Les témoignages anciens sur l'administration de Trajan dans les provinces sont peu abondants, car la correspondance de Pline le Jeune avec l'empereur n'offre pas, à cet égard, autant de ressources qu'on serait tenté de le croire au premier abord. Les conditions très-spéciales au milieu desquelles l'auteur du Panégyrique fut préposé au gouvernement de la Bithynie ont été souvent méconnues, et on a tiré de ses lettres, aussi bien que des réponses de Trajan, des conséquences tout à fait fausses, en y voulant trouver les traits caractéristiques du système politique de ce prince. La Bithynie, depuis plusieurs années, était le théâtre de troubles assez graves. Plusieurs gouverneurs avaient été accusés de concussions, les poursuites n'avaient marché qu'avec lenteur[1], et au milieu de ces désordres, les finances de la province tombaient en désarroi, les édifices publics restaient inachevés, l'état même des personnes perdait toute régularité, en un mot la vie sociale était paralysée dans tous les membres. Le Sénat, fatigué de discussions qui s'étaient multipliées à ce sujet, s'en était rapporté, dès l'an 107, au jugement de l'empereur pour trancher les difficultés survenues entre les provinciaux et les proconsuls[2]. Afin de couper court à une série de procès interminables, un sénatus-consulte autorisa l'empereur à envoyer en Bithynie, bien qu'elle fût province sénatoriale, un agent qui examinerait la situation et la réglerait avant qu'un nouveau proconsul y retournât prendre possession du gouvernement régulier. Cet agent fut Pline[3]. Antérieurement, Messins Maximus avait été chargé d'une mission analogue en Achaïe[4], et C. Avidius Nigrinus était venu à Delphes régler, au nom de l'empereur, une contestation pendante entre les habitants de cette ville et ceux d'Anticyra[5]. On ne trouve pas, dans les règnes qui ont précédé celui de Trajan, trace de missions semblables, ce qui donne lieu de penser qu'il les imagina le premier[6] : on sent là un ordre d'idées voisin de celui qui inspira la création des curatores civitatum ; on peut y signaler aussi un danger pareil, cette intervention de plus en plus fréquente de l'empereur pouvant faciliter un jour les empiètements du pouvoir central sur les attributions laissées au Sénat et aux municipes par Auguste ; mais il n'est pas de mesure si bonne dont on ne puisse faire sortir de grands abus, et ces empiètements sont tout à fait étrangers aux habitudes gouvernementales de Trajan. Ainsi, pour ne pas sortir de la Bithynie, les droits du Sénat furent absolument réservés, car on connaît des proconsuls et des questeurs de Bithynie dont l'administration est postérieure à Trajan[7] ; de plus la correspondance échangée entre Pline et lui nous montre qu'il considérait cette modification du régime de la province comme tout à fait provisoire, et qu'il entendait ne rien innover par des coups d'autorité. Faute de connaître ces missions temporaires données à plusieurs reprises par les empereurs dans les provinces sénatoriales où il fallait rétablir l'ordre, on a pris l'exception pour la règle, et on a supposé que Trajan entretenait avec les gouverneurs des vingt-neuf provinces, entre lesquelles était alors partagé l'empire, une correspondance aussi active qu'avec celui de la Bithynie. Comme on l'y voit autoriser, par des rescrits particuliers, la construction d'un bain à Brousse, l'achèvement d'un théâtre à Nicée, la couverture d'un égout dans la ville d'Amastris[8], on s'imagine qu'il en était partout de même, et on s'élève contre cette centralisation excessive, on plaint les peuples soumis à une administration si lente, si minutieuse et si tracassière, on s'apitoie sur le sort de Trajan obligé de statuer et de répondre sur tant de questions, et en effet cette besogne surhumaine provoque autant de commisération que d'étonnement. Mais une étude plus attentive dissipe ces illusions, révèle le caractère provisoire et spécial de la mission confiée à Pline, et explique comment la correspondance relative à cette mission fut si abondante et si détaillée. La situation de la province était fort embarrassée[9], de sorte que des tâtonnements étaient inévitables, et les pouvoirs du commissaire s'avaient pu être à l'avance exactement définis : il était obligé d'en demander, pour ainsi dire, un nouveau pour chaque cas particulier. Pline n'avait gouverné aucune province jusqu'alors et n'avait même jamais été attaché à un gouvernement provincial : c'est à Rome qu'il avait rempli toutes ses fonctions politiques, et il n'osait résoudre maint problème courant qui n'aurait pas embarrassé un homme plus habitué au maniement de ce genre d'affaires[10]. Enfin Trajan