ESSAI SUR LE RÈGNE DE TRAJAN

 

CHAPITRE VI. — LE PRINCE, LE SÉNAT, LES CHEVALIERS, LE PEUPLE.

 

 

Le Prince. — La puissance impériale, telle que l'avait faite la constitution habilement élaborée par Auguste et silencieusement acceptée du monde lassé, n'était autre chose, nous l'avons dit, que le cumul de plusieurs magistratures républicaines : pontificat souverain, censure, puissance tribunitienne, imperium, puissance proconsulaire, droit d'initiative (jus relationis)[1]. C'est ainsi que se décompose, naturellement, l'examen que nous avons à faire de la politique personnelle de Trajan.

Nous possédons peu de renseignements sur la manière dont il exerça le souverain pontificat. Il fit décerner à Nerva les honneurs, devenus assez insignifiants, de l'apothéose[2], et créa pour le nouveau culte un collège de flamines[3]. Sa sœur Marciana, son père Ulpius Trajanus[4] furent mis également au rang des Dieux. Conformément à la loi qui voulait que le pontifex maxima habitât in publico[5], il laissa toujours ouverte une partie du palais impérial[6], à l'exemple d'Auguste et de Nerva, fidèles observateurs de cette prescription. Refusant d'ailleurs des honneurs que ses prédécesseurs avaient obtenus facilement de l'adulation publique, Trajan ne souffrit pas que son nom fût donné à l'un des mois[7] ; il interdit également de placer sa statue parmi celles des Dieux, et ne voulut être représenté qu'en bronze, sans permettre que des vœux fussent adressés à son génie tutélaire devant ces statues devenues des objets de culte[8]. Il consultait fort sérieusement les auspices[9]. Un passage du Panégyrique donne lieu de croire que Trajan bannit de Rome les sectateurs des cultes étrangers[10], mesure prise bien des fois avant lui, toujours inutilement. Il se montrait, du reste, équitable et peu formaliste dans l'interprétation des questions relatives au culte[11] ; ce n'est pas comme sectateurs d'une religion non reconnue, ni comme adonnés à la magie, que les Chrétiens furent en butte à quelques mesures de rigueur sous son règne.

En l'an 100, suivant Pline, Trajan n'avait accepté ni la censure, ni la préfecture des mœurs[12], et l'écrivain lui fait un grand mérite de ce refus. La censure de Vespasien, celle de Domitien avaient été très-sévères[13] et les patriciens craignaient le retour de semblables rigueurs[14] : il était d'une bonne politique de les rassurer à ce sujet. Mais c'est à titre de censeur que Trajan conférait le droit de cité, qu'il nommait les sénateurs, qu'il accordait le privilège du jus liberorum, qu'il avançait pour ses protégés l'âge des honneurs. Comment concilier ces faits certains, et dont Pline témoigne en partie[15], avec l'assertion du même Pline que nous venons de citer, je n'en vois pas le moyen. Ce que nous pouvons assurer, c'est que Trajan se montra très-réservé dans la concession du droit de cité[16], et qu'il y porta une réserve tout à fait républicaine. Quant au jus liberorum accordé à ceux qui n'avaient pas d'enfants pour les faire participer aux avantages politiques et civils que la loi Popæa réservait aux pères de famille, Trajan promit au Sénat de ne distribuer chaque année qu'un petit nombre de ces faveurs, et il tint religieusement cette promesse[17].

La puissance tribunitienne dont il était revêtu lui donnait le droit de veto ou d'intercessio sur toute mesure prise par le Sénat, et le rendait inviolable, en attachant à sa personne la majesté du peuple romain, protégée par des lois exceptionnelles. Les hommages que Trajan rendit au Sénat, la liberté qu'il laissa à ses délibérations, l'essor qu'il voulut imprimer à son initiative, nous permettent d'affirmer qu'il usa peu, qu'il n'usa peut-être jamais du droit d'intercessio, bien que nous n'en ayons pas de preuve directe. Quant aux lois de lèse-majesté, elles restèrent sous ce règne une lettre morte, et la plus grande préoccupation du prince était de convaincre ses sujets qu'il répudiait cette arme terrible[18]. Non-seulement il ne voulut pas s'en servir pour sa défense, mais il chercha à l'émousser pour l'avenir en punissant les délateurs avec une sévérité dont le souvenir ne s'effacerait jamais[19] et en enlevant, dans les procès politiques, toute valeur au témoignage des esclaves contre leurs maîtres[20].

