ESSAI SUR LE RÈGNE DE TRAJAN

 

CHAPITRE XV. — LE CHRISTIANISME[1].

 

 

Les historiens modernes de l'Eglise considèrent habituellement Trajan comme l'auteur de la troisième Persécution et le rangent avec Néron, Dèce et Galère, au nombre des ennemis acharnés du Christianisme. Telle n'était pas l'opinion des contemporains, et celle qui prévaut aujourd'hui ne paraît pas s'être formée avant la fin du IVe siècle[2]. Les pères qui ont vécu à l'époque Antonine, ou peu d'années après, ne comprennent point Trajan dans l'énumération qu'ils font des persécuteurs de la foi. Il n'est cité comme tel ni par Méliton[3] ni par Tertullien[4] : Lactance omet également son nom[5]. Un examen, même très-sommaire, de l'histoire de l'Eglise sous le règne de Trajan, prouve, en effet, qu'il n'y eut pas alors de persécution proprement dite.

Il faut d'abord éliminer de cette histoire un certain nombre de martyres non authentiques ou indûment placés à cette époque. Au nombre des premiers est celui de saint Clément. Exilé en l'an 100 dans la Chersonèse Taurique, il aurait réussi à y fonder 70 églises, et expié par son supplice le zèle qu'il témoignait pour la foi et les succès rapides qu'il avait obtenu[6]. Tillemont, depuis longtemps a émis des doutes sur l'exactitude de ce fait[7] dont personne ne parle avant Rufin[8]. Baronius lui-même a reconnu que les actes de ce martyre ont été composés d'après la tradition, à une époque tardive[9] et, ce qui doit nous suffire, ils sont implicitement démentis par Irénée. Ce père atteste, en effet, que parmi les douze évêques de Rome qui s'étaient succédé depuis saint Pierre jusqu'à lui, Télesphore seul avait souffert une mort violente[10].

Tillemont fait également justice des martyres de onze mille soldats égorgés à Mélitène, de ceux de saint Césaire, de saint Hyacinthe, de saint Romule, de saint Eudoxe. Il écarte aussi l'idée d'une persécution exercée alors en Asie par le proconsul Arrius Antoninus. Il donne les raisons qui doivent faire rejeter comme apocryphe la lettre de Tibérien, gouverneur de Palestine, à Trajan, et le rescrit de ce prince ordonnant la suspension des poursuites que Tibérien avait commencées[11]. Ainsi, bien que tous ces faits aient été récemment admis comme authentiques et imputés au fanatisme de Trajan[12], nous nous en rapporterons au pieux historien du XVIIe siècle ; nous n'admettrons comme réels et nous n'étudierons que les événements relatifs à Ignace évêque d'Antioche, à Siméon évêque de Jérusalem, et aux chrétiens de Bithynie contre lesquels Pline informa.

En ce qui concerne les deux premiers, nous avons déjà laissé entrevoir que leur mort se rattache aux faits de la guerre Parthique et à la révolte juive qui s'y mêla : la condamnation qui frappa ces deux pasteurs offre un caractère aussi politique que religieux. A l'égard de Siméon, qui descendait de David et dont le nom pouvait, à ce titre, rallier les Juifs qui revendiquaient leur indépendance, cette manière de voir est presque formellement appuyée par la Chronique Paschale[13], laquelle atteste qu'il fut condamné non-seulement comme chrétien mais comme descendant de David. à est vrai que son supplice, si l'on adopte la date à laquelle le rapporte la chronique, ne pourra être expliqué comme une mesure d'intimidation vis-à-vis des rebelles, puisqu'il aurait précédé leur prise d'armes de plusieurs années, mais cette date, très-voisine de celle que la même chronique assigne au martyre d'Ignace, doit être déplacée aussi bien que cette dernière, et leur rapprochement prouve simplement que les deux évêques furent mis à mort à peu près à la même époque. Hégésippe, cité par Eusèbe[14], rapporte que Siméon fut dénoncé par des hérétiques qui périrent eux-mêmes peu de temps après, et cette allégation offre tous les caractères de la vraisemblance.

Le supplice d'Ignace, mis à mort sous le règne de Trajan, n'est pas contestable, mais on n'en peut indiquer avec précision ni les circonstances ni la date, car les actes de son martyre ne présentent aucun caractère d'authenticité. La rédaction la plus anciennement connue, et qui est aussi la plus chargée d'interpolations, met la mort d'Ignace consulatu Attici et Marcelli — lisez Attii [Suburani II, Asinii] MarcelliKalendis februarii[15] (c'est-à-dire en l'an 104). La Chronique Paschale rapporte cet événement à l'an 105 (consulat de Candidus et de Quadratus) ; la version plus courte des Actes, découverte par Ruinart et seule défendue aujourd'hui, au 23 décembre 107[16]. Enfin, Malalas, ainsi que nous l'avons dit, place ce martyre au moment du tremblement de terre d'Antioche (décembre 115).Cas divergences dans les dates jettent déjà un certain discrédit sur l'autorité des Actes. L'année 107 ne saurait être acceptée. D'abord il faut admettre, puisque Ignace aurait comparu devant Trajan, à Antioche, au moment de la guerre Parthique, que cet empereur aurait fait deux expéditions en Orient, et nous avons démontré le contraire. En second lieu, il est clair que le martyre d'Ignace n'aurait pu passer inaperçu à Rome, et pourtant Pline, qui était à Rome en 107, déclarait quatre ou cinq ans après ne pas savoir comment procéder contre les chrétiens, et semble n'avoir même jamais entendu parler d'eux[17]. A ces présomptions défavorables tirées de raisons extérieures, joignez la conversation absolument invraisemblable de l'empereur et de l'évêque, le libellé bizarre de l'arrêt[18], l'itinéraire incroyable suivi par Ignace pour aller d'Antioche à Rome, et il sera bien difficile de méconnaître le caractère apocryphe de cette production. Notons aussi qu'elle était inconnue à Eusèbe, qui, parlant d'Ignace comme d'un personnage toujours célèbre en Orient, et citant ses lettres, ne possède sur sa fin que la tradition orale[19]. Assurément l'auteur de l'Histoire ecclésiastique qui aime à baser ses assertions sur des pièces écrites, et les transcrit volontiers, n'aurait pas négligé un document de cette importance. C'est donc seulement dans les Lettres d'Ignace qu'il semble permis de chercher quelques détails sur les événements qui précédèrent immédiatement sa mort. Nous y lisons que, pendant que l'évêque se rendait à Rome, l'église d'Antioche avait retrouvé la paix[20], ce qui prouve qu'il n'y eut pas en Syrie de persécution systématique ; on y voit également Ignace très-effrayé à l'idée que les Romains pourraient obtenir sa grâce en la demandant à l'empereur, ce qui le priverait, lui Ignace, d'une mort glorieuse et désirée[21]. Cette crainte ne fait pas supposer chez Trajan une rigueur inflexible ni un esprit bien prévenu. Nous ne pouvons donner les raisons précises de la condamnation, puisque nous ignorons quels furent les rapports de l'évêque avec l'empereur : il est probable qu'il le brava dans un moment où toute hardiesse de langage était périlleuse, alors que les superstitieux habitants d'Antioche[22], émus du tremblement de terre qui avait presque détruit leur riche cité, demandaient la mort des chrétiens, qu'ils considéraient comme les auteurs de la catastrophe. En envoyant Ignace à Rome, Trajan voulut sans doute le soustraire à l'irritation de ses concitoyens et le mettre en face de juges plus équitables. Mais le ton de la lettre aux Romains nous indique assez quel dut être celui de l'apologie d'Ignace devant le préfet de la ville, et explique comment il fut enfin livré aux bêtes féroces[23]. Toutefois, la mort de cet éminent chrétien ne constitue pas, à elle seille, une persécution contre l'Eglise.

