LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE

LIVRE ONZIÈME. — ITHAQUE.

CHAPITRE II. — PÉRIPLES ET RÉALITÉS.

 

 

Dans ce royaume des Quatre Îles, Ithaque[1] est le centre de la politique et des affaires. Ulysse, roi d'Ithaque, est le chef souverain de ce Royaume-Uni. Durant son absence, tous les vassaux des Quatre Îles viennent courtiser sa femme et dévorer sa succession.

Ce n'est pas qu'Ithaque soit la plus grande ni la plus fertile[2]. Télémaque donne à Ménélas une exacte description de son patrimoine : Ô roi, je n'emmènerai pas à Ithaque les chevaux que tu me veux offrir. Tu règnes, toi, sur une plaine ouverte où le fourrage et les foins, les grains et l'orge croissent en abondance. Dans Ithaque, je n'ai ni champs d'entraînement, ni prairie. C'est une île de chèvres ; je la préfère pourtant à toutes les terres de chevaux. Toutes les îles de nos mers manquent de haras et de prairies, mais Ithaque plus que toutes les autres,

ν δ θκ οτ ρ δρμοι ερες οτε τι λειμν·

αγβοτος, κα μλλον πρατος πποβτοιο.

ο γρ τις νσων ππλατος οδ υλεμων,

α θ λ κεκλαται· θκη δ τε κα περ πασων[3].

Ithaque est par excellence, en effet, une île de chèvres, un bloc de rochers, qui nourrit sans doute de vaillants pallikares, et qui a des coins de fertilité en quelques vallées humides[4]. Bellin, dans sa Description du Golphe de Venise, nous dit (p. 171) : Quoique le terrein de cette isle soit fort inégal, il est en général assez fertile et passablement cultivé. Mais, si malgré sa petitesse Ithaque n'est pas trop misérable, si le grain par endroits et la vigne ailleurs rendent bien, si les pluies et la rosée donnent quelques ruisseaux constants et toutes sortes d'arbres, il ne faut pas oublier que la richesse agricole de ces insulaires leur vient avant tout de leurs chèvres et de leurs cochons :

τοι μν τρηχεα κα οχ ππλατς στιν,

οδ λην λυπρ, τρ οδ ερεα ττυκται.

ν μν γρ ο στος θσφατος, ν δ τε ονος

γγνεται· αε δ μβρος χει τεθαλυῖά τ ἐέρση·

αγβοτος δ γαθ κα βοβοτος· στι μν λη

παντοη, ν δ ρδμο πηετανο παρασι[5].

En ce dernier passage, j'ai fait une correction qui pour moi s'impose. Nos textes actuels s'accordent à écrire au vers 246 βούβοτος, nourricière de bœufs. C'est, pour le lecteur attentif, une véritable absurdité : Télémaque nous a dit que son île n'a pas de pâturages.

Eumée, faisant l'énumération des troupeaux royaux, parle de bœufs, de moutons, de chèvres et de porcs. Mais les bœufs, nous dit-il, ne sont pas dans l'île : ils sont à la côte en face, dans quelqu'une des plaines humides du continent (comme toutes les îles grecques, Ithaque possède un morceau de pérée sur la côte en face). Les douze troupeaux de bœufs royaux sont donc sur le continent : jusqu'à nos jours, toutes les communautés des îles Ioniennes, de Corfou même, ont tiré leur gros bétail de la terre voisine. Bellin, dans sa Description du Golphe de Venise, nous dit à propos de Zante : On peut trouver dans ce mouillage des rafraîchissements, comme quelques volailles en petites quantités et à un prix honnête, des fruits excellents ; les bœufs y viennent de la terre ferme. Et les Instructions ajoutent au sujet de Képhalonie : Les principales productions de l'île sont les raisins de Corinthe, l'huile, le vin et les melons, ces derniers, renommés pour leur grosseur et leur saveur. Les provisions sont abondantes. On n'y élève que quelques moutons et quelques chèvres à cause du manque de pâturages, car la vigne est cultivée presque jusqu'au sommet des collines. Le bétail vient du continent[6].

Quant au petit bétail d'Ulysse, il est partie dans Ithaque sous la surveillance de bergers insulaires, partie dans le reste du royaume sous la garde d'étrangers — actuellement encore, les gens d'Ithaque ont quelques troupeaux sur Arkoudi, Atoko et les autres flots de leur voisinage[7] :

δδεκ ν περ γλαι· τσα πεα οἰῶν,

τσσα συν συβσια, τσ απλια πλατέ᾽ αγν

βσκουσι ξενο τε κα ατο βτορες νδρες[8].

Eumée ajoute que, dans Ithaque même, sont les porcs et les chèvres, séparés d'ailleurs en deux troupeaux tout à fait distincts, dans deux districts particuliers. Dans le canton n'Eumée surveille, sont les porcs.

Dans l'île aussi, mais tout à l'autre bout, sont les onze troupeaux de chèvres.

Cette même division va se retrouver dans les aventures d'Ulysse. Le héros débarqué se dirige d'abord vers les enclos du porcher Eumée : il ne trouvera là que des porcs et leurs gardiens. Puis il traversera l'île entière pour s'en aller à l'autre bout, vers la ville et le palais : c'est aux portes de la ville qu'il rencontrera le chevrier Mélanthios. Le porcher Eumée et le chevrier Mélanthios représentent, dans ce dernier chapitre du Nostos, les deux types de serviteurs, — le porcher vertueux, hospitalier et fidèle à son maître ; le chevrier malhonnête, insolent et vorace. Le poète, ici comme en ses autres histoires, n'a pas inventé ce contraste. Dans la réalité, l'Ithaque odysséenne était partagée en deux régions de pâture, canton des chèvres et canton des pourceaux. Nous verrons qu'au centre, l'île rocailleuse, semée de monts abrupts, est une terre de chèvres. Pans le Sud, au contraire, Athéna nous dépeint les plateaux forestiers et les sources à l'eau noire, qui, sous la Roche du Corbeau, près de la fontaine Aréthuse, donnent leur onde fraîche et leurs glands nourriciers aux bandes de cochons ; c'est là qu'Ulysse ira trouver Eumée :

δεις τν γε σεσσι παρμενον· α δ νμονται

πρ Κρακος πτρ π τε κρν ρεθοσ,

σθουσαι βλανον μενοεικα κα μλαν δωρ

πνουσαι, τ θ εσσι τρφει τεθαλυαν λοιφν[9].

Voilà bien, je crois, la forêt de toute essence et les ruisseaux constants, dont le poète nous parlait plus haut, dans le texte que je veux corriger : ces eaux et ces forêts du Sud font d'Ithaque une nourricière de porcs, — et non pas une nourricière de bœufs. D'autre part, les roches du centre en font une nourricière de chèvres. Ithaque, parmi les marins d'alors, est une terre chevrière et cochonnière, toute semblable à ces îles Cochonnières, Sybota, Σύβοτα, que les marines de tous les temps, et les nôtres encore, connaissent en ces mêmes parages de la Grèce occidentale.

Malgré cette richesse en petit bétail, il est trop évident que, dans le royaume des Quatre Îles, Ithaque ne doit pas sa prééminence à ses ressources agricoles ni son étendue. Auprès de la spacieuse, fertile et riche Képhalonie, le rocher d'Ithaque serait sans valeur à des yeux de paysans : depuis les temps homériques jusqu'à nous, les colons helléniques ou vénitiens, méprisant cette pauvre terre, n'ont vu en elle que la petite Képhalonie. Comparée à Zante, à l'île d'or des Vénitiens, à la fleur du levant des Francs, Ithaque, dans l'estime des laboureurs, est encore bien moins importante. Aujourd'hui, après trois mille ans d'obscurité, si le nom d'Ithaque et le rôle des Ithaciens reparaissent au jour, c'est grâce à leur marine. Aux temps odysséens, déjà, il en était ainsi. Ulysse est le chef souverain du Royaume-Uni, parce que tout ce royaume, sauf les laboureurs de Doulichion, laboure surtout les champs humides. Ithaque, au bord de son canal, est la mieux située des Quatre Îles pour l'exploitation des passages du Nord-Ouest, comme elle est aussi la mieux pourvue de mouillages s'ouvrant vers les quatre coins de l'horizon.

 

Sur le pourtour d'Ithaque, nos cartes marines et nos Instructions nautiques connaissent un golfe, deux ou trois baies et quatre ports. Prenons bien garde à ces différents mots : dans notre langue de terriens, ils sont à peu près synonymes et nous irions volontiers chercher un port dans toutes les échancrures, anses, baies ou golfes d'une côte. Les marins sont payés par l'expérience pour être plus circonspects dans le choix de leurs mouillages, et plus précis dans l'onomastique de leurs descriptions. Un golfe pour eux n'est pas toujours un port. Les Instructions nautiques[10] nous décrivent Ithaque de la manière que voici :

Ithaque a 15 milles de longueur du Nord au Sud et une largeur maxima de 4 milles. Elle est montagneuse et presque divisée en deux parties par le golfe de Molo qui s'enfonce dans sa côte Est : la partie Nord a [8]30 mètres de hauteur et la partie Sud, 650 mètres. Les raisins de Corinthe, qui y croissent. en abondance, forment, avec le vin qui est excellent, les seuls objets d'exportation. Les habitants, au nombre d'environ 15.000, sont marins pour la plupart.

En général, les côtes sont rocheuses et offrent plusieurs enfoncements où les bateaux du pays trouvent d'excellents abris. La côte Ouest, court presque en ligne droite et parallèlement à la côte N.-E. de Céphalonie, dont elle est séparée par le chenal d'Ithaque qui varie. en largeur de 1 mille ½ à 2 milles ½. La côte Est est irrégulière ; à peu près en son milieu, le golfe de Molo s'enfonce environ 3 milles ½ au S.-O., partageant l'île presque en deux parties réunies par un isthme large de 1/10 de mille.

Les rives du golfe de Niolo sont accores et rocheuses ; l'eau y est profonde.. Par les coups de vents, du S.-E. au N.-0, les grains tombent i travers les coupures de la haute terre avec une violence extrême. Pendant ces grains, les navires qui ne peuvent entrer à Port Vathy trouveront mouillage dans la baie Ex-Aito, dans le fond du golfe où les coups de vent sont moins violents.

Par le golfe de Molo et par l'isthme déprimé, qui sépare ce golfe du détroit de Samè, l'île d'Ithaque est coupée, comme on voit, en deux blocs montagneux. A nos marins, l'île apparaît double, faite de deux montagnes jumelles. La montagne du Sud a 650 mètres. La montagne du Nord a plus de 800 mètres. Pour les marins homériques déjà, deux montagnes, les deux monts Nériton et Neion, dominaient la masse insulaire : parmi les mouillages de l'Ithaque odysséenne, les uns étaient au-dessous du Nériton, les autres au-dessous du Neion.

Le golfe de Molo, lui-même, n'est pas un mouillage. Ouvert, comme nous disent les Instructions, à tous les coups de vent entre le Sud-Est et le Nord-Ouest, il est sans utilité pour les navires qui, dans ces parages, redoutent précisément les rafales de Zéphyre (N.-O.), de Boréas (N.-E.) et de Notos (S.-E.). Les marins en ce golfe resteraient exposés a toutes les tempêtes, et la côte rocheuse, aiguë, réserverait un triste sort aux bâtiments qui s'y laisseraient porter. Au fond du golfe seulement, un cul-de-sac, nommé baie Ex-Aito, peut servir de mouillage temporaire, provisoire, aux navigateurs qui, par un beau  temps, ne veulent pas ou ne peuvent pas gagner le vrai refuge de cette région, le Port Profond, Port Vathy. Les Instructions décrivent ces dangers du golfe de Molo : La côte Est du golfe est haute, rectiligne et partout accore et s'élève en collines avec des ravins profonds. Elles ajoutent : Sur la côte Sud, il y a trois mouillages distincts : la baie de Skino, le port de Vathy et la baie Ex-Aito. Ces trois mouillages n'ont pas la même valeur. La baie d'Ex-Aito est célèbre par une colline en forme de cône sur laquelle les explorateurs croient avoir retrouvé le Château d'Ulysse : d'où la renommée de cette baie parmi nos marins. Mais nous en savons le peu de sûreté :

Cette baie d'Ex-Aito, troisième mouillage du golfe de niolo, se trouve a son extrémité S.-O., au pied d'une colline circulaire haute de 122 mètres, s'élevant au milieu de l'isthme qui réunit les deux parties de l'île. Au fond de la baie règne une grande plage de sable, à 2 encablures ou 2 encablures ½ au large de laquelle il y a mouillage par 26 à 35 mètres d'eau, sable ; plus au large, les fonds sont, grands. Sur le sommet de la colline, se trouvent les ruines du château d'Ulysse.

De même, la baie Skino reste ouverte aux vents du Nord, au Zéphyre et au Borée, comme à la grande houle du large qu'ils soulèvent. Bellin, dans sa Description du Golphe de Venise, nous dit :

L'isle, que nous nommons la petite Céphalonie, est appelée par les Grecs Tiachi et par les Turcs Phiachi. Elle a eu presque autant de noms qu'il y a eu d'auteurs qui en ont parlé... : Cette isle est plus longue que large et d'une figure irrégulière. Elle est fort peuplée et l'on y compte près de 15.000 habitants, dont la plupart sont des gens qui ont été bannis de Zante, de Corfou et de Céphalonie.

Il y a quelques ports dans cette isle, ou plutôt dans ce mouillage ; [mais] ce sont des endroits fort ouverts où l'on court risque d'être retenu longtemps sans pouvoir appareiller pour en sortir, étant sujets à des rafales fort violentes qui en empêchent. Ce mouillage est dans la partie de l'Est de Piste. C'est une grande baie [notre golfe de Molo] ouverte aux vents d'Est, du N.-E. et de Nord, dans laquelle il a deux enfoncements. Le premier en entrant est ce qu'on appelle le port de Squino ou Squinosa[11].

En réalité, dans ce golfe de Molo, le seul Port Vathy est un petit bassin commode et entouré par les terres. Derrière l'îlot de Katzurho-nisi, il se compose d'un double refuge : à droite, tout près de l'entrée, est une petite anse, mal fermée, que l'on nomme baie Dexia ; à gauche, au bout d'un long couloir très resserré, en une sorte de lac triangulaire, est Port Vathy. La baie Dexia, comme la baie Skino, n'est qu'un médiocre reposoir : les vents et la houle du Nord y alignent les navires ; ce n'est, qu'un avant-port presque forain, si peu utile aux navigateurs que, jusqu'en ces derniers temps, leurs cartes même détaillées ne le mentionnaient pas ; ni Bellin, ni Grasset Saint-Sauveur ne le dessinent sur leurs plans à grande échelle. Dans Port Vathy même, il faut pénétrer assez avant pour être tout à fait au calme. Les Instructions nous disent :

Mouillage. — Les bâtiments de guerre mouillent ordinairement par 24 à 27 mètres d'eau, dans le N.-E. du lazaret. Les petits bâtiments mouillent plus près, par des fonds de 5m,5 à 7m,3. A certains moments, on reçoit à ce mouillage des rafales de N.-O. d'une violence extrême et contre lesquelles un navire doit être en garde.

Voilà donc un premier port des Ithaciens : le Port Profond.

Au Nord du Golfe de Molo, cette même côte orientale d'Ithaque offre aux caboteurs un second refuge, beaucoup moins sûr, mais composé lui aussi de plusieurs mouillages. Port San Nicolo, Port Frikais, Port Kioni : nos cartes et nos Instructions donnent le nom de ports aux trois anses de ce refuge, dont l'ensemble forme la baie de Frikais. En réalité, Port Nicolo et Port Kioni n'offrent, comme les baies de Skino et Dexia, que des anses ouvertes, des abris médiocres en étendue et plus médiocres encore pour la sécurité : ce ne sont, à vrai dire, que des avant-ports clôturés de roches abruptes et communiquant difficilement avec le reste du pays. Le port véritable, le mieux abrité de tous ces mouillages, le Port de Frikais proprement dit, n'est même devenu, en ces dernières années, un assez bon reposoir de caïques et de -petits voiliers que grâce à une jetée artificielle qui le ferme aux houles du large et aux rafales de l'Est et du Nord. Mais ce port de Frikais a toujours eu quelque importance à cause de plusieurs vallées insulaires qui y descendent : des ruisseaux, le plus grand ruisseau ou plutôt le seul torrent de l'île tout entière, y aboutit. Nos cartes marines nous indiquent ce courant de Frikais, dans lequel il y a d'ordinaire moins d'eaux courantes que de pierres roulées. Mais c'est là ce que tous les Grecs ont toujours appelé un courant : rhevma, 'ρεΰμα, disent les Grecs modernes ; nous voyons que les Achéens disaient rheithron, 'ρεΐθρον. Courant au temps des pluies ou après les orages, ce couloir est en temps ordinaire, durant la belle saison, une route commode entre le port et l'intérieur.

La côté Nord d'Ithaque présente la baie d'Aphalais qui s'enfonce au loin entre la Pointe Marmaka et la Pointe Oxoï. Cette baie n'a aucun mouillage. Elle est ouverte en plein aux rafales du Zéphyre et aux lointaines houles du large. Les tempêtes de l'Adriatique poussent ici, par le détroit du Nord-Ouest, par la porte de la Pierre Blanche, de violentes rafales et des vagues irritées : même en calme plat, un courant appréciable, disent les Instructions, balaie ce détroit. Le pourtour de la baie d'Aphalais est en outre inhospitalier ; sauf une toute petite plage de sable qui occupe le fond, ce ne sont partout que pierres aiguës et roches accores.

Sur le canal de Samè, la côte Ouest d'Ithaque court presque en ligne droite et parallèlement à la côte de Képhalonie, disent les Instructions. Tout du long, c'est une muraille ou plutôt un talus rectiligne. Symétrique au golfe de Molo et à la baie d'Ex-Aito, une petite baie, la baie d'Opis-Aito, a une petite plage de sable ; mais, ouverte à tous les vents de terre et de mer, comme à tous les courants du détroit, elle ne peut être d'aucun service pour les marins.

Elle n'a d'utilité que pour les insulaires actuels qui ont ici leur passage, leur gué, vers Képhalonie. Les gens de Vathy viennent ici pour passer à Pylaros ou Samos sur de frêles barques, quand le temps est tout à fait beau. C'est un peu plus au Nord, sur ce même détroit, qu'Ithaque a soli port véritable dans une anse commode : nous l'avons décrit plus haut ; les indigènes l'appellent toujours le Port de la Ville, Port Polis. Nous avons énuméré, les avantages que ce Port de la Ville, bien couvert, bien pourvu de plages et muni d'une aiguade, peut offrir aux navigateurs, — surtout aux navigateurs primitifs. Ils y trouvent en outre une route isthmique pour passer en travers de Ille, de la côte du détroit à la côte du large, du Port de la Ville au Port du Courant, de Port Polis à Port Frikais.

Reste la dernière façade d'Ithaque, la façade méridionale, et le dernier port que nous y décrivent les Instructions. Au Sud, en effet, nos marins signalent un refuge fort important à connaître pour les voiliers qui, venus du S.-E., de Patras et des côtés péloponnésiennes, trouvent des vents contraires, à cette entrée méridionale du canal d'Ithaque. C'est le Port S. Andrea, disent les uns, Port Andri, disent les autres :

La pointe S. Andrea, extrémité Sud d'Ithaque, forme la pointe Ouest de l'entrée du petit port de S. Andrea, large de 1 encablure et s'enfonçant de encablures vers le Nord jusqu'à une petite plage de sable. Les petits caboteurs trouvent mouillage dans le port qui a 66 mètres d'eau l'entrée : les profondeurs diminuent jusqu'à 5m,5 près du fond du port.... La pointe S. Andrea forme avec le cap Dekalia de Céphalonie entrée Sud du canal d'Ithaque, qui a près de 2 milles de largeur, des bords élevés des deux côtés et de grands fonds.

En résumé, sur tout le pourtour d'Ithaque, nos marins ne connaissent que quatre ports à peu près assurés : Port Vathy et Port Frikais à la côte du large, Port Polis sur le détroit, et Port S. Andrea ou Andri à la côte méridionale.

 

Dans son Ithaque odysséenne, le poète homérique connaît quatre mouillages et  nous raconte quatre histoires, dont chacune se déroule en l'un de ses ports :

Télémaque, partant pour Pylos, s'embarque au pied de la ville.

Télémaque, revenant de Pylos, débarque en pleine campagne, à la première pointe du Sud.

Ulysse, ramené par les Phéaciens, débarque, lui aussi, loin de la ville, dans le port de Phorkys.

Enfin, nous avons vu Mentès, roi des Taphiens, débarquer au Port du Courant, à Port Rheithron.

Un par un, les quatre mouillages du poème correspondent, je crois, aux quatre ports de nos Instructions. Si l'on compare en effet le texte homérique aux cartes et descriptions de nos marins, il me semble que nous pouvons à coup sûr retrouver four chacune de ces histoires le théâtre décrit par l'Odyssée.

1. — Sur nos cartes, le plus facile à reconnaître est le mouillage où Télémaque aborde en revenant de Pylos. Athéna, prévoyant les embûches des prétendants, a conseillé au jeune homme de ne pas s'engager dans le détroit, mais de débarquer a la première pointe de l'île : Les prétendants te guettent dans le détroit qui sépare d'Ithaque Sauré la rocailleuse. Navigue de nuit : le dieu qui te protège et veille sur toi t'enverra un bon vent arrière. Quand tu auras atteint la première pointe d'Ithaque, expédie vers la ville ton navire et on équipage mais toi, va chez le porcher, qui est homme de bon conseil[12]. Télémaque suit de point en point les ordres de la déesse. Parti le soir de Pylos, il vogue toute la nuit, en prenant bien garde aux Îles Pointues qui sont dans le canal de Zante. Quand vient l'aurore, il est en vue d'Ithaque. A la première pointe, ses compagnons carguent les voiles et démâtent rapidement.

Puis, saisissant leurs rames, ils entrent dans le port et poussent jusqu'au mouillage du fond, où ils jettent l'ancre, portent l'amarre à terre et viennent eux-mêmes débarquer sur une plage[13].

Prenez la carte avec les Instructions. Elles nous ont décrit déjà la pointe méridionale d'Ithaque : c'est la première que l'on rencontre en venant du Péloponnèse et des ports péloponnésiens, de Patras aujourd'hui, de Pylos aux temps homériques. Les Instructions nomment cette pointe Cap S. Andrea : si c'est là son nom véritable, il faut savoir que saint André est le grand protecteur des gens de Patras : La pointe S. Andrea, extrémité sud d'Ithaque forme l'entrée du petit port de S. Andrea, large d'une encablure [en ce couloir étroit tout vent tombe : il faut démâter], et s'enfonçant de quatre encablures vers le Nord [puis il faut pousser le navire à la rame], jusqu'à une plage de sable. Les petits caboteurs trouvent mouillage dans ce port. Toujours respectueux des ordres d'Athèna, Télémaque renvoie par mer son équipage vers la ville.

Sans mâter à nouveau, les rameurs poussent le vaisseau hors du mouillage, puis ils rament dans la direction de la ville, en remontant le canal de Samè, où les guettent les prétendants. Quant à Télémaque, il va monter aux champs, près des bergers ; il ne redescendra en ville que le soir, après sa tournée d'inspection[14].