Renoncer aux lois de lèse-majesté ! Ces mots caractérisent tout un règne, car tous les faits sociaux qui lui donnent sa couleur : intimité plus grande dans la famille, adoucissement des rapports entre les maîtres et les esclaves, transmission paisible des propriétés, aisance répandue dans toutes les classes de la nation, sont les conséquences de cet abandon aussi habile que généreux. A peine délivrées, par cette abrogation tacite, de la crainte incessante qui pesait si lourdement sur elles, les âmes retrouvent leur puissance et leur ressort ; la vie, redevenue partout active et libre, reprend son cours.

L'imperium donnait à Trajan la haute main sur toutes les affaires de l'armée, le pouvoir proconsulaire l'investissait d'une autorité suprême dans les provinces : nous étudierons à part ces deux branches de son gouvernement. Il usa de son droit d'initiative (jus relationis) pour soumettre au Sénat un plus grand nombre d'affaires que ses prédécesseurs, et laissa aux votes de cette assemblée plus d'indépendance par le rétablissement du scrutin secret[21].

On pense bien qu'un prince aussi désintéressé dans l'exercice du pouvoir se montrait peu avide des honneurs attribués à son rang, et en effet il fit preuve de la plus grande modestie pendant tout son règne. Bien qu'il n'eût pas livré dans les Germanies de combats proprement dits, il avait pacifié ces provinces, et plusieurs de ses prédécesseurs avaient célébré des triomphes pour de moins grands succès : il ne voulut pourtant ni salutation impériale[22] ni triomphe en rentrant dans Rome[23]. Suivant un usage constant, l'empereur revêtait le consulat au premier jour de l'année qui suivait son avènement. Trajan refusa cette dignité pour l'année 99, parce qu'il était à ce moment hors de Rome : c'était obéir à une loi observée sous la République[24]. Dans les premiers jours de son règne, il se défendit aussi de prendre le titre de Père de la Patrie[25], et pendant seize ans, il différa de se parer du surnom d'Optimus[26] que le Sénat et la reconnaissance universelle lui avaient donné depuis longtemps.

Dans les honneurs publics qu'il reçut, il se conduisit comme un simple citoyen aurait pu le faire. Tandis que ses prédécesseurs, retirés ou plutôt cachés au fond du palais impérial, laissaient faire leur élection comme un hommage dû à César, Trajan assistait aux comices, prêtait serment en entrant en charge et le renouvelait quand le temps de sa magistrature était écoulé[27]. Il entendait que le pouvoir impérial fût considéré comme une délégation du peuple, qui cesserait de plein droit le jour où les espérances qu'on avait fondées sur lui viendraient à être démenties. En remettant au préfet du prétoire Saburanus le parazonium, signe du commandement supérieur de cet officier : Prends ce glaive, lui dit-il, et sers-t'en pour moi si je fais mon devoir, contre moi si j'y manque[28]. Dans les vœux adressés annuellement aux Dieux pour la prolongation de sa vie et de son règne, il voulut qu'on ajoutât à la formule cette clause restrictive : Tant qu'il gouvernera conformément au bien public[29]. Avant de proclamer les consuls qui lui succédaient, il devait, suivant une antique formule, invoquer les Dieux et appeler sur soi leurs faveurs. Il changea l'ordre des termes, et ne se nomma qu'après le Sénat et la République[30].

