antichambre ; un autre va avertir au Gobelet et à la Bouche pour apporter le déjeuner ; un autre prend possession de la porte et laisse seulement entrer les personnes suivantes, qui sont celles à qui le rang et les charges permettent d’entrer quand Sa Majesté est éveillée et est encore au lit.

Les premiers qui entrent sont le grand chambellan et le premier gentilhomme de la Chambre en année. Mais auparavant que de parler de ces grandes charges qui ont les premières entrées, il est juste de dire que, sitôt que le Roi est éveillé, Mgr le Dauphin a la liberté d’entrer. Mgrs les ducs de Bourgogne et de Berry entrent aussi.

Le grand chambellan ouvre les rideaux ; les princes du sang, les ducs et pairs, les hauts dignitaires de la Cour sont introduits.

Le Roi étant encore dans son lit, le premier valet de chambre, tenant de la main droite un flacon d’esprit-de-vin, en verse sur les mains de Sa Majesté, sous lesquelles il tient une assiette en vermeil de la gauche. Le grand chambellan ou le premier gentilhomme de la Chambre présente le bénitier à Sa Majesté, qui prend de l’eau bénite, faisait le signe de la croix. Si les princes ou grands seigneurs ci-dessus nommés ont quelque chose à dire au Roi, ils peuvent lui parler. Puis Sa Majesté récite l’office du Saint-Esprit et fait quelques prières dans son lit pendant un quart d’heure.

Avant que le Roi se lève, le sieur Quentin, qui est le barbier et qui a soin des perruques, se vient présenter devant Sa Majesté, tenant deux perruques ou plus de différente longueur ; le Roi choisit celle qui lui plaît, suivant ce qu’il a résolu de faire la journée.

Au moment que le Roi sort du lit, il chausse ses mules, que lui présente le premier valet de chambre. Le grand chambellan met la robe de chambre à Sa Majesté, ou bien le premier gentilhomme de la Chambre ; et le premier valet de chambre la soutient, qui en leur absence la mettroit aussi. Le Roi étant debout prend de l’eau bénite et vient à son fauteuil, placé au lieu où il doit s’habiller ; et sitôt que Sa Majesté e st sortie du balustre, un des valets de garde-robe y entre, Qui va prendre sur le fauteuil proche du lit, le haut-de-chausses du Roi et son épée. C’est là que commence le petit lever, ou qu’il commence à faire petit jour chez le Roi.

Alors le grand chambellan, le premier gentilhomme de la Chambre ou le barbier, en leur absence, ôte le bonnet de nuit de dessus la tête de Sa Majesté, que reçoit un valet de garde-robe, et l’un des barbiers peigne le Roi, qui se peigne encore lui-même. Durant tout ce temps, le premier valet de chambre tient toujours devant Sa Majesté le miroir qu’un garçon de la chambre lui a mis en main. Environ ce temps-là le Roi demande la première entrée, et le premier gentilhomme de la Chambre répète plus haut la même chose au garçon de la chambre qui est à la porte.

Les premières entrées arrivent.

C’est en ce temps que commence la première entrée, c’est-à-dire qu’alors le garçon de la chambre fait entrer quand ils se présentent, ceux qui en ont le droit par leurs charges ou ceux qui ont un brevet d’entrée : les secrétaires du cabinet, les premiers valets de garde-robe, les deux lecteurs de la Chambre, les deux intendants et contrôleurs de l’argenterie, quelques anciens officiers à qui le Roi a accordé de jouir encore des mêmes entrées, comme s’ils avoient leurs charges, l’intendant des meubles de la Couronne, le médecin ordinaire, le chirurgien ordinaire, l’apothicaire chef, le concierge des tentes et commandant du petit équipage du Roi.

Le Roi, suffisamment peigné, le sieur Quentin lui présente la perruque de son lever, qui est plus courte que celle que Sa Majesté porte ordinairement et le reste du jour. Sa Majesté ayant mis sa perruque, les officiers de la garde-robe s’approchent pour habiller le Roi, qui demande en même temps sa Chambre, et alors les huissiers de chambre prennent la porte de la chambre, et avec eux entrent les valets de chambre, les porte-manteaux, les porte-arquebuse, et autres officiers de la Chambre, les huissiers du cabinet, etc.

Les huissiers de la chambre étant entrés, s’emparent de la porte de la chambre du Roi. Et après que l’un d’eux a dit tout bas à l’oreille du premier gentilhomme de la Chambre les noms des gens de qualité qui sont à la porte — par exemple, des cardinaux, des archevêques, des évêques, du nonce, des ambassadeurs, des ducs et pairs, des maréchaux de France, des gouverneurs des provinces, des lieutenants-généraux, des premiers présidens des Parlemens, et autres —, alors le premier gentilhomme de la Chambre dit au Roi les mêmes noms de ces seigneurs. Aussitôt Sa Majesté ordonne qu’on fasse entrer, ou est censée l’ordonner, ne disant rien au contraire ; et cet huissier fait entendre cet ordre à son camarade qui tient la porte ; pour lui, il est pour faire faire jour devant le Roi et faire ranger le monde.

L’huissier qui tient la porte de la chambre fait donc entrer certaines personnes sitôt qu’il les aperçoit, pour lesquelles il y a un ordre général, comme M. le duc de Vendôme, etc. Dans le même temps l’huissier laisse entrer, à mesure qu’ils arrivent, les principaux officiers de la Maison de Sa Majesté sans demander pour eux, car il ne demande point pour les officiers. Puis il laisse entrer toute la noblesse et le reste des officiers, selon le discernement qu’il fait des personnes plus ou moins qualifiées, et des officiers plus ou moins nécessaires et qui ont les emplois les plus considérables. M. de Chamlay entre sans que l’huissier aille demander pour lui.

Il est du devoir de l’huissier de demander le nom et la Qualité de ceux qu’il ne connoît pas ; et lorsqu’il le demande, Qui que ce soit ne le doit trouver mauvais, parce qu’il est de sa charge de connoître tous ceux qu’il laisse entrer.

Cependant le Roi s’habille et commence par se chausser, d’abord un garçon de la garde-robe donne les chaussons et les jarretières au premier valet de garde-robe, qui présente Premièrement à Sa Majesté les chaussons l’un après l’autre, Que le Roi chausse lui-même. Ensuite un valet de garde-robe lui présente son haut-de-chausses, où sont attachés ses bas de soie. Il lui présente aussi ses bas d’estame[1], ses bas foulés ou d’autres bas de soie suivant la saison. Un garçon de la garde-robe lui chausse ses souliers, dont ordinairement les boucles sont de diamants. Les deux pages de la Chambre Qui sont de jour ou de service relèvent les mules ou pantoufles du Roi. Puis le premier valet de garde-robe lui donne ses jarretières à boucles de diamants, l’une après l’autre, que le Roi attache lui-même, et quand le Roi prend des bottes, le Valet de garde-robe les lui présente.

De deux jours l’un, c’est jour de barbe, c’est-à-dire que le Roi se fait raser.

Les deux barbiers de quartier rasent alternativement de deux jours l’un, et celui qui ne rase point apprête les eaux et tient le bassin. Celui qui est de jour pour raser Sa Majesté met le linge de barbe au Roi, le lave avec la savonnette, le rase, le lave après qu’il est rasé, avec une éponge douce, d’eau mêlée d’esprit-de-vin, et enfin avec de l’eau pure. Pendant tout le temps qu’on rase le Roi, le premier valet de chambre tient le miroir devant Sa Majesté, et le Roi s’essuie lui-même le visage avec le linge de barbe. Quand le Roi portoit une moustache, le barbier fournissoit de la cire préparée et la présentoit à Sa Majesté avec le peigne à moustache.

Si l’on parle trop haut dans la chambre, les huissiers font faire silence.

