A peine commençons-nous à renaître, écrivait Tacite au début du règne de Trajan, quoique dès l'aurore de cet heureux siècle, Nerva César ait uni deux choses autrefois incompatibles, le principat et la liberté[1]. Cette union a duré cent ans environ, depuis l'avènement de Nerva jusqu'à la mort de Marc-Aurèle, et cette période de l'histoire romaine a été justement nommée, par Gibbon et par Hegewisch[2], la plus heureuse pour le genre humain. Il ne faudrait pas néanmoins se méprendre sur le sens des paroles de Tacite, tout pénétré de la joie qui éclata parmi les sénateurs à la mort de Domitien. Le changement du prince n'introduisit pas dans la constitution de modifications profondes. Si, en effet, l'on cherche dans l'histoire bien mutilée du IIe siècle le caractère particulier de cette période, si l'on veut démêler les ressorts de ce gouvernement qu'on est tenté de croire nouveau, on est frappé de ce fait que les réformes les plus justement vantées des Antonins avaient été ébauchées par les premiers Césars. Adoucissement graduel du sort des esclaves[3], élargissement successif de la cité romaine[4], répression des gouverneurs de provinces concussionnaires[5], diminution des impôts[6], secours à la petite propriété[7], mesures garantissant la sécurité et favorisant le développement du commerce[8], il n'est pas un de ces bienfaits dont on ne puisse trouver la trace dans l'histoire d'Auguste, de l'ibère, de Claude, de Vespasien. A quelques-uns même, Caligula, Néron, Domitien ont attaché leurs noms. D'autre part, le vice unique mais radical du principat romain, la concentration de tous les pouvoirs dans les mains d'un seul homme, n'est en aucune façon corrigé ou atténué dans la période Antonine. Ce vice, les contemporains ne le voient même pas. Le gouvernement personnel est accepté de tout le monde. On attribue les maux dont on souffrait sous Domitien à l'empereur et non au régime impérial. Vienne un meilleur prince, et il n'y aura pas besoin de chercher des garanties efficaces pour les franchises et la sécurité des citoyens. Cette inertie politique, signe et résultat d'une grande
lassitude, ne datait pas de bien loin. A la mort d'Auguste, après le meurtre
de Caligula, après le suicide de Néron, on songea à rétablir la république.
Mais ces projets furent de moins en moins sérieux. Tandis que Tibère eut
besoin de toute son habileté pour empêcher ce retour au passé, le sénat se
rendit assez aisément au vœu des prétoriens qui avaient salué Claude du titre
d'empereur, et, en 68, la revendication républicaine se borna à des cris de
joie et à la promenade, dans les rues de Rome, de gens coiffés du bonnet de
la liberté[9].
Après les guerres civiles qui ensanglantèrent l'avènement de la dynastie
flavienne, au milieu des calamités sans nombre et du désarroi moral qui les
accompagnèrent et les suivirent, et dont Tacite a peint l'émouvant tableau,
un immense besoin d'ordre et de repos domina les autres sentiments, et
bientôt les anéantit dans toutes les âmes. Les Romains reconnurent qu'ils ne
pourraient supporter ni l'extrême liberté, ni
l'extrême servitude[10], mais ils ne
cherchèrent aucune combinaison propre à les préserver de ces deux écueils, et
à fonder un ordre nouveau[11]. Le principat durait déjà depuis plus d'un siècle, et il était devenu vénérable par le prestige qui couvrait à Rome toute chose ancienne. Dans cet intervalle, quelque bien d'ailleurs avait été fait par lui. Tous les débuts des règnes dont Suétone a écrit l'histoire furent heureux. La transmission du pouvoir impérial n'étant ni héréditaire, ni réglée par la constitution, mais soumise le plus souvent au hasard d'une révolution de palais, le nouveau prince se voit d'abord forcé d'assurer la consolidation de sa puissance en donnant satisfaction aux vœux les plus pressants de l'opinion publique, en réformant les abus, en promettant la sécurité des personnes et le respect des propriétés. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que commencent le mauvais usage et l'enivrement de la toute puissance. Il y a donc deux parts dans l'œuvre des premiers Césars, et la bonne part seule a duré. Les mesures équitables des commencements de règnes s'étendaient à toutes les provinces, passaient dans le corps des lois. Les mesures mauvaises n'atteignaient que Rome, et dans Rome même que les sénateurs. Comment s'expliquerait l'existence quatre fois séculaire de l'empire romain, si l'on avait ressenti dans l'administration et dans les lois le contre-coup des caprices monstrueux que Néron et Caligula ont portés dans leur vie privée ? L'institution ne leur eût pas survécu. Mais avec la vie de chaque César finissaient les maux de son pouvoir