Nous arrivons à ce qui concerne les chrétiens de Bithynie : là il y eut réellement, vers 1H ou 112, plusieurs victimes. Les célèbres lettres qu'échangèrent Pline et Trajan nous montrent les chrétiens examinés pour la première fois par des hommes d'intelligence et de cœur qui, par delà les bruits répandus par la malveillance et la crédulité populaire[24] cherchent la vérité et la justice. Pline se montra d'abord trop docile aux suggestions et aux préjugés de l'époque en condamnant au supplice des hommes qui n'étaient convaincus d'aucun crime et dont il ne trouvait à punir que la fermeté inébranlable dans leur conviction. Cette constance au moins lui donna à réfléchir ; il s'enquit de ce que faisaient et pensaient les chrétiens[25]. Devant la nature des renseignements qu'il recueillait, il suspendit les poursuites et il avoua ingénument ses doutes et ses embarras à l'empereur, guide habituel de sa conduite et juge souverain de toutes les difficultés alors pendantes en Bithynie. La lettre de Pline démontre qu'il y avait eu à Rome quelques chrétiens punis — c'est sans doute à la persécution de Domitien qu'il faut rapporter les cognitiones de Christianis —, mais que ces poursuites n'avaient été confiées qu'à la police et qu'elles avaient fait si peu de bruit qu'un personnage, préteur en ce temps-là, et lié avec les hommes les plus haut placés de l'administration, n'en avait pas eu connaissance[26].

La réponse de Trajan offre un caractère de mansuétude et d'équité impossible à méconnaître. On ne saurait, dit-il, prendre en cette matière une décision générale, qui serve de règle absolue. Il ne faut pas rechercher les chrétiens : s'ils sont amenés au tribunal et s'ils sont 'convaincus, il faut les punir ; toutefois, celui qui niera être chrétien et prouvera son dire en adorant nos Dieux obtiendra sa grâce par cette manifestation de son repentir, quelque suspect que le rende son passé. Les écrits anonymes ne pourront servir de base aux accusations ; la chose est du plus mauvais exemple, et indigne de notre époque.

On connaît le fameux dilemme de Tertullien Arrêt contradictoire ! Trajan défend de rechercher les chrétiens comme innocents, et ordonne de les punir comme coupables... Si vous condamnez les chrétiens pourquoi ne pas les rechercher ? Si vous ne les recherchez point, pourquoi ne pas les absoudre ?[27] Il a déjà été répondu à la fougueuse apostrophe du docteur Africain que Trajan en interdisant les poursuites d'office, ne préjugeait en aucune façon l'innocence des chrétiens, mais indiquait simplement qu'il ne les considérait pas, à priori, comme des ennemis publics ; cette opinion, émanée de si haut, devait nécessairement mettre un frein aux accusations privées et inspirer une certaine circonspection au gouverneur devant qui elles seraient portées. L'obligation imposée à l'accusateur de signer sa dénonciation et de se porter partie, en courant le risque des peines édictées contre les calomniateurs, devait aussi prévenir beaucoup de procès et mettre obstacle aux vengeances poursuivies sous le manteau de la loi par des inimitiés particulières. Ainsi le rescrit que nous avons sous les yeux est plutôt favorable que répressif. Mais, en outre, je ne pense pas qu'il nous livre la pensée de Trajan tout entière, et je suis porté à croire que le court billet qui forme aujourd'hui la réponse à la consultation si minutieusement détaillée de Pline[28] n'est que l'extrait d'une lettre plus longue ou de plusieurs lettres émanées de la chancellerie impériale[29]. Cette réponse est en effet insuffisante et dans les cinq ou six lignes qui la constituent, on se heurte à une contradiction manifeste. Elle est insuffisante, car Trajan ne répond pas à toutes les questions posées par Pline ; il ne dit pas si l'enfant sera puni comme l'homme fait, ni de quelle peine l'un et l'autre seront frappés. Il n'explique pas, et c'est là le point important, qui embarrassait Pline, si le nom seul de chrétien est un crime ou si l'on doit poursuivre uniquement les crimes que le Christianisme comportait, aux yeux de la loi romaine. Dans toute la correspondance de l'empereur et de son agent, il n'y a pas d'exemple, même sur les sujets les moins graves, d'une réponse aussi sommaire, aussi incomplète et aussi vague. Quant à la contradiction, comment concilier : Neque enim in universum aliquid, quod quasi certam formam habeat, constitui potest avec ce qui suit immédiatement : Conquirendi non sunt : si deferantur et arguantur puniendi sunt. Mais, en vérité, peut-on imaginer ou formuler un principe plus général que celui-ci : l'aveu du Christianisme entraîne la condamnation ? Quoi de plus simple que la procédure qui ne consiste qu'à poser la question : êtes-vous chrétien ? Quel délit mieux caractérisé que celui qui ne repose que sur un aveu au devant duquel couraient la plupart des accusés ? Je conviens qu'à lire Justin, Athénagore et Tertullien, il semble que les chrétiens ont été souvent punis sans qu'on eût à leur reprocher aucune infraction à la loi ; mais il s'agit de savoir si ces condamnations étaient conformes aux instructions des empereurs, ou au contraire prononcées malgré ces instructions par des gouverneurs timides et accessibles aux suggestions de la populace. La seconde opinion me paraît seule exacte. En soutenant que, pendant le deuxième siècle les vexations ne sont jamais venues des empereurs mais du peuple, et que, si le Christianisme a pu durer et grandir en dépit de la malveillance des populations, c'est grâce aux rescrits impériaux qui mettaient fin à l'arbitraire et aux dangers dont la fureur populaire menaçait les partisans de la religion nouvelle, on n'avance qu'un fait basé sur les documents que Justin et Eusèbe nous ont transmis[30]. Hadrien, Antonin, Marc Aurèle ont déclaré que les chrétiens ne devaient être poursuivis que quand ils étaient accusés d'infractions aux lois existantes, et ce n'est pas une grande témérité de supposer que tel était le sens du rescrit de Trajan. La marche que l'empereur indiquait à Pline nous paraît donc celle-ci. Aucune recherche instituée d'office contre les chrétiens. Toute dénonciation anonyme écartée. A la suite de dénonciations signées et articulant des faits délictueux, comparution des accusés devant le gouverneur, qui les invite à adorer les Dieux de l'empire. S'ils y consentent, il n'est plus donné suite à l'affaire[31]. S'ils refusent, le gouverneur commence son enquête sur les faits avancés par l'accusateur, et s'il les trouve exacts, punit les coupables dans la mesure que comportent leur âge, la nature des délits et les circonstances au milieu desquelles ils ont été commis[32].