Le Roi demande son déjeuner, et s’il doit prendre un bouillon — qui est toujours prêt à la Bouche —, on le lui apporte auparavant, ou bien il prend une tasse d’eau de sauge, qui lui est apportée par un chef du Gobelet, qui porte une soucoupe d’or, sur laquelle il y a un sucrier de porcelaine, rempli de sucre candi en tablette, avec deux tasses et deux soucoupes de porcelaine, desquelles le Roi en prend une pour prendre sa sauge.

Sa Majesté, après le déjeuner, ôte sa robe de chambre, et le maître de la garde-robe lui tire la camisole de nuit par la manche droite, et le premier valet de garde-robe par la manche gauche ; puis il remet cette camisole entre les mains d’un des officiers de la garde-robe. Le Roi avant que de quitter sa chemise de nuit, ôte les reliques qu’il porte sur lui jour et nuit, et les donne au premier valet de chambre qui les porte dans le cabinet du Roi, où il les met dans un petit sac ou bourse qui est sur la table avec la montre de Sa Majesté, et qui garde cette bourse aux reliques et cette montre jusqu’à ce que le Roi rentre en son cabinet.

L’étiquette indiquait qui devait présenter les diverses pièces de l’habillement. La chemise de jour, apportée dans une enveloppe de soie blanche, était présentée par un fils ou petit- fils de Roi ou un prince du sang : à leur défaut par le grand chambellan.

Au moment que le Roi a sa chemise blanche sur ses épaules, et à moitié vêtue, le valet de garde-robe qui l’a apportée prend sur les genoux du Roi, ou reçoit des mains de S. M. la chemise que le Roi quitte. Pendant que S. M. ôte sa chemise de nuit et met sa chemise de jour, aux côtés de son fauteuil il y a deux valets de chambre qui soutiennent sa robe de chambre pour le cacher. Or, sitôt que sa chemise lui a été donnée, le premier valet de chambre en tient la manche droite, et le premier valet de garde-robe en tient la manche gauche. Après, le Roi se lève de son siège, et le maître de la garde-robe lui aide à relever son haut-de- chausses. Si S. M. veut mettre une camisole, c’est le grand maître de la garde-robe qui la lui vêt.

Les valets de garde-robe apportent l’épée, la veste et le cordon bleu. Le grand maître de la garde-robe agrafe l’épée au côté du Roi, puis il lui passe sa veste dans les bras, lui met par-dessus le cordon bleu en écharpe, au bout duquel la croix du Saint-Esprit de diamants est attachée et pend du côté de l’épée, avec la croix de l’ordre de Saint-Louis liée avec un petit ruban rouge. Ensuite un des valets de garde-robe présente le juste-au-corps du Roi — après l’avoir chauffé s’il en est besoin — au grand maître de la garde-robe, lequel aide à S. M. à le passer dans ses bras. S’il arrivoit par hasard, comme quelquefois à la campagne, qu’il ne se trouvât auprès du Roi ni grand chambellan, ni premier gentilhomme de la Chambre, ni grand maître, ni maître de la Garde-robe, ni même de premier valet de garde-robe, les valets de garde-robe présenteroient eux-mêmes à Sa Majesté toutes les pièces de l’habillement ci-dessus, comme feroient aussi les garçons de garde-robe en l’absence des valets de garde-robe.

Le Roi ayant mis son juste-au-corps, celui qui a soin des cravates de S. M. en apporte plusieurs dans une corbeille, lesquelles il a préparées avec les rubans quand il y en a ; et celle qui plaît à S. M., le maître de la garde-robe la lui met ; mais le Roi se la noue lui-même... Le Roi vide les poches de l’habit qu’il quitte dans celles de l’habit qu’il prend ; et c’est le maître de la Garde-robe qui les lui présente pour les vider, un valet de garde-robe le tenant par-dessous. Un autre valet de garde-robe apporte trois mouchoirs de points de trois sortes de façons sur une salve de vermeil, et le maître de la garde-robe les présente sur cette même salve à S. M., qui en prend un ou deux, comme il lui plaît. Cette salve est une manière de soucoupe en ovale.

Toutes les fois que le Roi est en robe de chambre, soit de nuit, soit de jour, qu’il soit indisposé, qu’il ait pris médecine ou non, c’est au grand maître de la Garde-robe à présenter les mouchoirs à Sa Majesté.

Le maître de la Garde-robe présente aussi au Roi son chapeau, ses gants et sa canne. Aux jours des grandes fêtes solennelles, le grand maître de la Garde-robe met le manteau sur les épaules du Roi et présente à S. M. le collier de l'Ordre, lequel les officiers de la garde-robe attachent pardessus le manteau.

Toutes les fois que le Roi met des habits neufs, pour cette première fois le tailleur présente les chausses à S. M., mais à l’égard de la veste et du juste-au-corps, il les présente aux officiers supérieurs, comme il est dit à l’habillement ordinaire du Roi. Si dès le matin le Roi s’habillait pour aller à la chasse, S. M. prendroit un surtout et un manchon, suivant la saison.

Si le Roi se levoit avant qu’il fût jour, on allumeroit un bougeoir, et le grand chambellan ou le premier gentilhomme de la Chambre ayant demandé à S. M. à qui elle souhaiteroit qu’on le donnât, le premier valet de chambre le mettroit entre les mains de celui que le Roi auroit nommé, pour le tenir pendant qu’on habilleroit Sa Majesté.

Pendant que le Roi s’habille, l’horloger prend son temps pour mettre en état les pendules de la chambre et des autres appartemens de S. M., et la montre même que le Roi porte sur lui, et la va mettre sur la table du cabinet.

Un valet de chambre tient toujours le miroir devant le Roi, durant tout le temps qu’on habille S. M., et deux éclairent aux deux côtés, s’il est besoin de lumière.

Le Roi étant tout habillé vient aussitôt à la ruelle de son lit, l’huissier de chambre faisant faire place devant S. M. Le Roi s’agenouille sur les deux carreaux, l’un sur l’autre, qu’un valet de chambre a posés à terre sur le parquet au-devant du fauteuil proche le lit du Roi, et ce valet de chambre se tient dans le balustre. S. M. prend de l’eau bénite, prie Dieu, et ayant achevé ses prières, le grand aumônier, ou le premier aumônier dit d’une voix basse l’oraison Quæsumus omnipotens, Deus, etc., ou en leur absence un des aumôniers ; puis le Roi prend encore de l’eau bénite et s’en va... Autrefois le Roi alloit prier Dieu dans un oratoire proche sa chambre.

Pendant la cérémonie du lever, le Roi parlait parfois de chasse, disant un mot à l’un, à l’autre, et ceux à qui il s’adresse sont ravis de cette marque d’attention. Le Roi passait ensuite dans son cabinet, suivi par tous ceux qui avaient des charges. Il y donnait à chacun l’ordre pour la journée. On savait donc à un demi-quart d’heure près tout ce qu’il devait faire. Tout ce monde sorti, les bâtards avec leurs anciens gouverneurs et Mansard venaient par les derrières avec les valets intérieurs. Moment de détente. On parlait des plans, des jardins ou des bâtiments.

Toute la Cour attendait dans la galerie pendant que le Roi accordait des audiences secrètes aux ministres étrangers. Il ne traitait pas avec eux, sachant qu’ils ne cherchaient qu’à pénétrer ses desseins. Il savait d’avance quelle serait la matière de l’audience demandée ; il répondait brièvement sans jamais s’engager. Si le ministre insistait, ce qu’il n’osait guère, le Roi répondait qu’il ne pouvait en ce moment s’expliquer davantage, mais que son ministre, toujours présent à l’entretien, connaissait ses intentions et l’en informerait. Si l’envoyé étranger ainsi éconduit faisait la sourde oreille, le Roi le quittait avec une inclination de tête et, pendant que l’audience se poursuivait, le Roi avait le loisir d’examiner et de délibérer sur la réponse définitive qu’il convenait de faire.