discrétionnaire, et le bien qu'il avait fait demeurait. En s'ajoutant les unes aux autres, les réformes des premiers empereurs avaient fini par améliorer réellement la condition du monde romain, et nous ne devons pas plus méconnaître cette amélioration qu'oublier la tyrannie, les proscriptions et le sang versé. Toutefois, on peut croire que déjà les Romains ressentaient devant l'empire l'embarras que nous avons éprouvé longtemps à porter un jugement absolu sur cette période de leur histoire[12] ; on conçoit qu'ils aient hésité à porter la hache sur cet arbre aux racines profondes, qui avait grandi lentement entre les sept collines, et maintenant couvrait de ses rameaux l'univers civilisé, portant ensemble de bons et de mauvais fruits. Mais en acceptant le principat, en le conservant, pourquoi ne pas l'améliorer ? Et pour y introduire les modifications dont l'expérience démontrait la nécessité, quelle circonstance semble plus favorable que l'avènement d'un empereur tel que Trajan, décidé à associer le sénat à son gouvernement dans une large mesure, et allant même, comme nous le verrons, au devant et ensuite au delà du vœu public ? Personne n'y songeait, et l'on s'expliquera cette insouciance qu'on pourrait qualifier d'aveuglement, en se rappelant combien diffèrent l'idée romaine et la nôtre sur la responsabilité du pouvoir. Cette responsabilité consiste, chez les peuples modernes, dans le droit donné à chaque citoyen ou à son mandataire, d'interroger le pouvoir exécutif sur ses actes au moment même de leur accomplissement. A Rome, au contraire, le magistrat était inattaquable tant qu'il n'était pas sorti de charge[13] ; alors, seulement, l'appréciation de sa conduite politique appartenait à ses concitoyens, dont il était redevenu l'égal. Son pouvoir, essentiellement absolu, n'avait eu pour limite que la brièveté de sa délégation, et le conflit que pouvait amener l'exercice aussi souverainement indépendant des autres magistratures. Le peuple prolongeait-il les pouvoirs dévolus à un magistrat[14], ou bien celui-ci venait-il à usurper cette prolongation[15], par là même était ajournée d'autant l'époque où les citoyens pourraient lui demander des comptes. Or, le pouvoir impérial n'est autre chose que le cumul des magistratures républicaines conférées à vie. Ce terme détruit toute responsabilité effective, puisque l'empereur, ne rentrant plus dans la condition privée, n'est jamais justiciable de l'opinion publique, et en même temps la réunion dans ses mains de toutes les fonctions fait disparaître les garanties que la séparation des pouvoirs assure et peut seule donner[16]. Les vices du régime impérial tiennent donc à ce que la révolution faite au VIIIe siècle de Rome fut incomplète. La délégation du pouvoir était modifiée, sans qu'on changeât rien aux formes de son exercice. Il nous est facile, à la distance où nous sommes, de voir le mal et d'indiquer le remède. Mais on ne se défait pas, en un jour, d'habitudes contractées pendant plusieurs siècles. Or, l'obéissance aux magistrats établis est le sentiment romain par excellence ; il avait fait la grandeur de la famille et de la cité, et il survivait aux circonstances qui l'avaient rendu légitime. D'après cela on comprend comment, même à cette époque heureuse où chacun pouvait penser ce qu'il voulait, dire ce qu'il pensait, nul n'imagina de limiter ou de diviser l'autorité de l'empereur. Dans le Panégyrique prononcé par Pline, équivalent de ce que l'on appellerait aujourd'hui une Adresse du sénat à Trajan, on ne trouve qu'une vue nouvelle qui ne fait pas grand honneur à la sagacité politique des patriciens. Ils accueillirent favorablement, et demandèrent à voir consacrée pour l'avenir, la mesure inaugurée par Nerva : que le prince, dans le choix de son successeur, déférât au vœu public. Regardez comme votre plus proche parent, dit Pline[17], celui que vous jugerez le meilleur et le plus semblable aux dieux. C'est entre tous qu'il faut choisir celui qui doit commander à tous. Tacite place les mêmes pensées dans la bouche de Galba adoptant Pison. Nous inaugurons le principe électif, qui remplacera la liberté. La maison des Julii, celle des Claudii sont éteintes ; l'adoption ira chercher le plus digne. Naître d'un prince est un fait du hasard qui échappe à tout examen ; mais celui qui adopte sait ce qu'il fait et il a, pour le guider dans son choix, la voix publique[18]. En théorie, cette combinaison, qui ferait toujours passer le pou- voir aux mains du plus capable, est excellente ; en pratique, elle est difficilement applicable. Sous quelle forme, à quel moment devait s'exprimer le vœu public ? Pline n'en dit pas un mot. Puis ce vœu n'est pas