Mais en quoi consistaient ces délits ? De quels crimes les chrétiens étaient-ils coupables. M. Edm. Leblant a complètement élucidé la question dans un savant mémoire[33]. Au témoignage de Lactance, c'est dans le VIIe livre du traité d'Ulpien de officio proconsulis que les gouverneurs trouvaient les armes redoutables dont ils frappaient l'Eglise[34]. De nombreux passages de ce VIIe livre sont conservés et ont passé dans le Digeste, car à partir de la paix de l'Eglise, ces textes que Lactance nomme encore impia jura devinrent, sans aucun changement, des lois toutes faites contre le paganisme et l'hérésie. En les rapprochant des sentences de Paul, et en relevant dans les Actes des Martyrs les accusations portées contre les confesseurs de la foi et les peines qu'ils ont subies, la comparaison des données ainsi recueillies permet de fixer les bases des poursuites dirigées contre les chrétiens pendant les trois premiers siècles. On voit qu'ils encouraient plusieurs accusations : celles de lèse-majesté, de sacrilège, d'association illicite, de magie, de recel de livres défendus, d'introduction d'un culte étranger, tous crimes sévèrement punis.

Or en nous reportant à l'époque de Trajan, nous trouvons d'abord que la littérature chrétienne était encore trop peu développée pour que les fidèles eussent entre les mains beaucoup de livres ; ils pouvaient mettre bien facilement à l'abri ceux qu'ils possédaient, et échapper ainsi à l'une des incriminations de leurs adversaires.

Nous savons que Trajan refusa d'accueillir les accusations de lèse-majesté[35]. Le sacrilège ne consistait point alors dans l'omission ou la violation de la loi divine[36], mais seulement dans le vol d'objets consacrés au culte, ou le pillage des édifices religieux. Ce dernier fait, seul, a pu être relevé à la charge de quelques chrétiens, et cela à une époque postérieure à celle que nous étudions. Les actes semblables à celui qu'un zèle ardent inspira à Polyeucte ne se rencontrent pas dans l'histoire primitive de l'Eglise et, à cause de cela même, étaient interdits aux fidèles[37]. Restent les faits d'association illicite et de magie. Les gouvernements s'inquiétaient surtout du premier, tandis que les bruits de magie et maléfices effrayaient les peuples. On voit précisément que les informations de Pline s'étaient portées sur ces deux points[38].

C'étaient là deux inculpations redoutables, châtiées avec une rigueur qui nous révolte[39] ; mais qui pourrait reprocher à Trajan de n'avoir pas dominé entièrement les préjugés de son époque ? Aujourd'hui encore, en tout pays, on poursuivrait une association qui propagerait certaines idées émises par Tertullien[40]. La liberté des cultes est fort récente[41], et on brûlait encore chez nous les sorciers au siècle dernier[42]. Ne nous montrons donc pas si sévères pour la législation romaine du deuxième siècle, et reconnaissons que Trajan porta une grande modération dans l'exercice de son pouvoir. C'est, nous le répétons, ce qu'ont reconnu les chrétiens d'alors, en ne le plaçant pas parmi leurs persécuteurs, et en demandant mainte fois l'application de rescrits semblables à celui qui fut envoyé au gouverneur de Bithynie[43].

