Voici la partie du gouvernement à laquelle Trajan, par une prédilection naturelle, et par le sentiment des nécessités impérieuses de son époque, donna les soins les plus assidus. Il avait écrit sur ce sujet des règlements que Végèce utilisa pour composer le livre où il présente à Valentinien les traditions de l'ancienne discipline et par là, croit-il, les moyens de rendre à l'empire sa force et sa vitalité compromises[1]. Malheureusement nous ne pouvons isoler dans l'Epitome rei militaris la part de Trajan, qui s'y trouve mêlée aux prescriptions de tous les écrivains classiques sur la matière, et aux coutumes en vigueur au quatrième siècle. Quelques faits, épars dans le Digeste et dans les auteurs contemporains de Trajan, nous montrent qu'il ne comptait pas seulement, pour avoir une bonne armée, sur la vertu d'une organisation élaborée avec tous les soins possibles, mais qu'il voulait et savait agir sur les hommes. Préoccupé de former une armée à la fois nombreuse et solide, il se montra fort difficile sur les exemptions du service militaire, les refusa à ceux que leurs infirmités ne rendaient pas absolument incapables de ce service[2], et punit de la déportation les pères qui affaiblissaient leurs fils pour les soustraire à ce devoir public[3]. Mais en même temps, une revue sévère et incessante des hommes incorporés dans les légions lui permettait d'éliminer ceux dont le caractère ou les mœurs menaçaient d'exercer sur leurs compagnons une influence fâcheuse[4]. Il craignait pour les soldats le séjour des villes, les habitudes du bien-être qu'ils y pourraient prendre, et il s'attachait à les écarter le moins possible de leurs camps, même pour les besoins d'un service public[5]. Jusque dans ces camps il redoutait l'oisiveté, et la prévenait par des exercices continuels, que les jours fériés ne devaient pas interrompre, alors que les affaires civiles étaient suspendues[6]. Il ne donnait les grades qu'à des hommes dont il avait apprécié la fermeté et la bravoure[7], mais l'épreuve une fois faite et la nomination signée, il respectait le pouvoir qu'il leur avait conféré et n'y portait aucune atteinte détournée ou directe[8]. Sa présence aux armées ne changeait rien aux habitudes du service, et les officiers conservaient toute leur autorité sur les soldats. Domitien, cédant à la jalousie et à la crainte que lui inspiraient les généraux les plus capables, leur faisait mauvais visage et leur témoignait peu d'égards, tandis qu'il se montrait tolérant pour les infractions à la discipline, afin de mettre en perpétuelle opposition les soldats et les chefs, et d'enlever à ceux-ci leurs moyens d'action et les forces qu'ils auraient pu tourner contre le prince. Trajan, au contraire, leur prodiguait les marques de sa confiance, récompensait magnifiquement leurs actions d'éclat, leur faisait décerner par le Sénat les distinctions les plus brillantes[9]. Toute l'armée se sentit honorée dans ses chefs ; un nouvel esprit la pénétra et la releva. Les soldats redevinrent déférents et dociles[10]. Pline insiste avec raison[11] sur cette réforme si bien conçue qui assurait l'efficacité du commandement et l'autorité hiérarchique des officiers en rétablissant leur autorité morale. Trajan en recueillit bientôt les fruits ; il ne fit que des guerres heureuses, car les revers qu'offre celle des Parthes sont dus, comme nous le verrons, à des fautes politiques plutôt que militaires, et la bonne organisation de l'armée en restreignit les conséquences. Mais dès l'an 99, un fait caractéristique nous montre à quel point Trajan se sentait déjà maître des soldats. A son retour de Germanie, il jugea, en jetant un coup d'œil sur la situation de ses finances, qu'il ne pourrait donner à la fois au peuple un congiarium, à l'armée un donativum aussi élevés que ses prédécesseurs. C'est sur le donativum que la réduction porta, et les soldats ne reçurent qu'une partie de ce qu'ils attendaient[12]. Il n'est pas besoin d'une profonde connaissance de l'histoire de l'empire pour apprécier ce qu'il y a de hardi dans une telle mesure, et de surprenant dans le calme au milieu duquel elle reçut son exécution. Pour accomplir