Trajan supprima ou réduisit un grand nombre d'impôts, et chercha dans l'ordre et dans l'économie les moyens de subvenir aux besoins publics de son immense empire. Au début de son règne, il renonça à l'aurum coronarium, tribut que les provinces payaient à chaque avènement[1]. Par l'abandon des poursuites de lèse-majesté[2], il s'était fermé une des sources qui alimentaient le plus abondamment les finances impériales, et il se priva volontairement d'un revenu presqu'aussi considérable, en déclarant que les biens des condamnés à la relégation ne feraient plus retour au fisc[3]. Le tribunal, institué à Rome pour juger les contestations qui s'élèveraient entre le domaine du prince et les particuliers, jugeait souvent en faveur de ces derniers[4], et, dans les provinces, aucun contrat passé avec le fisc ne fut valable qu'après avoir été soumis au procurateur du prince[5], ce qui garantissait les particuliers contre la cupidité et la mauvaise foi des agents subalternes de cette administration redoutée. Pour faire cesser les troubles que les délateurs jetaient dans toutes les familles en dénonçant les successions irrégulières que le fisc devait recueillir comme bona caduca, et rendre moins vexatoire la perception de cette branche de revenus, à laquelle il ne pouvait renoncer absolument, Trajan décida que ceux qui déclareraient spontanément qu'une telle succession leur était échue, conserveraient la moitié de cette succession[6]. Le Digeste renferme plusieurs constitutions relatives à cette prime à allouer, en vertu du beneficium Trajani, à ceux qui auraient eux-mêmes dénoncé leur propre incapacité de recueillir[7]. L'empereur allégea considérablement les impôts établis sur les successions. D'après les règlements institués par Auguste, les anciens citoyens romains étaient dispensés de payer au fisc le droit du vingtième sur les successions qui étaient peu importantes, ou passaient à de proches parents, mais ceux qui entraient dans la cité romaine par le droit du Latium ou par un décret impérial ne jouissaient pas, lorsqu'ils héritaient des biens de leurs parents restés peregrini, du même avantage. Nerva prit quelques mesures pour rendre la transmission de biens moins onéreuse aux nouveaux citoyens. Il exempta du vingtième les enfants qui succédaient à leur mère, les mères à leurs enfants, et les fils qui succéderaient à leur père, pourvu qu'ils fussent sous la puissance paternelle. Trajan étendit le privilège au père succédant à son fils, puis au frère et à la sœur, à l'aïeul ou à l'aïeule, au petit-fils ou à la petite-fille, héritant réciproquement les uns des autres ; en ce qui concerne le fils héritant de son père, il leva l'interdiction que Nerva avait posée, en déclarant que le fils émancipé jouirait également de l'immunité. L'exemption d'impôt accordée en principe aux successions de peu d'importance, fut réglée et vraisemblablement étendue ; enfin là où le fisc percevait encore une partie des biens transmis, c'est-à-dire dans les successions collatérales, l'assiette de l'impôt fut assise plus équitablement, car le vingtième ne fut plus perçu que sur la valeur de la succession, déduction faite des frais funéraires qui, comme on le sait, s'élevaient assez haut chez les Romains en raison des cérémonies et des banquets périodiquement renouvelés au tombeau de famille. Le prince, en publiant des édits si populaires, remit d'ailleurs aux débiteurs du fisc l'arriéré des sommes dues pour l'acquittement du vingtième, selon la législation qui cessait d'être en vigueur[8]. On voit aisément quelle diminution dans les recettes amenaient ces changements dans l'administration de l'impôt. D'autre part, les dépenses augmentèrent, car indépendamment des travaux publics et des grandes constructions qu'il fit exécuter sur tous les points de l'empire, nous avons vu que Trajan se montrait extrêmement généreux envers les villes, et il ne laissait pas que d'être assez libéral envers ses amis[9]. Comment put-il faire face à ces charges croissantes sans pressurer ses sujets ? Le domaine privé des empereurs, démesurément agrandi par les moyens les plus despotiques, était encore considérable malgré les restitutions que Nerva avait faites en prenant le pouvoir[10]. Aussitôt qu'il fut de retour à Rome, Trajan aliéna avantageusement une grande partie de ce qui restait[11]. Puis cette réduction fut bientôt compensée par des accroissements très-légitimes. Trajan avait déclaré qu'il n'accepterait aucun legs dicté par la crainte[12], mais qu'il recueillerait ceux que ses amis lui auraient faits librement. Or il faisait naître autour de lui tant d'affection et il avait répandu tant de bienfaits, que presque toujours les mourants pensaient à lui[13], et, si petite que fût la valeur du legs qu'on lui laissait, à titre de souvenir et comme témoignage de reconnaissance plutôt qu'en vue de l'enrichir, le total de ces faibles sommes pouvait atteindre un chiffre élevé. Ainsi sa bonté et sa justice lui étaient aussi avantageuses qu'à Tibère et à Domitien leur rapacité. La conquête de la Dacie enrichit le fisc d'une manière extraordinaire[14], à cause des mines que renfermait le sol de ce pays. Or, les mines appartenaient presque toujours au prince, qui bénéficiait des produits chaque jour croissants de l'industrie extractive[15]. Trajan paraît avoir donné des soins