Attentif à soumettre ses moindres actes au contrôle de l'opinion, il publia les dépenses de son voyage depuis la Germanie jusqu'à Rome[31]. Le chiffre peu élevé de ces frais contrastait singulièrement avec les profusions de Domitien. Dans sa vie privée, Trajan se montrait en effet aussi désintéressé, aussi économe que dans sa vie publique. Les accusations de lèse-majesté ne protégeaient pas seulement la personne du prince ; elles servaient aussi à alimenter son trésor particulier : il répudia cette source de richesses abondante, mais impure, et sut vivre aussi honorablement que les empereurs les plus rapaces. Le tribunal du fisc, créé par Nerva pour juger les contestations entre les citoyens et le domaine privé de l'empereur, fonctionna avec une activité et une équité dont Pline porte témoignage[32]. Enfin, pour couper court à un abus invétéré d'adulation, Trajan déclara qu'il n'accepterait de libéralité testamentaire que de ses intimes amis[33].

Il se montrait affable et prévenant pour tous. Il appelait ses collègues les consuls nommés en même temps que lui, et aussi, conformément à l'usage républicain, les préteurs élus sous les mêmes auspices que ces consuls et proclamés le même jour au Champ de Mars[34]. Pour les citoyens de toute condition, Trajan était constamment accessible dans son palais ; il sortait dans les rues de Rome, à pied ou dans une litière, sans appareil et sans gardes, saluant sur son passage, avec autant d'affection que de simplicité, tous ceux qu'il connaissait[35]. Bref, pendant tout son règne, dans les plus grandes comme dans les plus petites choses, il écarta ou abaissa les barrières que la défiance des autres princes avait élevées entre l'empereur et la nation. Je ne veux pas, dit-il dans une lettre adressée à Pline[36], m'attirer le respect par la crainte et par la terreur, ou par des accusations de lèse-majesté, et cette règle de conduite fut religieusement observée par lui. Dès le premier jour, il commit à la foi publique son flanc désarmé, comme le dit éloquemment son panégyriste[37], et, en retour de cette confiance, il obtint et le respect de ses sujets et leur amour, sans que la puissance suprême fût jamais avilie ou diminuée dans sa personne.

Le Sénat. En montant sur le trône, Trajan avait convié les sénateurs au partage du pouvoir, les exhortant à ressaisir la liberté, à veiller avec lui aux intérêts publics[38]. Ce n'étaient point de vaines paroles : mais il fallait, avant tout, conquérir la confiance des patriciens, et le nouveau prince leur sacrifia les délateurs qui les avaient fait trembler si longtemps.

La mort de Domitien fut suivie d'une puissante réaction contre le régime qui tombait avec lui. Dans les premiers jours où la liberté nous fut rendue, chacun, dit Pline, s'empressa d'accuser et d'accabler ses ennemis[39]. Nerva, bien décidé, comme il le prouva, à gouverner avec modération, refusa d'exécuter les mesures violentes que sollicitait le parti vainqueur, et que condamnaient les gens honnêtes et sensés tels que Frontin, qui voyant tout le monde accuser tout le monde, dit en face à Nerva : Mauvais prince celui qui ne permet rien, plus mauvais encore celui qui permet tout[40]. L'empereur mit donc un terme aux récriminations du Sénat, et on s'en plaignit vivement[41]. Plus faible, Trajan livra les délateurs au ressentiment patricien. Ils furent amenés dans l'amphithéâtre, enchaînés comme des assassins et des voleurs, exposés aux insultes et aux quolibets de Rome entière, puis embarqués sur des navires que l'on abandonna à la merci des vents et des tempêtes. Pline, en racontant leur humiliation, rencontre des traits d'une haute éloquence pour exprimer le plaisir qu'il savoura, et le Panégyrique, si souvent rebutant par sa fadeur, respire ici une joie débordante et passionnée digne de Saint-Simon[42].