comptait principalement, pour aplanir les difficultés, sur son ascendant personnel, sur la confiance et l'affection qu'il inspirait aux peuples, et pour cela il fallait qu'il se montrât constamment derrière son agent[11]. Il ne faut donc pas chercher dans cette correspondance le type du gouvernement de Trajan. Mais on en tirera des inductions légitimes si l'on veut connaître l'esprit de ce gouvernement, car cet esprit assurément n'était pas en Bithynie autre qu'ailleurs. On reconnaît alors que bien loin de centraliser, l'empereur se montre scrupuleusement attentif à ménager les organes de la vie locale. C'est Pline qui voudrait simplifier, en appliquant un règlement général à toute la province ; c'est Trajan qui l'en empêche[12], qui le rappelle incessamment au respect des droits anciens, des coutumes, des privilèges de chacun ; lorsqu'une difficulté se présente il lui recommande l'étude des précédents[13] ; et c'est seulement quand elle est absolument nouvelle qu'il la tranche, en basant toujours ses jugements sur l'équité[14]. Le gouvernement de Pline étant ainsi replacé sous son vrai jour, et le dixième livre de ses lettres reconnu pour n'être qu'un recueil de pièces concernant l'histoire particulière de la Bithynie, où faut-il chercher les éléments d'un tableau des provinces sous ce règne ? Il conviendrait d'abord d'extraire du corps des lois romaines quelques mesures générales auxquelles le nom de Trajan est resté attaché, puis on devrait étudier à part la condition de chaque province, Espagne, Gaule, Afrique, Achaïe, etc., comme nous avons étudié celle de l'Italie. Mais le manque absolu de documents semblables à ceux que nous avions sous la main pour cette partie de l'empire, nous empêche de faire un tel travail pour les provinces. Çà et là, sur le sol antique, des ruines grandioses offrent gravé le nom de Trajan et attestent la prospérité dont le monde jouissait alors, mais ne nous révèlent ni les détails de cette prospérité, ni les moyens employés pour la faire naître et la maintenir. Suivant le deuxième Aurelius Victor[15], Trajan aurait d'abord montré une étonnante faiblesse pour les mauvais gouverneurs, et c'est seulement après des avis réitérés de Plotine et sous son influence qu'il aurait porté un peu d'ordre et de justice dans cette partie du gouvernement. Les assertions de cet auteur, ou plutôt de ce compilateur médiocre, vivant à une époque très-éloignée des faits qu'il raconte, et comprenant mal les textes qu'il abrège, sont généralement peu dignes de foi ; il est néanmoins difficile de ne tenir aucun compte de ce qu'il avance ici : car son dire est corroboré en partie par un mot d'Homullus à Trajan lui-même, mot consigné par l'historien contemporain Marius Maximus dans son histoire de ce prince, d'où Lampride[16] l'a tiré ; le consulaire reprocha un jour au prince de faire plus de mal que Domitien ; car, lui dit-il, ce mauvais empereur avait des amis honnêtes, et on ne souffrait que de sa méchanceté personnelle, tandis que tu abandonnes ton autorité à des favoris indignes, et l'on te hait justement. On doit croire que ces abus remontent au temps où Trajan, tout entier à la défense de la Germanie, ne pouvait donner qu'une attention incomplète au reste de l'empire, car dès l'an 100 le procès de Marius Priscus, jugé et condamné par le Sénat en présence de l'empereur[17], lui indiquait assez clairement le vœu public, et d'autre part Pline, cette année même, vante l'administration des provinces[18]. Or malgré l'exagération concédée aux panégyristes, il n'aurait osé se mettre en contradiction si complète avec ce que les Romains pensaient et disaient tout haut. La réforme fut donc accomplie dès que Trajan fut rentré dans Rome. Au nombre des mesures qui intéressent toutes les provinces je placerai d'abord la réorganisation du service des postes. Trajan, comme l'a démontré M. Naudet[19], ne créa pas les postes, ainsi qu'une phrase d'Aurelius Victor pourrait le faire croire[20], mais cette phrase prouve du moins qu'il s'occupa de cette branche des services publics, et en effet M. Henzen a reconnu que les employés appelés præfecti vehiculorum paraissent pour la première fois sous son règne[21]. L'institution du cursus publicus consistait en l'établissement d'un certain nombre de relais où les courriers de l'Etat trouvaient des voitures et des chevaux frais en permanence. Ces relais étaient entretenus aux dépens des provinces, et ces prestations constituaient un lourd impôt, à en juger par la reconnaissance témoignée aux empereurs qui en allégèrent les contribuables en le rejetant sur le fisc. Outre les courriers de l'Etat (tabellarii), le cursus publicus