Assurément, ces préventions de magie et d'association illicite, constituent pour l'Eglise des conditions défavorables. Puis les chrétiens commencent à être connus des gouverneurs et des juges. Longtemps confondus avec les Juifs, les chrétiens, méprisés comme eux, avaient du moins partagé leurs privilèges, et ils n'en étaient distingués aujourd'hui qu'aux dépens de leur première liberté. Mais malgré ces entraves, il y avait encore moyen de se réunir et de propager la foi. Sous le règne de Trajan qui aimait peu les associations, rien n'empêcha les chrétiens de s'assembler dans quelques cimetières, autour des tombeaux des apôtres et des premiers fidèles, sous la protection même de la loi[44]. Car le législateur romain avait consacré, d'une manière absolue, la religion des tombeaux et n'admettait ni exception ni distinction de personnes en ce qui concernait leur inviolabilité. Le sol où un mort était inhumé, l'espace occupé par le monument funéraire, et même le terrain, ordinairement planté d'arbres, qui entourait ce monument étaient sacrés par le fait seul de leur destination[45]. Celui à qui appartenait le terrain, et qui en avait fait choix pour sa sépulture, y laissait ensevelir qui il voulait[46]. Les repas funèbres faisaient aussi partie de la religion des tombeaux, et personne ne pouvait mettre obstacle aux dispositions prises par le testateur, en vue de leurs réglementa. On s'explique ainsi comment, dès les deux premiers siècles, les chrétiens eurent leurs sépultures spéciales, soit par acquisition personnelle, soit par la générosité de quelque riche personnage ayant embrassé la foi nouvelle et donnant asile à ses frères dans la vaste enceinte de sa dernière demeure, et l'on comprend qu'ils purent, sans être inquiétés, se réunir autour des tombes de leurs confesseurs tant pour les agapes que pour la célébration des mystères.

L'antiquité connaissait les associations de secours mutuels, alimentées à la fois par la générosité de riches patrons et par la cotisation mensuelle de leurs membres. Au temps de Tertullien, les chrétiens formaient un de ces collegia tenuiorum qui possédait une caisse et une organisation propre, et peut-être un édifice destiné à ses réunions : l'association n'était nullement clandestine, car Tertullien en parle avec détails[47]. Marcien atteste que Septime Sévère étendit aux habitants de l'Italie et des provinces la faculté que possédaient déjà les Romains de former des associations de ce genre[48]. Mais rien ne nous apprend s'il en existait à Rome au temps de Trajan, et par conséquent nous ne pouvons rien tirer du fait cité par Marcien au sujet de la situation du Christianisme au commencement du second siècle. Si les collegia tenuiorum existaient déjà dans la capitale, Trajan, malgré sa répugnance, dut les respecter comme celui d'Amisus[49], mais s'ils n'étaient pas constitués à son avènement, il est douteux qu'il les ait autorisés[50]. En somme, l'histoire de la communauté romaine, dont un demi-siècle auparavant, la foi était déjà renommée par tout le monde[51], reste fort obscure au commencement du deuxième siècle. Quelques-unes de ses traces, écrites sur la pierre, se retrouvent dans les cimetières situés aux abords de la capitale, tels que celui du Vatican, celui de Flavia Domitilla découvert en ces dernières années, et ceux de Lucine et de Priscille[52]. Rome était encore le point le plus occidental qu'eût touché le Christianisme, car l'histoire positive ne connaît rien des églises de la Gaule avant la fin du troisième siècle ; alors seulement on entend aussi parler de celles de l'Afrique, et en Espagne la foi nouvelle ne laisse pas de traces authentiques avant la fin du troisième siècle.

Mais en Grèce, en Asie, en Syrie, en Egypte, les chrétiens trouvaient sans doute plus de facilités pour se réunir et entendre la prédication de l'Evangile, en raison de la liberté de parler et de s'assembler consacrée dans ces pays par un long usage et, jusqu'à Trajan, tolérée par le gouvernement central[53]. C'est donc en Orient que sous Trajan s'élevait le foyer le plus actif et le plus brillant du Christianisme ; en revanche il y courait, au contact du judaïsme et de l'hérésie, un double danger. Pendant le siège de Jérusalem, les fidèles de l'église établie dans la ville sainte avaient dû s'enfuir et se retirer à Pella, au delà du Jourdain. Isolés des autres communautés chrétiennes et rapprochés des Esséniens, ils ne tardèrent pas à oublier les enseignements du Sauveur, et ils se rattachèrent étroitement aux pratiques de la loi mosaïque, dont ils ne s'étaient jamais affranchis complètement. Telle fut l'origine de la secte des Ebionites, qui tout en regardant Jésus comme le Messie, refusait d'admettre sa divinité[54]. D'autre part, chaque église d'Asie s'était vue, à peine fondée, assaillie et circonvenue par le gnosticisme. Sans doute la phase brillante de cette théosophie est postérieure au règne de Trajan, puisque c'est de 120 à 140 que Saturnin et Basilides professèrent leur doctrine et formèrent les disciples dont la réputation devait un jour effacer celle des maîtres. A l'époque où nous sommes, les grandes lignes du gnosticisme n'étaient pas encore arrêtées ; les questions sont cependant déjà posées et agitées par des esprits hardis, Cérinthe, Dosithée, Ménandre, qui exercent une séduction dangereuse sur des âmes encore mal affermies dans la foi nouvelle. Le quatrième évangile est à la fois un avertissement et un préservatif contre les tendances de ces docteurs, et les lettres d'Ignace marquent une continuation du même effort pour soutenir les défaillances et maintenir l'intégrité de la croyance chrétienne[55].