Télémaque monte chez les bergers ; il va chez Eumée, qui garde les cochons près de la fontaine Aréthuse, sous la Pierre du Corbeau. Les Instructions nous disent : Dans le voisinage [de Port S. Andrea], sur le penchant d'une colline à falaise, se trouve la célèbre fontaine Aréthuse. Télémaque a remis les belles sandales, qu'il avait quittées pour s'allonger et dormir sur les divans du gaillard d'arrière. Les pierres de ces chemins rocailleux ont aiguës. Mais la route ne doit pas être longue. Parti de Port St André après le déjeuner de l'équipage, le jeune homme arrive près d'Aréthuse, quand Eumée et Ulysse viennent en s'éveillant de prendre aussi leur repas du matin et d'envoyer les gardiens de porcs à la glandée[15] : Télémaque semble n'avoir mis que quelques instants, une toute petite heure, à faire le trajet.

2. — Ulysse, déguisé en mendiant, vient chez Eumée par une autre route. Il a débarqué au port de Phorkys.

Il est dans le dème d'Ithaque un port de Phorkys, le vieillard de la mer. Là deux pointes avançantes, faites de roches accores et qui descendent vers le port, en écartent la grande houle des vents à rafales. A l'intérieur, les galères restent au calme, même sans amarres, pourvu qu'on les fasse entrer jusqu'au vrai mouillage[16].

En nous décrivant leur Port Profond, Port Vathy, les Instructions nous ont signalé déjà, mot pour mot, tous les détails de site que nous rencontrons en ce port de Phorkys. La carte marine ne fait que mettre en leur place ces différentes particularités. Dans le golfe de Molo, aux rives accores et rocheuses, où les grains tombent avec une violence extrême par les coups de vent du Sud-Est au Nord-Ouest (cf. le vers du poète sur la grande houle des vents à rafales : pour les navigateurs odysséens, le vent à rafales est par excellence le vent de N.-O., le Zéphyre), le Port Profond s'ouvre entre ces deux pointes avançantes, de roches aiguës, qui dévalent sur le port : La pointe Skino, disent les Instructions, est l'extrémité d'une langue de terre formée par une chaîne de collines basses. La colline qui domine la baie a 168 mètres d'élévation. Toutes les pointes voisines ressemblent à cette pointe Skino.

Pour les distinguer les unes des autres et reconnaître chacune, nos Instructions ne manquent pas de signaler les repérés naturels ou artificiels, que le navigateur peut apercevoir de la mer : Sur le côté Nord, il y a une colline remarquable, et sur la pointe Sud se trouvent deux moulins à vent, qui servent à reconnaître le port.... Ce cap est accore et montre un peu au-dessus de la mer une chapelle de couleur blanche ; plus loin, dans l'intérieur, sur la haute mer, on voit un moulin à vent..., etc. Faute de chapelle et de moulin à vent, les premiers thalassocrates signalaient à leurs pilotes un grand olivier au large feuillage, à l'entrée même du port.

Ce n'est pas autrement qu'aujourd'hui encore, dans le canal de Képhalonie, nos pilotes reconnaissent l'entrée du port de Pylaros par le morne du Figuier Sauvage, Agriosiko, ou, dans la mer de Leucade, l'entrée septentrionale du chenal de Meganisi par le Mont à l'Arbre. Ouvrons les périples anciens : La pointe est rocheuse, elle a au sommet une falaise, à terre on voit un arbre : il y a mouillage et aiguade sous l'arbre : prendre garde au Notos. — On voit au-devant un haut et grand cap : à gauche est un port artificiel : il y a de l'eau douce sous le figuier, d'où le nom de Figuier donné à ce lieu[17].

Ayant doublé leur cap de l'Olivier, les navigateurs gagnent le port de Phorkys, en enfilant le chenal qui mène dans le port de Vathy. Ce chenal a 6 encablures de longueur, une largeur qui tombe à 1 encablure ¼, et des fonds de 66 à 38 mètres. En dedans de l'entrée, le port a 5 encablures ½ de profondeur, 4 encablures de largeur.... C'est un petit bassin commode, entouré par les terres. On peut mouiller partout dans ce bassin. Mais il vaut mieux y pénétrer le plus profondément possible : A certains moments on reçoit à ce mouillage des rafales de N.-O. d'une violence extrême, et contre lesquelles un navire doit être en garde. » Un îlot (qui porte aujourd'hui le lazaret) fournit dans le fond une excellente couverture : c'est là que véritablement les galères rencontrent un mouillage, où, toutes rafales cessant, elles n'ont même plus besoin de porter leurs amarres à terre. Les Instructions ajoutent : Les ressources sont restreintes. L'eau est rare. Et nos cartes signalent avec soin une petite fontaine qui se trouve à droite, presque au fond. Les premiers thalassocrates signalaient aussi, non loin de l'Olivier, une grotte ténébreuse et secourable des Nymphes, que l'on appelle Naïades, où toujours on trouve de l'eau. Une grotte existe, en effet, dans les collines qui bordent à droite Port Vathy, et cette grotte — nous le verrons — présente toutes les particularités signalées par le poète, qui nous en donne une très minutieuse description.

Dans le fond et sur le pourtour de Port Vathy, s'est bâtie la capitale actuelle de l'île. Elle occupe, au pied des collines, la plage basse qui limite vers l'intérieur une petite vallée : La ville, disent les Instructions, borde toute la partie Sud et S.-E. du port de Vathy : sa partie principale ne se trouve que peu au-dessus du niveau de la mer ; mais, dans sa partie Ouest, de nombreuses maisons sont bâties sur le penchant de la colline. Derrière la ville, il y a de grands jardins et des plantations de raisin de Corinthe. Aux temps odysséens, la capitale n'était pas ici. Nous savons déjà les causes de cette différence. Les sujets d'Ulysse, vivant surtout de la mer, avaient construit leur ville sur le grand passage des navires, sur le canal de Samè, à la porte du Nord-Ouest, pour le service des marins et la surveillance des détroits. Aujourd'hui, les insulaires naviguent aussi : La population de Port Vathy peut s'élever à 5.500 habitants ; la plupart sont marins. Mais, toutes leurs relations d'affaires étant avec Patras et le royaume grec, c'est en face de Patras et de la terre hellénique qu'ils ont installé leurs quais et leurs entrepôts, au fond de ce port bien tranquille, au bout de cette petite vallée intérieure qui, pourvue de terres alluviales et de ruisseaux intermittents, s'est couverte de grands jardins et de vignes.

Dans l'Ithaque odysséenne, ceci était la campagne, le dème, par opposition à la ville : le poète nous parle toujours d'Ithaque ville et d'Ithaque dème, comme nous disons Bâle-ville et Bâle-campagne. Le port de Phorkys est dans le dème, loin de la ville, au pied du Nériton tout vêtu de forêts. Au-dessus de Port Vathy, en effet, surgit l'une des deux montagnes insulaires que nos marins connaissent encore. C'est le Mont qu'ils appellent Stefano et auquel ils attribuent 650 mètres d'altitude ; Partsch lui donne 671 mètres et l'appelle Merovigli : les Achéens le nommaient Nériton.

Cette montagne Merovigli-Nériton est complètement chauve aujourd'hui. Les Instructions nous disent au sujet de Képhalonie : L'île est montagneuse. Elle atteint sa plus grande élévation à la Montagne Noire ou Mont Néro (ancien mont Aenos), haute de 1590 mètres et située dans la partie Sud-Est. Le sommet de cette montagne était autrefois couvert d'une belle forêt de pins, dont quelques portions existent encore, mais dont la plus grande partie fut incendiée jadis par les habitants. Zante, la forestière Zakynthos du poète, subi le même sort : L'île de Zante, aujourd'hui dépouillée de forêts, ne produit point de bois à brûler. On tire de la Morée et de l'Albanie celui dont on se sert pour le chauffage, pour bâtir et fabriquer les ustensiles de ménages ; les gens pauvres emploient au chauffage le bois d'olivier. Je n'ai trouvé dans mes excursions que fort peu de myrtes et de lauriers, mais parfois des grenadiers qui, en Morée, sont encore plus communs[18]. Au sommet de notre Nériton, Partsch signale les restes de l'ancienne forêt[19].

Du fond de Port Vathy, une route, se dirigeant vers le S.-E., traverse les jardins et les vignes de la vallée, monte lentement au flanc des pentes méridionales, puis, dominant les collines côtières, gagne le plateau de Marathia, d'où elle redescend vers Port St André. Ce plateau de Marathia tombe brusquement dans la mer orientale par une colline à falaises, au flanc de laquelle nos Instructions connaissent la fontaine Aréthuse. En cet endroit, en effet, sous une roche taillée à pic, dans un couloir de pierre qui dévale à la petite anse Ligia ou Lia, en face du rocher insulaire que nos marins appellent Île Parapigadi (son nom véritable est Ligia), sourd une fontaine nommée Parapigadi. On s'accorde généralement à reconnaitre dans cette roche la Pierre du Corbeau et dans cette fontaine l'Aréthuse homérique[20].

Il est certain que le gîte (nous explorerons plus tard le site en ses moindres détails) est conforme aux données de l'Odyssée. Débarqué à Port St André, Télémaque monte ici : il y parvient en quelques minutes. Il y rencontre son père venu de Port Vathy. Les Phéaciens avaient déposé le héros, encore tout endormi, sur la grève de Phorkys, où l'élan des rameurs avait fait entrer leur navire jusqu'à mi-cale ; familiers de ce mouillage, les Phéaciens en connaissaient les rives de sable ou de vase. Au fond du port de Phorkys, les Phéaciens avaient donc déposé le héros dans le sable. lais ils avaient porté ses richesses, trépieds et manufactures, un peu à l'intérieur, au pied de l'Olivier. loin de la route, pour les soustraire aux regards des passants cupides. Après leur départ, Ulysse réveillé avait suivi les conseils d' Athéna et transporté ses richesses dans la Grotte des Nymphes. Puis il était monté du port, à travers les collines et la forêt, par un sentier rocheux, jusqu'à la Pierre du Corbeau. Près de la Source Aréthuse, il avait rencontré Eumée et les étables des porcs. Sur la carte, nous pouvons aisément tracer les rocailleux lacets de ce sentier, qui va de Port Vathy à Parapigadi. Les voyageurs nous le décrivent. Gell, à la sagace et précise description duquel il faut toujours revenir[21], avait déjà vu que Télémaque et son père ne pouvaient se rencontrer qu'en cet endroit d'Ithaque, à l'extrémité méridionale. Par rapport à la capitale odysséenne, le poète nous dit, en effet, qu'Eumée demeure à l'autre bout de l'île. Eumée nous raconte lui-même que les chevriers, voisins de la ville, sont là-bas, tout à l'extrémité. Inversement, les citadins estiment qu'Eumée habite tout au bout de la campagne[22]. On dit que la ville est très loin, dit Ulysse, le faux mendiant[23]. De fait, Eumée emploie une journée à faire le voyage d'aller et retour, quand Télémaque le charge de porter à Pénélope la nouvelle de son heureuse arrivée. Télémaque a donné l'ordre d'aller vite, de ne faire aucun détour et de ne perdre aucun temps à bavarder. Eumée a respecté la consigne. Il est allé et, la commission faite, revenu le plus vite possible[24]. Mais, parti le matin, il n'est rentré que le soir — les périples devaient estimer la longueur d'Ithaque à une demi-journée de marche pour un homme bien ceinturé. Le lendemain, Télémaque rentre en ville dès l'aurore. Eumée et Ulysse restent aux étables jusqu'au milieu du jour, puis se mettent en chemin pour arriver avant le froid du soir. Ils suivent une route en corniche[25], qui les conduit à la capitale.

3. — Cette capitale odysséenne est une ville haute  à la mode du temps, avec une échelle à ses pieds. La ville est en haut. L'échelle est en bas, déserte ou peuplée seulement des équipages étrangers qui y ont halé leurs navires. Télémaque, pour méditer à l'aise, vient sur cette plage se promener seul, à l'écart[26].

A la pointe du Sud, nous avons étudié déjà l'embarquement de Télémaque lorsqu'il se met en mer pour aller à Pylos. Ce port est orienté exactement comme celui des Phéaciens, la bouche vers le Sud. Quand on veut partir, on tire les vaisseaux à flot, on les amène à la rame jusqu'à la pointe de la rade, dans le Sud-Est, dans la partie du Notos. Là, on les mouille en mer libre[27], afin de pouvoir user du vent de terre aussitôt qu'il se lèvera. Ainsi fait Télémaque. Ainsi font les prétendants quand ils vont dans le détroit, entre Ithaque et la rocailleuse Samè, guetter le retour du jeune homme. Cette orientation se retrouve dans le Port de la Ville, Port Polis, de nos contemporains.

Le soir venu, le vent de terre une fois levé, Télémaque et les prétendants mettent à la voile. Télémaque part à l'étranger. Les prétendants restent dans le royaume d'Ulysse. Ils vont croiser autour d'un flot qui barre le détroit, l'îlot Astéris. De là, ils surveillent tout le canal et l'entrée du Port de la Ville. Les Instructions nous disent : Port Polis, de forme circulaire, avec 5 encablures de diamètre et 1 encablure de largeur à l'entrée, est ouvert au Sud-Ouest et gît directement dans l'Est de l'îlot Deskalio. Il y a 31 mètres de fond dans le milieu du port ; mais les petits bâtiments mouillent près du rivage. Voilà, ce me semble, notre port odysséen. Il a 31 mètres de fond. Le poète nous dit, lui aussi, que le port est très profond, et que les petits bateaux de son temps ne mouillent jamais en pleine rade, mais viennent s'échouer aux grèves du pourtour[28].

Le poète nous décrit cette manœuvre aussi bien pour le vaisseau qui ramenait Télémaque de Pylos que pour le vaisseau qui ramènera d'Astéris les prétendants. Ayant laissé Télémaque à Port St André, l'équipage a remonté le canal à la rame. N'ayant pas de voiles, leur navire, qui se cache sous la côte insulaire, a échappé aux guetteurs d'Astéris. Ceux-ci ne l'ont reconnu qu'au moment où il tournait l'entrée de Port Polis. Il était trop tard pour le couler : on les eût aperçus de la ville. Ils ont alors quitté Astéris-Daskalio et sont entrés à toutes voiles vers Port Polis, eux aussi. Les deux vaisseaux ont été tirés à la grève... Sur la carte marine, nous pouvons dessiner sans peine toutes les allées et venues, entrées et. sorties de bateaux, si nous plaçons à Port Polis la capitale odysséenne et si nous reconnaissons Astéris dans l'îlot Daskalio.

4. — Reste alors le quatrième mouillage dont parle l'Odyssée : le port Rheithron.

Ce dernier mouillage odysséen trouve sa place dans le dernier port que nous écrivent les Instructions. A Port Frikais, nous avons déjà rencontré ce Port du Courant, et nous avons décrit la route commode qui peut amener le prétendu Mentès de la grève de Rheithron à la capitale d'Ulysse. Ce port Rheithron est sous le Neion forestier, comme le port de Phorkys est sous le Nériton. Des deux montagnes, en effet, qu'aperçoivent les marins sur le socle de l'île rocheuse, l'une est au Sud du golfe de Molo : c'est le Nériton qui domine Port Vathy ; l'autre, plus large et plus compacte, couvre, au centre de l'île, tout l'intervalle entre le, golfe de Molo et la baie de Frikais : c'est le Neion. Cette seconde montagne est moins un pic qu'un grand bastion triangulaire dont le plus haut sommet dépasse, suivant Partsch, 800 mètres (les Instructions ne donnent que 630 mètres) et dont les pentes descendent abruptes sur Port Polis et Port Frikais. Le Port du Courant est donc bien sous cette autre montagne, sous ce Neion qui jadis était couvert de forêts et qui maintenant est, lui aussi, complètement déboisé.

Au Nord de l'isthme déprimé, qui unit Port Polis à Port Frikais, la partie septentrionale d'Ithaque est encore très rocheuse et très bosselée. Mais entre le Neion et les deux collines allongées, dont l'extrémité va former en mer la baie d'Aphalais, une fertile région nourrit aujourd'hui neuf ou dix villages et près de 2 500 cultivateurs.. Vignes de Corinthe, oliviers, jardinets de céréales : c'est ici vraiment la plus grande, la seule région agricole de l'île tout entière[29]. Si dans la montagne du Sud, sous le Nériton, l'Ithaque odysséenne avait ses cochons autour d'Aréthuse et quelques champs au fond du port de Phorkys ; si, dans le centre, sur la haute table broussailleuse et sèche du Neion, elle avait quelques forets, mais surtout de pierreux pâturages à chèvres : c'est ici, dans les trois vallées descendant vers Port Polis, vers Port Frikais et vers la baie d'Aphalais, qu'elle pouvait avoir sa vraie campagne, à vrai dire ses seuls paysans, le reste de sa population ne vivant que de la mer ou des troupeaux. Pendant qu'Ulysse navigue au loin et que les prétendants dévorent à la ville les bêtes envoyées chaque jour par les chefs des porchers et des chevriers, Laerte s'est retiré à la campagne, à l'écart ; il traîne ses vieux jours sur les pentes de son enclos de vignes ; il ne descend même plus en ville[30].

Cet enclos de Laerte devait être au Nord de la capitale : il n'était pas sur la route entre la ville et la cabane d'Eumée. Quand Télémaque, arrivé chez Eumée, l'envoie porter à sa mère la nouvelle de son retour, Eumée demande s'il poussera jusque chez Laerte ? Reviens de suite, répond Télémaque ; ne fais pas le crochet jusqu'à lui dans les champs, dis à ma mère d'envoyer une servante en cachette pour donner la nouvelle au vieillard[31].

 

Sur les cartes de nos marins, avec leurs Instructions, il semble donc que nous retrouvions dans l'Ithaque aujourd'hui tous les gîtes, intervalles et distances réciproques des scènes, embarquements, débarquements, voyages et rencontres du récit odysséen. En regardant de loin et de la mer, avec les yeux, les habitudes, les préjugés et l'onomastique des navigateurs, il semble que l'on chercherait vainement à découvrir une discordance entre la réalité actuelle et les descriptions homériques. L'île à la double montagne, aux quatre ports, aux trois régions de pourceaux, de chèvres et de champs cultivés, se profile encore sur nos mers et dans nos instructions nautiques, telle que le poète odysséen la put apercevoir dans les récits ou périples des premiers navigateurs, à la dernière extrémité des mers achéennes, aux portes du zophos. Comment se fait-il que, depuis un siècle, les érudits soient en querelle sur cette identification ?

Je ne parle pas seulement de la discussion récente, soulevée par les dernières théories de M. Doerpfeld[32]. En géographie et topographie de la Grèce ancienne, je sais que M. Doerpfeld fait toujours profession de novateur : il eût suffi, je crois, que tout le monde reconnût dans l'Ithaque de nos jours la patrie et le domaine d'Ulysse pour que M. Doerpfeld entreprit de les découvrir en quelque autre région. Je m'étonne seulement que M. Doerpfeld ne soit pas allé plus loin, à Paxos, Corfou, Malte, dans les Lipari ou les Baléares, chercher sa ville odysséenne. Leucade est vraiment trop proche encore de l'Ithaque réelle, et l'on pouvait trop facilement prédire qu'à Leucade, comme en n'importe quelle autre des terres grecques, les fouilles finiraient bien par donner aux archéologues quelques débris de pots mycéniens. En tout point du globe, on retrouvera le terrain primaire, si l'on creuse à la profondeur convenable. Il n'est pas un site de la Grèce primitive qui n'ait aussi, à quelque profondeur, son sous-sol mycénien.

Mais bien avant M. Doerpfeld, la foi en Ithaque-Théaki avait eu ses hérésiarques. Durant le XIXe siècle, la querelle déjà s'était poursuivie. W. Gell avait été, en 1807, le fondateur de l'orthodoxie odysséenne par son admirable mémoire The Geography and Antiquities of Ithaka, auquel, après cent ans, il faut toujours recourir. W. Wölcker, en 1830, dirigea contre les assertions de Gell son Homerische Geographie und Weltkunde. Mais c'est R. Hercher, qui, en 1866, fut le grand hérésiarque en cet article de l'Hermès (I, 263-280) où il niait toute concordance possible entre Homère et l'Ithaque de la réalité. Derrière ces chefs de l'île, les érudits, depuis quarante ans, se sont partagés en deux armées irréconciliables : on trouvera dans le beau mémoire de Partsch, Kephallenia und Ithaka (Petermann's Mitteilungen, Ergänzungsband XIII, 1889-1890, n° 98) l'historique et toute la bibliographie de la querelle (p. 54 et suiv.). D'où vient cette discordance et cette guerre sans fin, alors que la vérité nous a paru si facile à découvrir ? Nous nous sommes contentés, il est vrai, de vues lointaines et de vues maritimes : est-ce à dire que nos cartes marines et nos Instructions nous auraient fourni une certitude tout illusoire ? La réalité et la vue terrienne de Théaki nous réservent-elles quelques surprises ? Le plus simple est encore, à notre mode ordinaire, d'aller voir.

 

Dimanche 28 avril 1901[33]. — De Corfou, ayant exploré la ville d'Alkinoos et la terre des Phéaciens, j'aurais voulu prendre un voilier et refaire de point en point la traversée d'Ulysse vers Ithaque. Par un bon vent de Nord bien établi, sur un voilier bien manœuvré, on peut espérer faire cette traversée en onze ou douze heures[34] : Ulysse avait un excellent bateau qui fit le voyage en une courte nuit d'été. Mais, comme au temps d'Ulysse déjà, les communications ne sont point aisées entre Corfou et le, reste des îles Ioniennes. Corfou est toujours à l'écart des hommes fariniers. Entre Corfou et les îles grecques, malgré les deux jalons de Paxos et d'Anti-Paxos, le grand abîme de mer, aujourd'hui encore, fait une séparation. Zante, Képhalonie, Ithaque et même Sainte-Maure (celle-ci moins bien reliée pourtant, comme nous allons voir) sont réunies à la terre grecque par le va-et-vient de mille petits bateaux, voiliers ou vapeurs, qui chaque jour mettent les Quatre Iles en communications avec la Pylos moderne, je veux dire Patras. Dans la Grèce actuelle, Patras tient, à la façade occidentale du Péloponnèse, le rôle que tenait Pylos dans la Grèce des Achéens c'est le grand port de l'Occident. De Patras donc, il n'est pas de jour où plusieurs bateaux à voile et à vapeur ne partent vers quelqu'une ou vers chacune des Quatre Îles. Corfou au contraire n'est rattachée qu'aux terres et ports des thalassocrates européens par les lignes nombreuses et régulières des bateaux autrichiens, italiens ou anglais. Corfou, gouvernée par les Grecs, reste toujours une île d'Épire et non de Grèce, suivant le mot d'un consul anglais, ou, comme disait déjà le vieux périple de Scymnus de Chio (v. 446), une Île de Thesprotie. Son mouillage est fréquente surtout des marines occidentales : c'est comme un avant-port de Brindisi, de Venise et de Trieste.

Les transatlantiques des thalassocrates poursuivent, il est vrai, de Corfou jusqu'à Patras, mais tout droit, sans relâche intermédiaire. Inversement certains vapeurs de Patras montent jusqu'à Corfou, mais sans relâcher davantage en ce canal d'Ithaque, dans cette porte du Nord-Ouest, que pourtant ils empruntent. La séparation existe toujours entre Corfou et les Quatre Îles. Les voiliers ne franchissent que rarement ce grand abîme de mer. Seuls, parfois, quelques vapeurs des thalassocrates vont de Corfou à Sainte-Maure ou de Corfou à Képhalonie et Zante. Nous avons pris ce matin le bateau du Lloyd qui, tous les quinze jours, suit le premier de ces itinéraires.