très-attentifs à cette partie de ses biens. Des recherches plus approfondies, faites dans les contrées danubiennes, permirent d'extraire du sol une plus grande quantité de métal[16]. L'exploitation des carrières de marbre et de porphyre, à une époque où l'état, les villes et les particuliers rivalisaient dans le goût et, on pourrait dire, dans la manie des constructions, était encore pour le prince une source de bénéfices considérables[17]. La monnaie d'or ne fut pas altérée. Son poids est le même sous Trajan que sous Néron. Conformément aux prescriptions de cet empereur[18], on taillait 45 aurei à la livre (de 326 gr. 33). Mais la refonte des deniers anciens uses par le temps, et néanmoins plus pesants encore et à titre plus élevé que ceux qui avaient cours alors, procura quelque profits[19]. La mesure qui attribuait la moitié des successions indues à ceux qui en feraient la loyale déclaration, fit cesser probablement beaucoup de fraudes, tant de la part de ceux qui cachaient leur situation véritable en courant le risque d'une dénonciation, que de la part de ceux qui achetaient le silence des délateurs[20], de sorte que le fisc y perdit peut-être moins qu'on ne le croirait au premier abord. L'allégement de certains impôts facilita la rentrée des autres, et surtout celle des impôts indirects. L'histoire moderne prouve assez clairement que la gêne pour le contribuable se mesure non pas au chiffre de l'impôt, mais à la difficulté qu'il rencontre à gagner l'argent sur lequel l'état prélève une part. Lorsque chacun se sent en sécurité, que la richesse circule, que la consommation augmente, le paiement de l'impôt se fait vite et aisément. Il devait donc être perçu sans difficulté au sein de la tranquillité profonde et de la paix générale dont jouissait l'univers au commencement du deuxième siècle. Mais les moyens les plus efficaces qu'employa Trajan pour éviter à ses sujets l'imposition de nouvelles charges, furent assurément l'économie sévère à laquelle il soumit toutes ses dépenses, et l'ordre rigoureux qu'il introduisit dans l'administration. Justement fier de ses efforts et de ses succès dans une œuvre aussi laborieuse, il publia des états comparatifs de quelques-unes de ses dépenses avec celles de Domitien[21] dans des circonstances identiques. Nous avons perdu tous les détails de cette réforme importante : le fait seul nous est attesté, et dans la gloire qui rejaillit sur Trajan, une part devrait revenir aux ministres qui l'aidèrent à faire le bonheur de ses peuples. Quel Sully, quel Turgot tirent taire les privilégiés, chassèrent les agents coupables, déracinèrent des abus invétérés, et mirent au service d'un prince passionné pour le bien public leur énergie et leur intelligence des affaires ? Ni les textes ni les monuments ne nous font connaître leurs noms ensevelis à jamais dans un oubli irrévocable. |
[1] Ce tribut se nommait aussi collationes. Pline, Panég., 41. Ausone, ad Gratianum pro consulatu, p. 299, éd. Bipontin. Suivant la chronique Paschale (p. 472, éd. Bonn.), Trajan remit encore des impôts dans l'année 106, peut-être à l'occasion de ses decennalia.
[2] Pline, Panég., 42.
[3] Digeste, XLVIII, 22, 1.
[4] Pline, Panég., 36.
[5] Fragm. de jure fisci, § 6. Edicto Divi Trajani cavetur ne qui provincialium cum servis fiscalibus contrahant, nisi adsignante procuratore. Quod factum dupli damno vel reliquorum ex solutione pensatur.
[6] Digeste, XLIX, 14, 13, § 1.
[7] V. le titre XIV du XLIXe livre (de jure fisci), passim.
[8] Pline, Panég., 37-40. Une note de M. Solvet, traducteur d'Hegewisch (Essai sur l'époque, etc., p. 71), explique très-clairement la question.
[9] Pline, Panég., 50. Voyez dans le testament de Dasumius, publié par Rudorff dans Zeitschrift für geschicht. Rechtwissentchaft, XII, p. 370, un don de Trajan à ce personnage.
[10] Dion, LXVIII, 2.
[11] Pline, Panég., 50.
[12] Pline, Panég., 43.
[13] Testament de Dasumius, publié par Rudorff dans Zeitschrift für geschicht. Rechtwissentchaft, XII, p. 389.
[14] Dans Jean le Lydien, De Mag., II, 28, on lit, comme tirés des Γετικά de Criton, ces chiffres fantastiques qui montrent au moins quelle idée on se faisait des ressources de la Dacie : Ayant vaincu Décébale, Trajan rapporta cinq millions de livres pesant d'or, dix millions de livres d'argent, sans compter les vases précieux ; il emmena prisonniers cinq cent mille hommes, avec quantité de bétail.
[15] V. Annal. Inst. Arch., 1870,
p. 120.
[16] Les médailles qui offrent son effigie avec les légendes Metalli Ulpiani, Metalli Ulpiani Delmatici, Metalli Pannonici, Metalli Dardanici, paraissent être les premières qui furent fabriquées avec le métal de ces nouvelles mines. On trouvait aussi de l'or dans ces régions. Pline, Hist. Nat., XXXIII, 4 et 12.
[17] Annal. Inst. Arch., 1870, p. 122. Sous son règne sont mentionnées pour la première fois dans les inscriptions les exploitations de porphyre en Égypte.
[18] Pline, Hist. Nat., XXXIII, 13. V. La Nauze, Mém. des Belles-Lettres, XXX, p. 392, et Mommsen, Monnaie romaine, p. 756.
[19] Mommsen, Monnaie romaine, p. 758. L'opération n'est pas antérieure à l'an 103, puisque sur les monnaies restituées, Trajan porte le surnom Dacicus.
[20] Les délateurs n'avaient que le quart des sommes qu'ils faisaient rentrer dans les caisses du fisc. Suétone, Ner., 10.
[21] Panég., 20.