Le Roi se rendait alors à la messe qu’il entendait dans sa tribune, à genoux sur un carreau, et accoudé à la balustrade en égrenant son chapelet. On y faisait de fort bonne musique tes jours de fête. Les jours ordinaires, on y chantait au moins un motet.

A l’aller et au retour de la messe, parlait qui voulait au Roi après l’avoir dit au capitaine des gardes. Cette pratique de recevoir les courtisans debout et en passant évitait la longueur des audiences particulières, où l’on ne s’en tient pas toujours au principal. Là encore, le Roi écoutait bien le nécessaire, ne répondait presque jamais qu’un Je verrai et coupait court très poliment, si bien que, hors des cas fort rares, on n’osait point lui parler ailleurs pour affaires. Le Roi tenait ensuite conseil dans sa chambre où s’étaient réunis les ministres.

Quand il n’y avait pas conseil, à Fontainebleau, à Trianon, à Marly, le Roi passait de la messe chez Mme de Maintenon quand elle n’était pas allée dès le matin à Saint-Cyr. C’était le temps de leur tête-à-tête sans ministre et sans interruption.

***

Le dîner était à une heure, toujours au petit couvert, servi dans la chambre du Roi sur une table carrée. Du grand commun à travers d’interminables escaliers, la viande de Sa Majesté est solennellement apportée. Chaque plat est présenté par un gentilhomme précédé d’un huissier et d’un maître d’hôtel escorté de trois gardes du corps, carabine à l’épaule. Cinq gentilshommes sont en permanence debout, derrière le Roi qui mange seul. Les officiers du gobelet ont mis le couvert ; les officiers de la bouche font l’essai du sel, du pain, de la viande. Quand le Roi veut boire, l’échanson crie : A boire pour le Roi ! On lui apporte un verre, du vin, de l’eau ; un gentilhomme les reçoit des mains de l’échanson et les verse dans une tasse de vermeil, un troisième gentilhomme fait l’essai et le Roi peut boire enfin.

Le Roi était un gros mangeur. On servait au dîner beaucoup de plats et trois services sans le fruit. Comme boisson, il n’usa pendant longtemps que du meilleur vin de champagne. Fagon le mit au vin de Bourgogne, avec la moitié d’eau, vin si vieux qu’il en était usé, si bien que le Roi disait que les seigneurs étrangers étaient souvent attrapés à vouloir goûter le vin de sa bouche. Pour lui, en aucun temps il n’avait bu de vin pur, ni d’aucune sorte de liqueur, ni même de thé, de café ou de chocolat. Pendant longtemps, à son lever, il prenait un peu de pain, de vin et d’eau ; il y renonça pour prendre deux tasses de sauge et de véronique. Souvent entre ses repas et toujours en se mettant au lit, il buvait des verres d’eau avec de l’eau de fleurs d’oranger. Toutes ces boissons et pendant les repas, à la glace, même les jours de médecine. Il ne prenait jamais rien entre ses repas, si ce n’est quelques pastilles de cannelle qu’il mettait dans sa poche quand on servait son fruit, avec force biscotins pour ses chiennes couchantes.

Comme, avec l’âge, il était devenu de plus en plus resserré, Fagon lui faisait manger à l’entrée du repas quantité de fruits à la glace : melons, figues et mûres et, au dessert, encore beaucoup d’autres fruits et enfin une grande variété de sucreries. A ses deux repas, il mangeait des potages, de plusieurs sortes et en abondance ; ces potages, comme tout Ce qu’on lui servait du reste, étaient très fortement épicés. En toutes saisons, il mangeait force salade, mais jamais de venaison ni d’oiseaux d’eau. Jusqu’aux derniers temps de sa vie, il mangeait, soir et matin, si prodigieusement et si solidement, qu’on ne s’accoutumait point à le voir.

Monseigneur et ses fils se tenaient debout au petit couvert, sans que jamais le Roi leur proposât un siège. Les princes du sang et les cardinaux étaient aussi debout. Monsieur, Venant de Saint-Cloud, donnait la serviette et demeurait debout : Un peu après, dit Saint-Simon, le Roi, voyant qu’il ne s’en allait point, lui demandait s’il ne voulait point s’asseoir, il faisait la révérence, et le Roi ordonnait qu’on lui apportât un siège. On mettait un tabouret derrière lui. Quelques moments après, le Roi lui disait : Mon frère, asseyez-vous donc. Il faisait la révérence et s’asseyait jusqu’à la fin du dîner qu’il présentait la serviette.

 

D’autrefois, quand il venoit de Saint-Cloud, le Roi en arrivant à table demandoit un couvert pour Monsieur, ou bien lui demandoit s’il ne vouloit pas dîner. S’il le refusoit, il s’en alloit un moment après sans qu’il fût question de siège ; s’il l’acceptoit, le Roi demandoit un couvert pour lui. La table étoit carrée ; il se mettoit à un bout, le dos au cabinet. Alors le grand chambellan, s’il servoit, ou le premier gentilhomme de la Chambre, donnoit à boire et des assiettes à Monsieur, et prenoit de lui celles qu’il ôtoit, tout comme il faisoit au Roi ; mais Monsieur recevoit tout ce service avec une politesse fort marquée. S’ils alloient à son lever, comme cela leur arrivoit quelquefois, ils ôtoient le service au premier gentilhomme de la Chambre, et le fai- soient, dont Monsieur se montroit fort satisfait. Quand il étoit au dîner du Roi, il remplissoit et égayoit fort la conversation. Là, quoique à table, il donnoit la serviette au Roi en s’y mettant et en sortant ; et en la rendant au grand chambellan, il y lavoit. Le Roi, d’ordinaire, parloit peu à son dîner, quoique par-ci par-là quelques mots, à moins qu’il n’y eût de ces seigneurs familiers avec qui il causoit un peu plus, ainsi qu’à son lever.

De grand couvert à dîner, cela étoit extrêmement rare ; quelques grandes fêtes, ou à Fontainebleau quelquefois, quand la Reine d’Angleterre y étoit. Aucune dame ne venoit au petit couvert. J’y ai seulement vu très-rarement la maréchale de la Mothe, qui avoit conservé cela d’y avoir amené les Enfants de France, dont elle avoit été gouvernante. Dès qu’elle y paraissoit, on lui apportoit un siège, et elle s’as- seyoit, car elle étoit duchesse à brevet.

Au sortir de table, le Roi, suivi du premier médecin qui était toujours présent aux repas, passait dans son cabinet. Les gens les plus distingués pouvaient alors venir lui parler, après le lui avoir demandé, ce qu’on n’osait guère. Le Roi s’amusait ensuite à donner à manger à ses chiens couchants. Après quoi, il demandait sa garde-robe et changeait de vêtements, puis il descendait par son petit degré dans la cour de marbre pour monter en carrosse, et, dans ce court trajet, lui parlait qui voulait, de même au retour.

Seuls les temps extrêmes empêchaient le Roi de sortir, car il était peu sensible au froid, au chaud et même à la pluie. Il sortait pour courre le cerf à Marly ou à Fontainebleau avec ses meutes, ou pour tirer dans ses parcs, et homme en France ne tirait si juste, si adroitement, ni de si bonne grâce. Parfois aussi il allait voir travailler dans ses jardins et ses bâtiments, ou donnait la collation aux dames dans la forêt de Marly. A Fontainebleau, quand toute la Cour était autour du canal avec les courtisans à cheval, le spectacle était magnifique.

Aucuns ne le suivoient en ses autres promenades que ceux qui étoient en charges principales qui approchoient le plus de sa personne, excepté lorsque, assez rarement, il se promenoit dans ses jardins de Versailles, où lui seul étoit couvert, ou dans ceux de Trianon, lorsqu’il y couchoit et qu’il y étoit pour quelques jours, non quand il y alloit de Versailles s’y promener et revenir après. A Marly de même ; mais s’il y demeuroit, tout ce qui étoit du voyage avoit toute liberté de l’y suivre dans les jardins, l’y joindre, l’y laisser, en un mot, comme ils vouloient.