S'il en est encore ainsi après un siècle de paix anglaise et d'indépendance grecque, mesurez ce que pouvait être cet intervalle quand les corsaires, pirates et bandits s'ajoutaient à la distance des lieux pour décupler les risques de ce passage. Dans toutes les mers grecques, la piraterie depuis Minos jusqu'à nos jours fut un mal endémique qu'engendrait presque forcément, sur le pourtour de ces mers aux mille refuges et cachettes, la présence de populations dressées par la pâture à la vie de brigandage : le berger sur terre devient un klephte, un voleur ; il se transforme en corsaire quand, chaque année, ses moutons transhumants le ramènent au long de ces baies semées d'îles et d'embuscades, marées de détroits et de coupe-gorges. Ajoutez que la piraterie trouva toujours un champ plus lucratif au point où les races, les langues, les civilisations et les richesses différentes devaient naviguer pour commercer entre elles, — πλέων έπ' άλλοθρόους άνθρώπους, dit l'Odyssée en parlant du roi des Taphiens. Ce fut toujours aux limites barbares des mers helléniques que les pirates cariens, crétois ou psariotes exercèrent avec le plus de profit, comme avec le moins de remords, leur traditionnel métier. Nos îles Ioniennes, en cela, ont toujours eu leurs Taphiens. Que ce fût Taphos, Ithaque ou Paxos, à deux ou trois mille ans de distance, la piraterie trouvait en ces parages quelque station de choix. Au sortir du canal de Corfou, voici Paxos et Anti-Paxos qui devant nous dressent leur petit archipel. Les Instructions nous disent :

Paxo, la plus petite des îles Ioniennes, a près de 5 milles ½ de longueur du N.-O. au S.-E., un peu moins de 2 milles de largeur et une hauteur maxima de 245 mètres ; ses rives, généralement élevées, surtout sur le côté Ouest, sont formées de falaises blanches et à pic. En général, l'île est, plate et couverte d'une épaisse plantation d'oliviers qui donnent la meilleure huile des sept îles. On y trouve plusieurs villages, situés au milieu des plantations d'oliviers et qui ont un aspect de richesse que l'on ne rencontre pas dans ceux des autres îles. Sa population est d'environ 5 000 habitants. Lès exportations consistent en huile, bois à brider et pierres plates.

Port Luka, à l'extrémité Nord de l'île, est une rentrée de la côte. Il y a quelques maisons dans le fond de la baie, où se rendent les bateaux pendant les mois d'été ; mais les caboteurs mouillent rarement dans cette baie, car elle est ouverte aux vents du N.-E. Le port de Gayo est formé par deux îlots qui bordent une rentrée dans la côte Est de l'île : sur l'îlot de la Citadelle, le plus grand des deux, il y a un fort, et sur l'îlot de la Madonna, le plus petit, dans le N.-E. du précédent, se trouve un phare. Ces deux îlots sont réunis à la terre et entre eux par dei petits fonds, qui bordent également le côté N.-E. de l'îlot de la Madonna où se trouve une grande roche, la roche Zouane. Ils forment avec le rivage une crique bien abritée avec des fonds de 2 à 18 mètres. Comme cette crique est étroite, les petits navires doivent ranger la côte de très près une fois en dedans de l'entrée et s'amarrer par l'avant et par l'arrière. La ville de Gayo s'élève en demi-cercle sur le bord de la crique et contient environ 2.000 habitants. Elle possède un wharf. On peut s'y procurer quelques provisions ; mais l'eau est rare.

Anti-Paxo, longue de 2 milles, large de 1 mille et généralement plate, s'élève dans sa partie Nord jusqu'à 107 mètres de hauteur. Elle a la même orientation que Paxo dont elle est séparée par un chenal à grands fonds dans lequel se font sentir de forts courants. Sa côte est bordée par un banc étroit, avec quelques rochers, mais sain de dangers, si l'on excepte un pâté de 5m,6 à son extrémité Nord. Plusieurs petits îlots ou rochers, nommés rochers Plakka, gisent devant son extrémité Sud. Sur le côté Est de l'île, il y a une petite baie, voisine de l'unique village, dans laquelle se rendent les embarcations de pèche. L'île n'a que peu d'habitants ; elle est peu cultivée, mais produit d'excellents fruits.

Ce Port de Gayo ou Port Gai, comme disent les voyageurs francs, fut toujours renommé par les facilités que donnaient aux pirates sa cachette à double fond, les difficultés de ses passes accessibles aux seuls habitués, et l'abondance des navires qui fréquentent ce canal. Au XVIe siècle, le célèbre corsaire turc Dragut en fit l'un de ses reposoirs. La présence habituelle des pirates, jointe à la sécheresse du sol, empêchait aux temps vénitiens les Paxinotes d'avoir le moindre troupeau. Nous savons que le premier soin des pirates débarqués est d'écorcher et de rôtir quelque dizaine de chèvres ou de moutons pour manger de la viande à leur appétit :

Ces Paxinotes sont réduits (1800) à quelques chèvres dont l'entretien n'est ni difficile ni dispendieux, et à quelques mulets nécessaires pour le transport. La terre ferme voisine fournit à leur consommation [de viandes], très limitée par leur sobriété et l'habitude de vivre de légumes et de racines ; ils y vont également chercher les blés et autres grains dont ils sont privés dans l'île.... Au Sud de Paxo, est une petite île nommée Anti-Paxo, susceptible de culture ; elle est restée longtemps en friche : on n'y voyoit que quelques arbres sauvages peu élevés qui, pour le chauffage, étaient de quelque ressource aux Paxinotes. Elle est toujours inhabitée. Quelques Paxinotes avoient tenté de s'y établir. Ils furent obligés de renoncer à ce projet, qui pouvoit avoir une utilité réelle, par les incursions fréquentes des brigands qui, de terre ferme et des îles voisines, venoient les dépouiller impudemment. Il ne seroit pas difficile de les arrêter et de tirer avantage du sol d'Antipaxo.

Tous les voyageurs du XVIIIe siècle encore nous parlent de ces pirates qui, pillant les insulaires, rançonnaient aussi les navigateurs. Leurs incursions ou embuscades ne les éloignaient guère de leurs ports d'origine, tant qu'ils restaient livrés à eux-mêmes et à leur seule expérience de la mer. Cette expérience était fort courte : bergers ou brigands embarqués de la veille sur de mauvaises barques, ils ne s'aventuraient pas au loin. Mais que des navigateurs étrangers leur fournissent de grands bateaux, quelques bons officiers et un pilote : nos gens, tout à coup, étendaient leurs opérations ; bientôt, des côtes italiennes au fond de la Méditerranée levantine, ils transportaient partout leurs escadrilles. Ce fut au XVIe siècle l'histoire de Dragut, durant la thalassocratie turque. Ce fut à la fin du XVIIIe siècle l'histoire de Lambro Kasdoni. Je ne puis m'empêcher de revoir en Ulysse quelque Dragut ou Kasdoni mycénien. Grasset de Saint-Sauveur, en son Voyage dans les isles ci-devant Vénitiennes (1800), consacre un chapitre aux facilités qu'ont trouvées les armateurs russes pour former de nombreux équipages dans les possessions et les isles ci-devant vénitiennes du Levant[35].

La Russie, en faisant la paix qui termina la pénultième guerre avec la Porte Ottomane, n'avait point perdu de vue les avantages qu'elle pouvoit toujours, en cas d'une nouvelle rupture, retirer des Grecs. Le voisinage des isles vénitiennes du territoire ottoman était une circonstance qui facilitoit les intelligences. L'impératrice Catherine plaça dans ces isles, en qualité de consuls et vice-consuls, des Grecs et des Albanais qui avoient toujours eu un parti puissant dans leur patrie. Un nommé Benadis, dont la capacité étoit connue, fut nommé consul général à Corfou. A Céphalonie on plaça, en qualité de consul, un Grec de l'Archipel qui ne manquoit pas d'adresse et d'intrigue [l'Odyssée dirait : άνδρα πολύτροπον]. Le vice-consulat de Zante fut donné à un Albanais d'un caractère extrêmement rude, mais doué d'une certaine adresse qui suppléoit en partie à la plus grande ignorance.

Les Grecs de Morée, établis à Trieste, se cotisèrent et formèrent des fonds suffisants pour armer sous pavillon russe un certain nombre de corsaires, dont le commandement fut donné à Lambro Cazzoni. Ce Grec, d'un courage et d'une intrépidité dont il est peu d'exemples, ne savoit ni lire ni écrire. Mais ces défauts de connoissances étoient compensés chez lui par une fermeté, une activité et une vigilance sur tout ce qui l'environnoit, qui ne se démentit jamais. Celui qui le trompait, en perdant sa confiance, n'échappait pas à son ressentiment : il l'a prouvé en plusieurs occasions. Il avait le grade de major de marine au service de l'impératrice. Il partit de Trieste, montant une vieille frégate marchande, armée de trente canons, et sept ou huit barques hydriotes portant les unes six, les autres quatre canons. Ses équipages étoient faibles et composés du peu de Grecs qu'il avoit pu réunir à Trieste. Il se rendit d'abord en Épire, où un bon nombre d'Albanois s'embarqua sur sa petite flotte. Il passa ensuite dans les différentes isles vénitiennes dont une grande partie de Grecs s'empressa d'augmenter ses forces....

Lambro Cazzoni envoyoit les prises qu'il pouvoit faire à Trieste pour être vendues ; plusieurs le furent dans les isles vénitiennes. Les sommes.... servoient à payer en partie les équipages ; mais elles étoient insuffisantes. Le nombre des armements s'étoit augmenté. Les insulaires, surtout ceux de Céphalonie, avoient mis en mer plusieurs corsaires et s'étaient rendus sous ses ordres. Ces corsaires, armés et équipés contre les lois adoptées dans toutes les marines, ne pouvoient être considérés que, comme des pirates.... Les besoins de Lambro s'augmentaient. Le général [russe] Tamara fut envoyé pour diriger les opérations des Grecs. Il passa à Théaqui où il attendit longtemps des ordres et des moyens pour agir. Cependant la flottille de Lambro ne bornoit plus ses courses aux bâtiments turcs : elle génoit singulièrement le commerce et la navigation des étrangers dans le Levant. Les Vénitiens étoient les seuls pour qui l'on avoit des égards : Lambro vouloit se ménager rentrée des ports des isles et les secours qu'il en tiroit. La paix se conclut enfin entre la Russie et la Porte. Le général Tamara, avant de quitter Théaqui, fit signifier à Lambro de cesser toutes hostilités et de se retirer à Trieste pour y désarmer. Celui-ci refusa d'obéir et répondit fièrement que, si l'impératrice avoit fait sa paix, il n'avait point encore conclu la sienne. Dès ce moment, il rassembla ses armements et [alla] s'établir à Port-aux-Cailles, port de Maïna....

Grasset nous décrit ensuite les coursières que, durant plus de dix ans, Lambro, posté a cette entrée de l'Archipel, dirige contre toutes les marines.... Entre Lambro et Ulysse ou Mentès le Taphien, je n'imagine pas grande différence. Ce que les gens de Trieste ont fait pour recruter, ravitailler et surtout dresser à la navigation les Albanais ou insulaires de Lambro, j'imagine que les gens de Sidon l'avaient pu faire jadis pour les gens de Taphos ou d'Ithaque. Les Phéniciens, nous dit l'Odyssée, fréquentaient alors ces parages de l'Élide et de la Thesprotie. Au-devant de la côte des Thesprotes, Paxos a gardé jusqu'à nous le vieux nom que lui donnèrent ces étrangers et que, seul, le doublet gréco-sémitique Paxos-Plateia peut expliquer : Paxos était l'île Plate des thalassocrates phéniciens. On a cherché une étymologie grecque à ce vocable et l'on a trouvé Paxos = [E]p-axos : par le même jeu de mots, on a dit Naxos = [E]n-axos. La racine axa ou ak signifiant eau, Paxos serait l'île sur l'eau, et Naxos l'île dans l'eau[36]. On m'a reproché de n'avoir pas tenu compte de ces étymologies[37]. Si j'avais discuté toutes les sornettes de cette façon, dix volumes n'eussent pas suffi. L'île Sur l'Eau et l'île Dans l'Eau satisfont peut-être les philologues. Mais jamais navigateurs n'imaginèrent pareils noms propres. Le nom d'une île, devant servir à la distinguer de ses voisines, est toujours tiré de quelque particularité caractéristique. Toutes les îles sont dans ou sur l'eau : toutes devraient s'appeler Paxos ou Naxos.

De Corfou à Patras, les navires, en longeant Paxos et Anti-Paxos, vont enfiler le canal d'Ithaque. Nous avons laissé Paxos sur notre droite pour caboter au long de la côte des Albanais, — des Thesprotes, dirait le poète odysséen. Côte mystérieuse et sauvage, faite de collines escarpées, que double au second plan une ligne de montagnes aiguës, et, que couronnent à l'horizon les pics neigeux du Tomaros et des monts de Dodone. Côte abrupte, avec quelques deltas de cailloux roulés, quelques plainettes de sables et de boues, et quelques embouchures de torrents ou de rivières qui poussent dans la mer leurs triangles d'alluvions et de marécages. Côte déserte, sans un village maritime ni montagnard, sans un arbre, sans un champ cultivé. Sur tout le pourtour de la Méditerranée, on chercherait vainement, je crois, pareille solitude préhistorique, pareille barbarie désolée. De loin en loin, une brèche dans les collines et une échancrure dans les monts amènent jusqu'à une plage boueuse quelque. route de l'intérieur, qui vient aboutir à une douane turque : trois maisons de bois, une forteresse ruinée, et, parfois, les briques neuves d'un cabaret composent toute l'échelle. Telle Hagia Sayada, où nous avons quelques minutes jeté l'ancre pour mettre à terre le harem et la suite d'un magistrat turc, et pour embarquer du beurre, des fromages et des bœufs à destination des îles grecques. Telles encore les échelles de Levitazza et de Gomenizza, que nous brûlons. Un îlot poudré de verdure, une roche aux falaises éclatantes de blancheur interrompent parfois la monotonie de cette muraille : île Prasoudi, îles Sybota. Nous séjournons quelques heures dans le petit port de Parga :

L'île de Syvota, remarquable à sa couleur noire, est un amer important pour la navigation du canal, surtout de nuit ; les fonds sont grands à 4 mille au large. A 11 milles environ dans le S.-E. de l'île de Syvota se trouve le cap Keladio, pointe Ouest du port de Parga. Entre l'île et le cap, là côté, qui s'élève en hautes chaînes de Montagnes, accidentées et partiellement boisées, est bordée par un rivage de roche avec quelques petites baies de sable ; elle est saine de dangers et a de grands fonds à mille au large. De hautes montagnes, qui atteignent 500 mètres, longent la côte en arrière-plan. Comme celle-ci peut devenir obscure pendant la nuit, on devra faire bonne veille.

Parga est une ville de 500 habitants, qui se trouve, avec la citadelle et ses fortifications, sur une roche de forme conique, haute de 80 mètres ; la citadelle, bâtie en avant de la ville, tombe en ruines ; elle s'aperçoit au loin. La contrée environnante est fertile : elle produit en abondance du tabac, des fruits, des olives et du vin, qui sont les objets d'exportation. Le petit port de Parga est divisé en deux baies par la saillie de côte sur laquelle se trouve la citadelle[38].

On sait le rôle que cette ville de Parga tint à l'époque vénitienne. Nous avons taché cet établissement des thalassocrates étrangers au-devant de cette côte barbare, sur une pointe presque détachée du continent. C'était pour les Vénitiens l'une des portes de l'Albanie. Par ici, les indigènes fournissaient aux marins leurs bois, viandes, beurres et peaux[39], et les marins fournissaient aux indigènes leurs tissus et manufactures. Les Anciens avaient leur porte et bazar de la Thesprotie un peu plus au Sud, dans la vallée du fleuve Achéron. Ce fleuve aujourd'hui pousse jusqu'à la mer les boues de son delta : au flanc de ce delta, nos marines actuelles fréquentent les échelles de Phanari et de San Giovanni. Durant l'antiquité, et surtout la première antiquité, le fleuve aboutissait au fond d'un golfe intérieur qu'il n'a qu'imparfaitement comblé et dans lequel il laisse encore un lac profond avec de grands marécages. Ce golfe, cette embouchure et la vallée supérieure du fleuve Achéron permettaient aux marins primitifs d'atteindre, à travers les défilés des montagnes, les hautes plaines de l'intérieur et le sanctuaire de Dodone. L'Achéron a un affluent que les Anciens appelaient Cocyte. Les Instructions nous disent :

Le mouillage de Phanari se trouve à 1 encablure ½ dans le N.-E. de la pointe Nord, par 10 mètres d'eau. Les bateaux du pays hivernent ici, en mouillant sur le rivage ci-dessus et en se halant à toucher les roches. Il y a aussi mouillage temporaire par beau temps, l'été, à 3 encablures dans le S.-O., par 18 mètres d'eau, les fonds augmentant rapidement au large. La rivière Gourla (ancien Achéron) se jette dans la partie S.-E. du port ; c'est un cours d'eau considérable qui n'a que 0m,6 d'eau sur la barre, mais les canots peuvent le remonter à quelque distance et y faire de l'eau qui est potable. Le Youvo (ancien Cocyte) se jette dans la rivière Gourla à environ 2 milles ½ de son embouchure. Un courant d'environ 1 mille ½ sort, en général, du port de Phanari ; il est beaucoup plus fort pendant la saison des pluies.

Ici les premiers Hellènes avaient localisé leur Pays des Morts, au delà de la Pierre Blanche et de la Porte du Zophos. Les gens d'Ithaque venaient ici débarquer chez le roi des Thesprotes pour gagner, à travers les montagnes, l'oracle de Zeus Dodonaios. Les Thesprotes étaient en relations de commerce et d'amitié avec le Royaume-Uni des Quatre Îles : ils allaient y vendre leurs bœufs ou leurs bois, et charger du vin, des cochons, du blé et, sans doute, des manufactures, vases, tissus et trépieds. Cette amitié subissait bien des éclipses. Le père du prétendant Antinoos avait un jour servi de pilote aux corsaires de Taphos pour une descente chez les Thesprotes, bien que ceux-ci fussent les alliés d'Ithaque[40].

D'ordinaire, pourtant, les marins n'avaient qu'à se louer de l'hospitalité thesprote. Dans son histoire du corsaire crétois, Ulysse raconte à Eumée comment il fut jeté par le naufrage à cette côte de Thesprotie, d'où un navire thesprote le devait ramener à Doulichion : Là, j'entendis parler d'Ulysse. On me raconta qu'on l'avait accueilli et hospitalisé sur le chemin de son retour. On me montra les richesses qu'il rapportait.... Quant à lui, il était allé, me dit-on, à Dodone consulter la volonté divine dans le grand chêne de Zeus.

Le vieux périple attribué à Scymnus de Chio nous dit (v. 446-450) : Korkyra est une île de Thesprotie. Après les Thesprotes, habitent les Molosses, qui firent leur descente sous Pyrrhus, fils de Néoptolème ; chez eux, est Dodone, l'oracle de Zeus. Un jour, je suis allé, moi aussi, par cette route de Souli, consulter à Jannina, sinon la volonté de Zeus, du moins le bon plaisir des autorités turques. La route aujourd'hui est dangereuse : les cols et vallées des monts sont d'un accès commode ; mais les Thesprotes actuels sont de terribles brigands, et la loi turque ne fait que les dresser au pillage.

Au Sud de l'Achéron, les Vénitiens avaient encore deux petits mouillages, Reniassa et Gomaros, d'où ils tâchaient de prévenir les incessantes incursions albanaises sur Corfou et sur Sainte-Maure. Nous avons employé tout un jour à caboter lentement au long de cette Thesprotie.

Vers le soir, derrière les sables dorés de la pointe Hiéro-Tripa, apparaissent enfin les marais et les oliviers de Sainte-Maure. Une grève où le flot vient briser ; un môle en avancée un canal où les barques filent en se croisant et en froissant leurs blanches voiles ; une forteresse échouée dans le marais ; une petite ville aux maisons basses s'aventurant avec son escorte de platanes et d'oliviers jusqu'au milieu des lagunes boueuses : telle est Sainte-Maure. Vieilles petites maisons de bois aux volets verts : vérandas et galeries bordant la rue de leurs arcades basses ; aucune de ces hautes bâtisses de pierre, de ces grands magasins, de ces beaux établissements, dont les Hellènes peuplent leurs villes neuves : Sainte-Maure est encore une pauvre échelle vénitienne. Nulle part, on ne peut mieux sentir combien une ancienne, ville levantine diffère des nouveaux ports grecs. La saleté et la barbarie règnent encore dans ces ruelles, sous ces vieux platanes, dans ce bazar de bois. Partsch, au début de son mémoire sur Leukas[41], fait remarquer avec raison combien cette ville et cette île, malgré leur proximité de la Grèce, restent en dehors des itinéraires et des études. Elle reste aussi en dehors du progrès qui entraîne vers la civilisation européenne toutes les autres communautés insulaires. Dès les premiers pas, on constate que ceci n'est pas un port dans une île hellénique, mais un bazar dans une plaine albanaise. Les marais, qui ferment le détroit et rejoignent Leucade au continent, en font toujours un prolongement de la terre barbare. Les indigènes sont des terriens qui ne naviguent pas. Alors que les gens d'Ithaque et le Képhalonie émigrent et vont chercher fortune aux quatre coins du monde, le Leucadien reste chez lui à greffer ses oliviers. Les routes grecques passent toujours à l'écart de cette péninsule acarnanienne.

De la capitale actuelle, Amaxiki, à travers les platanes et les vieilles olivettes, nous sommes allés jusqu'à l'acropole de la capitale antique. De là, on aperçoit la mer du Sud, le Port Drepano et la grande lagune qui remplit tout le détroit de ses flaques, de ses bancs de sable et de ses marais salants. L'étroit canal à embarcations coupe du Sud au Nord cette lagune isthmique : son clair ruban d'eaux plus profondes coupe très nettement les écumes et les houes ; quelques barques maniées à la perche s'y traînent, évoquant aux yeux un souvenir de Marais Pontins.

Nous avons passé à Sainte-Maure une terrible nuit de saleté et de vermine. Ces terriens de Leucade sont toujours les Épirotes crasseux qui de loin admiraient le linge blanc d'Alkinoos et les lessives de Nausikaa. Vivant dans l'huile, le beurre, le fromage aigre, le vin et les troupeaux, puant l'ail et le laitage, ils n'envoient pas, comme les marins de Phéacie, leurs vêtements à la fontaine, ils n'ont, comme le pauvre Eumée, qu'une misérable garde-robe, ou plutôt chacun d'eux ne possède que le vêtement qu'il a sur le dos[42]. Dans les îles de navigateurs, Ithaque ou Képhalonie, nous allons trouver une propreté relative, un luxe de vêtements à la mode de Londres et de cravates à la mode de Paris, qui n'est qu'un visible témoignage de l'influence étrangère ; mais Sainte-Maure, encore en cela, reste à l'écart du monde grec.

De Sainte-Maure, un charmant petit vapeur grec, le Pylaros, doit nous emmener vers Ithaque par le canal de Képhalonie. Ce petit yacht fut acheté en Angleterre où les Hellènes d'aujourd'hui se fournissent de bateaux et de modèles : aux temps de l'Odyssée, c'est à Sidon qu'ils allaient chercher leurs maîtres et fournisseurs. A l'heure où l'agora commence à se remplir, vers sept heures du matin, nous avons quitté les platanes d'Amaxiki pour descendre sur une embarcation jusqu'à la rade foraine. Dans les sables, entre les vagues clapotantes et les lagunes empestées, sous la vieille citadelle échouée, qui semble achever de mourir en cette atmosphère de fièvre, nous avons attendu notre bateau. Il apparaît enfin, débouchant du détroit de Prévésa. Il n'aborde pas à quai. Il se tient à distance prudente, malgré les derniers dragages. Il repart presque aussitôt, sachant le peu de sécurité de cette rade où brises et courants, même par un temps presque calme, ont tôt fait de jeter un navire à la grève. Nous partons. Nous descendons la côte occidentale de Leucade. C'est une falaise abrupte, poudrée de verdure au sommet. De loin en loin, une route descend à quelque plage de galets ou de sable par les lacets d'un zigzag ou par la trouée d'un ravin. A mesure que l'on avance vers le Sud, les plages diminuent, puis disparaissent. La blancheur et l'âpreté de la falaise augmentent. Tout au bout, le cap Dukato des Italiens méritait vraiment son nom antique de Leukas, la Pierre Blanche, par l'éclatante candeur de ses roches verticales. Au détour de ce cap, le double canal d'Ithaque s'ouvre devant nous : canal du Nord entre Ithaque et Arkoudi ; canal du Sud entre Ithaque et Képhalonie. C'est ce dernier passage que nous allons prendre : nous contournerons Ithaque tout entière par l'Ouest et par le Sud pour remonter ensuite la façade orientale jusqu'à Port Vathy.