transportait en effet les fonctionnaires et aussi toute personne pouvant montrer un diploma signé de l'empereur. Les diplômes étaient délivrés par le gouverneur de la province, seulement sur un ordre du prince appelé evectio. Mais les empereurs en vinrent à accorder cette faveur avec tant de prodigalité que les provinces furent écrasées sous des charges que ne compensait aucun avantage. Les particuliers ne jouissaient pas, pour leur correspondance, de ces communies-fions rapides et régulières, et la décentralisation de cette époque rendant peu fréquents et peu nécessaires les rapports de la capitale et des provinces pour la satisfaction des besoins publics, le cursus publicus n'existait réellement qu'au bénéfice du gouvernement central, de ses agents et de ses favoris[22]. C'était toutefois un service indispensable, qu'on ne pouvait songer à supprimer, mais qu'il fallait rendre le moins onéreux possible : tel est le but que poursuivit Trajan en instituant les præfecti vehiculorum qui veillaient à ce que les prestations fussent équitablement réparties, et aussi en se montrant fort économe d'evectiones[23]. Le Digeste ne contient que trois lois relatives à l'administration des provinces, édictées sous le règne de Trajan. Elles favorisent les civitates, considérées avec raison comme des personnes ayant leur vie et leurs intérêts propres, et constituant l'unité véritable du corps social, et elles tendent à accroître leur richesse et leur indépendance. Les dispositions légales propres à seconder de plus en plus l'émancipation des communautés dans l'ordre civil sont un des traits caractéristiques de l'époque antonine. Lors des élections municipales, les candidats promettaient à l'envi à leurs concitoyens des édifices publics, des jeux, des banquets ou même des distributions d'argent[24]. Mais souvent ces promesses n'étaient pas tenues ; commencé restait inachevé, ou bien la construction n'était pas même ébauchée. La ville n'avait aucun recours contre ce manque de foi, car la simple pollicitatio n'obligeait pas. Trajan voulut que dans ce cas spécial elle créât un lien de droit, et fit décider que quiconque, en vue d'un honneur public devant être déféré à lui ou à d'autres, aurait promis d'exécuter quelque ouvrage dans une civitas serait tenu de l'achever. L'obligation passait à son héritier[25]. Une autre loi de Trajan, favorable à la bonne administration, nous a été conservée par une inadvertance de Tribonien, qui l'a insérée dans le Digeste à côté de dispositions contraires. La soustraction de fonds appartenant aux civitates, considérée jusqu'alors comme un simple furtum et ne donnant lieu qu'à une répétition civile, fut assimilée au péculat et punie de l'interdiction de l'eau et du feu jointe à la confiscation des biens[26]. A l'époque de Marcien, la législation inaugurée sous Trajan était encore en vigueur, mais plus tard on revint à l'ancien état de droit[27], sans que l'on puisse déterminer les motifs de ce retour. Enfin le sénatus-consulte Apronien[28] autorisa les cités à acquérir des biens par voie de fidéicommis. Comme personæ incertæ, elles ne pouvaient ni hériter ni recevoir de legs[29] et elles ne furent relevées de cette incapacité qu'au Ve siècle de notre ère[30]. Jusque-là, le sénatus-consulte Apronien leur permit de tourner les dispositions sévères de la loi : on sent assez à quel point cette mesure leur était favorable. Le manque de documents nous empêche, comme nous l'avons dit, de présenter un tableau détaillé de l'état des provinces sous Trajan. Ainsi nous ne savons rien de l'histoire de la Bretagne, ni de celle de la Gaule, pendant le règne de ce prince. En Espagne, les bornes milliaires retrouvées sur le magnifique réseau de routes qui sillonnait la Péninsule témoigne de la sollicitude avec laquelle Trajan chercha à porter la vie dans toutes les parties de ces provinces. Mais le pont d'Alcantara et celui de Chaves montrent d'une manière encore plus éclatante de quelle prospérité jouissait alors le pays, puisqu'ils ont été élevés, en dehors du parcours des voies romaines, aux frais des municipes situés dans le voisinage et que la communauté des intérêts poussait à se rapprocher. Des villages du Portugal et de l'Estramadure dont on ne retrouve plus la place[31] faisaient construire au-dessus du Tage un pont magnifique qui domine de soixante mètres les eaux du fleuve[32]. On conçoit que de tels monuments aient perpétué le nom de Trajan dans une contrée qui pouvait d'ailleurs, à juste titre, se montrer fière de l'avoir vu naître, et on s'explique que la reconnaissance nationale y fasse attribuer au même empereur, sans preuve suffisante, tous les édifices