Ce lieu avoit encore un privilège qui n’étoit pour nul autre ; c’est qu’en sortant du château, le Roi disoit tout haut : Le chapeau, Messieurs ; et aussitôt courtisans, officiers des Gardes du corps, gens des Bâtimens se couvroient tous, en avant, en arrière, à côté de lui, et il auroit trouvé mauvais si quelqu’un eût non-seulement manqué, mais différé à mettre son chapeau ; et cela duroit toute la promenade, c’est-à-dire quelquefois quatre et cinq heures en été, ou en d’autres saisons, quand il mangeoit de bonne heure à Versailles pour s’aller promener à Marly, et n’y point coucher.

La chasse du cerf étoit plus étendue. Y alloit à Fontainebleau qui vouloit ; ailleurs, il n’y avoit que ceux qui en avoient obtenu la permission une fois pour toutes, et ceux qui en avoient obtenu le justaucorps, qui étoit uniforme, bleu, avec des galons, un d’argent entre deux d’or, doublé de rouge. Il y en avoit un assez grand nombre, mais jamais qu’une partie à la fois, que le hasard rassembloit. Le Roi aimoit à y avoir une certaine quantité, mais le trop l’impor- tunoit, et troubloit la chasse. Il se plaisoit qu’on i’aimât, mais il ne vouloit pas qu’on y allât sans l’aimer ; il trouvoit cela ridicule, et ne savoit aucun mauvais gré à ceux qui n’y alloient jamais.

Il en étoit de même du jeu, qu’il vouloit gros et continuel dans le salon de Marly pour le lansquenet, et force tables d’autres jeux par tout le salon. Il s’amusoit volontiers à Fontainebleau, les jours de mauvais temps, à voir jouer les grands joueurs à la paume, où il avoit excellé autrefois, et à Marly très-souvent à voir jouer au mail où il avoit aussi été fort adroit.

Quelquefois, les jours qu’il n’y avoit point de conseil, qui n’étoient pas maigres, et qu’il étoit à Versailles, il alloit dîner à Marly ou à Trianon avec Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon et des dames, et cela devint beaucoup plus ordinaire ces jours-là les trois dernières années de sa vie. Au sortir de table, en été, le ministre qui devoit travailler avec lui arrivoit, et quand le travail étoit fini, il passoit jusqu’au soir à se promener avec les dames, à jouer avec elles, et assez souvent à leur faire tirer une loterie toute de billets noirs, sans y rien mettre ; c’étoit ainsi une galanterie de présens qu’il leur faisoit, au hasard, de choses à leur usage, comme d’étoffes et d’argenterie, ou de joyaux ou beaux ou jolis, pour donner plus au hasard. M mo de Maintenon tiroit comme les autres, et donnoit presque toujours sur-le-champ ce qu’elle avoit gagné. Le Roi ne tiroit point, et souvent il y avoit plusieurs billets sous le même lot. Outre ces jours-là, il y avait assez souvent de ces loteries quand le Roi dînoit chez Mme de Maintenon. Il s’avisa fort tard de ces dîners, qui furent longtemps rares, et qui, sur la fin, vinrent à une fois la semaine avec les dames familières, avec musique et jeu. A ces loteries, il n’y avoit que des dames du palais et des dames familières... L’été, le Roi travailloit chez lui, au sortir de table, avec les ministres, et lorsque les jours s’accourcissoient, il y travailloit le soir chez Mme de Maintenon.

Au retour de ses promenades, lui parlait qui voulait, depuis le carrosse jusqu’au bas du petit degré. Il passait une heure avec ses bâtards, recevait les rapports de vive voix ou par écrit et écrivait lui-même quand il avait à le faire. Il travaillait une heure ou deux avec ses ministres et s’en allait ensuite converser avec les dames.

Le souper était servi à dix heures.

Le maître d’hôtel en quartier, ayant son bâton, alloit avertir le capitaine des Gardes en quartier dans l’antichambre de M rae de Maintenon, où, averti lui-même par un Garde de l’heure, il venoit d’arriver. Il n’y avoit que les capitaines des Gardes qui entrassent dans cette antichambre, qui étoit fort petite, entre la chambre où étoient le Roi et Mme de Maintenon, et une autre très-petite antichambre pour les officiers, et le dessus public du degré, où le gros étoit. Le capitaine des Gardes se montroit à l’entrée de la chambre, disant au Roi qu’il étoit servi, revenoit dans l’instant dans l’antichambre. Un quart d’heure après, le Roi venoit souper, toujours au grand couvert, et depuis l’antichambre de M me de Maintenon jusqu’à sa table, lui parloit encore qui vouloit.

A son souper, toujours au grand couvert, avec la Maison royale, c’est-à-dire uniquement les fils et filles de France et les petits-fils et petites-filles de France, étoient toujours grand nombre de courtisans, et de dames tant assises que debout, et la surveille des voyages de Marly toutes celles qui vouloient y aller. Cela s’appeloit se présenter pour Marly. Les hommes demandoient le même jour le matin, en disant au Roi seulement : Sire, Marly. Les dernières années le Roi s’en importuna. Un garçon bleu écrivoit dans la galerie les noms de ceux qui demandoient, et qui y alloient se faire écrire. Pour les dames, elles continuèrent toujours à se présenter.

Après souper, le Roi se tenoit quelques momens debout, le dos au balustre du pied de son lit, environné de toute la Cour ; puis, avec des révérences aux dames, passoit dans son cabinet, où en arrivant il donnoit l’ordre. Il y passoit un peu moins d’une heure avec ses enfans légitimes et bâtards, ses petits-enfans légitimes et bâtards, et leurs maris ou leurs femmes, tous dans un cabinet, le Roi dans un fauteuil, Monsieur dans un autre, qui dans le particulier vivoit avec le Roi en frère, Monseigneur debout ainsi que tous les autres princes, et les princesses sur des tabourets. Madame y fut admise après la mort de Madame la Dauphine. Ceux qui Croient par les derrières s’y trouvoient, et les valets intérieurs.

Les dames d’honneur des princesses, et les dames du Palais de jour, attendoient dans le cabinet du conseil, qui précédoit celui où était le Roi à Versailles, et ailleurs. A Fontainebleau, où il n’y avoit qu’un grand cabinet, les dames des princesses qui étoient assises achevoient le cercle avec les princesses, au même niveau et sur mêmes tabourets ; les autres dames étoient derrière, en liberté de demeurer debout, ou de s’asseoir par terre sans carreau, comme plusieurs taisoient. La conversation n’étoit guère que de chasse ou de Quelque autre chose aussi indifférente.

Après le grand couvert il y avait fête chaque soir pendant la période brillante du règne. La magnifique galerie des glaces peinte de fresques symbolisant les grands faits du règne, décorée de pilastres de marbre, de chapiteaux et de trophées de bronze doré, meublée d’un somptueux mobilier d’argent ciselé, brillamment illuminée par les milliers de bougies des lampadaires et des girandoles d’argent, était un cadre incomparable pour les fêtes de la Cour. Chaque soir, il y avait appartement. Les courtisans, en grand apparat, s’y pressaient en foule, prenant part aux divertissements variés. On jouait gros jeu aux tables de brelan, de lansquenet et de reversi. Les vingt-quatre violons du Roi accompagnaient les danses. Le Roi lui-même dansait le menuet, la pavane avec une grâce majestueuse. Mais après la représentation de Britannicus, à Saint-Germain, il ne prit plus part aux danses, frappé par ces vers de Racine :

Pour toute ambition, pour vertu singulière,

Il excelle à conduire un char dans la carrière ;

A disputer des prix indignes de ses mains,

A se donner lui-même en spectacle aux Romains.