Mais, avant d'enfiler le canal, nous allons relâcher d'abord sous l'extrême pointe septentrionale de Képhalonie, à Porto Viscardo. Ce port, où vint mourir Robert Guiscard, — d'où son nom de Guiscardo, Wuiscardo, Viscardo, Phiscardo, etc., — a toujours eu son importance et sa renommée parmi les marines qui durent emprunter ce chenal de Képhalonie, cette porte odysséenne du Nord-Ouest. Le nom même de Viscardo fut appliqué au canal entier. Tous les voyageurs au Levant signalent ou décrivent ce refuge ;

Nous entrâmes dans le détroit de Viscardo, qui sépare l'île de Céphalonie de celle de Thiaki : en beaucoup d'endroits, elles ne sont qu'à un mille de distance l'une de l'autre. Ces deux îles, Ithaque surtout, ne laissent voir ici que les flancs escarpés de leurs montagnes, sans aucune sorte de cultures ni d'arbres. De tristes et maigres arbustes dispersés çà et là sont les seuls ornements de cette haute muraille. Un vent favorable, qui s'était élevé, nous avait déjà portés à plus de quinze milles, lorsqu'une violente tempête vint nous menacer. Le batelier, ne voulant pas exposer sa petite barque sur le canal dangereux de Viscardo, s'empressa de gagner la baie située au bas du promontoire de ce nom. Cette précaution nous garantit des fureurs d'un ouragan terrible, qui se contenta de nous ballotter durement. Si notre frêle esquif fût resté dans le canal, la violence du courant l'eût jeté inévitablement contre les brisants d'Ithaque. Le jour suivant, un vent de Nord violent ne permit point au batelier de lever l'ancre.

Je profitai de cette circonstance pour faire une petite excursion sur les côtes voisines, dont les collines sont assez riantes. Au Nord de la baie, s'élève une petite colline parsemée de grosses pierres ; on voit sur son sommet les ruines du castel de Viscardo, détruit par les tremblements de terre. C'est là ce fameux cap Viscardo, qui a joué un si grand rôle dans l'histoire des guerres sur la mer Adriatique. Le chemin escarpé, qui conduit au castel, est roide et fatiguant. Mais je fus amplement dédommagé de mes fatigues par la vue magnifique qui s'offrit à mes regards sur l'emplacement même des ruines. Au delà du détroit, on aperçoit l'île d'Ithaque : le bruit effrayant de ses brisants se fait entendre, pareil aux mugissements d'un orage lointain. Sur la gauche, est Leucade ou Sainte Maure : sur son sommet, s'élève le fameux rocher.... La baie de Viscardo se découvre, ainsi que les charmantes collines qui l'environnent : au S.-O., on voit une petite chapelle entourée de cyprès, et plus haut un petit village ; à l'Ouest, la vue est bornée par une montagne entièrement couverte de myrtes et d'oliviers.... Après trois jours d'attente, le vent s'apaisa et nous permit de quitter la baie de Viscardo[43].

Mieux que tous les commentaires, ce récit nous montre, le rôle de ce reposoir pour les navigateurs, et de cette guette pour les insulaires. D'ici, l'on peut surveiller l'entrée septentrionale des deux canaux d'Ithaque, ainsi que la haute mer de l'Ouest et toute l'enfilade du chenal Viscardo entre Ithaque et Képhalonie. Aux yeux des marins, ce refuge est caractérisé par une longue pointe de rochers qui, à l'intérieur, le divise en deux mouillages :

Le 22 avril, nous partîmes [de Port Vathy] à deux heures du matin, afin de pouvoir doubler le cap méridional de Sainte Maure [cap Leucade], avant le retour du vent de Nord-Ouest auquel nous nous attendions.... Nous étions déjà à plus d'une lieue de la côte la plus septentrionale d'Ithaque lorsque nous vîmes tirer un coup de canon par un très petit navire auquel nous n'avions pas fait attention jusqu'alors. Nous ne voyions pas bien le pavillon de ce corsaire. Mais comme il ne nous parut pas être français et que tout corsaire étranger nous devait être suspect, nous prîmes le parti de virer de bord et de nous diriger sur Céphalonie, d'autant plus que le vent était déjà contraire. Dans moins d'une heure, nous vînmes jeter l'ancre au port Phiscardo ou Viscardo, situé au Nord-Est de Céphalonie : l'île d'Ithaque n'était qu'à une lieue de distance. Ce port est petit et assez sûr ; il est formé de deux anses ouvertes au vent d'Est et à celui de S.-E., mais garanties par l'île d'Ithaque[44].

En cette baie unique, le poète odysséen reconnaîtrait des ports jumeaux, un port à mouillages jumeaux.

Nos Instructions semblent avoir copie ou commenté le vers odysséen :

Le Cap Vlioti, pointe Nord de Céphalonie, est à 5 milles du cap Dukato, extrémité Sud de Sainte Maure. La haute terre de l'extrémité Nord de l'île finit à ce cap qui est bas, à falaises, et accore avec un rivage de roche.

La baie de Phiscardo, petite rentrée de la côte, à environ 2 milles dans le S.-E. du cap Vlioti, a environ 3 encablures de longueur avec 1 encablure de largeur dans sa partie la plus étroite. Le mouillage habituel est dans le fond de la baie, par des fonds de 3 à 7 mètres. Le village renfermé une église et une trentaine de maisons habitées entièrement par des marins, auxquels appartiennent les parcelles cultivées environnantes. Par les coups de, vents d'Ouest et de N.-O., les navires trouveront un abri par 26 mètres d'eau, en relevant le phare au N.-½-E. En 1872, le lieutenant Lobb, du navire de guerre anglais Rapid, écrivait : Phiscardo est un petit port complètement abrité de tous les vents, avec bon mouillage sur fond vaseux. Une pointe, qui se projette sur le côté Ouest, divise le port en deux parties, une partie extérieure et une partie intérieure. Le Rapid a mouillé dans le port intérieur par des fonds de 16 à 15 mètres, mais n'avait pas trop d'espace à ménager. Il y a place dans le port extérieur pour un grand navire qui affourcherait. Le village est sur la côte Ouest. Quelques navires viennent charger ici des raisins de Corinthe, dont l'exportation annuelle se monte à environ 1 million ½ de livres[45].

Voilà, je crois, les Ports Jumeaux du poète homérique. Λιμένες Άμφίδυμοι : ce nom pluriel, appliqué à une seule baie, est tout semblable à celui de Bons Ports, que nous pourrions trouver ailleurs. A nous en tenir à la lettre de l'Odyssée, ces Ports Jumeaux devraient être dans l'île d'Astéris. Depuis l'antiquité, tous les géographes ont signalé l'inexactitude de ce détail. Le seul argument solide, à première lecture et en dernière analyse, que l'on puisse invoquer à l'appui des théories de M. Doerpfeld, est précisément ce détail inexact. Dans le détroit entre Ithaque et Samè, nous allons côtoyer un îlot que les marins actuels nomment Daskalio. Cet îlot seul peut et doit être l'Astéris homérique. Îlot rocheux, au milieu du chenal, il correspond à certaines expressions du poète.

Mais sans abri, sans la moindre crique, ce n'est qu'une langue de roches calcaires, aux bords aigus, au profil effilé. Toutes les descriptions des voyageurs concordent. Il est impossible de trouver les Ports Jumeaux dans cette île. Le texte du poète est indiscutablement inexact. Est-ce à dire que Daskalio ne soit pas Astéris et qu'il faille, à l'exemple de M. Doerpfeld, bouleverser toute la géographie antique et moderne de ces parages, à seule fin de mettre en accord la parole homérique et la réalité ?

Mais cette parole homérique, sommes-nous bien sûrs de la posséder exacte et de la traduire fidèlement ? Au lieu de λιμένες έ[ν]ι, si nous lisions λιμένες έ[π]ι, une seule lettre changée rétablirait déjà l'accord. Car έπί avec le datif s'emploie couramment dans l'Odyssée pour signifier auprès. Donc, près de l'île Astéris et non plus dans l'île Astéris, nous aurions les Ports Jumeaux, ce qui correspondrait exactement à la réalité. Les marins, en effet, qui, venant du Sud, remontent le canal (c'était le cas des premiers thalassocrates), trouvent les Ports Jumeaux à la suite, auprès, au-dessus, έπί, de l'îlot Astéris. Nos marins, aujourd'hui, descendent le canal : ils établissent pourtant le même lien étroit entre le port Viscardo et l'îlot rocheux. Il suffit d'ouvrir les vieux portulans italiens, tel C. Constantini, Guida Pratica della Navig. del mare Adriatico (p. 141) :

Circa un miglio e ¾ in Ostro del porto Viscardo e un miglio da Cefalonia, è la piccola isola Discaglio, sulla quale vi è un' antica torre. Fuori dell' estremità settentrionale di questa isola vi è una piccola roccia sotto aqua, ma vi sono da venti a 25 passi vicino ad essa, e 36 passi fra essa è il porto Viscardo.

De portulans en voyageurs, le renseignement se transmet à travers les âges. Dans tous les périples et Instructions, le lien entre Daskalio et Viscardo est non seulement maintenu, mais de plus en plus resserré. Grasset Saint-Sauveur, dans son Voyage dans les Isles Vénitiennes, résume les miroirs et guides de la mer, en nous disant (III, p. 15) :

Après le mouillage nommé Samos..., en continuant de ranger la côte orientale de Céphalonie et allant au N., on trouve un autre mouillage nommé Phiscardo. C'est une petite anse qui ne peut recevoir que des bâtiments marchands de peu de portée, des galères et des galiotes. A un tiers de lieue, il y a un petit écueil nommé Daskalio. On mouille très près de la côte, portant même des amarres à terre pour empêcher les ancres de chasser. L'inclinaison du fond rend ce mouillage peu sûr, et l'on risque en dérapant d'être jeté à la côte de Thiaqui. On voit sur le sommet et à la pente de la montagne de l'île un village assez considérable.

Cette description, fort exacte dans la langue et avec les habitudes des marins, deviendrait, je crois, une source de faciles erreurs pour les terriens et géographes de cabinet. Car il est impossible, sans la carte marine ou la réalité devant les yeux, de mettre bien en place chacun des éléments du site fidèlement décrit par notre auteur. A lire ce texte, en effet, Daskalio semble faire partie du mouillage lui-même : c'est à Daskalio, pourrait-on croire, que l'on doit porter les amarres ; la carte seule nous peut montrer que le village assez considérable n'est pas sur le sommet et la pente de Daskalio. Entre leur île Astéris et leurs Ports Jumeaux, les premiers thalassocrates établissaient déjà le même lien : pour eux, les Ports Jumeaux étaient auprès, au-dessus d'Astéris, puisqu'ils étaient au delà, du côté de la haute mer, ύψοΰ, in altum. Si l'on veut une autre explication de ce mot έπί, les Ports Jumeaux étaient auprès, sur le chenal d'Astéris, exactement comme les villes sont sur les fleuves, ou, comme Eumée et ses porcs sont auprès de la Roche du Corbeau, sur la source Aréthuse.

Cet emploi de epi, έπί, se rencontre à chaque page des poèmes homériques.... Et pourtant je préférerais à cette correction de mot une tout autre explication. Car nous voyons par Strabon que, dès l'antiquité classique, on discutait déjà sur ce texte : les Anciens lisaient comme nous ένι et non έπι, dans et non sur ; ils s'étonnaient que le poète eût ainsi parlé d'une île qui n'a même pas un ancrage naturel[46]. Conservons donc le texte des Anciens ; admettons que le poète dit bien ce que, nous lui faisons dire, et concluons qu'il s'est trompé en mettant les Ports Jumeaux dans Astéris. Mais ce n'est point de sa part erreur volontaire, ni même invention ou déformation fantaisistes. C'est l'une de ces inexactitudes habituelles que nous avons rencontrées au long de ce voyage. Nous en savons, par d'autres exemples, la provenance et la raison. Ces inexactitudes ne sont pas imputables à l'imagination ou à la volonté du poète elles sont inhérentes, presque essentielles à l'œuvre qu'il entreprenait. Quand il donne à Kalypso les attributs de la côte voisine, les sources du rivage et les vignes du cap ; quand il fait de l'île de Kirkè une île océanienne, et de Nisida une île aux chèvres, en leur attribuant comme épithètes les noms des îles voisines, Capri et Ponza ; quand, au détroit de Messine, il fait du Port Creux et de l'anse du Soleil deux mouillages à peine distincts nous savons que ces défaillances apparentes ne proviennent encore que d'une exacte fidélité au texte même du périple. Car il en faut toujours revenir à cette conception fondamentale et juger la vérité de ces descriptions odysséennes, non pas d'après la seule réalité, mais en interposant toujours le langage d'un périple entre la description et le site décrit : le poète n'a pas vu ; il a lu[47]. Lisons quelques périples grecs.

Voici un passage de Skylax[48] qui serait en faveur de la correction proposée plus haut : Puis deux îles sont au-dessus, nommées Gadeira[49]. Voici un second passage du même Skylax qui nous donnerait l'exact équivalent de notre texte odysséen : Puis la ville de Phara, puis, en face, est l'île d'Ithaque et [sa] ville et [son] port. Cette traduction est indiscutablement la bonne : la ville et le port en question sont dans l'île d'Ithaque ; nous le comprenons à première lecture, bien que le périple ne nous le dise pas explicitement. Mais si je dois ou puis traduire ainsi cette première phrase, comment traduirai-je la suivante ? Après cela, est la ville Alyzia et, en face, l'île Karnos et la ville Astakos et le port..., etc. Pourrait-on me reprocher un contre-sens si, ne connaissant les lieux que par le texte du périple, je traduisais comme plus haut l'île Karnos et [sa] ville d'Astakos et [son] port ? La ville et le port d'Astakos n'ont pourtant rien à faire avec l'Île Karnos : ils sont au continent d'en face. Mettez sous les yeux de notre poète odysséen un texte de périple décrivant en termes tout pareils le détroit d'Ithaque : Après cela, la ville de Samè..., puis, en face, la ville d'Ithaque..., puis, en face, l'île Astéris, petite, pierreuse, et les Ports Jumeaux, avec un bon mouillage. Le poète ne pourra-t-il pas nous dire que les Ports Jumeaux sont dans l'île Astéris ?

Il faut avoir devant l'esprit, sous les yeux, ces façons de décrire les sites et de les grouper, qui sont habituelles aux périples. Il suffit de poursuivre la lecture de Skylax pour en découvrir vingt exemples pareils :

Entre Pétras et Cherronèsos, sont les îles Aédonia et Plateia, sous lesquelles il y a des mouillages temporaires. Ces mouillages sont sous les îles côtières, au long du continent ; mais on voit quelle minime faute de transcription, έν au lieu de ύπ', dans au lieu de sous, suffirait pour dénaturer ce renseignement très exact. Autre passage du même Skylax :

έντεϋθεν... Άφροδισίας νήσος. ϋφορμος Νάυσταθμος λιμήν.

Ici, notre seule ponctuation réussit à mettre un écart, une séparation entre le mouillage insulaire d'Aphrodisias et le port continental de Naustathmos.... Pour l'exacte description de notre canal de Képhalonie, Skylax nous fournirait un dernier texte :

καί άλλαι δέ καταφυγαί ύπό νησιδίοις καί ϋφορμοι καί άκταί πολλαί έν τή μεταξύ χώρα[50].

Entre Viscardo et Samè, la côte de Képhalonie va nous présenter nombre de ces pointes de ces mouillages temporaires, et de ces refuges sous roches ou îlots. En cabotant au long de cette côte, nous verrons bien que ces refuges et mouillages sont parfois sous le vent, sous le couvert d'Astéris, mais qu'ils tiennent en réalité au rivage de Képhalonie. Au lieu de la réalité, si nous n'avions devant les yeux qu'un texte de périple, ne nous arriverait-il pas d'imaginer que tels de ces refuges et mouillages appartiennent à Astéris, qu'ils sont à la côte insulaire et non pas à la côte en face ? J'ai pris tous mes exemples dans ce périple dit de Skylax. C'est l'un des plus vieux portulans de la Grèce classique. Mais, dans les périples plus récents, nous trouverions à chaque pas les mêmes expressions ambiguës. Les périples des mers nouvelles surtout — tel ce Périple de la Mer Rouge, que l'on attribue parfois à Arrien — nous donneraient mot pour mot des fragments prosaïques de notre poème odysséen : nous ferons à ce Périple de multiples emprunts quand nous voudrons expliquer la Composition de l'Odysseia. Les périples des mers les plus fréquentées — tel le Stadiasme de la Grande Mer (Méditerranée) — fourmillent aussi de pareils exemples[51].

A droite de cette île assez grande, sur quel rivage se trouve au juste ce port couvert de tous les vents, avec une aiguade ? est-il à la côte insulaire ? est-il à la rive continentale ? Pour toutes les Îles côtières, à lire les périples grecs, on doit se poser la même question : chaque lecteur peut à son gré trancher l'alternative. Il est assez piquant de retrouver, au sujet de notre île Astéris, un texte tout pareil dans un périple des Grecs modernes. Les Grecs modernes, vers le début du XVIIe siècle, quand ils se remirent sérieusement à naviguer, étaient sous l'influence des Vénitiens qui possédaient alors la plupart des îles, comme dit Thucydide au sujet de la Grèce primitive et des Phéniciens[52]. Les Grecs modernes imitèrent donc ou même copièrent les portulans de Venise, et tel de ces portulans grecs n'est qu'une exacte traduction, toute farcie encore de mots italiens. Voici le Portulan de tous les Ports, imprimé en 1619 à Venise chez Antonio Pinelli (sans nom d'auteur). Et, dans ce Portulan, voir la description de Képhalonie.

En ce texte, laissons de côté notre baie de Viscardo ; mais prenons les deux îles côtières. L'une est Daskalio. Le grec moderne nous dit exactement de Daskalio ce que le grec homérique nous disait d'Astéris : c'est un petit îlot bas entre Ithaque et Képhalonie.

Le grec moderne ajoute ce que nous dit aussi le grec homérique : cet îlot est une bonne guette dans le 'passage ; les guetteurs y ont élevé une tour et installé une citerne. Le grec moderne ne connaît pas de mouillage sur cette île et il ne connaît pas d'autre refuge en ces parages que notre port Viscardo, lequel, à n'en pas douter, est le Port Double, les Ports Jumeaux du grec homérique. Mais le grec moderne, au paragraphe précédent, nous montre aussi d'où vint l'erreur du poète odysséen : La [baie] Atheras [c'est une baie à la côte occidentale de Képhalonie] est un  port et elle a une île au-devant et c'est un bon port pour le portent. Ce bon port pour le ponent est-il dans l'île, sur l'île, sous l'île côtière ? est-il sur la grande terre, en face de la petite île ? Si nous consultons la carte, nous ne pouvons pas hésiter : le port est sous l'île, non dans l'île. Mais le poète homérique, faute de carte, aurait pu tirer de ce texte ce qu'il tira vraisemblablement d'un texte tout pareil. Quand il nous dit que les Ports Jumeaux sont dans l'île côtière, il interprète mal son périple, mais il ne songe pas à le fausser. Il se trompe à coup sûr, mais ce n'est pas de propos délibéré. Il nous induit en erreur, mais non en pleine fantaisie. M. Doerpfeld a donc eu grand'raison de ramener l'attention des critiques sur ce détail de la description odysséenne. Il me semble avoir eu tort seulement de recourir aux moyens violents, aux bouleversements révolutionnaires ou, tout au moins, aux réformes subversives, pour supprimer cette difficulté au lieu de la résoudre, et pour la remplacer par l'autres difficultés bien plus irrationnelles : ce sont là, comme dirait Strabon, opérations tératologiques.

Nous sommes restés une heure en ce port de Viscardo. Partsch y veut reconnaître le port Panormos, dont font mention quelques textes byzantins et une douteuse inscription trouvée en Italie. A travers l'histoire, ce port fut une station nécessaire à toutes les marines. Il est vraisemblable que les Grecs classiques l'ont connu et dénommé. Le nom de panormos seulement ne me semble pas convenir à cette baie qui n'a que deux mouillages, et qui n'est pas un port à tout mouillage[53]. Sur les ruines byzantines, normandes, vénitiennes et anglaises qui parsèment le pourtour, les Grecs construisent aujourd'hui une de leurs villes nouvelles. Ce sera quelque jour peut-être une station des marines étrangères, à l'entrée de ce canal que les thalassocrates se remettent à fréquenter, — station de ravitaillement et dépôt de charbon entre les ports de l'Adriatique et le canal de Suez.

Car nos grands vapeurs désertent, en ces parages, la route, que, depuis mille ans bientôt, les Vénitiens avaient tracée à la navigation. De l'Adriatique, les canaux de Corfou et de Paxos amenaient les Vénitiens au long de la côte albanaise et des falaises de Sainte-Maure jusqu'à l'entrée de notre porte du Nord-Ouest. Là, au lieu de s'engager en ce nouveau détroit, dont ils redoutaient tout à la fois les tempêtes, les pirates et les refuges mal assurés, les Vénitiens continuaient tout droit vers le Sud, au long de la rive extérieure de Képhalonie. Par Assos, Lixouri et Argostoli, ils côtoyaient cette façade de l'Ouest et du Sud. Ils gagnaient ainsi les larges chenaux entre Zante et Képhalonie d'abord, puis entre Zante et la Morée. Ils atteignaient leurs escales de Modon et Coron au Sud du Péloponnèse. Les bouches de Cérigo leur ouvraient ensuite l'Archipel ou les mers crétoises.

Cette route des Vénitiens était la moins dangereuse. Ce n'était pas la plus courte. Tirez sur la carte une ligne droite entre le canal d'Otrante et le Sud du Péloponnèse. Vous verrez que, passant, en dehors de Corfou et de Paxos, — non plus entre les îles et le continent, mais dans la mer sauvage, devant la ville d'Alkinoos, — cette route la plus courte enfile ensuite le chenal d'Ithaque. Vous retrouverez du même coup notre vieille route odysséenne par les bouches de Samè, par la Pierre Blanche et par la côte extérieure de Paxos et de Corfou. C'est que la ligne tirée sur votre carte est aussi tracée dans la réalité par les vents du Nord (alternant ici entre le N.-O. et le N.-E.) et les vents du Sud qui dominent en ces parages : de Pylos, ces vents mènent tout droit les voiliers aux villes d'Ulysse et d'Alkinoos, ou inversement. De là, vinrent la fortune d'Ithaque et la célébrité d'Ulysse. Rien ne fait mieux comprendre la place de l'île et du héros dans la géographie et la légende homériques que la rencontre en ce canal de Viscardo de nos transatlantiques anglais, italiens et autrichiens. Entre l'Adriatique et la Crète, nos vapeurs aujourd'hui reprennent la route que les voiliers crétois ou phéniciens suivaient aux temps décrits par l'Odyssée. Demain, pour les torpilleurs et petits navires de guerre, Viscardo va reprendre le rôle que tenait la ville d'Ulysse. Cette ville d'Ulysse répondait mieux aux besoins des marines primitives, qui, usant de la rame, se mettaient sous le couvert d'Ithaque pour remonter le chenal contre les vents du Nord.