romains dont la solidité ou la grandeur éveillent l'admiration[33]. Nous avons étudié plus haut ce qui concerne l'administration de Trajan dans la Germanie et dans les provinces du Danube. Dans l'Orient, pourvu depuis longtemps de toutes les ressources de la civilisation, Trajan eut moins à faire : il y laissa pourtant des marques de son activité et des fondations généreuses. La statue que les Grecs lui avaient élevée à Olympie[34] ne paraît pas un hommage banal, mais bien un remerciement pour quelque bienfait considérable. L'abondance des capitaux dans la Bithynie[35] témoigne de l'état florissant dont jouit la province dès que les abus les plus criants eurent été réformés, et nous sommes autorisés à croire que toutes les provinces asiatiques étaient dans une situation également heureuse. Antioche fut dotée de monuments somptueux et utiles[36]. L'Egypte vit s'étendre et s'améliorer la navigation du canal qui reliait le Nil à la Mer Rouge. Créée sous Cambyse et Darius[37], délaissée par les derniers Achéménides, rétablie par Ptolémée Philadelphe[38] et soigneusement entretenue par les premiers Césars, cette voie navigable ne fut abandonnée qu'au IIIe siècle de notre ère[39]. Trajan en agrandit l'embouchure : de plus, il porta la prise d'eau du Nil à Babylone, c'est-à-dire à soixante kilomètres en amont de Bubaste, où le canal commençait au temps d'Hérodote ; cette modification, qui augmentait la pente du canal, augmentait aussi la durée du temps pendant lequel il était ouvert à la navigation[40]. Ce grand travail se rattachait d'ailleurs à l'exploitation des carrières de granite et de porphyre, découvertes sous le règne de Claude, mais qui ne furent pas fouillées activement avant celui de Trajan[41]. Ainsi son nom parvenait jusqu'au fond de la Haute-Égypte[42], accompagné d'un tel prestige que les Ethiopiens envoyèrent une ambassade à Rome[43]. L'élévation, au rang de colonies, de villes telles qu'Hadrumète, Sétif et Thamugus[44], nous montre enfin les efforts de Trajan pour étendre et consolider la puissance romaine dans le nord de l'Afrique. Au milieu de cette prospérité, les provinces n'étaient pas, ne pouvaient pas être, à l'abri des malversations d'un administrateur ; sous Trajan même, l'Afrique, la Bétique, la Bithynie eurent à demander justice de leurs proconsuls[45]. Mais ces faits graves devenaient plus rares à mesure que le principat se consolidait. La correspondance de Pline nous offre les traits principaux de la chronique de Rome depuis l'an 97 jusqu'à l'an 109[46]. Dans cet intervalle, l'auteur ne cite que quatre procès de concussion. Dans tous il prit la parole : mais il rendait à ses amis un compte si suivi et si détaillé de toute séance du Sénat un peu intéressante, qu'il n'eût certainement point passé sous silence le récit d'une affaire criminelle par la raison qu'il n'y aurait joué aucun rôle. On peut donc affirmer que les procès de Marius Priscus, de Cæcilius Classicus, de Julius Bassus, de Varenus Rufus sont les seuls qui aient été portés devant le Sénat dans ces douze années : or sous Néron, dans l'espace de six ans, Tacite n'énumère pas moins de onze procès de ce genre[47]. L'accusation était portée devant le Sénat par le consilium[48] de la province, dont les envoyés recevaient à ce sujet un mandat impératif[49]. Pour que le procès suivît son cours, il fallait que le Sénat autorisât l'enquête[50], ce qui donnait lieu à une première discussion et opposait à l'accusation un premier obstacle. Toutefois on ne rapporte pas que cette enquête ait jamais été refusée. Elle se faisait même dans des conditions assez favorables aux provinciaux, car l'accusateur seul pouvait forcer les témoins à comparaître. Lors du procès de Varenus Rufus, Pline fit rendre un sénatus-consulte qui conférait les mêmes droits à l'accusé. On ne conçoit pas comment cette mesure équitable fut prise aussi tard, ni pourquoi elle suscita de violentes clameurs[51]. Les procès de concussion tombaient sous le coup de la loi Julia[52], justement vantée par Cicéron[53]. L'Empire n'apporta aucune modification essentielle à cette œuvre d'une politique à la fois habile et généreuse, qui résumait et consacrait tous les efforts tentés depuis un siècle pour améliorer la condition des peuples vaincus. Mais la nouvelle composition des tribunaux promettait une justice plus impartiale, car ce n'était plus seulement parmi les sénateurs ou parmi les chevaliers, ou sur une liste comprenant les noms des membres de ces deux ordres, que le préteur choisissait les juges. Auguste avait rétabli la troisième décurie supprimée par Jules César (celle des tribuni ærarii) ; il en avait ajouté une