On tirait parfois la loterie, coutume italienne que Mazarin avait mise à la mode. Des laquais circulaient portant sur des plateaux des pyramides de fruits, de pâtisseries, de sucreries qu’ils offraient à la ronde. La comédie alternait avec les soirs d’appartement.

La Cour ne fut pas si brillante après le mariage du Roi avec Mme de Maintenon, et surtout après la grave opération de la fistule qu’il subit avec courage, sans faire entendre la moindre plainte. Le jour même, il travailla avec son Conseil réuni au pied de son lit et, le lendemain, il donna audience aux ambassadeurs. Dès lors, le Roi renonça aux fêtes galantes, aux spectacles et mena une vie plus retirée. L’appartement de Mme de Maintenon était de plain-pied avec l’appartement du Roi. Le Roi passait chez elle tous les jours après son dîner, avant et après son souper. Il y demeurait jusqu’à minuit, causant avec elle et ses dames familières en attendant l’heure où ses ministres venaient travailler avec lui. Les dames sorties à leur arrivée, Mme de Maintenon s’occupait de lecture ou de quelque ouvrage des mains, paraissant tout ignorer des affaires d’Etat qui se traitaient devant elle, mais ne perdant pas un mot de ce qui se disait, sans cependant jamais intervenir devant les ministres.

Quand le grand coucher était en cérémonie, le Roi se tenait quelques moments debout, le dos au balustre du pied de son lit, environné de toute la Cour. Puis, avec des révérences aux dames, il passait dans son cabinet avec les princes et les Princesses de la famille royale et s’entretenait avec eux, assis dans un fauteuil, Monseigneur debout, les princesses Sur des tabourets. Le bougeoir est alors donné à celui que le Roi veut distinguer par cet honneur.

Cependant, des valets de chambre préparent la chambre du Roi.

Sur le soir, deux officiers du Gobelet apportent à la chambre la collation de nuit pour le Roi, de laquelle il se sert en cas de besoin : consistant en trois pains, deux bouteilles de vin, un flacon plein d’eau, un verre et une tasse ; de plus, sept ou huit serviettes et trois assiettes. Un valet de chambre reçoit cette collation et l’officier du Gobelet en fait l’essai devant lui. Et à quelque moment de la soirée, avant que le Roi se couche, le valet de chambre fait pareillement l’essai de cette collation de nuit devant le premier valet de chambre.

Avant que le Roi vienne coucher, un valet de chambre Place le fauteuil de S. M. sur lequel il étale la robe de chambre, et y pose dessus les deux mules ou pantoufles. Le barbier prépare sur une table la toilette et les peignes. Un autre valet de chambre accommode, en dedans l’alcôve à la ruelle du lit, deux coussins l’un sur l’autre qui sont à terre sur le parquet devant un fauteuil, où le Roi doit venir faire sa prière ; il prépare aussi le bougeoir allumé, qu’il pose là sur un siège à côté du fauteuil, puis il se tient au dedans de l’alcôve. Les officiers de la Garde-robe apportent les hardes de nuit, pour le Roi, et ils étendent sur une table la toilette de velours rouge, sur laquelle ils viennent mettre à plusieurs fois toutes les hardes de jour de S. M. à mesure qu’elle les quitte en se déshabillant.

Avant de se retirer, le Roi va donner à manger à ses chiens. Il passe ensuite dans sa chambre.

Le Roi sortant de son cabinet trouve à la porte le maître de la Garde-robe, entre les mains duquel il met son chapeau, ses gants et sa canne, que prend aussitôt un valet de garde- robe. Et pendant que le Roi détache son ceinturon par devant pour quitter son épée, le maître de la Garde-robe le détache par derrière et le donne avec l’épée au valet de garde-robe, qui la porte à la toilette.

L’huissier de chambre fait faire place devant S. M. qui va faire sa prière proche de son lit, prenant de l’eau bénite et s’agenouillant, comme le matin, sur deux coussins qui sont préparés à terre devant un fauteuil. L’aumônier de jour tient le bougeoir pendant les prières du Roi, et dit à la fin, d’une voix basse, l’oraison Quæsumus omnipotens Deus, ut famulus tuus Ludovicus rex noster, etc. Si le lendemain il doit y avoir quelque ordre extraordinaire pour la messe, S. M. le dit à l’aumônier pour le faire entendre aux chapelains, aux clercs de chapelle et au sommier de la chapelle et oratoire du Roi.

Le Roi se met de l’eau bénite au front, et se lève ensuite de ses prières. Alors le premier valet de chambre, après avoir pris le bougeoir que tenoit l’aumônier, reçoit des mains de S. M. la petite bourse où sont les reliques, et en même temps sa montre, continuant à marcher devant le Roi.

L’huissier de chambre fait encore faire place au Roi jusqu'à son fauteuil, et au moment que S. M. y arrive, le grand chambellan, ou le premier gentilhomme de la Chambre, demande au Roi à qui il veut donner le bougeoir ; et S. M. ayant parcouru des yeux l’assemblée, nomme celui à qui il veut faire cet honneur. Le Roi le fait donner plus ordinairement aux princes et seigneurs étrangers quand il s’en rencontre.

Le Roi debout se déboutonne, dégage son cordon bleu ; puis le maître de la Garde-robe lui tire la veste, et par conséquent le cordon bleu qui y est attaché, et le juste-au-corps qui est encore par-dessus. Ensuite il reçoit aussi la cravate des mains du Roi, remettant toutes ces hardes entre les mains des officiers de la Garde-robe.

S. M. s’assied en son fauteuil, et le premier valet de chambre et le premier valet de garde-robe lui défont ses jarretières à boucles de diamants, l’un à droite, l’autre à gauche. Les valets de chambre ôtent du côté droit le soulier, le bas et le haut-de-chausses ; pendant que les valets de garde-robe qui sont du côté gauche lui déchaussent pareillement le pied, la jambe et la cuisse gauche. Les deux pages de la Chambre qui sont de jour ou de service donnent les mules ou pantoufles à S. M. Un valet de garde-robe enveloppe le haut-de-chausses du Roi dans une toilette de tafetas rouge, et le va porter sur le fauteuil de la ruelle du lit avec l’épée de Sa Majesté.

Les deux valets de chambre qui ont été derrière le fauteuil tiennent la robe de chambre à la hauteur des épaules du Roi, qui dévêt sa chemise pour prendre sa chemise de nuit, qu’un valet de garde-robe chauffe, s’il en est besoin.

C’est toujours le plus grand prince ou officier qui donne la chemise au Roi, comme nous avons dit ci-devant au lever de S. M. Le premier valet de chambre aide au Roi à passer la manche droite de cette chemise ; comme de l’autre côté le premier valet de garde-robe aide pareillement à passer la manche gauche, et chacun noue les rubans de la manche de son côté. Un valet de garde-robe prend sur les genoux du Roi la chemise que S. M. quitte.

Le Roi ayant pris sa chemise de nuit, le premier valet de chambre, qui a tiré les reliques de la petite bourse, les présente au grand chambellan ou au premier gentilhomme de la Chambre qui les donne à S. M. Le Roi les met sur lui, passant le cordon qui les tient attachées en manière de baudrier. Et quand S. M. met une camisole de nuit, le grand maître de la Garde-robe prend cette camisole des mains d’un valet de garde-robe et la vêt au Roi, qui prend ensuite sa robe de chambre et se lève de dessus son fauteuil, qu’un valet de chambre range à l’endroit de la chambre où il a accoutumé d’être. Le Roi debout fait une révérence pour donner le bonsoir aux courtisans. Le premier valet de chambre reprend le bougeoir au seigneur qui le tenoit et le donne à tenir à celui de ses amis à qui il veut faire plaisir, qui demeure au petit coucher.