Malheureusement, les sénateurs mirent moins de zèle à améliorer la constitution de l'État qu'à poursuivre leurs vengeances particulières et à satisfaire la passion du moment. L'appel fait par Trajan à leur initiative ne fut pas entendu. Nous avons essayé plus haut de faire comprendre la cause décisive de cette inaction, et de montrer comment les idées courantes sur l'essence du pouvoir paralysaient à l'avance toute tentative de ce genre. En se rappelant la composition du Sénat au IIe siècle, et la manière dont l'empereur le recrutait', on s'explique d'ailleurs qu'aucun progrès n'ait été réalisé, indiqué ou même entrevu par cette assemblée. Presque toutes les anciennes familles avaient péri dans les guerres civiles qui précédèrent l'avènement d'Auguste, ou par des condamnations à mort pour crime de lèse-majesté. Les descendants de celles qui n'étaient pas éteintes traînaient dans Rome une existence oisive et dégradée ; la plupart, ayant dissipé leur patrimoine, ne pouvaient, faute de la fortune exigée par le règlement censorial[43], siéger au Sénat. Pour peupler ce grand corps dont le nom était inséparable de celui du peuple romain, les empereurs choisissaient dans les provinces les hommes qui semblaient les plus recommandables par leur richesse et leur influence. En arrivant à Rome, quelles idées générales apportaient-ils du fond de leurs municipes ? Quelle vue politique un peu grande avaient-ils pu concevoir en gérant les affaires de leur patrie ? Ils se trouvaient rassemblés dans la curie, étrangers les uns aux autres, ignorant même le règlement intérieur de la compagnie dans laquelle ils entraient[44], et, à plus forte raison, l'étendue de sa compétence. Ils ne possédaient plus la tradition de cette politique suivie et savante qui avait élaboré l'ancienne constitution et organisé le gouvernement de l'univers. C'est ici que l'on peut voir quelle déplorable lacune laissait dans le système du principat l'absence d'institutions provinciales sérieuses. Entre le conseil des décurions d'une petite ville et le Sénat qui statuait sur les intérêts d'un immense empire, il n'existait aucun intermédiaire. Des assemblées provinciales librement élues[45], dotées d'attributions importantes, fussent devenues, dans chaque partie du monde romain, l'école où se seraient formés les hommes politiques, où ils auraient appris à traiter les grandes affaires, à parler et à délibérer sur des intérêts collectifs, où surtout ils auraient pris conscience de leur dignité et de leur force, et conquis une autorité capable de les maintenir indépendants en face de l'empereur et du pouvoir formidable dont il était revêtu.

Mais cette institution, dont le cadre existait, ne prit aucun développement pendant les quatre premiers siècles de notre ère[46], et le Sénat ne fut guère plus qu'une assemblée de notables, consultée pour la forme, éblouie par le prestige du principat et docile à toutes les suggestions de l'adulation ou de la crainte. La loi de imperio principis, votée à chaque avènement, resta dans 'ses mains une arme inutile. Pendant le règne de Trajan, l'histoire du Sénat n'offre qu'un échange d'hommages entre l'empereur et la haute assemblée[47].

C'étaient déjà des hommages que la modestie avec laquelle l'empereur acceptait les magistratures et les honneurs, aussi bien que la conscience scrupuleuse qu'il apportait dans l'observation des règlements constitutionnels. Mais il allait plus loin encore dans sa déférence pour le plus ancien pouvoir public de Rome. Ainsi c'est au Sénat que Décébale dut demander la paix ; c'est seulement après que le même Sénat l'eut déclaré ennemi du peuple romain que Trajan reprit les hostilités contre le roi dace. Pendant la guerre des Parthes, Trajan informait !régulièrement l'assemblée des événements militaires et sollicita auprès d'elle les honneurs du triomphe[48].

Il avança l'âge des honneurs pour les fils des sénateurs les plus illustres, et octroya de préférence cette faveur aux descendants des familles qui avaient marqué dans le parti républicain, ceux que Pline appelle les derniers fils de la liberté[49].