A la même époque, suivant Origène et Epiphane, commencèrent à se montrer les Elxaïtes[56]. Par eux se consomma l'union des gnostiques avec les communautés chrétiennes encore engagées dans le judaïsme et déjà en lutte avec l'église apostolique. Leurs tendances dissidentes, fortifiées par le secours inattendu de la philosophie orientale, se prononcèrent nettement et caractérisèrent des sectes désormais bien déterminées. Mais les hérésies alors dominantes et contre lesquelles Ignace multiplie ses avertissements, sont celle des Ebionites dont nous avons dit quelques mots, et celle des Docètes, qui ne reconnaissaient dans la personne du Sauveur que la nature divine, et, pour sauvegarder le principe de l'immatérialité de Dieu, expliquaient par la supposition d'un corps apparent les faits de l'incarnation et de la mort de Jésus-Christ. Contre les premiers, l'évêque d'Antioche défend la divinité du Christ[57], et contre les seconds, son humanité[58]. Les difficultés relatives à l'incarnation sont ainsi touchées dans les cinq lettres qu'Ignace adresse aux églises d'Ephèse, de Magnésie, de Tralles, de Philadelphie et de Smyrne, et dans celle qu'il écrivit à Polycarpe. Elles se rattachent directement, par le fond du sujet comme par la langue, aux épîtres johanniques, et nous offrent, au milieu du tableau animé de la vie chrétienne en Asie, un sommaire des questions qui s'agitaient autour de l'Eglise et dans son sein, et des moyens que les successeurs des apôtres employaient pour préserver leur troupeau de l'erreur et pour réduire leurs adversaires. Ignace procède plutôt par exhortations et par conseils que par réfutation en forme, et le ton de ses épîtres, bien qu'impératif, reste constamment affectueux. On sait que des objections ont été élevées autrefois contre l'authenticité de ces lettres en raison même de la polémique qui y est contenue et qui, pensait-on, ne pouvait avoir eu lieu au commencement du second siècle puisque le gnosticisme était né au milieu de ce même siècle. Mais cette critique, dont l'effet devait être de faire descendre également dans la moitié du deuxième siècle la composition de tous les écrits du Nouveau-Testament où la présence du gnosticisme se fait sentir, est abandonnée depuis que l'histoire des hérésies est mieux connue. La précision même qui caractérise les doctrines de Valentin et de Marcion suppose une longue série d'efforts antérieurs, une période initiale et nécessairement obscure, d'élaboration et de discussions préparatoires. Les Philosophumena nous ont appris, d'ailleurs, que les systèmes des premiers gnostiques étaient plus riches et mieux définis qu'on ne l'avait d'abord soupçonné[59]. Enfin une étude patiemment poursuivie de ces systèmes a montré que la philosophie grecque, qui eut plus tard une action considérable sur leurs développements, fut étrangère à leur début et qu'ils ont pris naissance au milieu des idées esséniennes[60]. On comprend donc très-bien comment les idées gnostiques étaient déjà, au premier siècle, en possession d'une autorité assez grande pour troubler l'enseignement chrétien.

En face du nombre croissant des hérésies, de la propagande active de leurs docteurs et du prestige que quelques personnalités remuantes et hardies revêtaient aux yeux de populations extrêmement mobiles, dociles à tous les entraînements de l'esprit, avides de nouveautés et de discussions philosophiques, la paix et l'avenir de la communauté chrétienne étaient menacés, et chaque jour les problèmes de théologie venaient se mêler plus bruyamment aux Œuvres de charité et à la prière. Il devenait donc utile d'apporter quelques changements à l'organisation de la primitive Église, et, avant tout, de s'entendre sur l'autorité dont les décisions feraient loi sur les points débattus. La doctrine du Sauveur et les récits de sa vie n'étaient consignés que depuis peu de temps dans des livres à peine répandus parmi les fidèles, car l'enseignement de la vérité chrétienne s'était fait exclusivement à l'origine par la prédication, par les communications orales[61] et plus tard par les épîtres des apôtres. Maintenant que les apôtres étaient morts, que les derniers contemporains du Christ disparaissaient, que le nombre de ceux qui pouvaient se dire garants de la vérité diminuait de jour en jour, les chefs des églises se demandaient avec anxiété comment ils assureraient la transmission fidèle de l'héritage sacré, qui mettrait fin aux contestations inépuisables journellement suscitées par le vague et la flexibilité des doctrines, qui jugerait l'authenticité d'épîtres ou d'évangiles qui circulaient sous des noms révérés ? Dans ces conjonctures périlleuses, et sous la pression d'une nécessité vivement sentie, les églises d'Asie Mineure et de Syrie se donnèrent une constitution plus solide que cela n'avait paru nécessaire au temps des apôtres, organisèrent leur hiérarchie avec plus de précision et attribuèrent à l'un des anciens la puissance de juger en dernier ressort les questions de doctrine et celles de discipline intérieure.

Ainsi se dégagea, grandit et se développa le pouvoir supérieur et spécial des évêques, pour l'établissement duquel Ignace, chef de l'église d'Antioche, déploya un zèle persévérant. Ici se présente de nouveau la question, toujours débattue[62], de l'authenticité des lettres d'Ignace. On a renoncé, comme nous l'avons dit, à invoquer contre cette authenticité la polémique anti-gnostique dont ces lettres sont pleines, mais l'on fait plutôt valoir, pour ébranler leur autorité[63], le silence que les pères contemporains d'Ignace, ou immédiatement postérieurs, ont gardé à leur égard : ils ne paraissent pas les avoir connues. Il y a sans doute un intérêt de premier ordre à savoir si cette correspondance assez considérable doit, ou non, prendre place au nombre des monuments de la littérature chrétienne primitive, mais la controverse est sans importance au point de vue de l'histoire générale de l'église, car on peut déterminer, indépendamment de toute opinion sur l'authenticité des lettres ignatiennes, les grands faits de cette histoire à l'époque dont nous nous occupons, et en particulier la date à laquelle fut constituée la hiérarchie ecclésiastique. En effet, si l'authenticité est admise, il faut reconnaître aussi que la vivacité et surtout la fréquence des recommandations d'Ignace pour assurer la prépondérance de l'évêque ne se concevraient pas si cette prépondérance eût été, au moment où il écrivait, aussi solidement établie qu'elle le fut par la suite : le ton et la forme de ses conseils indiqueraient plutôt qu'elle naissait à ce moment même, au milieu de véhémentes contestations. D'un autre côté, ceux qui refusent à ces lettres toute autorité doivent pourtant admettre que le faussaire, en les attribuant à Ignace plutôt qu'à tel autre de ses contemporains aussi célèbre, Clément, Polycarpe ou Papias , suivait une tradition conservée en Orient, et d'après laquelle le chef de la communauté d'Antioche aurait fait, pour la constitution de l'épiscopat, des efforts actifs, demeurés de notoriété publique. En tout état de cause, on se retrouve en présence du célèbre passage de saint Jérôme, que nous citons en note, et duquel il ressort que l'évêque reçut une autorité supérieure à celle des prêtres ou anciens, afin d'opposer aux développements de l'hérésie un effort plus immédiat et plus direct. Ce changement date donc du moment où les hérésies se multiplièrent, c'est-à-dire du commencement du second siècle. Du reste, Clément, dans sa lettre aux Corinthiens, Polycarpe, dans celle qu'il adresse aux habitants de Philippi, ne connaissent encore que la hiérarchie à deux degrés de l'âge apostolique[64], et dans la lettre d'Ignace aux chrétiens de Rome, il n'est pas question du pouvoir supérieur de leur évêque : sa personne n'est même point mentionnée, ce qui conduit aussi à penser que les églises d'Europe n'avaient pas encore senti la nécessité de changer leur constitution[65].