Les huissiers de chambre crient tout haut : Allons, Messieurs, passez. Toute la Cour se retire, et ceux qui doivent prendre l’ordre ou le mot du guet de S. M. le prennent : savoir, le capitaine des Gardes du corps, le capitaine des Cent-Suisses, le colonel du régiment des Gardes françoises, le colonel général des Suisses ou le colonel du Régiment des Gardes suisses, le grand écuyer, le premier écuyer, ou même un écuyer de quartier, et c’est là où finit Ce qu’en appelle le grand coucher du Roi.

Alors commençait le petit coucher où restaient les grandes et secondes entrées, ou brevets d’affaires.

Il ne reste pour lors dans la chambre que les personnes suivantes :

Premièrement, tous ceux qui peuvent y être aussi le matin, quand Sa Majesté est encore dans son lit.

En second lieu, ceux de la première entrée. Les officiers de la Chambre et de la Garde-robe.

Le premier médecin et les chirurgiens.

Quelques particuliers à qui le Roi a accordé la grâce d’être à son petit coucher.

M. de Chamlay.

La Cour étant sortie, le Roi vient s’asseoir sur un siège pliant, qu’un valet de chambre a préparé proche la balustrade du lit de Sa Majesté avec un carreau dessus. Le Roi s’y étant assis, les barbiers le peignent et lui accommodent les cheveux ; Sa Majesté se peigne aussi. Pendant tout ce temps-là un des valets de chambre tient le miroir devant le Roi, un autre éclaire avec un flambeau.

Le Roi étant peigné, un valet de garde-robe apporte sur la salve un bonnet de nuit et deux mouchoirs de nuit unis et sans dentelle, et présente cela au grand maître de la Garde- robe, qui les donne au Roi, ou en son absence au grand chambellan, ou au premier gentilhomme de la Chambre, ou bien au premier valet de garde-robe, ou en leur absence il présenteroit tout cela lui-même à Sa Majesté.

Pour donner au Roi la serviette dont il s’essuie les mains et le visage, le grand chambellan ou le premier gentilhomme de la Chambre cèdent cet honneur à tous les princes du sang et légitimés... En l’absence de tous ces princes, le grand chambellan ou le premier gentilhomme, le grand maître de la Garde-robe, ou le maître de la Garde-robe présente à Sa Majesté cette serviette qui est entre deux assiettes de vermeil, et qui est mouillée seulement par un bout. Le Roi s’en lave le visage et les mains, s’essuie du bout qui est sec, et la rend à celui qui la lui a présentée, lequel, la remet ensuite entre les mains de l’officier de la Chambre.

Le Roi dit à quelle heure il se veut lever le lendemain, tant au grand chambellan, ou au premier gentilhomme de la Chambre, qu’au grand maître de la Garde-robe, ordonnant encore au grand maître de la Garde-robe l’habit qu’il veut prendre le lendemain.

L’huissier fait sortir toutes les personnes qui étoient au petit coucher et sort lui-même, après que le premier gentilhomme de la Chambre lui a donné l’ordre pour le lever du Roi au lendemain. Un valet de chambre éclaire au grand chambellan ou au premier gentilhomme de la Chambre jusqu’à l’antichambre. Les valets de garde-robe, et pareillement un garçon de garde-robe éclaire au grand maître ou au maître de la Garde-robe.

Il ne reste donc plus dans la chambre que le premier valet de chambre, les garçons de la chambre et le premier médecin, pour quelques momens.

Après cela le Roi entre dans son cabinet, y étant encore quelque temps sans se coucher. Quelquefois il s’amuse un moment à flatter ses chiens et à leur donner à manger pour s’en faire mieux connoître et se les rendre plus obéissans quand il va tirer. Le sieur Antoine, porte-arquebuse qui a soin de ces chiens, s’y trouve d’ordinaire.

Cependant les garçons de la chambre font au pied du lit Roi le lit du premier valet de chambre, dit le lit de veille. Ils bassinent et préparent le lit de Sa Majesté. Ils préparent aussi la collation du Roi, et apportent au premier valet de chambre, sur une assiette, le verre bien rincé pour présenter à Sa Majesté, et une serviette ; puis ils versent du vin et de l’eau tant qu’il plaît au Roi, et pendant que Sa Majesté boit, le premier valet de chambre tient l’assiette sous le verre ; le Roi s’essuie la bouche avec la serviette que lui présente, en ce moment, le même premier valet de chambre. Les garçons de la chambre tiennent aussi le bassin à laver devant Sa Majesté qui se lave les mains.

Quelque temps après le Roi se couche, les garçons de chambre allument le mortier dans un coin de la chambre, et encore une bougie ; et ces deux lumières brûlent toute la nuit en cas qu’on en ait besoin. Ces garçons de la chambre sortent et vont coucher proche la chambre, ordinairement auprès des coffres de la chambre. Le premier valet de chambre ferme les rideaux du lit du Roi, puis il va fermer en dedans au verrouil les portes de la chambre de Sa Majesté ; il éteint le bougeoir et se couche.

Le Roi peut enfin dormir si de trop graves soucis ne le tiennent longtemps éveillé.

Les jours de médecine qui revenaient au moins tous les mois, le Roi la prenait dans son lit. Il entendait la messe de la fenêtre de sa chambre. Il n’y avait que les aumôniers et les entrées. Monseigneur et la maison royale venaient le voir un moment et sortaient à l’arrivée du duc du Maine et du comte de Toulouse. Mme de Maintenon, assise dans un fauteuil au chevet du lit restait seule avec le duc du Maine pour entretenir le Roi. Le duc qui était très boiteux, s’asseyait sur un tabouret et s’entendait fort bien à les divertir tous deux. Vers les trois heures, tout le monde entrait dans la chambre pour le dîner du Roi qui mangeait dans son lit, et toujours de fort bon appétit. Il se levait ensuite et passait dans son cabinet où il tenait Conseil. Après quoi, il allait à l’ordinaire chez Mme de Maintenon et soupait à dix heures avec grand couvert.

***

Le Roi était profondément chrétien. Il fut un paroissien modèle, aussi bien à Paris qu’à Saint-Germain ou à Versailles. Il fit sa première communion à Saint-Eustache, sa paroisse, car il habitait alors au Palais-Royal. Plus tard, au Louvre, devenu paroissien de Saint-Germain-l’Auxerrois, il y rend le pain bénit en grande pompe, avec escorte de fifres et de timbales, il y assiste à tous les offices, aux stations de la Semaine Sainte ou des jubilés. La chapelle du château de Versailles n’est qu’un oratoire privé. C’est de la paroisse qu’il part, nu-tête, pour suivre la procession du Saint-Sacrement et l’accompagner jusqu’au grand reposoir du château.

Le Roi tient à honneur de remplir toutes les obligations de sa fonction royale, car il n’a jamais distingué, en lui, l’homme du souverain. Il observe avec rigueur l’abstinence et les jeûnes du carême, et c’était dure pénitence pour un homme Que torturait une boulimie maladive et continuelle.

Quelques jours avant le carême, il tenoit un discours Public à son lever, par lequel il témoignoit qu’il trouveroit fort mauvais qu’on donnât à manger gras à personne, sous Quelque prétexte que ce fût, et ordonnoit au grand prévôt d’y tenir la main, et de lui en rendre compte. Il ne vouloit pas non plus que ceux qui mangeoient gras mangeassent ensemble, ni autre chose que bouilli et rôti fort court, et Personne n’osoit outrepasser ses défenses, car on s’en seroit bientôt ressenti. Elles s’étendoient à Paris, où le lieutenant de police y veilloit et lui en rendoit compte. Il y avoit douze ou quinze ans qu’il ne faisoit plus de carême. D’abord quatre jours maigres, puis trois, et les quatre derniers de la Semaine Sainte. Alors son très-petit couvert étoit fort retranché les jours qu’il faisoit gras ; et le soir au grand couvert tout étoit collation, et le dimanche tout étoit en poisson ; cinq ou six Plats gras tout au plus, tant pour lui que pour ceux qui à sa fable mangeoient gras. Le vendredi saint, grand couvert matin et soir, en légumes, sans aucun poisson, ni à pas une de ses tables.