quatrième[54], Caligula[55] créa la cinquième. Ainsi le jury se trouvait recruté dans toutes les classes, et la classe moyenne y dominait. Malheureusement les affaires de concussion durent être portées devant le Sénat[56] qui se rendit maître absolu des procédures et de la peine. Tous les abus, tous les entraînements que favorise la mise de la justice dans les mains d'un corps politique ne tardèrent pas à se faire sentir, et le règne de Trajan, comme nous l'allons voir, en fournit plus d'une preuve. En dehors des envoyés de la province, les sénateurs seuls prenaient la parole dans ces affaires. Le Sénat désignait ceux de ses membres qui soutiendraient l'accusation, et ceux qui défendraient l'accusé et ses complices : dans ce choix, on se conformait généralement aux désirs exprimés par les parties. Le renvoi, devant les juges ordinaires, du gouverneur accusé exposait celui-ci à des restitutions pécuniaires et à la perte de ses dignités. C'est ici que le Sénat usait de son pouvoir discrétionnaire pour adoucir ou pour aggraver la peine[57]. Ainsi Julius Bassus, n'ayant donné et reçu que des présents peu considérables, parut plus imprudent que coupable. Le Sénat décida que l'accusé conserverait son rang, quelle que fût la décision des juges devant lesquels il le renvoyait[58]. D'autres fois, la déchéance n'était que partielle : ainsi Hostilius Firminus, légat de Marius Priscus, ne fut pas exclu du Sénat, mais seulement privé de prendre part au tirage au sort des gouvernements. Pline relève avec vivacité ce qu'il y avait de contraire au bon sens et à l'équité dans cette demi-mesure : Que peut-on imaginer de plus bizarre et de plus indécent que de voir siéger au Sénat un homme que le Sénat a flétri, de le voir au niveau de ses propres juges ? de le voir, exclu du proconsulat pour cause de prévarication dans ses fonctions de légat, juger lui-même des proconsuls ? de voir enfin un homme, condamné pour un crime honteux, condamner ou absoudre les autres ?[59] Un épisode du procès de Classicus offre un exemple révoltant d'arbitraire et de partialité. Au nombre des complices poursuivis[60] était Casta, la femme du proconsul. L'accusation, néanmoins, n'avait produit contre elle que des indices de culpabilité. A la surprise générale, un témoin, en déposant, insinue que l'un des accusateurs, Norbanus Licinianus, est peut-être coupable de prévarication[61] en faveur de Casta. Or Norbanus avait été non-seulement désigné comme accusateur par la province, mais encore nommé par le Sénat commissaire dans l'enquête préparatoire. Malheureusement pour lui il s'était montré, sous Domitien, l'adversaire de plusieurs sénateurs. Aussitôt le ressentiment patricien se déchaîne et l'accable. La loi exigeait que l'accusation principale fût jugée avant la prévarication : au mépris de la loi, on décide que la prévarication sera jugée immédiatement. Licinianus demande au moins un délai d'un jour pour qu'un acte d'accusation soit dressé et qu'il puisse en prendre connaissance : on passe outre, pour l'empêcher de rassembler les éléments de sa défense. Mais, par sa présence d'esprit, il répond de manière à confondre son accusateur. Alors on le charge à l'envi de griefs particuliers, tous étrangers à la cause. Deux consulaires rappellent que, sous Domitien, il eut part à la condamnation de Salvius Liberalis[62]. La relégation est prononcée contre Norbanus : et de l'aveu de Pline, cette condamnation était, au fond, motivée par des inimitiés particulières beaucoup plus que par la prétendue prévarication, mise en avant par un témoin irrité ou suborné, et visée dans l'arrêt. Pline, qui accusait Caste et se trouvait gêné par l'insuffisance des indices qu'on alléguait contre elle, retient alors le fait de prévarication qui la compromet aussi bien que son complice, et il s'efforce d'en tirer parti en exposant que la condamnation qui vient d'être prononcée est inexplicable si l'on n'admet pas que Casta est en effet coupable de faits graves, que la connivence de Norbanus dissimulait. Cette logique se trouve en défaut : les sénateurs ont assouvi leurs vengeances particulières, ils ne veulent pas frapper une clarissima femina, Casta est acquittée ! Dans la même affaire, le gendre de Classicus est absous, mais un officier, autrefois sous ses ordres, et qui n'a que le rang de chevalier, est banni de l'Italie pour deux ans[63]. Au sortir du règne de Domitien, où le Sénat avait été si cruellement éprouvé, ses membres évitaient de se frapper les uns les autres, et reculaient devant des accusations ou des condamnations qui pouvaient rappeler, même de bien loin, les manœuvres et l'acharnement des délateurs. Aussi Pline