En effet les questions périlleuses posées en Orient n'étaient même pas soupçonnées sur les bords du Tibre. N'ayant à craindre le contact d'aucune hérésie, l'église de Rome travaillait, sans disputes, à changer les cœurs. Les écrits composés, au second siècle, dans son cercle d'action, montrent déjà, si on les compare aux lettres d'Ignace, la diversité d'aspects que présentera l'église dans les deux grandes divisions du monde chrétien. La Lettre de Clément aux Corinthiens, le Pasteur d'Hermas ne renferment aucun enseignement dogmatique, aucun avertissement pour préserver les fidèles des erreurs de doctrine. C'est à l'homme intérieur que s'adressent les auteurs de ces écrits qui jouirent, dès leur apparition, d'une grande faveur et prirent une autorité considérable. Ils ne parlent que de notre fragilité et de notre faiblesse, nous montrent dans l'humilité, la charité, la repentance, les seuls moyens que nous possédions d'atteindre le salut promis aux efforts et à l'espérance du chrétien. Le ton en est persuasif et affectueux. Hermas raconte ses propres égarements pour faire servir au bien d'autrui l'exemple de ses fautes : Clément s'associe à ceux auxquels il écrit et prend sa part des conseils qu'il leur donne. L'étendue de sa lettre, l'ordonnance et le développement des preuves, la grave simplicité du style, aussi propre à convaincre qu'à émouvoir, annoncent l'esprit pratique et disciplinaire qui caractérisera les pères de l'église latine. Par des efforts obscurs, silencieux, mais ininterrompus, cette église avait déjà jeté les bases de sa puissance, et pendant que les chrétiens d'Orient se disputaient sur les dogmes, elle avait gagné au Christ des serviteurs jusque dans le palais des Césars.

 

 

 



[1] V. Aubé, Histoire des Persécutions de l'Église, chap. V.

[2] Sulpice Sévère, Hist. Sacr., II.

[3] Eusèbe, Hist. Eccl., IV, 26.

[4] Apol., c. 5.

[5] De morte persec. Lactance ne cite pas d'empereur persécuteur entre Néron et Trajan Dèce.

[6] Surius, 23 nov.

[7] Tillemont, Mémoires, II, 173, 174. Note XII, p. 605.

[8] Ad Orig., t. I, p. 778 b. Cf. Greg. Turon., Glor. confess., I, 35, 36.

[9] Éd. Lucq., II, 6.

[10] Adv. Hæres., III, 3.

[11] Histoire des Empereurs, II, p. 578.

[12] Champagny, les Antonins, 3e éd., I, pp. 347 et suivantes, 381 et suivantes.

[13] P. 471, éd. Bonn.

[14] Hist. Ecclés., III, 33. Les dénonciateurs de Siméon furent peut-être des Ébionites, qui détestaient David et sa race (Épiphane, Hæres., XXX, 18.)

[15] Bolland., 1 febr.

[16] Ruinart, Acta sincera, p. 696.

[17] L'époque de la légation de Pline, très-discutée autrefois, est aujourd'hui fixée par la découverte faite en Mésie d'un monument élevé en l'honneur de Trajan, l'an 112 de notre ère, par Calpurnius Macer qui gouvernait cette province pendant la mission de Pline en Bithynie. Cf. Pline, Ép. ad Traj., 42, 61, 62, 77.

[18] Nous ordonnons qu'Ignace, qui prétend porter en lui le Crucifié, soit enchaîné et conduit sous bonne garde dans la grande ville de Rome pour être la proie des bêtes féroces et servir de divertissement au peuple.

[19] Histoire Ecclésiastique, III, 37.

[20] Philadelph., 10, Smyrn., 11, Polyc., 7.

[21] Rom., 24.

[22] V. Renan, Note sur les sculptures colossales du mont Stravrin à Antioche (Comptes-rendus de l'Acad. des Inscr., 1865, 372-378).

[23] M. Aubé (Histoire des Persécutions, p. 244) émet l'opinion qu'Ignace mourut à Antioche, et non à Rome. Lès citoyens romains pouvaient en appeler du gouverneur à l'empereur et étaient alors menés dans la capitale (Act., XXV, 12. Pline, ad Traj., 97) ; mais Ignace avait comparu devant Trajan : l'affaire était jugée sans appel. Pourquoi retarder sa mort ? Le voyage d'Antioche à Rome, par Smyrne, Alexandrie Troas, Neopolis, Philippi, est aussi bien singulier. — Et pourtant si on fait mourir Ignace à Antioche, toute sa correspondance est non avenue, car chaque lettre implique, aussi bien que la Lettre aux Romains que M. Aubé sacrifie pour ce motif, le voyage à Rome, entrecoupé de séjours prolongés dans diverses villes d'Asie. Les mentions de la captivité font bien corps avec le texte de chaque lettre et ne peuvent être considérées comme des interpolations.

[24] Comme l'a remarqué M. Littré, Barbares et Moyen âge, p. 23, la phrase célèbre : haud perinde in crimine incendii quam odio generis humani convicti (Tacite, Ann., XV, 44), doit être traduite non pas tant convaincus du crime d'incendie que condamnés par la haine du genre humain. Le nom de la faute se met à l'ablatif avec de ou in, ou bien au génitif. L'ablatif absolu désigne l'autorité qui prononce. V. Forcellimi. Du reste Bossuet (Disc. sur l'Hist. univ., II, 26) traduit secte convaincue de haïr le genre humain ou de lui être odieuse.

[25] La torture à laquelle il soumit deux diaconesses ne peut être regardée comme un supplice, puisque c'était alors un moyen d'information juridique.