Nous descendons lentement ce canal de Viscardo. Notre capitaine est un homme érudit qui, plusieurs fois, a porté M. Doerpfeld à Sainte-Maure. Il est converti aux idées nouvelles. Pour nous démontrer qu'Astéris aux deux ports n'est pas Daskalio, il a mis son Pylaros à toute petite vapeur : lentement, nous descendons le canal en prenant la passe la plus étroite entre la roche de Daskalio et la rive de Képhalonie.

Cette rive de Képhalonie est une falaise assez abrupte, mais toute découpée de criques, d'anses et de petits ports, que nos cartes marines rendent fort exactement. Ce que la baie de Viscardo est en grand, chacune de ces criques l'est en réduction. Dans un cercle de collines, une pointe avançante divise en deux mouillages un petit port plus ou moins clos. Les Instructions nous disent : De Phiscardo, pendant 9 milles, jusqu'au morne d'Agriosiko, sur presque toute la distance, la côte est irrégulière et présente plusieurs petites anses, qui n'ont d'importance que pour les bateaux qui y déchargent ou y chargent leurs cargaisons de fruits ou de grains[54].

Ces petits ports ont toujours obligé les insulaires à tenir des guetteurs sur les collines voisines, tant pour exercer eux-mêmes le métier de naufrageurs que pour surveiller les corsaires du détroit ou les bateaux pestiférés, car les fraudeurs de quarantaine essayaient de mouiller en ces criques désertes. En 1830, A. Findlay vit encore les collines semées de ces guetteurs[55]. Le périple primitif décrirait de pareilles habitudes. Partis de la ville d'Ulysse, les prétendants sont venus à Astéris : J'irais, disait Antinoos, guetter la rentrée de Télémaque[56]. Durant tout le jour, les guetteurs se tenaient sur les promontoires éventés. Nous les relevions constamment. Au coucher du soleil, nous ne sommes jamais restés à la côte pour la nuit ; mais en mer, naviguant avec le croiseur, nous attendions l'aurore divine[57].

Pas plus que les Ports Jumeaux, ces promontoires éventés ne peuvent trouver dans notre île d'Astéris, notre rocher bas, notre écueil de Daskalio. Le poète semble bien nous dire qu'ils sont sur la grande terre (par opposition à la mer, mais aussi à l'îlot). La seule grande terre, en effet, peut offrir des collines de guette. Astéris n'est qu'un banc de roche à fleur d'eau. Le voici sous nos yeux. Nous le pouvons bien voir et mesurer en tous sens. Nous le dominons tout entier. Le bon capitaine, pour nous gagner aux saintes doctrines, ralentit encore sa marche. Pas le plus petit port. Pas une anse. Pas une élévation. La description des Instructions nautiques[58] est exacte en tous ses points : L'îlot de Daskalio, à 4 encablures de la côte de Képhalonie et à près de 2 milles dans le S.-S.-E. du phare de Phiscardo, est long d'environ 1 encablure, plat, bas (3 mètres de hauteur), de couleur rougeâtre et surmonté par les ruines d'une vieille tour. Daskalio est bien la petite île pierreuse dont parle le poète. La pierre est blanche, toute nue sur le pourtour. Son éclatante blancheur se détache sur l'azur de la mer profonde. Haute de quelques mètres à peine, l'île présente partout une bordure de roches déchiquetées et de brisants. L'extrémité Sud est entaillée d'une double brèche aux flancs d'une langue projetée. Sans largeur, sans profondeur, sans grèves, chacun de ces culs-de-sac ne peut accueillir qu'une ou deux barques à flot. Le seul débarcadère de l'île est en face de Képhalonie, à la côte occidentale du rocher ? Là, une étroite pente de sables descend de la mer. Ce n'est assurément pas un abri de marins. Le mot de refuge, appliqué à ce trottoir de roche, serait exact, si l'on pensait aux refuges installés sur nos boulevards ou dans nos carrefours pour donner quelque sécurité aux piétons et couper le flot des voitures : Astéris ne peut servir qu'à couper aussi le flot des navires en ce chenal.

Sur la roche, longue de 150 mètres, large de 35 à 40 (chiffres maxima), deux ruines d'églises parmi les broussailles, une tour croulante, une citerne taillée dans le roc et une sorte de tumulus ou de tertre en cailloux amoncelés témoignent cependant que l'îlot, aujourd'hui désert, fut longtemps fréquenté des hommes. La tour pouvait servir de guide aux navigateurs, plus souvent encore de guette aux pirates. D'ici, l'on surveille tout le canal de Viscardo et la mer libre des deux entrées. Vers le Nord, l'horizon n'est borné que par la Pierre Blanche de Leucade. Vers le Sud, par temps clair, il s'ouvre sans limite jusqu'aux monts côtiers du Péloponnèse. Le seul inconvénient de cette guette est sa hauteur insuffisante au-dessus de la vague. Par une mer un peu agitée, surtout par les fortes houles que l'Adriatique pousse en ce détroit, la vigie d'Astéris ne distingue plus les embarcations ni même les petits voiliers. A ses yeux, les coques et les mâtures disparaissent dans les creux de la houle ou se détachent à peine au long des côtes sombres. Le vaisseau de Télémaque, une fois démâté et remorqué par ses rameurs, se faufile sous la masse ombreuse d'Ithaque et échappe aux guetteurs d'Antinoos. Il faut, pour compléter cette vigie d'Astéris, des guetteurs sur la grande terre voisine, au sommet des collines éventées, que balayent tout à la fois les brises du canal et les grands souffles de la mer libre sur l'autre façade de Képhalonie.

La côte d'Ithaque sur le canal est presque rectiligne, sauf l'échancrure et le recul des terres à Port Polis. Elle est très haute, mais non pas abrupte. Elle a des talus fort raides, mais pas de falaises droites. Elle est pierreuse et rocailleuse : mais nulle part le rocher n'est accore ni tout à fait chauve. En maints endroits, des terrasses de vignes et d'oliviers, ailleurs, quelques bouquets de cyprès et de grands arbres descendent jusqu'à la mer. Partout des broussailles et des buissons en fleurs, dont le vent nous apporte les senteurs balsamiques, revêtent cette façade où vainement on chercherait un site que les marins pussent dénommer la Pierre du Corbeau. La côte de Képhalonie est bien plus escarpée. Semée de mornes et de falaises remarquables, disent les Instructions, elle est brusquement entaillée de la spacieuse, longue et large baie où les deux villes de Pylaros aujourd'hui, de Samè dans l'antiquité, ont pu vivre de leur commerce et de leurs champs.

Sainte-Euphémie ou Pylaros — dont notre vapeur porte le nom — est dans la partie Nord de la baie. C'est la ville moderne, ou plutôt la ville future, car elle commence à peine à se bâtir. Sous la domination vénitienne, toute la vie insulaire s'était réfugiée à l'autre façade de Képhalonie, autour des murs d'Assos, de Lixouri et d'Argostoli, sur la route des flottes : le détroit et ses plainettes côtières étaient entièrement délaissées. Sous les Anglais, les Grecs des îles renouèrent leurs plus habituelles relations de commerce avec leurs frères de la Morée et de l'Épire. Les gens de Képhalonie eurent alors besoin d'une échelle sur cette façade orientale de leur île, en face de Patras et de Missolonghi. Un bureau de douane s'ouvrit en cette baie de Sainte-Euphémie[59], au pied de cette Guette de Jour, dont les indigènes actuels ont fait Merovigli. — Nous allons retrouver à Ithaque ce nom de lieu. Il est fréquent en ces parages. Durant des siècles, les malheureux insulaires ont passé leurs jour, comme les guetteurs des prétendants, au sommet des collines éventées. — Puis une grand'route, grâce au long défilé que la riante vallée de Pylaros ouvre à travers l'île, d'une mer à l'autre[60], mit cette échelle du levant en communication facile avec les capitales insulaires de la façade occidentale. Pylaros devient aujourd'hui le grand emporion des navigateurs grecs, tandis qu'Argostoli et Lixouri restent les villes des colons, des cultivateurs gréco-italiens.

Durant la première antiquité, c'était Samè et non Pylaros qui tenait ce rôle. Les sites comparés des deux villes montrent suffisamment les raisons que les premiers thalassocrates avaient alors préféré Samè. Si Pylaros, grâce à la vallée et à la route qui l'unissent aux villes et plaines de l'île, s'impose au choix les insulaires, Samè et sa hauteur isolée, sa plage, sa source au bord de la mer et sa plainette fertile répondaient mieux aux besoins des premiers navigateurs. Les voiliers, qui descendent le canal avec les vents du Nord favorables, arrivent tout droit à cette plage tournée vers le Nord-Est, comme les voiliers qui remontent le canal vont tout droit, grâce aux vents du Sud, relâcher sur la côte d'Ithaque, dans Port Polis tourné vers le Sud-Ouest. Pour les premiers thalassocrates, Samè et la ville d'Ulysse se faisaient ainsi pendant. Aux deux extrémités de ce couloir, elles se complétaient l'une l'autre. Leurs intérêts et leur destinée étaient unis par leurs rôles complémentaires. Ulysse d'Ithaque, roi du port principal, était aussi le chef souverain de Samè. Sur place, cette géographie odysséenne s'éclaire et s'anime. Il est trop visible qu'en cette porte du Nord-Ouest, les voiliers et galères primitifs avaient besoin d'un reposoir :

L'île de Céphalonie commence au cap Fiscardo et forme, avec celle de Thiaqui, un canal d'environ sept lieues, courant S.-S.-E. et N.-N.-O. On ne peut y mouiller à cause de la grande profondeur du fond : les ancres ne prendraient pas et l'on serait, de plus, exposé à des rafales extrêmement violentes que l'on éprouve avec tous les vents, Il ne passe guère dans ce canal que de petits bâtiments, qui attendent même, pour cette traversée, un vent favorable et bien établi. Si cependant on étoit obligé d'y naviguer, il faudroit alors ranger la côte de Céphalonie sur laquelle il y a deux ports, Fiscardo et le Val d'Alexandrie (Samos)[61].

Il est non moins visible que nos reposoirs actuels en ces haies ouvertes de la grande île de Képhalonie avaient moins d'attrait pour les premiers navigateurs que la rade fermée de la petite île d'Ithaque. Sur place, à Port Polis, nous saisirons mieux encore les raisons de cette préférence ; mais par le récit de la Télémakheia, nous avons déjà vu les galères odysséennes ranger la côte d'Ithaque et non celle de Képhalonie. Cette côte d'Ithaque n'a que le reposoir de Port Polis. Juste en face de Pylaros, cependant, une petite anse échancre la rive. C'est au pied d'une haute colline en dôme, que les insulaires appellent Aétos, l'anse Derrière-Aétos, Opiso-Aétos. La colline couvre de sa masse conique l'isthme étroit qui sépare le canal du golfe de Molo. Ce mont Aétos est couronné de ruines cyclopéennes. Certains voyageurs et les Instructions y veulent retrouver le château d'Ulysse. C'est en réalité l'ancienne citadelle classique d'Alalkomenai. Au pied de cette citadelle, l'anse d'Opiso-Aétos n'a jamais tenu le rôle et ne mérite aucunement le nom de port. Dans une brèche des rochers, les arbres et les buissons descendent jusqu'au bord d'une mer semée d'écueils. Aucun abri ne couvre cette plage contre les vents ni la houle. Aucune grève ne peut accueillir ici les navires tirés à sec. L'anse d'Opiso-Aétos ne sert qu'aux embarcations des passeurs du détroit, qui amènent les gens d'Ithaque au port de Pylaros, quand ils veulent commercer avec les insulaires de Képhalonie ou quand, de Pylaros, ils vont à travers l'île s'embarquer à Argostoli sur les vaisseaux des Thalassocrates autrichiens. Au Sud d'Opiso-Aétos, comme au Nord, la côte d'Ithaque prolonge ses talus de cailloux ou ses pentes de broussailles. L'extrémité méridionale de l'île est beaucoup plus basse, L'ancien Nériton, — autre Guette de Jour des insulaires actuels, Merovigli, — culmine à l'intérieur jusqu'à 671 mètres. Mais, par gradins, de terrasses en terrasses, il aboutit sur la mer en un plateau dont le dernier escalier, quoique raide, est peu élevé. La rive est toujours habillée de verdure et de broussailles.

De Pylaros, nous sommes venus à l'échelle de Samos. A la limite d'une plainette marécageuse, un quai étroit borde une ligne de maisons neuves. Par derrière, surgit presque à pic le morne rocheux de 275 mètres, sur lequel la haute Samè s'était juchée. Nombre de voyageurs ont décrit l'enceinte et les ruines qui subsistent en haut de cette morne : Partsch en donne un plan et un inventaire détaillés[62]. C'est le type même des hautes villes à la mode homérique[63].

Le cap Dekalia, qui ferme la baie de Samos, s'avance tout près de l'extrémité méridionale d'Ithaque. Pour contourner cette extrémité et gagner Port Vathy sur la façade de l'orient, nous traversons le détroit. Nous venons reconnaître le cap et le port Saint André. Dans le talus assez raide, qui continue la rive d'Ithaque, Port Saint André creuse son long couloir : une grève de sable, dans le fond, blanchit les pieds des vertes collines. Ici Télémaque et son équipage vinrent débarquer à la première chaleur du matin, à l'heure où le calme plat succède aux brises de terre nocturnes et précède les brises maritimes du jour[64]. Ici, de tout temps, les voiliers venus du Sud ont cherché un refuge en cas de tempête ou de vents contrariés. Cette entrée du canal d'Ithaque est fort souvent obstruée par les vents du Nord. Il y faut un refuge ou, du moins, un reposoir même pour les petits vaisseaux qui, voiles carguées, essaieraient de lutter contre la brise et remonter le détroit à la rame :

Nous levâmes l'ancre (de Missolonghi) à dix heures du matin et fîmes route, par un vent de N.-O. assez frais, vers le canal qui sépare l'île de Céphalonie et celle d'Ithaque. Nous passâmes au Sud des îles Oxiae : ce sont deux rochers inhabités, où se trouvent trois ports que l'on dit être fort bons et où se réfugient les pirates, dont la côte d'Étolie est infestée. [Ces pirates] montent au nombre de dix, douze ou quinze tout au plus, des bateaux fort légers, qui vont à la rame et à la voile, et ils attaquent avec audace, les navires qu'ils voient mal armés [ou] qu'ils jugent n'être pas sur leur garde.

Le vent ne nous permettant pas d'entrer dans le canal [de Céphalonie], nous louvoyâmes toute la journée et revînmes vers les deux rochers pour y mouiller. Ne pouvant les atteindre, nous gagnâmes la côte et jetâmes l'ancre un peu au-dessus du cap que nous avions devant nous le matin, de sorte qu'après avoir resté en mer toute la journée, nous n'avions fait le soir que deux lieues.

Le 20, avant le jour, nous levâmes l'ancre et nous nous dirigeâmes une seconde fois vers le canal de Céphalonie. A trois heures après midi, nous étions à une heure seulement de l'extrémité méridionale de l'île d'Ithaque, quand tout à coup nous fûmes ballotés par des bouffées qui nous venaient en divers sens. Le vent de N.-O. continuait de souffler entre Ithaque et la Romélie, ainsi que nous en jugions par deux bateaux qui se trouvaient à quelques milles de nous vers l'écueil de Dragonneau. Nous passâmes près d'une heure sans pouvoir avancer et avec une mer qui nous fatiguait beaucoup. Enfin nous essayâmes à force de rames de nous porter vers Céphalonie ; mais le vent d'Ouest, qui venait du canal, nous en écarta. Nous voulûmes alors nous diriger sur Dragonneau : le vent du Nord s'y opposa. Nous prîmes le parti d'aller à Ithaque : le vent du N.-O. nous empêcha constamment de nous en approcher. Nous luttâmes de cette manière contre le vent jusqu'à la nuit. Comme il tomba alors, nous profitâmes du calme pour gagner à la rame le port de Lia, situé à la partie orientale d'Ithaque : il était onze heures [du soir] lorsque nous pûmes jeter l'ancre.

Ce port [de Lia] est étroit, un peu sinueux, fort profond, ouvert à l'Est et au N.-E., mais assez sûr quelque temps qu'il fasse, même pour les plus gros vaisseaux. La côte est élevée, calcaire, toute couverte d'arbrisseaux ; elle est inculte, quoiqu'elle fût partout propre à la culture de la vigne et de l'olivier[65].

Lia ou Ligia est le nom véritable de la petite île que notre carte marine appelle Parapigadi. Grâce à une rentrée de la côte et grâce à la présence de cet îlot, Port Ligia offre un abri, sinon très sûr et permanent, du moins satisfaisant et temporaire, aux bateaux qui ne peuvent pas atteindre le vrai refuge d'Ithaque sur cette côte de l'orient, Port Vathy. C'est ici que Gell, venu de Patras, fut obligé de débarquer. Port Ligia est à la côte sud-orientale de l'île. Nous le découvrons quand, la côte méridionale longée et la pointe Iganni ou Hagios Ioannis contournée, nous reprenons la route vers le Nord. Port Ligia offre aux caboteurs quelques plages assez spacieuses, entre les roches avançantes que le travail des vagues avive au pied des collines. Les broussailles odorantes, cystes, arbousiers et thyms, vêtent toujours les pentes. Une haute falaise de roches abruptes supporte dans le ciel un plateau de grands arbres. Une haute falaise de roches abruptes supporte dans le ciel un plateau de grands arbres. C'est dans le couloir de ce torrent, à mi-pente, que sourd la fontaine Parapigadi, dont les marins ont transporté le nom à l'île Ligia.

Avec raison, je crois, Gell et les homérisants orthodoxes reconnaissent en cette falaise la Pierre du Corbeau, et en cette fontaine la source d'Aréthuse. Sur le pourtour de l'île, on chercherait vainement une autre Pierre Coupée. Tout le long su canal, nous avons suivi les talus plus ou moins raides, mais jamais abrupts, qui forment la rive insulaire. Au Sud, nous avons retrouvé la même vue de côtes rocailleuses, mais sans falaises taillées à pic. A l'Est, on voit encore les mêmes pointes avançantes, où d'étages en étages, par une pente ininterrompue, les hautes montagnes de l'intérieur descendent vers la mer. Jamais des roches sourcilleuses ne surplombent le flot. Les calcaires déchiquetés et blanchis par la vague cerclent toute l'île au ras ou à quelques mètres au-dessus du rivage. Mais nulle part sur la côte n'offre à la vue des navigateurs une muraille de pierre, — sauf en ce fond de Port Ligia. En continuant le périple d'Ithaque vers le Nord, on poursuivrait les mêmes constatations. Nulle part le marin n'aperçoit de falaise verticale, de roche abrupte, de Pierre Coupée. Autour des golfes, surgissent des collines en dômes presque réguliers, de longues pointes ou des talus très raides, semés de broussailles et de cailloux roulants. Entre ces pointes, ces dômes et ces talus, quelques criques s'enfoncent vers des plages sablonneuses : de petits vallons verdoyants pénètrent vers l'intérieur : les olivettes montent en terrasses et en pentes douces jusqu'au sommet des collines. Les descriptions des Instructions nautiques concordent avec les photographies : Côtes rocheuses, aiguës, élevées, irrégulières, accores sur des eaux profondes... collines rondes remarquables... collines basses, collines circulaires sont les mots qui alternent dans les Instructions pour décrire les rivages d'Ithaque. La première vue que nos marins, venus du Nord-Ouest, aperçoivent à la pointe Oxoï, au Nord de l'île, se poursuivra sur tout le pourtour : La pointe Oxoï, à trois milles dans le Nord de Port Polis, forme l'entrée Nord du chenal d'Ithaque. Elle est haute et escarpée. Lorsqu'on se trouve dans l'Ouest, on l'aperçoit avant la terre du cap Vlioti de Céphalonie, qui est beaucoup moins élevée, sous l'aspect d'un gros morne rond. Les navigateurs venus du Sud aperçoivent, inversement, la côte de Képhalonie avant le rive d'Ithaque, qui est beaucoup moins élevée ; mais leur vue des côtes est toute semblable. Même aux endroits où les Instructions nous parlent de rive escarpée, ce n'est encore que de mornes ronds, dômes ou talus inclinées. La seule roche de Ligia est vraiment une Pierre verticale, une façade de roche semblable à la Pierre Blanche qui termine l'île de Leucade plus au Nord. Les navigateurs de toutes les époques durent noter cette Pierre. En bas, l'îlot de Ligia offrait, aux barques primitives surtout, un très utile abri, et la source de Parapigadi une aiguade inappréciable en ces parages mal pourvus de fontaines. Outre l'aiguade, auprès de cette source constante, les navigateurs étaient assurés de trouver toujours des bergers, des provisions et de la viande[66] : ils devaient monter ici, comme Ulysse monte chez le Kyklope. Gell, débarqué à cette grève, gagna par ce ravin la fontaine Aréthuse. on peut reconnaître la fontaine, depuis la mer, à la verdure plus haute et plus intense des arbustes qui l'environnent.

Entre Port Ligia et Port Vathy, la côte d'Ithaque est encore pierreuse : mais elle pourrait être cultivée, plantée de vignes et d'oliviers, si les insulaires, adonnés à la navigation, ne l'abandonnaient pas aux troupeaux de chèvres. Partout où l'homme a bien voulu la défricher, elle porte aujourd'hui de fertiles olivettes. Ce travail de défrichement ne n'éloigne guère des faubourgs de Port Vathy. A travers un isthme étroit, les olivettes atteignent pourtant la mer du large au fond de la petite anse de Karelata, qui pourrait être une succursale en mer libre de Port Vathy. Partout ailleurs, les collines rondes, les anses découpées et les pointes aiguës ne sont embroussaillées que de maquis très bas, où la chèvre seule trouve aujourd'hui sa substance. Avant le déboisement, qui transforma toutes les terres grecques, on imagine sans peine la forêt primitive, couvrant ce rivage et nourrissant les pourceaux d'Eumée.

Le golfe de Molo ouvre enfin devant noud son grand cercle de hautes terres, qui partout présentent à la vague les mêmes dents de rocs avivés. Les seuls rivages du Sud peuvent offrir quelques refuges, soit dans leur baie ouverte de Skino, soit dans le cirque fermé du Port Profond, Port Vathy.

Entre la pointe Skino et la pointe Nera, la baie Skino s'ouvre dans les rochers. Elle n'offre que des rivages rocailleux. Les deux anses Skino et Neios, qui la terminent au fond, ont seulement une courte grève qui permet aux embarcations le déchargement ou le chargement des caïques mouillées dans la baie. Les voiliers viennent ici quand le gros temps les empêche d'enfiler le goulet de Port Vathy ou quand ils ont à bord quelques passagers désireux d'abréger la traversée. Du fond de la baie, une route conduit rapidement à Port Vathy. Gell, rentrant de visiter le Nord de l'île et ne pouvant à cause des mauvaises voiles de son bateau lutter contre les rafales du Nérition, vint débarquer ici et gagna la ville à pied[67]. Skino n'est pas un mouillage, mais à peine un ancrage temporaire.

Quant à Port Vathy, ce Port Profond correspond trait pour trait aux descriptions que nous en donnaient les Instructions nautiques. Mais visiblement il n'est aussi que le port odysséen de Phorkys.