s'efforçait-il, autant qu'il le pouvait, de faire agréer par le Sénat ses excuses pour décliner le rôle d'accusateur[64]. Il hésita longtemps à se charger des intérêts de la Bétique dans le procès que cette province intentait à Classicus. Il s'y décida parce que le proconsul étant mort avant l'ouverture des débats, ce qu'il y a de plus affligeant dans ce genre d'affaires, le péril où on expose un sénateur, se trouvait écarté[65]. Au cours du procès de Marius Priscus, il éprouva une faiblesse véritablement surprenante, dont le devoir triompha du reste. Il avait cherché à établir que les abus de pouvoir dont Priscus s'était rendu coupable dépassaient la mesure des crimes compris dans l'accusation ordinaire de concussion, puisque le gouverneur avait reçu de l'argent pour condamner et faire périr des innocents : il obtint que la question fût divisée. Sur le chef des malversations, Priscus renvoyé devant les juges ordinaires et condamné comme concussionnaire, perdit son rang de sénateur et toutes ses dignités. A l'égard des meurtres juridiques, les habitants de la province, qui en avaient payé le prix au proconsul, furent mandés devant le Sénat qui s'était réservé le jugement de cette seconde partie de l'accusation et Priscus fut amené, avec ses complices, dans cette enceinte où longtemps il avait siégé près de ceux qui allaient statuer sur son sort. Pline ne put voir, sans se troubler, cet ancien consulaire dépouillé de son titre et de ses insignes[66] ; il se sentit rempli de compassion et, de son propre aveu, les moyens oratoires furent sur le point de lui manquer au moment où il s'agissait de faire prononcer contre le coupable un châtiment exemplaire et mérité que lui, Pline, réclamait naguère avec énergie[67]. Il est curieux de voir un esprit de corps si vif et si inquiet se développer dans le Sénat à une époque où la communauté du titre liait seule encore ses membres, appelés à Rome de toutes les parties du monde connu et étrangers les uns aux autres par leurs origines comme par leurs intérêts domestiques, et l'on voit que, sans avoir dicté des acquittements scandaleux comme au septième siècle de Rome, cet esprit inspira néanmoins des décisions assez critiquables. L'étude des procès analysés dans la correspondance de Pline ne me paraît donc pas justifier l'opinion qui accuse les empereurs d'avoir travaillé, d'une façon méthodique, à l'abaissement du Sénat et à la réduction de ses privilèges : on peut regretter, au contraire, qu'ils lui en aient laissé d'exorbitants. Cette étude me semble également peu favorable au préjugé qui attribue aux Césars l'établissement de mesures plus propres que la législation républicaine à garantir la sécurité des provinces : cette législation fut conservée et inopportunément adoucie[68]. En même temps que l'ordre s'établissait dans le vaste empire romain, l'équité s'introduisit, il est vrai, dans le gouvernement des provinces, mais ce fut moins l'effet de réformes législatives qu'un résultat général dû à l'apaisement des compétitions politiques[69] et surtout au développement croissant du travail, à la diffusion de la richesse et au progrès des classes moyennes signalé, à toute époque, par une probité plus grande apportée dans la gestion des affaires publiques. |
[1] Pline, Ep., IV, 9 ; V, 20 ; VI, 5 et 13 ; VII, 6 et 10.
[2] Pline, Ep., VII, 6. Le livre VIIe a été écrit dans l'année 107. Mommsen, Étude, etc., p. 21.
[3] Son titre est Legatus proprætore provinciæ Ponti et Bithyniæ consulari potestate in eam provinciam ex s. c. ab imp. cæs. Nerva Trajano... Ibid., p. 86.
[4] Pline, Ep., VIII, 24.
[5] Orelli, 3671.
[6] Borghesi (Œuvres, V, 407-415) et M. Waddington (Mémoires de l'Académie des Inscriptions, XXVIe 1re partie, p. 222-228) ont parfaitement élucidé la nature des fonctions confiées à ces agents. Tiberius Julius Severus qui, sous Hadrien, fut chargé en Bithynie de la même mission que Pline, est qualifié dans une inscription grecque (Corpus, 4033) de διοφθωτής καί λογιστής. Sous le règne de Septime Sévère, un certain Italicus envoyé en Grèce avec des instructions semblables, est dit dans une inscription athénienne λογιστής καί έπανορθωτής. Le διοφθωτής ou έπανορθωτής (corrector ; mais ce mot désigna plus tard des fonctions très-différentes) est chargé des réformes administratives : on ne le trouve jamais dans les provinces réservées à l'empereur (Waddington, l. l., p. 224). Le λογιστής (logista, curator) réorganise les finances des villes ou des provinces (Orelli-Henzen, 6483, 6484). Pline et Messius Maximus cumulèrent probablement les fonctions de corrector et de curator, comme cela est dit expressément de Severus et d'Italicus.