[26] Cette ignorance de Pline a fait penser à M. Aubé qu'il n'y avait pas eu de persécution sous Domitien, mais la conclusion ne me parait pas rigoureuse. Les exécutions ont pu âtre faites par les triumvirs capitales sans que la haute société s'occupât de ces criminels obscurs. M. Boissier au contraire (Revue archéologique, février 1876), admet qu'il existait déjà des édits rendus contre le christianisme, et que Pline sollicite de l'empereur une interprétation de ces édits qu'il connaissait, mais dont le texte lui aurait paru obscur et vague. Mais alors il est singulier que Pline, et surtout l'empereur dans sa réponse, ne fassent aucune allusion à de pareils édits. On a récemment élevé des doutes sur l'authenticité de la lettre de Pline. M. Aubé, après avoir développé les raisons qui pourraient, à première vue, la rendre suspecte, se prononce néanmoins pour l'authenticité. M. G. Boissier a soutenu la même thèse, par des raisons très-judicieusement développées et très convaincantes, à ce qu'il me semble. Toutefois il reste des points difficiles à expliquer dans cette lettre et surtout dans la réponse de Trajan.

[27] Apologétique, 2.

[28] Peut-être avons-nous perdu aussi une lettre de Pline sur cette affaire. Tertullien (Apol., 2) rapporte que quelques chrétiens de Bithynie, poursuivis par le gouverneur, ont été déchus de leur rang (quibusdam gradu pulsis). Ce fait ne se retrouve pas dans la lettre que nous possédons et il nous semble difficile que le timoré Pline ait pris une pareille mesure sans en référer à l'empereur. Mais peut-être aussi, comme l'a supposé M. Leblant (Comptes-rendus, Acad. des Inscr., 1866, p. 365), Tertullien a-t-il prêté à des temps plus anciens ce qu'il voyait s'accomplir sous ses yeux.

[29] Le début : Actum quem debuisti... secutus es est bizarre. De plus Trajan appelle ici Pline mi Secunde ; c'est la seule fois. Dans les autres lettres on lit : mi Secunde carissime ou Secunde carissime. Cette omission de carissime s'expliquerait facilement en supposant un remaniement ou une réduction du document original.

[30] Voir les rescrits rapportés par Justin à la fin de la 1re apologie et par Eusèbe, Hist. Eccl., IV, 9 et IV, 13. Le premier est d'Hadrien. Rufin, dans sa traduction latine d'Eusèbe, parait avoir copié l'original. Le deuxième adressé par Antonin le Pieux au Κοινόν Άσίας ne parait pas authentique, mais voir l'apologie adressée par Méliton à Marc-Aurèle (Eusèbe, IV, 26). Dans les colonies, la police et la liturgie du culte public appartenaient aux décurions. V. Lex Genetiva LXIV. Giraud, Nouveaux bronzes d'Osuna, p. 24. La protection des chrétiens par Marc-Aurèle est attestée dans Tertullien (Apol., 5). M. Aubé, toutefois, doute de l'authenticité du rescrit d'Hadrien (Histoire des Persécutions, p. 273). Il fait valoir, outre plusieurs raisons tirées du texte lui-même, le silence gardé par Tertullien dans son Apologétique sur ce document favorable aux chrétiens, et ce silence est, en effet, difficilement explicable.

[31] On savait en effet, par le bruit public, que les chrétiens ne reconnaissaient pas les mêmes dieux que les païens et par conséquent le refus d'adorer les dieux de l'empire constituait une présomption de christianisme.

[32] C'est encore une question fort controversée de savoir si la profession de christianisme constituait à elle seule un crime au second siècle de notre ère (V. Boissier, l. c.). Mais M. Edm. Leblant me parait avoir très-bien montré dans le Mémoire dont nous allons utiliser les conclusions, que les poursuites exercées contre les chrétiens se justifient au point de vue légal romain, sans recourir à une procédure ou à une pénalité extraordinaires.

[33] Sur les bases juridiques des poursuites dirigées contre les martyrs. Comptes-rendus de l'Académie des Inscriptions, 1866, pp. 358-373.

[34] Divin. Inst., V, 11.

[35] M. Aubé (Histoire des Persécutions, p. 424) a fait remarquer avec raison qu'au IIe siècle le crime de lèse-majesté s'appelait impietas (Pline, Panég., 33 ; Suétone, Domit., 10). Cette observation est importante pour l'histoire des premières persécutions chrétiennes.

[36] Cicéron, de legib., II, 16. Quintilien, Inst. Orat., VII, 3, 21. Digeste, 13, 9. Paul, Sent. Rec., V, 19. Tertullien, ad Scapul., 1. Comme l'a remarqué M. Aubé (Hist. des Persécutions, p. 191), la constitution de 380 : qui divinæ legis sanctitatem aut nesciendo omittunt aut negligendo violant et offendunt, sacrilegium committunt émane d'un prince chrétien et a été édictée pour la défense de la religion chrétienne. Elle ne saurait donc être mise à la charge du paganisme et servir à expliquer les poursuites dirigées contre les chrétiens.

[37] Concil. Iliberitanum, c. LX (Labbe, Concil., I, p. 987 et 1222).

[38] La question relative aux associations revient si souvent dans la correspondance de Pline avec Trajan (Ep., 34, 93, 11) que le gouverneur en était nécessairement préoccupé, et il est à croire que c'est de ce côté qu'il envisagea la question chrétienne. — Il se formait continuellement des associations non autorisées, et dès qu'il s'agissait de rétablir l'ordre dans quelque partie du monde romain, on commençait par les dissoudre. C'est ce qui arriva à Pompéi en 812 = 59 après le tumulte qui s'était élevé entre les habitants de cette ville et ceux de Nuceria (Tacite, Ann., XIV, 17).

[39] Le crime d'association illicite était assimilé à celui de lèse-majesté (Digeste, XLVIII, 4, 1, § 1) et puni de la décollation si les coupables appartenaient aux premiers rangs de la société ; ceux de condition inférieure étaient exposés aux bêtes ou brûlés vifs (Paul, Sent. Rec., V, 29, 1). Les accusés étaient tous soumis à la torture, sans qu'on eût égard à leur rang. Les coupables de magie étaient brûlés vifs ; leurs complices exposés aux bêtes ou mis en croix (Paul, Sent., V, 23, 17). L'introduction d'un culte étranger était punie de la déportation pour les honestiores, de la mort pour les humiliores (Paul, Sent., V, 21, 2).

[40] De corona, c. XI.