Sauf aux armées, le Roi assiste tous les matins à la messe ; les jours de fête, aux vêpres et complies.

Il manquoit peu de sermons l’avent et le carême, et aucune des dévotions de la Semaine Sainte, des grandes fêtes, ni les deux processions du Saint-Sacrement, ni celles des jours de l’ordre du Saint-Esprit, ni celle de l’Assomption. Il étoit très-respectueusement à l’église. A sa messe tout le monde étoit obligé de se mettre à genoux au Sanctus, et d’y demeurer jusqu’après la communion du prêtre ; et s’il entendoit le moindre bruit ou voyoit causer pendant la messe, il le trouvoit fort mauvais. Il manquoit rarement le salut les dimanches, s’y trouvoit souvent les jeudis, et toujours pendant toute l’octave du saint secrement. Il communiait toujours en collier de l’ordre, rabat et manteau, cinq fois l’année, le samedi saint à la paroisse, les autres jours à la chapelle, qui étoient la veille de la Pentecôte, le jour de l’Assomption et la grand messe après la veille de la Toussaint et la veille de Noël, et une messe basse après celle où il avoit communié, et ces jours-là point de musique à ses messes.

Le jeudi saint, en commémoration de la Cène, le Roi lave les pieds de douze pauvres et, les ayant essuyés, il les baise. Après chacune de ses communions, au sortir de la paroisse, il touche les malades. C’est au mois de juin ou au mois d’août par des chaleurs torrides. Des centaines et des milliers de malades, — atteints d’écrouelles ou de maladies contagieuses, — sont rangés dans la cour du château ou sous les hautes voûtes de l’Orangerie : spectacle de misère et de souffrance, comme on n’en voit plus aujourd’hui, qu’à Lourdes. Louis XIV, le grand collier du Saint-Esprit au cou, étouffant sous le lourd manteau de velours noir semé de langues de feu, — et, dans cet appareil écrasant, pendant des heures, il passe, inlassable, entre les files des malades et des moribonds, en prononçant l’émouvante formule :

— Dieu te guérisse ! le Roi te touche !

***

Louis XIV expose dans ses Mémoires les motifs qui le firent se soumettre pendant tout son règne aux règles rigoureuses de l’étiquette : Ceux-là s’abusent lourdement qui s’imaginent que ce ne soient là que des affaires de cérémonie. Les peuples sur qui nous régnons ne pouvant pas pénétrer le fond des choses, règlent d’ordinaire leurs jugements sur ce qu’ils voient au dehors, et c’est le plus souvent sur les préséances et sur les rangs qu’ils mesurent leur respect et leur obéissance. Comme il est important au public de n’être gouverné que par un seul, il lui est important aussi que celui qui fait cette fonction soit élevé de telle sorte au-dessus des autres qu’il n’y ait personne qu’il puisse ni confondre, ni comparer avec lui ; et l’on ne peut, sans faire tort à tout le corps d’Etat, ôter à son chef les moindres marques de supériorité qui le distinguent des autres membres.

***

Dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin, Louis XIV expose ses idées sur l’autorité royale et les motifs qui l’avaient guidé dans le choix des hommes appelés à ses Conseils. Après la disgrâce de Fouquet, la charge de surintendant des finances fut supprimée. Trois hommes seulement sont appelés à former le premier Conseil du Roi : c’étaient Colbert, le Tellier et de Lionne.

J’eusse pu sans doute, écrit le Roi, jeter les yeux sur des gens de plus haute considération. Mais les trois que je choisis me semblèrent suffisants pour exécuter sous moi les choses dont j’avais résolu de les charger.

Je crus qu’il n’était pas de mon intérêt de chercher des hommes d’une qualité plus éminente, parce qu’ayant besoin sur toutes choses d’établir ma propre réputation il était important que le public connût par le rang de ceux dont je me servais que je n’étais pas en dessein de partager avec eux mon autorité et qu’eux-mêmes, sachant ce qu’ils étaient, ne conçussent pas de plus hautes espérances que celles que je leur voudrais donner ; précaution tellement nécessaire qu’avec cela même le monde fut encore assez longtemps sans me pouvoir bien connaître.

Beaucoup de gens se persuadaient que dans peu de temps quelqu’un de ceux qui m’approchaient s’empareraient de mon esprit et de mes affaires...

Mais le temps enfin leur fit voir ce qu’ils en devaient croire ; car on me vit toujours marcher constamment par la même route, vouloir être informé de tout ce qui se faisait, écouter les prières et les plaintes de mes moindres sujets, savoir le nombre de mes troupes et l’état de mes places, traiter immédiatement avec les ministres étrangers, recevoir les dépêches, faire moi-même une partie des réponses et donner à mes secrétaires la substance des autres ; régler la recette et la dépense de mon État ; me faire rendre compte à moi-même par ceux qui étaient dans les emplois les plus importants ; tenir mes affaires secrètes, distribuer les grâces par mon propre choix, conserver en moi seul toute mon autorité, et tenir ceux qui me servaient le mieux dans une modestie fort éloignée de l’élévation des premiers ministres...

Je n’ai ni aigreur ni aversion dans l’esprit pour mes officiers de justice. Quand ils se voudront plus particulièrement attacher à vous, il convient de les accoutumer par de bons traitements et des paroles honnêtes à vous voir quelquefois, au lieu qu’au siècle passé une partie de leur honnêteté était de ne pas approcher du Louvre, et cela, non pas par mauvais desseins, mais par la fausse imagination d’un prétendu intérêt du peuple opposé à celui du prince, et dont ils se faisaient les défenseurs, sans considérer que ces deux intérêts ne sont qu’un, que la tranquillité des sujets ne se trouve que dans l’obéissance, qu’il y a toujours plus de mal pour le public à contrôler qu’à supporter même le mauvais gouvernement des rois, dont Dieu seul est le juge, que ce qu’ils semblent parfois faire contre la loi commune est fondé sur la raison d’État, la première des lois par le consentement de tout le monde, mais la plus inconnue et la plus obscure à tous ceux qui ne gouvernent pas.

Gouverner soi-même son État, ce conseil qu’il donnait au Dauphin, le Roi l’avait mis en pratique depuis le jour où il déclara au chancelier Séguier, dans le grand Conseil : Monsieur, je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d’État pour vous dire que, si j’ai bien voulu jusqu’à présent laisser gouverner mes affaires par feu Monsieur le Cardinal, il est temps que je les gouverne moi-même. Dans l’ancienne administration du royaume, tout était diversité de règles et d’autorité.

Désormais, au centre du royaume, s’est formé, à la voix d’un maître qui en a fixé les attributions et l’ordre du travail, un corps administratif d’une puissance singulière et dans le sein duquel se réunissent tous les pouvoirs : c’est le Conseil du Roi.

La noblesse sert le Roi à la Cour, aux armées, dans la marine. Le Conseil n’est donc point composé de grands seigneurs, mais de personnages de médiocre ou même de basse naissance, d’anciens intendants et autres gens rompus aux pratiques des affaires. Ils étaient tous révocables. Le Roi montrait ainsi, par le rang de ceux dont il se servait, qu’il n’était pas en dessein de partager avec eux son autorité. Comme les nobles, les prélats étaient tenus à l’écart. Saint- Simon rapporte ce mot du Roi : Je me suis fait une règle de ne jamais mettre d’ecclésiastique dans mon Conseil.