Un des faits qui montrent le mieux la bienveillance de Trajan pour le Sénat est la restitution, ordonnée par lui, d'un certain nombre de monnaies émises sous la République. Eckhel pensait que Trajan avait fait restituer toutes les monnaies de cette époque[50] et que le temps nous en donnerait successivement la preuve. Le sentiment de ce grand numismate est aujourd'hui abandonné[51], mais par cela même que Trajan a fait un choix dans les familles auxquelles il voulait rendre cet honneur, ce choix devient très-significatif. En facilitant la rentrée dans la circulation générale des pièces où l'on voyait le triomphe de Paul-Émile[52], ou Marcellus offrant à Jupiter Férétrien les dépouilles opimes[53], il perpétuait simplement des faits célèbres de l'histoire de Rome. Mais en rétablissant, à côté des monnaies de Marius, de Jules César, d'Auguste et d'Agrippa, celles des chefs du parti aristocratique tels que Sylla vainqueur de Jugurtha et de Bocchus[54], en multipliant l'effigie de Pompée[55], il faisait voir qu'il ne répudiait aucun des glorieux souvenirs de la patrie. Songeons encore au denier restitué de la famille Junia, portant d'un côté le nom et l'effigie de la Liberté, et représentant de l'autre le consul Brutus accompagné de ses licteurs. Comme on l'a dit[56], il fallait chez le prince qui permettait le renouvellement de ces souvenirs républicains une confiance bien grande dans la force de son gouvernement et dans l'affection de ses sujets. Mais en faisant au Sénat une place plus brillante et plus large dans l'exercice du pouvoir, Trajan ne voulut pas laisser sans garantie les intérêts publics dont il se dessaisissait. Aussi fit-il revivre quelques dispositions empruntées aux lois républicaines pour réprimer les intrigues des candidats politiques et assurer la sincérité des élections[57]. On se disputait encore, par tous les moyens, l'ombre et le nom de la puissance, quand on était dépossédé de ses plus importantes prérogatives ; les satisfactions de l'amour-propre survivaient aux autres et les suppléaient.

Le Sénat témoigna sa gratitude en conférant à Trajan de nombreux honneurs dont ce prince modeste n'accepta qu'une partie, et en multipliant sur les monuments publics les témoignages de la reconnaissance et de l'admiration. Des remerciements aux Dieux, des acclamations fréquentes au milieu des délibérations attestaient encore les sentiments du Sénat. Il est permis de ne pas ajouter une foi entière à Pline quand il assure que jamais la flatterie ni la peur n'avaient dicté aux sénateurs des éloges comparables à ceux que méritait et obtenait Trajan ; il me paraît difficile à croire qu'on n'eût pas déjà épuisé pour Tibère ou pour Domitien tout ce que l'imagination la plus fertile pouvait inventer en ce genre. Je crois même que la scène racontée par Pline, où les sénateurs quittèrent vivement leurs places pour saluer l'empereur, sans avoir l'air de prendre garde au désordre de leurs vêtements et de leurs attitudes, je crois, dis-je, que cette scène d'empressement flatteur avait été jouée bien des fois. Ce jour-là, pourtant, la sincérité et l'affection vraie donnèrent à ces expressions banales, à cette manifestation officielle, un accent ému et nouveau, et quand les patriciens s'écrièrent : César, nous sommes heureux ! Trajan ne put les entendre sans rougir, et des larmes montèrent à ses yeux[58].

Les Chevaliers. Les textes ne nous apprennent rien sur la condition de l'ordre équestre pendant le règne dont nous nous occupons. Cet ordre avait acquis une grande importance sous les premiers empereurs, attentifs à diminuer les prérogatives sénatoriales. Autant que nous pouvons en juger, Trajan n'abandonna pas le système de ses prédécesseurs : car, s'il augmenta la puissance du Sénat, ce ne fut qu'aux dépens de celle du prince, il laissa aux chevaliers toutes les fonctions que leur avaient réservées les autres empereurs[59], et, dans le même esprit, recruta parmi eux les titulaires des fonctions nouvelles qu'il créait, les curatores civitatum et les præfecti vehiculorum.

Spartien dit qu'Hadrien fut le premier empereur qui eut des chevaliers romains pour secrétaires[60]. On connaît plusieurs secrétaires de Trajan qui sont effectivement des affranchis[61], mais un certain Titinius Capito[62] ; chevalier romain, fut secrétaire de Nerva et de Trajan[63]. La mesure d'Hadrien fut donc une consécration plutôt qu'une innovation.