[7] On sait que le gouverneur des provinces impériales se nommait legatus augusti pro prætore et qu'il avait sous ses ordres, non pas un questeur, mais un procurateur. Or L. Cœlius Festus fut proconsul de Bithynie sous Caracalla (Orelli, 77).
[8] Pline, Ep. ad Traj., 24, 40,
99.
[9] Pline, Ep. ad Traj., 32. Meminerimus idcirco te in istam provinciam minium quoniam mulla in ea emendanda apparuerunt. Cf. ibid., 117.
[10] Toutefois il était au courant de la situation générale de la Bithynie par l'étude qu'il avait dû consacrer aux affaires de la province lors des procès de Bassus et de Varenus.
[11] Provinciales, credo, prospectum sibi a me intelligent, nam et tu dabis operam ut manifestum sit illis electum te esse, qui ad eosdem mei loto mitteris (Ep. ad Traj., 78).
[12] In universum a me non potest statui (Ep. ad Traj., 113).
[13]
Sequenda tibi exempta sunt eorum qui isti provinciæ
præfuerunt (Ep. ad Traj., 68). Cf. 48, 109, 115.
[14] Ep. ad Traj., 55, 68, 84, 109.
[15] Épitomé, 43, 21.
[16] Lampride, Sev. Alex., 65.
[17] Pline, Ep. II, 11.
[18] Paneg., 70, 79.
[19] Mémoires de l'Académie des inscriptions, nouvelle série, XXIII, p. 166 et suivantes.
[20] Cæs., 13. Simul noscendis ocius, quæ ubique e republica gerebantur, admota media publici cursus.
[21] Annales de l'Inst. Arch., 1857, p. 98 et suivantes.
[22] Comme le remarque Hegewisch (p. 203), il eût suffi de permettre aux courriers de se charger, outre leurs dépêches, des lettres particulières, moyennant une certaine rétribution, pour changer en une source abondante de revenus pour l'Etat, et en un établissement très-commode pour les citoyens, une institution qui n'était pour eux qu'un fardeau.
[23] Pline, Ep. ad Traj., 44, 45.
[24] Ces présents ne doivent pas être confondus avec l'honorarium ou somma legitima que le nouvel élu était tenu de verser dans la caisse municipale.
[25] Digeste, L, 12, 14, pr.
[26] Digeste, XLVIII, 13, 4, 57. Cf. eod. tit., l. 3.
[27] Et hoc jure utimur, dit Marcien au lieu cité du Digeste. Mais au livre XLVII, 11, 81 on lit : ob pecuniam civitati subtractam, action furti non crimine peculatus tenetur. Cf. l. 16, § 15 et 16.
[28] Digeste, XXXVI, 1, 26. Bach, dans l'histoire de la jurisprudence, rapporte ce sénatus-consulte au règne de Trajan. D'autres auteurs le rattachent au règne d'Hadrien.
[29] Ulpien, Regul., XXII, 5 ; XXIV, 18. Pline, Ep., V, 7.
[30] Constitution de l'empereur Léon en 469. Cod. Justinien, VI, 24, 12.
[31] Sur onze peuples dont les noms sont inscrits sur le pont d'Alcantara, deux seulement ont pu être identifiés.
[32] Hübner, Corpus, p. 90. Delaborde, Itinéraire de l'Espagne, II, p. 116.
[33] Par exemple le pont de Salamanque et l'aqueduc de Ségovie. Hübner, Corpus, etc., p. 110, 379.
[34] Pausanias, V, 12.
[35] Pline, ad Traj., 54.
[36] Malalas, éd. Bonn., p. 276.
[37] Hérodote, II, 158.
[38] Pline (Hist. Nat., VI, 29) l'appelle Ptolemæus amnis.
[39] Letronne, Inscriptions de l'Egypte, I, p. 296. Ptolémée nomme le canal Τραϊανός Ποταμός.
[40] Le nouveau canal fut terminé vers 109 (an XII de Trajan). Letronne, Inscriptions de l'Egypte, I, p. 424.
[41] Letronne, Inscriptions de l'Egypte, I, p. 189.
[42] Le nom de Trajan est inscrit en caractères hiéroglyphiques dans les temples de Philæ, d'Ombos (Champollion, Précis du système hiéroglyphique, pl. 148, 148a), de Denderah, d'Esneh, (id., Lettres, VII, p. 75 ; XII, p. 165).