A droite, en entrant, se creuse le petit avant-port de Dexia. Le petit îlot de Katzurbo le protège un peu de la houle. Mais il reste ouvert à toutes les brises du large et aux rafales de la terre. Entre les deux longues presqu'îles avançantes, nous pénétrons dans le goulet rocheux. Des moulins à vent et des oliviers jalonnent la passe à droite et à gauche. Au milieu du port, le petit îlot du Lazaret peut servir de marque et de borne au mouillage assuré. Au delà de cet îlot, le fond de la baie est ceinturée des quais de la ville neuve, dont les maisons, d'année en année, referment leur anneau plus complet autour du Port. Les voiliers viennent aujourd'hui accoster au bord de ces quais : sur l'eau calme, sans une houle, sans une ride, ils restent immobiles. Au dehors, soufflait un vent de Nord-Ouest, un Zéphyre assez frais[68]. Dans le golfe de Molo, la vague soulevée mordait partout les rocs de son écume. Dans le goulet encore, la houle entrait clapotante et venait briser aux quais du lazaret. Mais dans le fond de Port Vathy, tout est calme et silencieux. On ne peut deviner ici le grand vent qui souffle au large que par les ailes des moulins fleuronnant les collines de leurs voiles tournantes. Une fois mouillés au fond de ce cirque bien clos, c'est à grand'peine que nous pourrons reconnaître la place exacte du goulet que nous venons de franchir, tant la muraille de collines uniformes entoure ce mouillage d'une enceinte continue.

Port Vathy, capitale d'Ithaque, est une ville neuve, qui achève seulement de s'établir. Il y a un siècle à peine, ce n'était encore que l'échelle presque déserte du haut bourg de Pérachorio. Perché aux pentes du Nériton-Merovigli, Pérachorio avait été fondé par les nouveaux colons que Venise amena dans l'île déshabitée, au début du XVIe siècle. Car sur la route maritime de tous les croisés, pirates et corsaires, sous la main de tous les brigands, janissaires et stradiots de la terre ferme, Ithaque avait été complètement désertée durant le moyen âge. En 1504, la République décida que les terres en seraient distribuées aux colons qui s'y voudraient fixer[69]. Des insulaires de Leucade et des terriens d'Acarnanie vinrent s'y établir. Pour la commodité et la sécurité de la vie quotidienne, ces paysans construisirent leurs villages à portée des champs cultivables, mais loin de la mer, hors de portée des incursions, razzias et débarquements soudains, auprès des Guettes de Jour, des Meroviglia, d'où les sentinelles surveillaient les navires suspects[70]. Propriétaires de la vallée fertile qui fait le fond de Port Vathy, les gens de Pérachorio avaient accroché leur village sous les roches faîtières du Nériton, tout au haut des pentes en talus. Leur village prospéra grâce aux champs de céréales, aux vignes et aux olivettes du bas pays, et grâce aux chèvres de la montagne.

Ithaque presque tout entière n'est composée que de montagnes nues et sauvages. Sur toute la côte de l'Ouest, le long du canal de Viscardo, on ne voit ni traces de cultures, ni vestiges d'habitation.... Cependant non seulement la petite quantité de grain qu'on récolte [dans l'île] suffit à la consommation de ses habitants, mais même on en exporte quelque peu à Céphalonie et à Zante, où on le préfère à celui de Morée. Ithaque produit environ 4 millions de livres de raisin de Corinthe par an : ce raisin, un peu d'huile et du bon vin, voilà en quoi consiste son commerce qui fournit à l'achat du [gros] bétail, car l'île n'en possède pas et le tire de Morée[71]

Port Vathy devint la grande relâche des insulaires pour leurs relations avec la Morée : partis de Missolonghi ou de Patras, les voiliers venaient à cette rade la plus proche et la plus sûre. Tant que la Morée restait au pouvoir des Turcs, ces relations amenaient à Port Vathy plus de pirates et de. brigands que de trafiquants honnêtes. Cette rade devint même un refuge attitré des écumeurs de mer. C'est ici que la grande Catherine envoya son général Tamara diriger les opérations de Lambro Kasdoni et de ses émules à la fin du XVIIIe siècle, Mais du jour où la paix et la civilisation se rétablirent en ces eaux levantines ; du jour où la Morée, remise aux mains des Grecs, devint le marché de plus en plus fréquenté des Ioniens ; du jour surtout où le grand port de. la Morée occidentale, Patras, devint le centre des transactions, les Ithaciens allèrent y porter le raisin sec, qui faisait toute leur richesse, et rencontrer les courtiers anglais, qui leur fournissaient, en échange., tous les produits européens. Le rôle de Port Vathy grandit subitement. La capitale nouvelle d'Ithaque s'installa en ce Port Profond en face des mers de Patras et des terres helléniques, — exactement comme dans une autre île la nouvelle capitale de Samos, Vathy, est venue s'installer en un pareil Port Profond, eu face des plaines hellénisées de l'Anatolie et sur la route des vaisseaux smyrniotes. La comparaison entre Ithaque et Samos est instructive : de part et d'autre, la capitale antique des deux îles s'était installée sur le détroit, pour la commodité du transit international ; les capitales modernes se sont transportées sur la mer libre, en mi port profond, pour l'exploitation des champs cultivables et pour le service du trafic insulaire.

Le Port Vathy d'Ithaque conquit toute son importance au temps de la domination anglaise. Quand les thalassocrates étrangers prirent en mains le gouvernement de l'île, leur présence et leurs leçons dressèrent les indigènes aux entreprises maritimes. A la solde ou à la suite des Anglais, les équipages et les vaisseaux d'Ithaque se mirent à fréquenter tous les ports du Levant. Déjà leurs relations avec Trieste et Odessa les avaient conduits dans les parages lointains de la Méditerranée. Mais, avec les Anglais, les gens d'Ithaque apprirent le chemin de l'autre hémisphère. Ils vont aujourd'hui chercher fortune jusqu'en Australie et jusqu'au Transvaal, Sydney et le Cap n'ont pour eux plus de secrets que n'en avaient Thèbes d'Égypte ou Sidon pour Ulysse. Leurs chefs savent l'anglais. Tous, ils en apprennent quelques mots en lointaines absences. Pour s'enrichir, ils partent et restent dix ou vingt années loin de leurs Pénélopes. Riches, ils reviennent au pays et cherchent à y acclimater la civilisation et les mœurs des thalassocrates. Par la propreté de ses places et de ses rues, par la coquetterie et la grandeur de ses maisons, Port Vathy au premier coup d'œil se distingue de Sainte-Maure. Port Vathy est une petite ville européenne ; Sainte-Maure n'est toujours qu'un village levantin. Sur la place de Port Vathy, un buste de sir Th. Maitland, le premier gouverneur des îles Ioniennes, témoigne la reconnaissance des insulaires envers les thalassocrates étrangers.

Durant les quatre jours que nous restons à Port Vathy, tout nous confirme en cette première impression. Après la vermine, la saleté et la barbarie de Saint-Maure, Ithaque réjouit et conforte. Nous avons passé quatre jours heureux dans cette ville propre, saine, fraîche, où la fièvre n'est jamais à craindre, où les brises de mer tempèrent les hivers et les étés, où les gens de Patras et de Missolonghi viennent passer les chaleurs. Ithaque offre aux terriens le sanatorium estival que les montagnes trop sauvages encore de l'Étolie ou de l'Arcadie ne peuvent leur donner. Ithaque est toujours la bonne nourricière de pallikares du poète homérique.

Sur nos cartes, — comme dans le texte du poème, — tous ces détails du site apparaissent très proches les uns des autres. Dans la réalité, la distance semble bien plus grande, — le sentier du port à la grotte étant très ardu. Il faut une demi-heure de marche pour escalader les collines, monter aux moulins, puis redescendre vers la grotte, dont l'entrée fort étroite serait, sans un guide, impossible à trouver. La voici devant nous. Chaque vers de l'Odyssée s'applique de lui-même à quelque détail du site réel. La porte de la caverne, qui s'ouvre à la descente des humains, est tournée vers le Nord.

Cette porte est de forme triangulaire et de dimensions si restreintes, — 1 m. 20 de haut, 60 centimètres de large, — qu'un homme de corpulence moyenne ne s'y glisse qu'avec effort. Une grosse pierre suffirait à l'obstruer et, dans le champ de rochers qui couvre toute cette pente de la colline, l'entrée deviendrait introuvable : la grotte serait donc une cachette excellente où déposer provisions et trésors. La sage Athéna fait transporter ici les cadeaux des Phéaciens. Ulysse bouche ensuite l'entrée en y roulant une pierre.

On descend dans la grotte par une pente glissante de terres grasses et de roches humides : c'est la descente des mortels. A l'intérieur, une grande salle conique est aujourd'hui éclairée d'un trou rond qui perce le sommet de la voûte et laisse pénétrer la lumière du ciel. Ce trou au temps d'Ulysse n'existait pas : la grotte était obscure, éclairée seulement par la porte des hommes. Mais pour produire ce trou, il a suffit de déplacer quelques pierres au flanc de la colline, car le sommet de la voûte affleure presque le sol rocailleux. Le plancher de la salle est jonché de cailloux humides, de houe gluante et de stalactites brisées. Les parois sont tapissées d'eaux suintantes, qui devaient être plus abondantes encore, aux temps odysséens, quand les forêts du Nériton couvraient les alentours. En stalactites, en coulées de miel blanc, en ressauts, vasques et bénitiers, en longs fils parallèles, séparés ou soudés, en nappes plissées ou droites, les dépôts calcaires ont vêtu les parois de leurs merveilleuses broderie, véritables ouvrages des Nymphes, que l'on appelle Naïades, — je veux dire : des eaux coulantes et suintantes. Le marteau des pâtres et des touristes a saccagé cette blanche dentelle et jonché le sol de blocs et de fils enchevêtrés. Au fond de la grotte, vers le Sud, un redan terminé par une fente étroite figure cette porte divine où les mortels ne sauraient pénétrer, mais qui est le chemin des dieux.

Au dehors, parmi les roches éboulées, le flanc du coteau pierreux est couvert de moissons. Sur la sommet, les olivettes espacent leurs grands arbres. Nous nous sommes assis à l'ombre d'un vieil olivier, à la place peut-être où, si tendrement, Ulysse fut secouru et conseillé par Athéna : Je ne puis t'abandonner en ton malheur ; tu es trop habile, trop sensé, trop vaillant. La jolie parole d'un dieu grec, qui n'aime ni les faibles de cœur ni les simples d'esprit ! Et comme ici, sur cette pente de la rocailleuse Ithaque, la vaillante et intelligente déesse semble bien à sa place ! Pour tirer quelque parti dans ce Port Profond qui s'ouvre sous nos pieds, il faut de l'audace et de l'adresse. Ulysse est vraiment le fils de cette terre, où nos dieux ne sont pas à leur place. Ici la Grèce affranchie devra relever quelque jour le grand olivier d'Athéna.

Sous nos pieds, le Port Profond s'enfonce entre les roches de la passe. Les deux bords de ce goulet étroit semblent presque se rejoindre. Le port, sans autre ride que le sillage d'un petit vapeur, dort comme un lac alpestre au pied des monts sourcilleux. Le périple odysséen disait très exactement au poète que l'olivier d'Athéna était au dehors du chemin, non pas sur la grève où débarquèrent les navigateurs et où les Phéaciens déposent le héros, mais à l'écart des passants.

Sur place, on mesure exactement la distance : dans le texte du poète, elle n'apparaît qu'au lecteur attentif et coutumier des tournures odysséennes. Pourtant l'on aurait tort d'accuser le poète. Il faut nous remémorer les exemples pareils que nous avons rencontrés en chacun des épisodes du Nostos. Qu'il s'agisse de Kalypso, de Kirkè, des Lestrygons, de l'Ile du Soleil ou d'Astéris et des Ports Jumeaux, toutes les descriptions odysséennes se ressemblent par une précision littérale, d'une part., et par une sorte d'inexactitude topographique, d'autre part. Elles sont précises dans l'énumération complète de tous les détails caractéristiques d'un site. Elles nous semblent inexactes par la juxtaposition trop intime de ces différents détails. Il manque en ces peintures les justes intervalles qui existent bais la réalité. Tous les épisodes du Nostos se ressemblent en ce point. Mais il ne faut pas attribuer à l'imagination du poète la cause de ces légères erreurs. Cette cause unique, toujours la même, saute aux yeux du lecteur de périples et d'Instructions. Car ces textes, scientifiquement précis, manquent toujours un peu d'exactitude par le seul fait qu'énumérant à la queue leu leu tous les détails d'une côte ou d'un mouillage, ils groupent ces détails dans l'esprit du lecteur plus étroitement que la réalité ne le voudrait. Faute de comparer la description homérique à quelque texte de périple, et non pas à la seule réalité, Gell et nombre de modernes ont cherché tout près de la mer une autre caverne de Nymphes. tell crut découvrir la grotte véritable sur la plage moine de la baie Dexia, et il fit de cette baie le Port de Phorkys[72]. Nous avons déjà vu que cette baie minuscule et trop ouverte n'est pas un port à vrai dire : les périples et Instructions ne lui ont jamais donné ce nom ; longtemps les navigateurs ne l'ont même pas signalée sur leurs cartes à grande échelle ; aujourd'hui encore, nos Instructions énumèrent trois mouillages dans le golfe de Molo, Ex-Aito, Skino et Port Vathy, mais ne voient en Dexia qu'un avant-port de Vathy.

Auprès de Port Vathy, cette baie Dexia s'ouvre devant nous. Un large vallon y descend de la Grotte. A travers les champs et les vignes de ce vallon, nous regagnons la mer. Sur le rivage de. la baie Dexia, on montre encore les ruines d'une bâtisse engagée sous le roc et rappelant vaguement une grotte semi-artificielle. C'est là que Gell voyait la caverne des Nymphes. Sans guide expérimenté, il ne sut pas découvrir l'ouverture de là grotte véritable — : il faut un guide sûr pour indiquer cette ouverture, car elle est fort étroite et tout à fait dissimulée dans les rochers[73].

Une fine pluie marine nous a ramenés plus vite que nous n'aurions voulu à l'hôtel de Vathy. Puis un grain est survenu, violent, mais court. Les Instructions nous disent qu'en ces parages les orages sont fréquents, surtout aux environs des équinoxes ; on doit s'attendre alors à de gros grains tombant des collines et des montagnes[74]. La plupart des voyageurs aux îles Ioniennes signalent ces pluies que l'Adriatique et les vents du N.-O., les Zéphyres, amènent avec fréquence. Elles font à ces îles occidentales un climat très différent des autres terres grecques. Ulysse chez Eumée essuiera l'un de ces orages[75].

Ces pluies dans le sol de la rocailleuse Ithaque entretiennent une humidité, dont les grands arbres des forêts profitaient jadis, dont les olivettes et les vignes profitent aujourd'hui.

Après une nuit d'orage, de rafales et de grosse pluie, une aube radieuse se lève derrière les collines et peu à peu envahit de ses tendres lueurs la rade et la vallée de Port Vathy. Le jour paraît. Les falaises verticales, qui crénèlent le sommet du Nériton-Merovigli, s'éclairent, puis le haut village de Pérachorio, puis les pentes de vignes et d'olivettes. une à une, les rues de Vathy s'emplissent de lumière ; quand toutes les rues sont pleines de soleil, nous nous mettons en route vers la Pierre du Corbeau et la Source d'Aréthuse.

Les maisons de Port Vathy ne font qu'un mince anneau autour de la rade. Les vignes et les olivettes commencent à quelques pas du quai. Le fond du cirque est un grand jardin où, ravivée par la pluie nocturne, la verdure printanière éclate sur le rouge sombre de cette terre ferrugineuse. Les gens riches de Port Vathy possèdent ces enclos de roches défrichées. Aux pentes des collines qui ferment la rade vers le Sud, la chaux blanche des murailles et des petites chapelles, parmi les touffes de figuiers, auprès des grands cyprès immobiles, donne à toute cette campagne un air propret de miniature, et la route repliée, dont les lacets montent à travers les arbres, ressemble à ces jolis chemins, bien nets et bien dessinés, que les peintres de Toscane font zigzaguer au fond de leurs tableaux.

Tout en ce gai pays respire l'aisance. Ces enclos bien entretenus sont propriétés de luxe autant que de rapport. Les orangers en fleurs embaument le vallon. Les fruits commencent d'apparaître aux branches des amandiers. Enrichis par le commerce et la navigation, les gens de Port Vathy mettent leur orgueil à ces jardins, qu'eût admirés Alkinoos, et leur piété à ces chapelles, où chacun veut avoir son saint particulier : ils lui offrent, non plus de riches hécatombes, — les Ithaciens n'ont plus la généreuse piété d'Ulysse, — mais des cierges et quelques fumées d'encens.

D'enclos en chapelles, la route gagne le faîte de la colline, puis s'accroche aux falaises du Merovigli pour atteindre le plateau de Marathia. Mais nous quittons la route afin d'aller à la source d'Aréthuse, dont la ravin en cascades de pierre tombe du haut des falaises à la mer. Adieu la route commode, les olivettes et les vergers proprets ! Voici le rocailleux sentier, à travers les broussailles, au flanc des collines, que suivait Ulysse, pour monter chez Eumée.

Ces hauteurs, éventées par les souffles du large, sont coiffées aujourd'hui de moulins à vent. Ce matin, la Borée siffle et hurle sous le grand ciel clair. La forêt d'autrefois a disparu. Des troupeaux de chèvres promènent leurs sonnailles à travers les fourrés de cystes et de caroubiers. Du sommet des collines, rien ne ferme la vue de la mer, qui s'étend jusqu'aux lointaines montagnes de Leucade et jusqu'aux îles de l'Achélôos. Derrière nous, la rade de Port Vathy n'est plus qu'un œil d'eau reluisante, dans un cercle d'olivettes, qui lui font des sourcils verdoyants.

Devant nous, les bosses de collines embroussaillées alternent avec les coupures des torrents, sous la haute muraille verticale qui supporte le plateau de Marathia. En croupes rondes, toutes frisolées de buissons, les collines descendent à la zone de pierre nue, rongée par la vague clapotante.

La rade et l'îlot Ligia s'étendent sous nos pieds. Leurs plages dorées interrompent la ceinture de calcaire. Brusquement, à un tournant de la roche, le ravin d'Aréthuse apparaît. Du haut de Marathia, trois ou quatre gradins énormes de roches en falaise cascadent jusqu'à la grève. Le gradin du sommet est le plus abrupt et le plus haut. Muraille verticale de vingt ou trente mètres, cette Pierre du Corbeau dessine en façade un demi-cercle régulier, que la brèche d'un torrent entaille en son milieu. Le torrent n'a de l'eau qu'après les grandes pluies de l'hiver. Tombé du Corbeau, il traverse une pente de broussailles, qui le conduit à une nouvelle cascade de roches nues. Moins verticale et moins élevée, cette nouvelle paroi est creusée d'une sorte de grotte, dans laquelle sourd Aréthuse. Cette grotte ou plutôt cette niche contient un bassin rempli d'eau noire, qu'entretiennent les incessantes gouttelettes, tombant de la voûte, et les maigres filets ruisselant des parois.

La citerne naturelle devait être doublée jadis d'un réservoir en pierres de tailles, construit au-devant du rocher. Les ruines subsistent. Avant la fondation de Port Vathy, les marins fréquentaient cette aiguade : de Port Ligia, à travers les roches en escalier, un sentier les amenaient ici. C'est par là que Gell, débarqué à Port Ligia, commença l'expédition de l'île. Leake vint aussi débarquer à Port Ligia pour visiter Aréthuse[76]. Le nom même d'Aréthuse dut monter de la mer, apporté par les étrangers. Ce nom, qui ne présente en grec aucune signification, fut conservé par les Hellènes à trois ou quatre aiguades maritimes. Nous avons rencontré la plus célèbre des Aréthuses au bas de cette Pierre aux Mouettes, que les Phéniciens nommèrent Sour-ha-Koussim : les Hellènes en ont tiré Syracuse. Voisine de la Pierre au Corbeau, l'Aréthuse odysséenne est en situation pareille. Mais aucun doublet n'est demeuré, nous permettant de retrouver le sens véritable de ce nom sémitique.

Aujourd'hui les sources et les citernes de Port Vathy offrent à nos grands bateaux des provisions plus abondantes et plus assurées. Mais Aréthuse, qui jamais ne tarit et jamais ne se trouble, reste toujours pour les insulaires un point de ravitaillement. De fort loin, les femmes des bergers et les paysans de Marathia y viennent emplir leurs tonnelets. Plateau calcaire, tout fissuré de trous et de couloirs souterrains, Marathia n'offre que de loin en loin quelques puits vite asséchés durant la saison chaudes

Les étables d'Eumée étaient au-dessus de la Source Aréthuse, au long de la Pierre du Corbeau.

Tous les mots du poète homérique prennent ici leur juste valeur. C'est dans la pente embroussaillée, qui unit le pied du Corbeau à la falaise d'Aréthuse, sous le Corbeau, mais au-dessus d'Aréthuse, qu'Eumée avait installé ses étables, en cet endroit bien dégagé d'où l'on peut surveiller les débarquements au port de Ligia. Par ce temps de corsaires toujours affamés, la proximité d'un bon mouillage était dangereuse pour les troupeaux : vingt histoires racontées plus haut nous ont appris à connaître ces dangers. Le mouillage de Ligia avec son îlot côtier était trop commode et, dans le voisinage de l'aiguade, la présence de troupeaux trop visible de la mer pour que les bergers pussent dormir en toute sécurité. La garde des chiens féroces ne leur suffisait même pas. Eumée avait construit  une enceinte élevée, une sorte de muraille circulaire faire de larges pierres et crénelée d'épines.que remparait au dehors une palissade de pieux serrés.

A l'intérieur de ce bastion, douze étables pouvaient contenir six cents porcs. Chaque soir, les femelles et leurs petits y étaient enfermés à l'abri des fauves et du froid. Les mâles d'ordinaire couchaient dehors, sous la garde des chiens pareils à des bêtes sauvages. Mais à la moindre alerte, tout le troupeau et les bergers, réfugiés dans l'enceinte, pouvaient soutenir une attaque et même un siège derrière ce rempart. Une seule porte s'ouvrait au bout d'un couloir resserré qui pouvait être défendu par les chiens et les pâtres.

Les gens de mer connaissaient, et leurs périples décrivaient, au-dessus de Port Ligia et d'Aréthuse, ce campement de bergers, où l'on était sûr de trouver des ressources et même l'hospitalité. Tel périple grec nous décrit une montagne toute pareille, avec des falaises verticales du sommet, avec les ravins tombant à la mer et les grottes de la base... et les indigènes hospitaliers à l'extrême[77]. Les marins venaient chez Eumée acheter des petits cochons à rôtir. Ils payaient en manufactures, en cuirs de bœuf teints, comme celui dont Eumée se faisait des sandales.

Dans les bazars grecs, on voit encore aujourd'hui ces beaux cuirs rouges ou jaunes, dans lesquels les Grecs modernes taillent leurs babouches à pompons. Parfois, les gens de mer payaient en esclaves. Eumée a, de ses deniers, acheté aux Taphiens Mésaulios qui le sert à table.

Quant aux naufragés, fugitifs et mendiants, ils payaient en histoires des contrées lointaines, en nouvelles, vraies ou fausses, des îles d'alentour. Eumée connaît ces hâbleurs[78] : Je ne trouve plus de plaisir à ces questions et échanges de nouvelles, depuis qu'un Étolien m'a berné de ses contés. Ayant tué son homme, il avait erré en bien des pays ; il vint enfin à mon campement ; je l'accueillis. Il ne me fit que des mensonges. Mais Ulysse proteste : Si je mens, fais moi jeter par tes hommes du haut de la Grande Pierre, afin qu'un autre mendiant hésite à te tromper.