[41] Une déclaration de Louis XIV du 1er juillet 1686 punit de mort ceux qui seront surpris faisant des exercices de religion autre que la religion catholique (Isambert, Anciennes Lois françaises, XX, p. 5).

[42] Sorcier brûlé en 1718 par arrêt du Parlement de Bordeaux (Maury, Magie et Astrologie, etc., p. 222).

[43] Tertullien, ad Scapulam, 4, montre que ces rescrits protégeaient les chrétiens à certains égards.

[44] Voir de Rossi, Bullet. d'Arch. christ., avril et août 1864, décembre 1865.

[45] Cet espace s'appelait area. D'où le cri des païens : areæ eorum non sint (Tertullien, ad Scapul., 3). Cf. dans les Acta purgationis Cæciliani : Area ubi orationes facitis (S. Optati opera, p. 170).

[46] Religiosum locum unusquisque sua voluntate facit, dum mortuum infert in locum suum. Digeste, I, 8, 6, § 4. Cf. Gaïus, Comment. Inst., II, 6.

[47] Tertullien énumère les divers emplois de la somme constituée par la stipes menstrua : Egenis alendis humandisque, et pueris ac puellis re ac parentibus destitutis, jamque domesticis senibus, item naufragis ; et, si qui in metallis, et si qui in insulis vel in custodiis, duntaxat ex causa Dei sectæ, alumni confessionis suæ flunt (Apol., c. 39.)

[48] Permittitur tenuioribus stipem menstruam conferre, dum tamen semel in mense cœant, ne sub prætextu hujus modi illicitum collegium cœat. Quod non tantum in Urbe sed et in Italia et in provinciis locum habere Divus quoque Severus rescripsit. — Les collèges des Cultores Deorum, qui sont en réalité des associations funéraires, commencèrent sous Nerva (Boissier, Rev. Arch., nouv. série, XXV, p. 84). La loi voulait que l'argent provenant de la contribution mensuelle ne fût employé qu'à la sépulture des associés, mais on ne se préoccupait guère de cette défense.

[49] Pline, Ep., ad Traj., 93.

[50] Ce qui pourrait faire penser que l'association n'était pas encore formée au temps de Trajan, c'est que le cimetière appartenant au collège des chrétiens, cimetière auquel Calliste fut préposé sous le pontificat de Zéphirin et qui fut consacré aux sépultures des papes jusqu'à la paix de l'Église, ne semble pas avoir été ouvert avant le IIIe siècle.

[51] Ad Rom., I, 8.

[52] Les deux inscriptions chrétiennes datées des années 107 et 110 ont été trouvées dans le cimetière de Lucine (Rossi, Inscr. Christ. Antiq., n° 2 et 3). L'architecture des cimetières du Vatican, de Lucine, de Processus et Martinus, de sainte Agnès, de Flavia Domitilla indique, aussi bien que le style des peintures qui les décorent et les noms des personnages qui y furent inhumés, un âge très-voisin des temps apostoliques (Rossi, Roma Sott., I, 184-194).

Les premiers évêques de Rome furent enterrés dans le cimetière du Vatican (Rossi, ibid., 198). Une salle souterraine, décorée de peintures et de stucs qui peuvent remonter au second siècle, et qui forme l'étage inférieur de la basilique de Saint-Clément, a peut-être servi à la célébration du culte chrétien. On l'appelle Oratoire de Saint-Clément (Rev. Arch., nouv. série, XXIV, 1872, août).

[53] A Euménie de Phrygie, le collège des chrétiens s'appelait κοινόν τών άδελφών. Corp. Inscr. Gr., IV, 9266.

[54] Épiphane, Hæres., XXX.

[55] Suivant saint Jérôme (Catalog. Scriptor. eccles., c. 9) ce fut à la demande des évêques d'Asie que l'apôtre Jean composa son évangile, et Irénée (III, 11) dit que le commencement de cet évangile est une réfutation de Cérinthe.

[56] Épiphane, Hæres., XIX, 1 et 6. Philosophumena, IX, 13-15, X, 20. Eusèbe, Hist. Eccl., VI, 38, place l'apparition de cette secte non pas sous Trajan, mais un peu avant Trajan Dèce.

[57] Ad Magn., 7-8 ; ad Philadelph., 6-9.

[58] Ad Smyrn., 1-5 ; ad Trall., 6-10. Le millénarisme, qui certainement comptait déjà des partisans, puisque Papias est cité comme en étant pénétré, ne comptait cependant pas autant d'adeptes à ce moment qu'il en eut plus tard ; il ne semblait pas alors bien dangereux puisque Ignace n'y fait aucune allusion dans ses lettres.

[59] Philosophum., VI, 18. Cf. Ignace, ad Magn., 8, rapprochement indiqué par Freppel, Pères apostoliques, p. 346.

[60] Michel Nicolas, Rev. germanique, III, 468.

[61] Irénée, III, 2. Non enim per litteras traditam eam (veritatem), sed per vivam vocem.

[62] On a tiré moins de parti qu'on ne l'espérait des fragments de la traduction syriaque publiée par Cureton. Sur l'état actuel de la question, voir E. Renan, Journal des Savants, janvier 1874.

[63] On ne conteste plus l'authenticité de la lettre d'Ignace aux Romains.

[64] Clem. Rom., ad Corinth., 42. Polycarpe, ad Philipp., 5. Cf. Act. Apost., XX, 17. Timoth., I, 3. Tit., I, 5, 7. Saint Jérôme sur ce passage : Idem est presbyter qui episcopus : et antequam, diaboli instinctu, studia in religione fierent, et diceretur in populis : ego sum Pauli, ego Apollo, ego autem Cephæ, communi presbyterorum concilio ecclesiæ gubernabantur. Postquam vero unusquisque eos quos baptizaverat suos putabat esse, non Christi, in loto orbe decretum est ut unus de presbyteris electus superponeretur ceteris, ad quem omnis Ecclesiæ cura pertineret et schismatum semina tollerentur.

[65] Les difficultés relatives aux pontificats de Lin, de Clet, d'Anaclet et de Clément, demeurées jusqu'ici insolubles, disparaîtraient du moment où plusieurs de ces saints ont pu être simultanément évêques à Rome.