[43] Dion, LXVIII, 15. Il les appelle Ίνδούς.
[44] Orelli, 3058.
[45] Le procès de Marius Priscus fut jugé dans les premiers jours de l'an 100, celui de Classicus dans l'automne de 101, celui de Julius Bassus en 103 ou 104, celui de Varenus Rufus en 106, il durait encore en 107. Mommsen, Etude, 12-22.
[46] Mommsen, Etude, 1re partie.
[47] En 56, ceux de Vipsanius Lenas, de Cestius Proculus (Ann., XIII, 30) ; en 57, ceux de P. Celer, de Cossutianus Capito, d'Eprius Marcellus (ibid., XIII, 33) ; en 58, ceux de Suilius (ibid., XIII, 43), de Sulpicius Camerinus, de Pomponius Silvanus (ibid., XIII, 52) ; en 59, celui de Pedius Blesus (ibid., XIV, 18) ; en 60, celui de Vibius Secundus (ibid., XIV, 28) ; en 61, celui de Tarquitius Priscus (ibid., XIV, 46).
[48] Pline, Ep., VII, 6.
[49] Pline, Ep., III, 9. La même marche était suivie pour l'accusation du gouverneur d'une des provinces réservées à César. V. l'inscription connue sous le nom de Marbre de Thorigny. Rev. archéol., 1864, I, p. 9.
[50] Pline, Ep., V, 20 ; VI, 29.
[51] Ep., VI, 5, VI, 13.
[52] Laboulaye, Lois criminelles des Romains, p. 419.
[53] Optima
lex. Pro Sext., 64. Lex Cæsaris justissima atque optima. In Pison,
16.
[54] Suétone, Oct., 32.
[55] Suétone, Calig., 16. V. dans les inscriptions, passim.
[56] Dion, LI, 21. Sur cette question et les développements qu'elle comporte, voir Laboulaye, Lois criminelles des Romains, pp. 413-428, 438-444.
[57] Pline, Ep., IV, 9. Cæpio quum putaret licere Senatui, sicut licet, et mitigare leges et intendere...
[58] Julius Bassus fut même consul suffect en 105. Les actes de son gouvernement furent cassés (ad Traj., 56, 57).
[59] Ep., I, 12. Il supporte plus patiemment l'inconséquence dont profita son client Bassus, mais il convient qu'elle causa beaucoup de mécontentement dans le Sénat et dans Rome (Ep. IV, 9). Le Sénat abusait un peu de la liberté que lui laissait Trajan.
[60] A la demande de Pline, III, 9. Cf. VI, 31.
[61] On appelait prævaricatio la collusion démontrée de l'accusateur avec l'accusé pour procurer à celui-ci un acquittement frauduleux.
[62] Rappelé d'exil par Nerva, Liberalis siégeait en ce moment même au Sénat.
[63] Ep., III, 9.
[64] Ad Trajan., 3. Ep., III, 9.
[65] Amotum erat quod in ejusmodi causis solet esse tristissimum, periculum senatoris. N'oublions pas qu'il ajoute avec ingénuité : Videbam ergo advocationi meæ non minorem gratiam quam si viveret ille propositam, invidiam nullam.
[66] Stabat modo consularis, modo septemvir epulonum, jam neutrum. Erat ergo perquam onerosum accusare damnatum quem, ut premebat atrocitas criminis, ita quasi peracte damnationis miseratio tuebatur.
[67] Marcus Priscus dut verser dans le trésor public les sept cent mille sesterces qu'il avait reçus pour faire mettre à mort un chevalier romain, et il fut banni de Rome et de l'Italie. Quelques sénateurs demandaient qu'indépendamment du versement au trésor, aucune peine ne fût ajoutée à la condamnation pour concussion. Ils jugeaient sans doute que cette condamnation s'appliquait au meurtre juridique, la loi de repetundis ayant en effet prévu cet abus de pouvoir : ne quis... ob hominem condemnandum... aliquid acceperit (Digeste, XLVIII, tit. XI, l. 7 pr.). Au commencement du règne de Vespasien, Antonius Flamma, proconsul de Cyrénaïque sous Néron, fut condamné aux mêmes peines que Marius Priscus damnatus lege repetundarum et exsilio ob sævitiam (Tacite, Hist., IV, 45).
[68] Juvénal, Sat., I, 49 :
et
hic damnatus inani
Judicio
(quid enim salvis infamia nummis ?)
Exul
ab octava Marius bibit, et fruitur Dis
Iratis : at tu victrix provincia ploras.
[69] Sous la République les proconsuls pillaient les provinces pour refaire leur patrimoine dissipé dans les dépenses électorales et surtout dans les frais énormes de l'édilité.