Au-dessus des étables, la grande Pierre du Corbeau dresse sa paroi verticale, toute trouée de grottes et d'abris sous rocher. Eumée, cédant son lit au mendiant Ulysse, est allé dormir dehors, près des pourceaux ; mais la nuit est pluvieuse et les rafales de Borée ne permettent pas de coucher en plein air ; Eumée s'installe sous la roche creuse, où les porcs se sont réfugiés[79].

Eumée a bien eu soin de prendre ses armes, glaive et javelot, pour se défendre tout à la fois des chiens et des hommes.

Durant l'insurrection crétoise (1897), dans les monts de Lakkous et de Lassithi, — la Crète est encore une nourricière de cochons, toute pareille en ce point à l'Ithaque odysséenne, — j'ai connu cette vie et cette hospitalité des gardiens de pourceaux, leurs festins de porc rôti, leurs grillades saupoudrées de farine et servies à même la brochette, et les nuits dans les huttes, sur le banc de pierre et le matelas de broussailles qu'une couverture de laine, une toison fraîche ou un cuir de bœuf rendaient plus moelleux[80]. Tous les détails de la description odysséenne correspondent à des réalités encore présentes.

Sous l'abri de la roche, nous avons dû nous-mêmes séjourner quelque temps, pour laisser crever une ondée qui montait de la mer. Puis contournant le Corbeau par une raide pente de buissons et d'arbustes, au long d'un sentier en échelle que descendent les femmes de Marathia pour remplir leurs tonnelets à la source Aréthuse, nous avons atteint le rebord de la falaise et le plateau de Marathia. Sur la falaise du Corbeau, Marathia est une grande table calcaire de roches bleuies et de terres rougeâtres, où de vieilles olivettes alternent avec des enclos de vignes et de céréales. Les blés, les ceps et les grands arbres poussent ici avec vigueur. La forêt odysséenne couvrait cette table. Les troupes de pourceaux y pouvaient vaguer et chercher leur nourriture en demi-liberté. Cette table est aujourd'hui cultivée, mais non pas habitée. Pendant les semailles ou pendant les récoltes, les gens de Port Vathy et de Pérachorio y viennent camper sous des huttes de branchages, auprès de quelques maigres puits. Un village trouverait ici sa subsistance : Aréthuse lui fournirait son eau. Quelque jour, les campements temporaires se fixeront à demeure. Tout près d'Aréthuse, un bateau prendra l'ancienne place des étables d'Eumée. Mais ce plateau n'est habitable que si la mer est pacifiée. Aux temps des corsaires et des pirates, le lieu n'est pas de défense commode. La Pierre du Corbeau lui offre un rempart assuré contre les débarquements de Port Ligia. Mais c'est de Port Andri ou Saint André que, par une route facile, les gens de mer peuvent monter à l'improviste. Vers le port Saint André, en effet, les olivettes et les vignes descendent en un couloir fort étroit, mais sans raideur, qui vient aboutir à la grève du rivage, tout au fond du port. Voici la route que suivit Télémaque pour monter chez Eumée, en quittant son bateau.

Cette route, depuis le fond de Port Saint André jusqu'au bord du plateau, emprunte un couloir pierreux entre deux collines rocailleuses. Ce couloir est étroit, mais sans raideur. Il faut compter une demi-heure de route pour un piéton. Les mulets d'ailleurs passent sans difficulté. Au fond de Port Saint André, les marins trouvent une belle plage de cailloux, de graviers et de sables, qui lentement s'enfonce sous l'eau, si bien qu'à quinze ou vingt mètre de la plage la profondeur est d'un mètre à peine. Quelques maison autour d'un puits et de récentes olivettes animent un peu le fond du port. Les promontoires du goulet et dans le Sud lointain, les monts de Képhalonie abritent ce mouillage. Sur cette plage, les gens de Télémaque poussèrent leur bateau et vinrent prendre pied.

A cette aiguade, ils vinrent préparer le repas du matin et mélanger le vin noir.

Puis Télémaque ayant noué ses belles sandales, a gravi la pente de cailloux et de rochers. Les deux versants du couloir commencent aujourd'hui à se défricher. Quelques oliviers bordent le chemin. De petites terrasses soutiennent quelques vignes et quelques sillons de céréales. Une blanche maison s'est déjà construite. Un hameau quelque jour pourra s'installer non loin de ce reposoir des marins. Sur tout le pourtour des côtes grecques, depuis trente ou quarante ans, c'est la même descente des cultures et des petites fermes jusqu'au bord de la mer infestée jadis par les corsaires : autour de l'Attique, on pourrait faire de curieuses études à ce sujet. Ul est probable qu'au temps de Télémaque la forêt et les pourceaux d'Eumée emplissaient encore ce couloir. Le héros avait pris sa lance pour se défendre des chiens et lui servir de canne. Ses pieds le portaient dans cette rapide montée vers les étables.

Un dernier coude du sentier dans le couloir très élargi l'amène enfin sur le bord du plateau.

Gell décrit admirablement toute cette région de l'Ithaque odysséenne. Sur place, j'ai vérifié les moindres détails de son récit. De Port Ligia, Gell est monté à la fontaine par le couloir de la cascade. Puis il a visité le lieu découvert, l'esplanade embroussaillée qui domine la source. Il a vu les abris sous la Pierre du Corbeau. Au sommet du Corbeau, un berger guettait l'ascension des étrangers et Gell, qui vivait en pleine piraterie, apprécia mieux que nous encore l'utilité de cette guette. De son temps, les Ithaciens commençaient à peine d'habiter autour de Port Vathy. Leur village principal au Sud était toujours perché à Pérachorio. Les pirates des Échinades les tracassaient, comme jadis les Taphiens tracassaient les insulaires de l'Odyssée..

Au temps de Gell, — c'est son compagnon de voyage, Dodwell, qui nous le raconte[81], — la Roche du Corbeau portait la marque des thalassocrates étrangers. Les Français, conquérants des îles vénitiennes, avaient couvert ces rochers de leurs inscriptions révolutionnaires : Liberté, Égalité, Fraternité !Vive la République ! De tout temps, les Thalassocrates ont dû connaître et signaler ce rocher caractéristique au-dessus de l'aiguade. Ici encore, notre poète homérique ne fait que reproduire une exacte description des gens de la mer, qui fréquentaient les sentiers glissants de ces collines rocailleuses[82].

Sur les pierres polies par le pied des troupeaux et la sandale du pâtre, à travers ces taillis très bas, tout gluants de résine et d'exsudations balsamiques, nous sommes revenus à la route de Port Vathy. C'est le chemin que prennent Ulysse et le porcher, quand ils s'en vont à l'autre bout d'Ithaque, à la ville odysséenne. La belle route actuelle n'était alors qu'un sentier malaisé : Ulysse a besoin d'une canne solide pour ne pas trébucher sur ces pierres.

Nous revenons aux vergers, aux chapelles, aux blancs enclos de la banlieue de Port Vathy. Au fond du cirque, où le soleil concentre ses rayons, la rade et la ville s'endorment sous le midi brûlant. Rien ne doit égaler, semble-y-il, le tranquille bonheur de cette petite communauté, en cette vallée riante, parmi ces jardins et ces orangers, au bord de ce golfe tiède. Et pourtant que de rivalités et de luttes ! Il y a cent cinquante ans, Bellin, dans sa Description du Golphe de Venise, écrivait à propos de Képhalonie :

Le peuple est pauvre. Presque tout le terrain est possédé par quelques riches habitants, de sorte que toutes les années il va quatre ou cinq mille paysans pour cultiver les terres de la Morée, quoiqu'appartenant aux Turcs, et en rapportent de l'argent ; ils sont presque tous libertins, bandits et armés. Quatre ou cinq des plus puissant de l'isle en entretiennent la plus grande partie à leur solde pour se faire une guerre qui ne finit point entre eux et qui est entretenue plus par leur haine et leur jalousie mutuelle que par ambition : ils se rendent par ce moyen extrêmement malheureux et pauvres, quoiqu'on donne à ces principaux chefs de parti jusqu'à quatre-vingt livres de rente.

Ithaque, alors presque déserte, ne connaissait pas ces guerres intestines. Le commerce maritime commençait de l'enrichir au XVIIIe siècle finissant. Il eut pour premier effet d'amener une concorde encore plus grande : les habitants formèrent de petites sociétés de navigation. Il amena aussi un avilissement du prix des terres, dont personne ne voulait plus, tous les bras s'en allant à la culture des champs humides. Au temps de Gell,

... le nombre des marins et des vaisseaux a fait baisser la valeur des terres avec le nombre des cultivateurs. Pourtant depuis l'occupation française de Naples et la ruine du commerce napolitain, les marins italiens sont venus prendre service sur les bateaux d'Ithaque. Dans quelques années, le manque de bras se fera moins sentir. Quelques auteurs, supposant qu'Homère était originaire d'Ithaque, pensent qu'il introduisit en son Odyssée tant d'expressions terrifiantes et une peinture si rebutante des misères et dangers du marin qu'à seule fin de combattre en ses compatriotes le goût irrésistible des choses de la mer. Ils sont revenus à ce penchant. Jusqu'aux bergers er chevriers des monts, tous veulent quitter leurs travaux ordinaires : c'est avec un étrange enthousiasme qu'ils entrent tous dans la marine marchande.

A l'école des gens de Trieste, puis en compagnie des Napolitains (les Phéaciens d'Ulysse venaient de Kume), puis sous la bannière de tous les thalassocrates, Russes, Français et Anglais, les gens d'Ithaque au XIXe siècle se sont enrichis. Quelques familles d'armateurs ont pris la tête. Chacune s'est fait un parti. La politique a remplacé la guerre. Mais, entre Pétalas et Karavias, la lutte pour la prééminence n'a pas été moins chaude.

Aujourd'hui même, l'arrivée de M. le Préfet de Leucade met en jeu toutes les intrigues. Sur son petit vapeur de guerre, avec son médecin de l'armée qui traîne un grand sabre d'or, M. le Préfet est venu de Saint-Maur en tournée de révision. Chacun s'efforce d'éviter, pour soi-même, pour son fils ou pour ses clients, le ruineux et ennuyeux service du roi. Au temps d'Agamemnon déjà, nos insulaires n'allaient pas d'enthousiasme à l'armée : Ulysse contrefaisait le fou pour avoir une cause d'exemption. M. le Préfet est entouré d'Ulysses aussi ingénieux à frauder les recruteurs du roi Georges. Presque tous les conscrits, d'ailleurs, sont absents, partis depuis quelques années déjà, en Angleterre, en Amérique, au Cap, en Australie. Sur la place des cafés, où les bateaux s'amarrent au bord du petit quai, un ami de rencontre nous explique en détail les excursions lointaines, — le poète dirait : des Ithaciens.

Ce fut Trieste d'abord, puis Odessa et la Roumanie qui les attirèrent : ils firent dans la Mer Noire le commerce des blés. Mais la domination anglaise sur les îles Ioniennes les tourna bientôt vers les pays anglo-saxons. D'Ithaque à Corfou, de Corfou à Malte, de Malte à Londres, ils sont allés en Angleterre où, marchands d'éponges, de raisins secs, d'huile ou de corail, ils ont installé dans la Cité et sur les places de Liverpool et de Manchester leur trafic de commissionnaires. Échangeant leurs produits grecs contre les manufactures, tissus, instruments, quincaillerie et mobiliers anglais, ils ont rétabli avec les thalassocrates actuels les relations de commerce qu'Ulysse, aux temps achéens, avait avec les thalassocrates de Sidon. Puis, de Londres, ils passèrent sur les vaisseaux anglais dans les .comptoirs anglais de l'Amérique ou dans les colonies anglaises de l'autre hémisphère : de même, le Crétois d'Ulysse passait de Sidon aux comptoirs phéniciens de l'Égypte ou dans les colonies phéniciennes de la Libye et de l'autre monde occidental.

Aujourd'hui, les gens de la Morée et particulièrement les gens de Sparte leur faisant en Amérique une trop rude concurrence, c'est en Australie surtout et dans le Sud-Afrique que les insulaires vont louer leurs bras. Ils y font tous les petits métiers urbains, car ils restent toujours des animaux de ville. Le travail des champs n'est pas de leur goût. Ils arrivent au Cap, à Sydney, à Melbourne, sans le moindre argent : un frère, un parent ou un ami, installés déjà, leur ont envoyé le prix du passage et leur fournissent à l'arrivée les frais de premier établissement. Frais minimes : ils n'ont besoin que d'un petit éventaire et de quelques fruits. A vendre dans les rues leurs pistaches, oranges, amandes et citrons, ils trouvent moyen de vivre. Il faut la sobriété de ces mangeurs d'olives pour économiser quelques sous, puis quelques francs sur ces bénéfices dérisoires.

Au bout d'une année pourtant, ayant remboursé leur voyage et leur mise de fonds, ils se trouvent à la tète d'un petit capital qu'ils engagent aussitôt en quelque spéculation. Alors, passant l'éventaire à quelque nouveau venu, ils achètent de quelque plus ancien, qui rentre au pays, un fonds de petit commerce sédentaire. Ils deviennent boulangers, restaurateurs, cafetiers. Les métiers de bouche surtout leur conviennent : pendant huit ou dix ans, ils restent cuisiniers ou traiteurs là-bas, afin de pouvoir rentrer ici et de devenir orateurs.

Ils reviennent tous. — comme Ulysse, — après huit ou dix ans : les uns, fortune faite (ils se contentent de peu), s'établissent pour ne plus repartir ; les autres, ayant une petite aisance qui leur permet le mariage, cherchent seulement quelques Pénélopes qu'ils remmènent avec eux. Tous retrouvent au pays le coin de terre qu'ils ont fait acheter en leur absence. Car, régulièrement, ils envoient quelque argent à leur famille tant pour subvenir aux besoins des enfants et des vieux que pour acheter l'arpent de vigne ou l'olivette si longtemps convoités. En ces années dernières, le mouvement de départ s'est accentué en 1900, plus de cinq cents émigrants, entre quinze et vingt ans, sont partis. Le mouvement de retour s'est ralenti : la guerre sud-africaine a subitement entravé bien des fortunes, et tel comptait revenir aujourd'hui que les entreprises de M. Chamberlain vont retarder de cinq ou six ans peut-être.

Inutile de dire que, rentrés au pays, ces Australiens — au temps d'Ulysse, Ithaque avait des Égyptiens, — grâce à leur fortune et à leurs illustres aventures, jouissent d'une légitime popularité. Ils parlent au café, et le peuple les écoute. Ils parlent aux élections, et le peuple les nomme administrateurs de l'église ou de la commune, démarques, députés même. Ayant vu les villes et connu l'esprit de beaucoup d'hommes, ils acclimatent dans leur île la civilisation des thalassocrates. C'est a eux que Port Vathy doit sa propreté, ses maisons confortables, sa salle de lecture, ou les Ithaciens d'aujourd'hui viennent lire surtout les romans français, — au temps d'Ulysse, dans leurs megara, ils s'intéressaient aux contes d'Égypte, — ses hôtels et ses restaurants européens. Les thalassocrates anglais ne sont plus les maîtres de cette île : l'influence et la civilisation anglaises y subsistent pourtant. Aux temps d'Ulysse ou de Minos, Ithaque ou la Crète étaient pareillement indépendantes ; mais les mœurs, les idées, les inventions, les noms et langues des thalassocrates pénétraient encore toute la vie égéenne.

M. le Préfet en gants blancs et son médecin au grand sabre doré auront quelque peine à trouver des conscrits pour le roi Georges : l'Australie et le Cap, terres de l'or, offrent aux gens d'Ithaque une trop haute paye.

Ce n'est pas à Port Vathy seulement que l'influence des Australiens se fait sentir. Ils ont transformé l'île tout entière. Ils l'ont pourvue de routes carrossables. Ils y ont amené deux landaus et quelques coursiers. Les landaus se ressentent un peu du long voyage et des stations qu'ils durent faire en bien des places de louage avant d'arriver jusqu'ici. Les coursiers aussi donnent raison aux sages paroles de Télémaque : en cette île rocailleuse, ils manquent un peu de fourrage ; ils n'ont aucun champ d'entraînement ; pour les faire courir, le cocher doit sauter du siège et trotter à leur tête....

De grand matin, une couple de ces rosses nous emmène de Vathy vers Port Polis. Nous avons contourné le Port Profond, puis la baie Dexia, puis le fond du golfe de Molo. Tout au bord du rivage hérissé de cailloux et frangé de pierre blanche, nous suivons la mer qu'endort le calme du matin pas un souffle, pas une ride. Au fond du golfe de polo, la colline d'Aétos dresse son cône régulier, qui porte une couronne de ruines cyclopéennes. C'est là que les explorateurs ont longtemps cherché la ville d'Ulysse : le nom de Château d'Ulysse reste encore à ces ruines que Gell, Schliemann et Partsch[83] ont longuement décrites. Mais elles sont d'époque bien plus récente que nos temps achéens : avec raison, les géographes y reconnaissent aujourd'hui la forteresse classique d'Alalkomenai, qui défendait l'isthme insulaire au point ou un passage très bas unit la baie d'Ex-Aétos sur le golfe oriental à la baie d'Opiso-Aétos sur le détroit.

Au bas d'Aétos, les olivettes dévalent jusqu'à la mer. Nous laissons les ruines d'Alalkomenai sur notre gauche. Par une brusque montée de lacets en corniche, la route escalade et contourne le flanc sud-occidental du Neion. Ce grand triangle montagneux couvre tout le centre de l'île entre le golfe de Molo et la baie de Frikais. Sur le golfe de Molo, il tombe par un talus abrupt, embroussaillé de thyms, de cystes, de menthes et d'arbousiers. Nos coursiers montent péniblement. Malgré l'heure matinale, la chaleur est déjà lourde ; toute brise tombée, un calme absolu règne sur la mer : c'est à pareille heure que, voiles rentrées, les compagnons de Télémaque ramaient vers le port de la Ville.

Un dernier lacet nous amène au sommet de l'isthme insulaire qui plonge, d'un côté, dans le golfe de Molo et, de l'autre, dans le détroit de Képhalonie. Nous perdons la vue du golfe. Le détroit s'allonge devant nous. A deux cents mètres d'altitude, au flanc du Neion, la route en corniche va suivre cette rive occidentale. Route en corniche, large de trois mètres à peine, soutenue tout du long par des murs de pierres sèches, sans garde-fous, et dominant de deux cents mètres les flots immobiles. Le même calme pèse lourdement sur ces eaux du détroit. Au long de Képhalonie, une barque se traîne à la rame. Jusqu'à Port Polis, six ou sept kilomètres durant, la même route se poursuit au flanc du même talus, surplombée par les mêmes éboulis de roches et de cailloux, dominant les mêmes pentes embroussaillées et désertes, qu'interrompent seulement de-ci de-là quelques terrasses de cultures. Les plus grandes de ces terrasses nourrissent de leurs blés, de leurs vignes et de leurs olivettes un petit hameau, Hagios Ioannis, et un assez gros village, Levkè.

Hagios Ioannis est au-dessous de la route, tout au bord de la mer, dans une petite anse du rivage. Ses vignes montent jusqu'à la route, aux deux flancs d'un long ravin pierreux. Ses chèvres paissent dans les arbustes odorants jusqu'au haut de La montagne. Toute cette façade d'Ithaque résonne de leurs grelots. Voilà bien le pays du chevrier Mélanthios.

Levkè est sur la route. Comme son nom l'indique, c'est le village du Peuplier Blanc. Au milieu des pierres et des broussailles, un filet d'eau a créé cette oasis verdoyante. De la mer jusqu'à la route, Levkè étage ses maisons dispersées, ses terrasses d'oliviers, ses cultures prospères, ses blés vigoureux, ses vignes et ses caroubiers énormes, que des peupliers et des cyprès fleurissent de leur, hautes lances. Levkè est un gros village vivant sans peine de ses récoltes et de ses cueillettes. Sur la route en corniche, Ulysse et le porcher s'en allaient à la ville. Un bois de peupliers nourrissons de la source s'offrit à leurs regards.

Ce bois entourait la fontaine, où les citadins venaient chercher de l'eau. Il était tout voisin de la ville[84]. Levkè est à plusieurs kilomètres de Port Polis. La fontaine homérique n'était point ici. Cette fontaine artificielle avait été créée par les seigneurs d'Ithaque, et l'eau venait de loin peut-être. Mais la source de Levkè est vraiment trop éloignée : il faudrait supposer un trop long aqueduc.

Sur la route en corniche, Ulysse et le porcher franchissent aussi la Colline d'Hermès qui, elle, est assez éloignée de la ville, mais d'où l'on peut apercevoir l'entrée du port. C'est de là qu'Eumée vit rentrer au mouillage le vaisseau des prétendants, chargé de lances et de boucliers[85].

En sortant des verdures de Levkè, la route toujours haut perchée contourne au flanc du Neion plusieurs collines arrondies. Ces dômes de cailloux embroussaillés ne servent qu'à la libre pâture des chèvres.

Port Polis apparaît sous nos pieds. Son fer à cheval presque régulier est ceinturé de longues pentes sans raideur, sauf au côté Sud-Est, vers le Notos par où nous arrivons. Ici, la corniche de la route surplombe encore un talus très raide, dont les cailloux cascadent à la mer. Jusqu'au hameau de Stavros qui domine le fond de la rade, les pentes du Neion, abruptes et rocailleuses, font à la mer une rive inhospitalière. Mais ce hameau de Stavros marque l'entrée d'un nouveau pays. L'horizon se dégage. Le terrain s'aplanit un peu. Au Nord de Stavros, toute l'extrémité septentrionale d'Ithaque, entre le mont Neion et les collines d'Oxoï et de Marmaka, est une triple vallée, une sorte d'étoile à trois branches inégales, qui descendent vers Port Polis, vers Port Frikais et vers la baie d'Aphalais. Si l'on excepte le vallon de Port Vathy et le petit plateau de Marathia, à l'autre bout de l'île, voici les seuls champs de quelque étendue, les seules terres vraiment cultivables que puisse offrir Ithaque.

Dans ces vallées du Nord, malgré son aspect rocailleux, le sol est d'une admirable fertilité. Sous ces cailloux à fleur de terre, une argile rougeâtre, conservant bien l'humidité, nourrit de belles céréales, des vignes prospères, des olivettes, des caroubiers, des bosquets de myrtes et d'amandiers. Toute cette campagne pierreuse et verdoyante, hérissée de cailloux et fleurie de roses, de peupliers et de Cyprès, faisiat déjà l'étonnement de Gell : we were astonished to find vines or currants flourishing in the greatest luxuriance among loose stonnes... cypresses and gardens among the dwellings give an agreeable effect to the village... the wines of the district are excellent and we were regaled with somme of that.

Dès que les pirates leur ont permis de reconquérir ces pentes, les paysans ont défriché tout le pays. Mais longtemps encore leurs maisons s'éloignèrent des rivages et des échelles. Le haut bourg d'Oxoï ou Exoï (Exogè) tenait ici le rôle de Pérachorio dans la vallée de Port Vathy. loin de la mer, Oxoï s'était bâtie sous une roche, presque au haut des collines nord-occidentales. Deux raisons de commodité et de défense avaient déterminé le choix de son emplacement. Pour la commodité de la vie quotidienne, Oxoï était toute voisine de l'aiguade. Dans le flanc d'un rocher, sourd une fontaine à l'eau noire, Melanhydros, semblable à l'Aréthuse de Marathia. Cette source abondante et claire donnait jadis naissance au Courant qui descend vers Port Frikais : aujourd'hui, prise tout entière par le village ou par les champs, Mélanhydros n'envoie plus d'eau à Rheithron que durant la saison des grosses pluies[86]. Pour la défense, Oxoï s'était plantée sur une guette aussi loin que possible de Port Frikais et de Port Polis, d'où les corsaires la pouvaient inquiéter : presqu'à l'extrémité de l'île, Oxoï surplombe à pic la baie d'Aphalais, où les gens de mer ne sauraient relâcher. Gell nous dit avec raison que, dans cette baie ouverte et cerclée de précipices, aucun bateau de quelque type que ce soit ne peut trouver un mouillage, the bay is notoriously unsafe for every species of vessel, and the view from the monastery of Archangeli will sufficiently show the difficulty in getting on shore from a wreck in a enraged sea, dashing against such perpendicular precipices[87].