toujours très-clair : Trajan, qui ne demandait qu'à s'y conformer, mourut sans avoir désigné son successeur, et Hadrien témoigna plus d'une fois l'embarras qu'il éprouvait à choisir le sien[19]. Pline (qui n'eut jamais d'enfants) est d'ailleurs fort à l'aise pour conseiller à l'empereur de déshériter un fils méchant ou incapable, et il ne suppose pas qu'un conflit soit possible entre l'amour paternel et les nécessités de la politique. Un tel conflit était cependant inévitable. Le hasard, qui laissa sans postérité Trajan, Hadrien et Antonin, l'ajourna près d'un siècle pour le bonheur du monde, mais le sacrifice que Pline jugeait si simple parut impossible à Marc-Aurèle. Ainsi, ce qui caractérise la période Antonine, ce n'est pas une révolution ou une modification radicale des lois ou des mœurs, que ne comportaient ni la fatigue des esprits, ni les préjugés politiques. Mais une évolution, commencée longtemps avant cette période, prit alors une marche plus rapide et plus décidée. Ce progrès est dû, uniquement, au caractère des empereurs qui ont régné pendant cet heureux siècle, et donné d'immortels exemples de désintéressement ou de probité sur le trône. Loin de profiter de ce que leur laissait prendre et leur offrait l'apathie de leurs contemporains, ils ont tenté de relever la vie publique, et d'associer le sénat et tous les hommes éminents de l'époque à l'œuvre administrative et législative qu'ils édifiaient. Cette œuvre, ébauchée par Nerva et Trajan, agrandie par leurs successeurs, traversa sans dommages l'anarchie du IIIe siècle. Bien ébranlée au IVe, elle était du moins assez solide pour ne pas périr tout entière, et le fond romain sur lequel nous vivons en a gardé la meilleure part. Étudions ses humbles commencements sous le règne de Trajan ; voyons s'opérer la conciliation qui a réjoui la vieillesse de Tacite. |
[1] Agricola, 3.
[2] Essai sur l'époque de l'histoire romaine la plus heureuse pour le genre humain, trad. par SOLVET, Paris, 1834.
[3] Suétone, Claud., 25 ; Domit., 7. Sénèque, De Benef., III, 22 et la loi Petronia sous Néron.
[4] Gaulois admis aux honneurs sur la proposition de Claude (Tacite, Ann., XI, 26) et l'inscription de Lyon. — Droit du Latium concédé par Vespasien à l'Espagne (Pline, Hist. nat., III, 4).
[5] Tacite, Ann., IV, 13, XIII, 30, XIV, 28. Suétone, Domit., 8.
[6] Suétone, Calig., 16 ; Néron, 10. Tacite, Ann., XIII, 31, 50, 51.
[7] Suétone, Oct., 41.
Tacite, Ann., VI, 17.
[8] Suétone, Claude, 19.
[9] Suétone, Néron, 57. Voir cependant une classe très-intéressante de monnaies, aux types républicains, émises alors par le sénat, et auxquelles le duc de Blacas a consacré un savant mémoire (Revue numismat., 1862, p. 197-234).
[10] Tacite, Hist., I, 16.
[11] Les anciens ont ignoré le système représentatif, qu'on peut mettre au nombre de ces trois ou quatre découvertes qui ont créé un autre univers (Chateaubriand, Génie du Christianisme, liv. VI, chap. 2).
[12] M. Littré a écrit : L'empire fut une dictature avec une administration et des lois, mais sans institutions. J'entends par institutions tout mode régulier par lequel les gouvernés interviennent dans le gouvernement qui les régit. (Etudes sur les Barbares el le moyen âge, introduction, p. 5.) Cette définition, lumineuse et complète, permet enfin de louer tout à son aise ce qui est louable, de blâmer ce qui est blâmable dans ces quatre siècles, et débarrassera le terrain de l'histoire, on peut l'espérer, des réquisitoires et des panégyriques innombrables et inutiles qui l'obstruaient.
[13] Pendant ce temps, il était sacrosanctus (v. Tite-Live, IX, 9). Quand il fallut poursuivre Lentulus, complice de Catilina, on l'obligea à se démettre de la préture, et Cicéron fit remarquer au peuple que son arrestation devenait alors parfaitement légale (Catilin., III, 6). Sur cette inviolabilité des magistrats, voir Laboulaye, Lois criminelles des Romains, p. 149-150. On ne pouvait même les poursuivre pour des crimes les plus étrangers à l'exercice de leur charge, tel qu'un adultère ou un assassinat (p. 151).
[14] P. Philo fut le premier auquel on accorda une prolongation de ce genre en 327 av. J.-C.
[15] C'est ainsi que les décemvirs refusèrent de se dessaisir de leur pouvoir, qu'Appius Claudius refusa d'abdiquer la censure après dix-huit mois révolus, comme le demandait la loi Æmilia (Tite-Live, IX, 23-24).
[16] Voir Laboulaye (Lois criminelles, préface, p. XXII, et dans l'ouvrage, p. 380).
[17] Panég., 7.
[18] Tacite, Hist., I, 16. Tacite a imité Pline, car le Panégyrique fut prononcé l'an 100 de notre ère, et les Histoires furent composées vers l'an 106 (Mommsen, Étude, etc., p. 82).
[19] Spartien, Ælius Verus, c. 6.