Deux grands ministres assistaient le Roi dans le gouvernement du royaume. Le chancelier, chef de la justice, présidait tous les Conseils en l’absence du Roi. Il était inamovible, mais on pouvait lui enlever les sceaux, ce qui lui ôtait tout pouvoir. Pierre Séguier qui avait les sceaux quand Louis XIV prit en main le pouvoir les garda jusqu’à sa mort (1672). Michel le Tellier lui succéda. Pontchartrain, descendant de plusieurs secrétaires d’État, se retira à l’Oratoire, un an avant la mort du Roi.

Après la condamnation de Fouquet, le surintendant des finances fut remplacé par un contrôleur général des finances. Ce fut sous ce titre que Colbert entra au Conseil du Roi. Il fut successivement secrétaire de la Maison du Roi, puis de la marine et finit enfin par tout administrer sauf la guerre et les affaires étrangères, poids écrasant sous lequel il ne succomba pas. Il fut le véritable créateur du budget. Jusqu’alors on dépensait au hasard, sans consulter les recettes du trésor. Le premier, il dressa chaque année un état de prévoyance où les revenus et les dépenses probables étaient parqués à l’avance. Porter le royaume au plus haut degré de grandeur et de puissance est le but qu’il poursuivit dans toutes ses réformes. Nommé successivement surintendant des bâtiments, secrétaire d’État à la marine et aux colonies, il fut aussi le véritable créateur de l’industrie française : il développa le commerce, réorganisa la marine et fit de nos colonies éparses un véritable empire colonial. Il fit publier une série d’ordonnances qui étaient comme un essai de codification des lois françaises. Il s’occupa aussi des Beaux-Arts et fonda plusieurs académies. De tous les ministres de la monarchie, Colbert fut celui dont le génie fut le plus complet et dont l’action eut les conséquences les plus durables.

Sous l’impulsion du grand ministre de Lionne, Louis XIV suit la politique traditionnelle de la France : il cherche à établir sa prééminence sur l’abaissement de la maison d’Autriche et les services rendus à l’Europe en tournant les armes de la France contre les ennemis de la chrétienté sur terre et sur mer. Après avoir contribué à la conclusion du traité des Pyrénées, il engagea, pour faire valoir les droits de Marie-Thérèse, à la mort de Philippe IV, des négociations qui avaient pour but d’isoler l’Espagne et de l’affaiblir et qui furent son chef-d’œuvre. A une rare hauteur de vues, il joignait une connaissance approfondie des affaires de l’Europe. Choisy l’appelle un génie supérieur et Saint-Simon : Le plus grand ministre de Louis XIV. Le Roi lui-même fait de lui cet éloge : Pas un de mes sujets n’a été plus longtemps employé aux affaires étrangères, ni avec plus de succès.

***

A côté des deux grands ministres, il y avait les quatre secrétaires d’État qui avaient, comme sous Richelieu, l’administration intérieure des diverses parties du royaume. Chacun exerçait en outre des fonctions spéciales dont la répartition varia au cours du règne : secrétaire de la Maison du Roi, des Affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine. Les titulaires de ces hauts emplois restaient longtemps en fonctions. Certaines formaient des sortes de dynasties ministérielles : cinq ministres furent fils, frères ou neveux de Colbert. Louvois succéda à son père, Michel le Tellier, a ü secrétariat de la Guerre et eut pour successeur, à ce même poste, son fils, le marquis de Barbezieux. Si Louis XIV appelait des roturiers dans ses Conseils, il les anoblissait en récompense de leurs services. Louvois, énergique et brutal, fut le véritable fondateur de l’armée française où il mit de l’ordre et de la discipline. Il fut l’organisateur de la guerre comme Colbert l’avait été de la paix. Après sa mort, son collaborateur, Vauban, continua à rendre les services les pins signalés en renouvelant l’art des fortifications.

Le rôle des Secrétaires d’État était d’étudier et de présenter les affaires au Roi et d’exécuter ses ordres, seul, le Roi décidait de tout.

Le gouvernement central comprenait aussi les Conseils qui existaient depuis un siècle, mais qui subirent diverses transformations et dont, pendant ce long règne, les membres se renouvelaient par la mort et par l’admission des princes du sang. Ces Conseils, au nombre de quatre, étaient la subdivision du Conseil du Roi ayant chacune leurs attributions spéciales.

Le Conseil d’en haut ou Conseil d’État examinait toutes les grandes affaires et particulièrement celles du dehors : la Paix, la guerre, les négociations. Le Roi n’y appelait que 'es ministres d’État et les princes du sang. Les membres de ce Conseil étaient, en 1695, année où les Conseils furent réorganisés : le Dauphin, MM. de Pomponne, de Pontchartrain, de Beauvilliers et Le Pelletier. Ce Conseil, toujours Présidé par le Roi, se tenait les dimanche, mercredi, jeudi, et le lundi de quinze jours en quinze jours.

Le Conseil des Finances se tenait deux fois par semaine : le mardi et le samedi. A ce Conseil assistaient, outre les ministres déjà nommés, MM. Pussort et d’Aguesseau en qualité de conseillers du Conseil royal des finances ; mais, cette année-là, M. Pussort fit demander au Roi de n’y plus venir à cause des grandes incommodités de sa santé.

Le Conseil des Dépêches ne se tenait qu’une fois par quinzaine. On y examinait devant les ministres et les secrétaires d’État les rapports des intendants et tout ce qui concernait l’administration intérieure du royaume.

Le Conseil des parties était une sorte de tribunal suprême en matière civile et administrative ; ses membres portaient le titre de Conseiller d’État ; un certain nombre de maîtres des requêtes étaient aussi attachés à ce Conseil.

Sauf quand il était à l’armée, le Roi présidait ces Conseils. Assis au haut bout d’une longue table, dans un fauteuil de velours rouge à broderie d’or, il écoutait attentivement les conseillers, en robe noire et rabat, ayant comme lui-même le chapeau sur la tête, et assis sur des tabourets. Le Roi restait impénétrable et décidait en maître de sa voix calme et ferme.

Le Roi ne se contentait pas de présider régulièrement ces quatre Conseils ; tous les lundis soir il travaillait avec l’intendant Pellet pour régler tout ce qui concerne les fortifications des places, et presque tous les autres soirs, avec M. de Pont- chartrain, il s’occupait des affaires de la marine ou de celles de la guerre avec M. de Barbezieux.

Enfin, le vendredi matin, le Conseil de conscience se prolongeait longtemps entre le Roi, son confesseur et, dans la première partie du règne, l’archevêque de Paris.

Pendant tout son règne, le Roi présida donc ses Conseils et travailla avec ses ministres, et cela, presque jusqu’à la veille de sa mort. Il écrivait les dépêches à ses ambassadeurs. Les lettres les plus importantes sont de sa propre main. Il se faisait lire toutes les lettres écrites en son nom par le secrétaire, M. Rose, qui avait la signature : Quand on a l’Etat en vue, écrivait-il dans ses Mémoires, on travaille pour soi. Le bien de l’un fait la gloire de l’autre : quand le premier est heureux, riche, puissant, celui qui en est cause en est glorieux, et par conséquent doit goûter plus que ses sujets, par rapport à lui et à eux, tout ce qu’il y a de plus agréable dans la vie.

Malgré l’établissement du pouvoir absolu, le Roi laissait subsister une correspondance directe entre lui-même et ses sujets : Je laissai à tous mes sujets la liberté de s’adresser à moi, à toute heure, de vive voix et par placets. (Mémoires.) Ces placets étaient reçus par un maître des requêtes et renvoyés aux bureaux des ministres, où ils étaient examinés quand ils méritaient de l’être. Leurs auteurs furent parfois admis à discuter leurs propositions avec les ministres en présence du Roi.

Le Roi connaissait les principales lois du royaume, il en possédait l’esprit. Il jugeait souvent les causes de ses sujets, dans le Conseil des secrétaires d’Etat et dans le Conseil des parties. Il advint même, dans deux jugements, que sa voix décida contre lui-même.

 

 

 



[1] Laine tricotée à l’aiguille.