Le Peuple. Il ne fut pas un seul instant question, sous ce règne, de rendre aux comices leur ancienne puissance et de donner aux plébéiens une part dans le gouvernement de leur pays. La classe moyenne, celle que Tacite appelle pars populi integra[64], vit sa richesse se développer rapidement, grâce au rétablissement définitif de l'ordre et à l'essor de la prospérité générale, mais elle n'obtint pas aussi facilement la considération qu'elle ambitionnait, et par suite elle ne put prendre aucune place importante dans l'État, même comme puissance d'opinion. Juvénal et Martial, pleins d'invectives aussi passionnées qu'injustes contre les parvenus, montrent suffisamment que les hommes qui avaient réussi à améliorer leur condition par le travail ne conquéraient à Rome aucune autorité morale. De plus, Trajan leur ravit, ou du moins les empêcha de se procurer un puissant moyen d'action et d'influence en témoignant peu de faveur aux associations (collegia), où l'industrie aurait trouvé assez d'assiette et de force pour établir, à la longue, sa prépondérance sur les classes privilégiées. Derrière les motifs de police et d'ordre public qu'il mettait en avant pour justifier sa répugnance[65], ne devine-t-on pas quelque partialité, quelques ménagements en faveur des patriciens que menaçait, à bien des points de vue, la concurrence des associations ?

Quant à la classe nombreuse qui vit de son travail de chaque jour, Trajan fit de grands efforts pour améliorer sa condition matérielle et pourvoir à la satisfaction de ses besoins. Les travaux considérables qu'il exécuta dans Rome fournissaient à des milliers de bras une occupation lucrative[66] : d'autre part, le prix des subsistances, rendues plus abondantes, fut abaissé. Trajan permit la libre circulation des grains dans toute l'étendue de l'empire ; cela, dit justement Pline, équivalait à un congiarium perpétuel[67], car cette liberté rendue au commerce est l'expédient le plus efficace pour prévenir les disettes. De plus, Trajan releva le collège des boulangers[68], créé sous Auguste, mais dont les services avaient cessé peu à peu. Un fragment d'Ulpien, que Mai a découvert, nous apprend que ce collège renfermait cent membres[69], et qu'entr'autres privilèges que lui conféra Trajan était l'exemption de la tutelle. Le corpus pistorum, administré par deux questeurs élus par lui, dépendait naturellement du préfet de l'annone[70]. Probablement, il cédait au fisc, à un prix très-bas, une quantité de blé calculée pour que Rome eût toujours un approvisionnement suffisant, et dans les années de disette, le fisc revendait ce blé aux citoyens au prix coûtant. Quoi qu'il en soit, les règlements de Trajan étaient assez judicieusement combinés pour qu'en tenant la main à leur exécution, un gouvernement vigilant fût toujours en mesure de parer, pendant sept ans, aux besoins de la consommation dans la capitale[71].

A cette mesure qui assurait l'alimentation publique, Trajan ajouta la distribution d'eaux abondantes et salubres. Déjà Nerva avait fait réparer l'Aqua Marcia qui était au premier rang, pour la qualité, de celles qui arrivaient dans Rome. Trajan améliora l'eau dite du Nouvel Anio (Anio Novus) en faisant ouvrir le canal de dérivation plus près de la source du fleuve, avant qu'il n'eût passé au milieu de terres argileuses qui troublaient sa limpidité. Par là, dit Frontin[72], nous aurons une eau supérieure à la Marcia, et qui la surpassera par son abondance.

Les aqueducs construits jusqu'alors ne desservaient que les treize premières régions de Rome : une faible quantité d'eau se rendait, probablement par le pont Sulpicius, dans la quatorzième région, au delà du Tibre. Quand le pont était en réparation ou que le régime des aqueducs diminuait, la région transtibérine était privée d'eau potable et réduite à se servir de l'Aqua Alsietina, rare et peu salubre, qu'Auguste n'avait créée que pour alimenter sa naumachie[73]. Trajan pourvut à une meilleure répartition des eaux nécessaires au Janicule en y faisant arriver l'Aqua Trajana, prise au lac Sabatinus (lago di Bracciano), et qui est aujourd'hui, sous le nom d'Aqua Paola, l'une des trois eaux de la Rome antique utilisées pour les besoins de la ville moderne[74]. Une inscription découverte à Conetta, à dix milles de Rome, sur le parcours même de l'Aqua Trajana, prouve que l'aqueduc fut terminé en 109 de notre ère.

