ESSAI SUR LE RÈGNE DE TRAJAN

 

CHAPITRE XX. — CONCLUSION.

 

 

Après avoir recueilli, dans les documents mutilés qui nous restent du second siècle, les éléments d'une histoire de Trajan et reconstitué de notre mieux cette histoire, nous arrivons, ce me semble, à nous faire de son gouvernement et de sa personne une idée peu différente de celle que les contemporains en avaient conçue : nous trouvons les mêmes raisons qu'eux pour aimer et pour admirer le fils adoptif de Nerva.

Au moment où il fut appelé à prendre possession du pouvoir suprême, le principat existait depuis plus d'un siècle : il avait supporté l'épreuve du temps et il était désormais assez universellement accepté des peuples, il était entré assez profondément dans leurs habitudes, pour n'avoir plus à redouter aucune opposition à Rome ou dans les provinces, au Sénat ou à l'armée[1]. Mais cette lente consolidation ne l'avait pu soustraire au double danger qui le menaça dès le premier jour, et qui ne fut jamais écarté jusqu'au moment où l'Empire romain fut dissous : aux frontières, l'invasion barbare ; au dedans, la rupture des ressorts politiques tendus à l'extrême par une puissance absolue, à laquelle on n'avait donné aucun contrepoids.

Trajan a vaincu les barbares : il a exercé avec modération l'immense pouvoir que la constitution mettait dans ses mains. Tel est le double aspect sous lequel sa politique s'est offerte à notre étude. Dès lors, nous pouvons le ranger au nombre des meilleurs empereurs et des plus éminents promoteurs de la civilisation.

En caractérisant ainsi son règne, on trouvera peut-être que nous ne le distinguons pas assez nettement de ceux de Nerva, d'Hadrien, d'Antonin le Pieux, de Marc Aurèle, règnes pendant lesquels la sécurité fut aussi maintenue au dehors tandis que le régime intérieur recevait d'incessantes améliorations. Oui, il est vrai que tous les empereurs désignés par le nom collectif et peu exact, mais consacré, d'Antonins ont eu les mêmes vues et en ont poursuivi l'accomplissement avec un zèle égal pour le bien public ; mais l'histoire peut décerner à tous de légitimes éloges sans que la gloire de Trajan en soit diminuée. Il aura du moins, par ses guerres heureusement conduites, par ses réformes commencées sur tous les points importants, facilité grandement la tâche de ses successeurs, et l'on éprouve une satisfaction véritable à se dire que le système habile et modéré, équitable et généreux dont nous avons étudié les premiers développements va se continuer après lui, et durer près d'un siècle pour le bonheur du monde. Si pourtant on veut absolument donner des rangs aux Antonins, Nerva est mis immédiatement hors de cause, la brièveté de son règne ne lui ayant pas permis de laisser dans l'histoire de Rome une trace profonde. Si maintenant nous comparons Trajan à Hadrien, je pense que le premier obtiendra aisément la préférence ; esprit ouvert et cultivé, animé de vues larges et généreuses quand son intérêt personnel n'est pas en jeu, Hadrien décèle, au premier obstacle que ses passions rencontrent, un cœur méchant et une âme vindicative : le commencement et la fin de son règne sont tachés de sang. Antonin le Pieux a gouverné l'Empire comme un père de famille gouverne sa maison ; il a fait preuve de droiture, de modération, de sagesse ; il a montré qu'il possédait toutes les qualités de l'honnête homme. Mais il n'a pas eu de guerres à soutenir ; y eût-il déployé le courage et la résolution de Trajan ? on ne sait. Tel que nous le connaissons, il ne peut prétendre au même rang que celui qui a trouvé dans des victoires utiles à Rome et à la civilisation la partie la plus brillante de sa gloire. C'est donc à Marc Aurèle seul que Trajan doit être comparé : ici l'empereur philosophe aura certainement la première place. Egal à Trajan pour la bravoure, pour la bonté, pour l'attachement invariable à ses devoirs, il le domine de très-haut par son étendue d'esprit, par sa grandeur d'âme, par son amour tendre et profond de l'humanité. Pourtant, si nous quittons la philosophie pour descendre dans le domaine politique, il sera peut-être permis de dire que les qualités moyennes de Trajan ont servi plus efficacement les intérêts romains que les dons supérieurs de Marc Aurèle. Sa prudence dans les innovations était moins dangereuse que l'amour impatient du bien dont Marc Aurèle était possédé ; sa bonté mieux réglée a fait aimer l'autorité sans la compromettre, tandis que la générosité de Marc Aurèle, poussée jusqu'à la faiblesse, a favorisé bien des désordres[2]. Quoiqu'il soit né loin de Rome, Trajan, dans ses qualités comme dans ses défauts, est essentiellement romain. C'est peut-être là ce qui lui a valu de la part de Montesquieu ce bel éloge :

Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l'histoire ait jamais parlé. Ce fut un bonheur d'être né sous son règne ; il n'y en eut point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand homme d'état, grand capitaine, ayant un cœur bon qui le portait au bien, un esprit éclairé qui lui montrait le meilleur, une âme noble, grande, belle ; avec toutes les vertus n'étant extrême sur aucune ; enfin l'homme le plus propre à honorer la nature humaine, et à représenter la divine[3].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] V. le beau livre de M. G. BOISSIER : L'Opposition sous les Césars.

[2] N. DES VERGERS, Essai sur Marc-Aurèle, p. 99.

[3] Grandeur des Romains, chap. XV.