ces changements considérables[13], Trajan trouva son point d'appui dans l'amour même qu'il inspirait à toute l'armée, depuis les généraux jusqu'aux derniers soldats. Il avait conquis leur affection par une patience infatigable et un dévouement à toute épreuve, mis au service d'une idée bien arrêtée. Cette idée, la voici exprimée par Dion Chrysostome dans un de ses discours, écho des propos qui s'échangeaient autour de la table de l'empereur, quand il causait sans réserve avec ses amis et sollicitait leurs conseils avec autant de bonhomie que de sagesse : Le prince qui dédaigne les soldats, qui ne va pas ou va rarement les visiter au milieu des périls et des fatigues qu'ils endurent pour défendre l'empire, et qui réserve son affection pour la populace, agit comme un berger qui ne connaîtrait pas ceux qui gardent son troupeau, ne leur donnerait pas à manger, ne songerait pas à veiller quelquefois avec eux. Et alors il persuaderait, non-seulement aux bêtes sauvages, mais aux chiens eux-mêmes que le troupeau ne mérite pas d'être ménagé. Celui qui effémine les soldats par des délices, ne les exerce ni ne les fatigue, celui-là ressemble à un pilote qui corrompt ses matelots en les laissant dormir et manger tout le jour, sans souci de la cargaison ni du navire qui va périr[14]. Tel, en effet, se montra toujours Trajan pour les soldats. Vis-à-vis d'eux, il était bon sans faiblesse, mais toujours affable. Il accueillait leurs requêtes avec bienveillance[15]. Il facilita les formalités du testament militaire, en y introduisant cependant quelques garanties dont l'inexpérience des testateurs avait besoin[16]. En campagne, il vivait au milieu des troupes, et comme elles ; mangeant gaiement leur nourriture grossière, buvant leur piquette[17], souffrant même avec elles la faim et la soif[18]. Au bout de quelques jours, il connaissait les noms de ses compagnons d'armes, leurs surnoms et leurs sobriquets, et il s'en servait, avec bonne grâce, pour leur adresser la parole[19]. Il venait voir comment on exécutait les travaux qu'il avait commandés, il prenait part aux jeux militaires, lançant et se faisant lancer des javelots, donnant et recevant des coups. Au milieu de ces rudes divertissements, il se couvrait de sueur et de poussière, et bientôt on ne le reconnaissait plus dans la mêlée qu'à sa force et à son habileté supérieures[20]. Dans les batailles, il renvoyait ordinairement son cheval[21], courait se mettre à la tête de la légion la plus exposée et chargeait avec elle. L'action finie, il ralliait les troupes et veillait à ce que tout rentrât dans l'ordre ; puis il visitait les ambulances, encourageait les blessés, prenait soin que rien ne leur manquât, et après une inspection minutieuse et complète il retournait dans sa tente, seule ouverte encore, car tous commençaient déjà à se délasser de leurs fatigues quand l'empereur songeait à prendre un peu de repos[22]. Ceux qui, dans la journée, l'avaient vu risquer dix fois sa vie et l'entendaient le soir, au milieu du camp silencieux, regagner à pas lents le prætorium, lui vouaient un attachement sans limites et chérissaient sa bonté autant qu'ils avaient admiré son courage. |
[1] Lib., 1, cap. 8.
[2] Digeste, XLIX, 16, 4 pr.
[3] Digeste, XLIX, 16, 4, § 12.
[4] Digeste, XLIX, 16, 5. Pline, Ep. ad Traj., 30.
[5] Pline, Ep. ad Traj., 20, 22.
[6] Digeste, II, 12, 9.
[7] Lettre de Marc Aurèle à Cornelius Balbus. ... tuum est ostendere, hominem (Pescennium Nigrum) non ambitione... sed virtute venisse ad eum locum quem avus meus Hadrianus, quem Trajanus prœvus non nisi exploratissimis dabat.
[8] Pline, Panég., 18, 19.
[9] Henzen, 5450.
[10] Dion, LXVIII, 7.
[11] Pline, Panég., 18, 19.
[12] Pline, Panég., 25.
[13] .... te conditorem disciplinæ militaris firmatoremque. Pline, Ep. ad Traj., 29.
[14] De regno. Orat, II.
[15] ... Quum scirem quantam soleres militum precibus patientiam humanitatemque præstare. Pline, Ep. X, 106.
[16] Digeste, XXIX, 1, l. 1 et 24. Institut., II, 12.
[17] Spartien, Hadr., 10.
[18] Pline, Panég., 13.
[19] Frontonis, Epist., éd. Naber, p. 205.
[20] Pline, Panég., 13.
[21] Pline, Panég., 14.
[22] Pline, Panég., 13.