Deux grands établissements de bains furent aussi créés sous Trajan. Les thermæ Trajanæ, voisines des thermes de Titus, dans la troisième région[75], furent réservés aux femmes[76] ; jusqu'alors les mêmes bâtiments avaient servi aux deux sexes[77]. Dans la treizième région, sur l'emplacement de la maison de Licinius Sure, Trajan fit construire, après la mort de son ami intime, des thermes appelés Surianæ en son honneur[78].

 

 

 



[1] Vopiscus (Prob., c. 12).

[2] Panég., II.

[3] Orelli, 65,73, 3836, 3898.

[4] Voir l'appendice, II.

[5] Suétone, Cæs., 46.

[6] Dion, LIV, 27. Panég., 47.

[7] Panég., 54.

[8] Panég., 52.

[9] Panég., 76.

[10] Panég., 49.

[11] Pline, Ep. ad Traj., 69.

[12] Panég., 45.

[13] Dion, LXVII, 13.

[14] Voir ce que Tacite dit des défauts qui, à la fin du règne de Néron, rendaient C. Calpurnius Pison populaire : ... lenitati ac magnificentiæ, et aliquando luxui, indulgebat. Idque pluribus probabatur qui, in tanta vitiorum, dulcedine, summum imperium non restrictum nec perseverum volunt. Ann., XV, 48.

[15] Panég., 69.

[16] On le devine par une lettre adressée à Pline, Ep. ad Traj., 10.

[17] Pline, Ep. ad Traj., 95.

[18] Dès le début de son règne, il écrivit au sénat qu'aucun bon citoyen n'aurait à craindre, sous son gouvernement, pour sa vie ou pour son honneur (Dion, LXVIII, 5).

[19] Panég., 34 et 42.

[20] Panég., 34.

[21] Pline, Ep., III, 20.

[22] Sur une monnaie de Nerva, frappée sous son quatrième consulat, et par conséquent en 98, sous le double règne, cet empereur est qualifié d'IMP II. Or Trajan ne prend sur les monuments cette deuxième salutation impériale qu'a partir de l'an 102, lorsqu'il avait personnellement remporté une victoire dans la première guerre Dacique. C'était montrer plus de modestie que Titus qui, à dater de son association à l'empire, se para toujours des salutations impériales que recevait son père.

[23] Panég., 22.

[24] Panég., 57, 58. On peut recueillir dans les historiens un assez grand nombre de cas où une magistrature fut conférée à un personnage absent de Rome, mais le fait est toujours exceptionnel et relevé comme tel.

[25] Panég., 21. Cependant il porte ce titre sur les monuments gravés dans les premières années de son règne.

[26] Panég., 88. Sur les médailles, le titre Optima Princeps parait en l'an 105. (Eckhel, Doctrina, VI, p. 418.)

[27] Panég., 63, 64.

[28] Dion, LXVIII, 16. Aurelius Vict., Cæs., 13. Pline, Panég., 67. — Sur les monnaies que firent frapper en 1567 pour le couronnement de Jacques VI (Jacques Ier d'Angleterre) les seigneurs écossais qui avaient arraché à Marie Stuart son abdication, on lit autour d'une épée nue Pro Me. Si Mereor. In Me (CARDONNEL, Numismata Scotiæ. Pl. IX, 12, 3). On reconnaît le mot de Trajan. Milton s'appuya sur cette inscription des monnaies écossaises pour justifier la condamnation de Charles Ier (GEFFROY, Pamphlets de Milton, p. 125).

[29] Panég., 67.

[30] Panég., 72. Voir dans le Pro Muræna, c. 1, la formule de cette prière.

[31] Panég., 20.

[32] Panég., 36, 42.

[33] Panég., 43.

[34] Panég., 77.

[35] Panég., 23, 24.

[36] Pline, Ep. ad Traj., 82.

[37] Panég., 23.

[38] Panég., 66.

[39] Pline, Ep., IX, 13.

[40] Dion, LXVIII, 1.

[41] Pline, Ep., IV, 22.

[42] Panég., 34. Cf. Martial, Epigr., I, 4.

[43] Pour entrer au Sénat, il fallait alors posséder un million de sesterces (Suétone, Ner., 10 ; Vesp., 17).

[44] Pline, Ep., VIII, 14.

[45] Pour la liberté laissée aux élections municipales, voir les programmes écrits à la main sur les murailles de Pompéi et la lex Malacitanes.

[46] Le rôle du concilium ou κοινόν de chaque province se bornait à peu près à célébrer le culte national et les jeux fondés au temps de l'autonomie et conservés sous la domination romaine. Cette assemblée avait néanmoins quelques attributions politiques : c'est en son nom et sur son initiative qu'étaient instruites à Rome les poursuites contre les gouverneurs concussionnaires (Pline, Ep., VII, 6). Voir aussi l'inscription de Thorigny (Mém. des Antiq. de France, VII, 278). On connaît le tardif essai de gouvernement représentatif d'Honorius (Script. Rer. Gall., I, 767).

[47] Accompagné d'enfantillages, tels que ceux qui se produisirent après l'établissement du scrutin secret, à la grande indignation de Pline (Ep., IV, 25).

[48] Dion, LXVIII, 31.

[49] Panég., 69.

[50] Eckhel, Doctrina, V, p. 110.

[51] Cohen, Médailles romaines de la République, p. 29.

[52] Famille Æmilia.

[53] Famille Claudia.

[54] Famille Cornelia.

[55] Médaille de Sextus Pompée, famille Pompeia.

[56] M. de Witte, Revue numismatique, 1865, p. 173.

[57] Pline, Ep. VI, 19. On interdit aux candidats de donner des banquets, de distribuer de l'argent ou d'en consigner pour le distribuer après l'élection.

[58] Pline, Panég., 73, 74.

[59] Præfecti prætorio, vigilant, classis, etc.

[60] Spartien, Hadr., c. 22.

[61] Orelli, 1641, 2997. Gruter, 587, 2.

[62] Pline le Jeune parle de lui, Ep., I, 17, VIII, 12.

[63] Gruter, 61, 4.

[64] Hist., I, 4.

[65] Pline, Ep. ad. Traj., 34, 117.

[66] Voir un mot de Vespasien dans Suétone, Vesp., 18.

[67] Panég., 29.

[68] Victor, Cæs., 13.

[69] Fragm. Vatican., 5, 233 : Sed non alios puto excusandos (a tutela), quam qui intra numerum constituti centenarium, pistrinum secundum litteras divi Trajani ad Sulpicium similem exerceant. Il est certain que dans une ville aussi peuplée que Rome, il y avait plus de cent boulangers ; le corpus pistorum était plutôt une compagnie financière qu'une corporation d'industriels, et n'inquiétait pas Trajan.

[70] Gruter, p. 255, 1.

[71] Spartien, Sev., 23. Lampride, Heliog., 27.

[72] Frontin, Aq., 93.

[73] Frontin, Aq., 18.

[74] L'inscription de la fontaine Pauline dit à tort que l'eau qu'elle déverse est l'Alsietina. L'acqua Vergine (fontaine de Trevi) est l'ancienne Aqua Virgo et l'Acqua Felice correspond aux Aquæ Mardis et Claudia. Les papes n'ont restauré que trois aqueducs antiques et pourtant les habitants de Rome ont plus d'eau à leur disposition que ceux de toute autre capitale de l'Europe. Voir la traduction de Frontin par Rondelet.

[75] Voir Preller, Regionen, etc., p. 126. Ces bains occupaient l'emplacement de S. Martino a Monti. Anastas., Vita S. Symmachi : Basilicam sanctorum Silvestri et Martini a fundamento construxit juxta thermas Trajanas.

[76] Chronogr., éd. Mommsen, p. 646. Spartien fait honneur à Hadrien d'avoir exigé cette séparation (Hadr., c. 18).

[77] Pline, Hist. Nat., XXXIII, 12. La défense d'Hadrien fut renouvelée par Marc-Aurèle (Capitolin., 23) et par Alexandre Sévère (Lampride, 42), ce qui prouve qu'on n'en tenait guère compte.

[78] Preller, Regionen, p. 201. Ces bains étaient alimentés par l'Aqua Trajana qui traversait le Tibre. Voir Bullet. Inst. Arch., 1870.