En cette haute ville d'Oxoï, les paysans groupés eurent longtemps leurs seules demeures fixes. A mesure pourtant que les cultures et les olivettes redescendaient plus près de la mer, quelques hameaux d'été, des kalyria (huttes), se construisaient dans la campagne pour le temps des récoltes. La piraterie supprimée, ces hameaux temporaires devinrent peu à peu des villages constants. Tout le pays est couvert aujourd'hui de ces petits villages et de leurs fermes dispersées. De la guette d'Oxoï, les habitations descendent aujourd'hui jusqu'à l'échelle de Frikais : Frikais tient dans ce Nord d'Ithaque le rôle de Vathy dans le Sud. Pour les mêmes relations de commerce avec Patras et Missolohghi, avec les terres helléniques du levant, Oxoï comme Pérachario dut avoir son échelle sur la côte orientale de l'île, sur la mer au large et non sur la côte du détroit : Port Polis est déserté.

De Stavros, la route carrossable tourne le dos à Port Polis et descend vers Frikais. Elle suit ou même emprunte le lit du Courant. Elle traverse les petites terrasses d'olivettes qui viennent aboutir sur la plage même. Tout au fond d'un long cul-de-sac rocheux, la plage de Frikais s'est peuplée de quelques maisons neuves, d'entrepôts et de cabarets. Ce petit port est mal défendu contre les brises du large. Des moulins à vent tournent au haut de ses promontoires et sur les roches mêmes qui dominent sa courte grève.

Au temps où les vaisseaux se tiraient à la plage, cette grève pouvait être un abri suffisant, un refuge plutôt qu'une échelle, un port, non de capitale, mais de banlieue. Pour le rendre aujourd'hui tenable à nos petits bateaux, il a fallu construire un môle artificiel contre les rafales et les houles du large. Sous les pentes du Neion qui tombent fort abruptes, le pourtour de la baie est fait de roches acérées. Port Frikais a seulement quelques barques de pêche. Il ne sert aux indigènes que pour le petit cabotage vers Port Vathy. Grâce à la route qui conduit à Vathy les insulaires, grâce aux vapeurs qui amènent à Vathy les étrangers, c'est en ce Port Profond que se traitent aujourd'hui presque toutes les affaires de l'île.

Récemment encore, cette extrémité Nord d'Ithaque avait un autre mouillage assez fréquenté. A droite de Port Frikais, vers la haute mer, entre deux pointes de rochers, Port Kioni, échelle d'Anoï (ou Anogè) s'était fondé. Tout au haut de la table embroussaillée du Neion, dans la petite plaine rocailleuse qui en couronne le sommet, Anoï s'était enfuie loin de la mer. C'était le bourg du centre de l'île, comme Oxoï en était le bourg du Nord et Pérachorio le bourg du Sud. Mais sans autres ressources que ses pâturages de chèvres et quelques terrasses de blé, Anoï ne connut jamais la richesse des autres bourgs insulaires. Sa plus grande sécurité faisait toute sa valeur : on n'imagine pas corsaires assez audacieux pour escalader ces pentes. Anoï eut son échelle à Port Kioni, dès que la paix maritime vint à renaître. Mais la croissance et la prospérité de Port Vathy ont aussi ruiné le commerce de ce mouillage. C'est aussi vers le Port Profond que les gens d'Anoï descendent aujourd'hui. Une seule capitale et un seul marché suffisent aux Ithaciens : ils n'ont toujours besoin que d'une ville ; le reste de l'île est le dème, la campagne, la banlieue de cette capitale.

De Port Frikais, laissant la route, nous avons suivi le lit même du Courant pour remonter vers le monastère des Archanges, dont l'esplanade s'élève entre les deux collines du Nord. Nos cartes marines représentent avec peu d'exactitude le tracé du Courant : elles le font descendre du Neion et couler du Sud au Nord. Le Neion est bien entaillé d'une gorge à peu près dirigée dans ce sens. Mais c'est d'Oxoï et de Mélanhydros que vient en réalité notre Courant : il descend d'Ouest en Est, de la Source Noire, à la baie de Frikais. Son lit de cailloux est mal discernable parmi les olivettes qui l'envahissent, le détournent ou l'obstruent même entièrement. C'est à peine si sa traînée, de pierres et, de loin en loin, quelques trous de lauriers roses en dessinent la pente générale. Tout ce vallon est défriché, peuplé de fermes et de vignes. Partsch compte huit villages et 2.500 habitants dans cette campagne, que certains voyageurs comparent avec justesse aux plus jolis coins de la Riviera provençale ou génoise. Sous l'ombre des olivettes et des caroubiers, s'étendent les enclos de vignes et les jardinets de céréales. Auprès des maisons blanches, les pommiers et poiriers en treille, les néfliers du Japon et les amandiers se mêlent aux buissons de roses et de myrtes.

Nous atteignons le monastère des Archanges. Sur son esplanade, la petite chapelle domine le rivage d'Aphalais au fond de la baie. Un chemin en couloir, à peine praticable pour les ânes, tombe plutôt qu'il ne descend vers ce rivage. La côte insulaire n'est faite ici que de schistes croulants et de roches étagées. La baie munie d'une courte et raide plage n'offre en réalité aucun débarcadère. Les genêts en fleurs, suspendus au flanc de la rive escarpée, lui font une haute ceinture, qu'interrompent seulement, les trouées de quelques sentiers à chèvres. Entré par la porte de la Pierre Blanche, le vent du N.-0. retrousse les flots et balaie la rade déserte : pas un caïque ; pas une hutte de pécheurs pas la moindre barque.

Pour nous conduire à,travers les vignes vers Oxoï et vers la source Mélanhydros, le kaloyer des Archanges nous donne un garçonnet aux pieds nus, qui bientôt nous étale son savoir en anglais et ses rêves d'avenir. Il a douze ans. Il sait lire, écrire et calculer. Il sait même compter en anglais jusqu'à dix et dire good morning. Il a quatre oncles et deux frères là-bas, en Afrique et en Australie, à Sidnais, Melifournais et à l'Akrotiri. C'est à l'Akrotiri ou au Limani de Natalia que, lui- même, il voudrait s'en aller, parce que l'Akrotiri et le Limani sont tout près du pays de l'or, du Transvaal : l'Akrotiri, c'est le Cap ; le Limani, c'est Port Natal. Ulysse n'en usait pas autrement avec les onomastiques étrangères. Il traduisait les noms qu'il comprenait : de l'île de Spania, il faisait l'île de Kalypso ; du pays d'Oinotrie, il faisait la terre des Kyklopes. Mais il inclinait aussi les noms qu'il ne comprenait pas à de vagues calembours : Melbourne serait devenue, pour lui aussi, les Fours du Miel, Melifournais, comme le Pays du Lotos était la terre du Léthé, de l'Oubli.

Donc, notre futur émigrant attend la lettre chargée que lui adressera l'un de ses frères et qui lui permettra le voyage. Il ira au Cap, montera au Transvaal, vendra des fruits, achètera ou fondera un établissement de manger, et reviendra avec beaucoup de richesses, comme ce vieux qui se promène, là, dans son jardin, de l'autre côté de la baie, et qui a toute sa fortune placée à la banque d'Athènes. Ils sont, dit l'enfant, plus de mille dans Ithaque qui voudraient ou qui doivent partir ; mais le voyage coûte cher. Oxoï n'est peuplée que de futurs ou d'anciens émigrants. Le prix des terres a doublé depuis une génération. Bien des Laertes, retirés des affaires, viennent finir leurs jours en ce vallon paisible, un peu loin de la mer qu'ils ont trop fréquentée.

Les gens d'Oxoï montrent une fontaine à l'Eau Noire, Melanhydros, sous un rocher qu'ils nomment la Pierre du Corbeau, et près de ruines qu'ils nomment l'École d'Homère. Tous ces noms furent imaginés au dernier siècle pour localiser en ce point le récit odysséen. Oxoï, siège des autorités ecclésiastiques, fut dès le VIIIe siècle pourvue d'une école et de savants. Gell y connut comme professeur un protopapas, qui avait séjourné en Italie, à Naples, et dont le patriotisme local inventait mille histoires plus homériques, à seule fin d'illustrer les sites de son canton[88]. Les gens d'Oxoï veulent donc reconnaître ici la source Aréthuse : sous les mots du texte odysséen contredisent cette prétention. Si 'on veut à tout prix localiser en ce point quelque aventure odysséenne, on y peut retrouver la ferme de Laerte. Elle était sûrement en cette région de l'île, dans l'un de ces vallons, sur quelque pente de ces collines. Les mishomériques ont à ce sujet bruyamment triomphé d'une contradiction, qu'ils relèvent dans le poème odysséen. Au chant XI, le poète nous dit que jamais Laerte ne descend à la ville[89], et nous lisons au chant XXIV qu'Ulysse et Télémaque descendent de la ville chez Laerte[90].

Voilà, en effet, une terrible contradiction ! et qui montrerait bien que les deux chants ne sont pas de la même main, — si nous ne savions déjà que le premier fait partie de l'Odysseia proprement dite, et le second de la Mnestérophonia, et si le texte du chant XXIV ne nous donnait d'autre part une marque évidente de sa modernité. Au chant XXIV, Laerte vit dans son enclos, avec une vielle servent sicilienne[91].

Ce détail ne put être inventé qu'après le découverte et le colonisation grecques de la Sicile. Ithaque devint alors une des escales de la route sicilienne. Mais les Grecs homériques ne connaissaient pas encore le nom de la Sicile. Les mots Sikaniè ou Sikélè ne se rencontrent que dans les derniers chants de l'Odyssée : une fois au chant XX, v. 385, et quatre fois au chant XXIV, v. 211, 307, 365 et 389. Il est trop visible que cette fin de la Mnestérophonia est un ornement d'époque très récente et qu'elle n'a rien de commun avec le Nostros du héros.

Il ne faut garder que le renseignement du chant XI. La capitale odysséenne devait être en réalité plus bas que la ferme de Laerte. D'Oxoï, nous redescendons vers Port Polis. C'est en cette rade seulement que pouvait se trouver la capitale d'Ulysse, au temps où le détroit était le grand chemin des flottes, où les insulaires vivaient surtout de la navigation et de la mer, où les relations principales étaient vers Pylos. J'ai trop longtemps commenté et localisé la navigation de Télémaque pour qu'il me soit encore besoin de montrer la route de Pylos aboutissant tout droit à cette rade de Port Polis.

Revenus au hameau de Stavros, nous avons maintenant cette rade sous nos pieds. Sauf au côté du S.-E., que les talus du Neion surplombent, et à la pointe du N.-O., qui surgit à pic, le pourtour offre un cirque de pentes assez douces, que les cultures ont recouvertes, que les lignes de cyprès et les carrés de vignes ou de céréales découpent en damier. Stavros occupe le sommet du dos d'âne qui descend vers Port Frikais d'une part et vers Port Polis de l'autre. Vers Port Frikais nous avons suivi déjà le Courant et ses olivettes. Voici les vignes et les cultures qui descendent à le grève du Port Polis.

Au bout d'une longue pente de terres rougeâtres et de cailloux, la grève spacieuse dessine son fer à cheval régulier. Un canot de pêcheurs est à flot. Deux ou trois autres sont à la plage. Deux huttes sont construites auprès du puits, où les marins ont une bonne aiguade. Une équipe de matelots débarqués hale à la terre un assez grand caïque. La plage doucement inclinée est faite de graviers sablonneux et de petits galets. Elle se prête bien aux opérations du halage. Sans roches aiguës, sans vases trop molles, elle offrait aux flottes achéennes un refuge de choix.

Où trouver la place exacte du palais et de la ville ? Aucun indice humain ne parait subsister. Les cultures ont tout effacé ; il faudrait des fouilles ; mais où les commencer ?

Certains emplacements sont exclus par le texte du poème ou par la nature des lieux. La ville haute n'est sûrement pas à la plage. Au Sud et à l'Est, les pentes trop abruptes du Neion ne se prêtent pas à l'érection d'une ville. le poète nous raconte d'ailleurs comment, au bas de la ville, les marins descendent à la plage, mettent le navire à flot et le conduisent, à la rame, vers la pointe du S.-E. Cette pointe du S.-E. semble par conséquent être à l'écart, à l'opposé de la ville. Cette pointe S.-E. sous le talus de Neion s'avance dans la mer et forme une sorte de môle naturel, au long duquel les navires ancrés peuvent aisément recevoir passagers et chargement.

Je ne vois que deux sites possibles pour la ville odysséenne, soit les pentes du fond de la rade, dans le voisinage de Stavros, soit sur les pentes du Nord, sous la double butte de 150 et 265 mètres, qui servirait de guette et d'acropole et qui serait en face du Neion la polis proprement dite. Ces deux emplacements auraient chacun ses avantages naturels. Au fond de la rade, la ville eût dominé, comme Stavros aujourd'hui, la double descente vers Port Polis et vers Port Frikais : le commerce isthmique y eût trouvé sa commodité. Au flanc de l'acropole, la défense eût été plus facile, et le refuge contre toutes les incursions plus proche. Le texte homérique ne fournit aucun indice pour décider notre choix. Avant d'entrer dans la ville, Ulysse et le porcher rencontrent une fontaine : l'eau tombe d'une pierre. Mais cette fontaine — nous le savons — est artificielle. Sur le pourtour de la rade, il est plus d'une source que, par des tuyaux de bois ou par quelque autre moyen, on pourrait facilement canaliser et amener où l'on voudrait.

Au temps de Gell, quelques ruines apparaissaient sur la pente du Nord, au pied de l'acropole. En attendant que des fouilles vérifient ou condamnent cette hypothèse, je m'y rallie entièrement. Tout ici peut concourir au bonheur d'une haute ville.

Abritées des vents du Nord par les collines ; tournées vers la brise de mer ; doucement inclinées et formant un demi-cercle ; à proximité des hauteurs de l'acropole et toutes voisines cependant de la plage ; pourvues de quelques sources qu'un peu de travail capterait et augmenterait sûrement : ces pentes verront quelque jour un village les occuper à nouveau, quand le détroit aura repris toute son importance. Qu'une complication turque, albanaise ou grecque surgisse demain : les torpilleurs des nations accourront en ces refuges de Polis et de Viscardo, et les insulaires d'Oxoï trouveront leur intérêt à descendre vers Port Polis et non vers Port Frikais.

Du haut des collines qui dominent l'ancienne ville et la rade, la vue embrasse l'entrée septentrionale du détroit de Viscardo et la haute mer jusqu'à la Pierre Blanche de Leucade. La mer d'Atoko et les Échinades apparaît aussi par la trouée de Frikais. Une vigie placée là pouvait signaler tous les bateaux qui pénétraient dans le détroit par le Nord et tous ceux qui voguaient dans la mer orientale. Mais vers le Sud, la vue n'est pas aussi dégagée. Si le détroit lui-même, la côte de Képhalonie et la baie de Samè s'ouvrent et se déploient à droite ou juste en face, la côte d'Ithaque, sur la gauche du spectateur, empêche de voir la porte méridionale du détroit. Remontant le canal au long de cette côte, les bateaux échappaient sans peine au guetteur le plus attentif : à l'entrée même du port, le dernier promontoire insulaire les couvrirait encore.

La guette et l'acropole de Polis ont donc besoin d'un complément pour surveiller les bateaux qui viennent du Sud, du Péloponnèse, de Pylos. D'ici, l'on comprend mieux la manœuvre des prétendants et l'installation de leur embuscade sur cet îlot que le poète nommait Astéris et que les Italiens nommèrent sans doute l'Écueil, Scoglio, d'où les Grecs actuels par un beau calembour ont dû tirer Didaskalio, Daskalio, l'École. Et d'ici, l'on comprend mieux encore l'intime relation qui, pour les gens d'Ithaque et les périples des navigateurs, unit cette roche basse et inhospitalière d'Astéris, tant aux collines éventées qu'aux Ports Jumeaux de la côte képhalonienne. Derrière Daskalio, la côte de Képhalonie allonge sa haute échine, chargée de blancs villages et de moulins à vent ; dans l'échancrure de sa rade profonde, Viscardo tend son double mouillage.

 

Voici donc la dernière étape, le terme du Nostros. Après dix ans de combats et dix ans d'aventures, le héros y revient. Dix ans d'études m'y ramènent aussi. Hélas ! c'est la fin prochaine de toutes ces épreuves : voici que les miennes ont commencer ! Par la protection d'Athèna secourable, il triompha tout aussitôt des prétendants injustes : combien de temps n'aurai-je pas à lutter encore ? Sur la route déjà, avant d'atteindre la Ville, j'ai rencontré quelques Mélanthios au langage injurieux et grossier. Maintenant, que d'escabeaux vont pleuvoir sur ma tête ! que de ruades me meurtriront les côtes ![92]

Allons notre chemin. Athéna quelque jour saura bien reconnaître ses fidèles.

 

 

 



[1] Ici encore, pour la bibliographie, je renvoie aux livres de Partsch, Kephallenia, et d'Oberhümmer, Akarnanien.

[2] Cf. Bellin, Descript. du Golphe, p. 175 : Zante est l'Isle la plus riche que les Vénitiens possèdent. dans ces cantons et la mieux située pour le commerce et l'abord des étrangers. On m'a assuré qu'il y avoit près de quarante mille habitants de tout sexe, qu'elle rendoit plus de deux cent mille piastres à la République, que le pays étoit fertile et abondant, sou principal commerce étant en raisin de Corinthe, dont ils ont pour charger sept à huit vaisseaux anglois par année.

[3] Odyssée, IV, 605-608.

[4] Odyssée, V, 27 ; I, 247 ; XIV, 529.

[5] Odyssée, XIII, 242-247.

[6] Bellin, p. 176 ; Instructions nautiques, n° 691, p. 50.

[7] H. Smyth, The Mediterranean, p. 54.

[8] Odyssée, XIV, 100-102.

[9] Odyssée, XIII, 407-410.

[10] N° 691, p. 60.

[11] Bellin, Description du Golphe, p. 169-170.

[12] Odyssée, XV, 25-40.

[13] Odyssée, XV, 495 et suiv.

[14] Odyssée, XV, 505-507.

[15] Odyssée, XVI, 1-5.

[16] Odyssée, XIII, v. 96 et suiv.

[17] Stad. Mar. Magn., Geog. Græc. Min., I, p. 432-438.

[18] Ch. Müller, Voy. en Grèce, trad. p. 146.

[19] Cf. Partsch, Kephallenia, p. 6.

[20] Cf. Partsch, Kephallenia, p. 5 et suiv.

[21] Gell, Ithaka, 1807.

[22] Odyssée, XXIV, 150.

[23] Odyssée, XVII, 25.

[24] Odyssée, XVI, 465-467.

[25] Odyssée, XVII. 204.

[26] Odyssée, II, 260.

[27] Odyssée, IV, 785.

[28] Odyssée, XVI, 324-325.

[29] Cf. Partsch, Kephallenia, p. 62.

[30] Odyssée, I, 191-193 ; XI, 187.

[31] Odyssée, XVI, 135-155.

[32] Pour cette discussion des théories de Doerpfeld, voir l'article de K. Reissinger, dans les Blätter für das Gymnasial-Schulwesen (von J. Melber, Munich), V et VI Heft du XXXIXe volume, mai-juin 1905. L'auteur donne la bibliographie complète :

P. Draheim, Die Ithaka-Frage, Jahresbericht K. W. Gymnas., Berlin, 1905.

H. Michael, Das homerische und das heutige Ithaka, Programm von Ianer, 1902.

U. v. Wilamowitz, Berliner philolog. Wochenschrift, 1905, n° 12, p. 381.

N. Paulatos, Ή άληθής Ίθάκη τοΰ Όμήρου, Patras, 1902.

M. Reissinger apprécie en quelques mots fort équitables l'attitude de Wilamowitz : Diese in wenig schönem Ton gehaltene Entgegnung auf Doerpfeld's Aufsatz wird nicht viel Eindruck machen ; sie ist reich an Verdrehungen und Unrichtigkeiten. Si l'on veut juger de ce wenig schönen Ton dont les hobereaux de Berlin aggravent encore les discussions archéologiques, voici le début d'un paragraphe de Wilamowitz : Dörpfeld ignoriert eben alle Grammatik, alle Kritik, alle Geschichte. On a beau différer d'avis avec M. Doerpfeld : il semble toujours étrange que ses compatriotes puissent oublier les services rendus par lui à la critique et à l'histoire homériques.

[33] Notes de voyage.

[34] Leake, Northern Greece, III, p. 3

[35] Vol. II, p. 287.

[36] J. Baunack, Stud. Nicol., 34.

[37] H. Lewy, Berliner phil. Woch., 1903, p. 819.

[38] Instructions nautiques, n° 691, p. 12.

[39] Ph. du Fresne-Cassaye, Voyage du Levant, éd. Hauser, p. 189 : Parga [est] le seul village qui soit resté aux seigneurs vénitiens dans toute l'Épire. De ce village on transporte des bœufs et d'autres viandes à Corfou.

[40] Odyssée, XVI, 426-427.

[41] Petermann's Mitteil., Ergänzungsheft, n° 100.

[42] Odyssée, XIV, 515-514.

[43] Ch. Müller, Voyage au Levant, trad. L. A., p. 240.

[44] Ollivier, Voy. dans l'Empire Ottoman, VI, p. 482.

[45] Instructions nautiques, n° 691, p. 50.

[46] Strabon, I, 59.

[47] En tout ceci, peur la commodité de l'exposition et pour simplifier le problème, je raisonne comme si, du périple au poème odysséen, il n'y avait eu sûrement aucun intermédiaire. En étudiant la Composition de l'Odysseia, nous allons découvrir d'autres hypothèses : avant notre poète odysséen, il est possible que d'autres Nostoi aient déjà mis en œuvre les périples, et que l'erreur soit le fait de ces devanciers ; à défaut de Nostoi, on peut supposer une première mise en vers grecs (cf. Scymnus de Chio et Aviénus) du périple étranger.

[48] Geog. Græc. Min., I, p. 15.

[49] Cf. dans le moine Skylax, Geog. Græc. Min., I, p. 37.

[50] Geog. Græc. Min., I, p. 85.

[51] Geog. Græc. Min., I, p. 435.

[52] Thucydide, I, 8.

[53] Cf. Partsch, Kephallenia, p. 6

[54] Instructions nautiques, n° 691, p. 50.

[55] A. Findlay, Sailing Directory, p. 243.

[56] Odyssée, IV, 670.

[57] Odyssée, XXI, 364-367.

[58] Instructions nautiques, n° 691, p. 51.

[59] A. Findlay, Sailing Directory, p. 243.

[60] O. Riemann, Céphalonie, p. 5 : Le riante vallée de Pylaros coupe en deux la chaîne de montagnes et sépare la presqu'île d'Ériso du reste de l'île. Cette coupure naturelle a donné lieu de supposer que peut-être cette presqu'île formait à l'origine une île distincte, la Doulichion d'Homère. Mais il suffit de voir la vallée de Pylaros, dont le haut est encore assez élevé au-dessus de la mer, pour se rendre compte que cette hypothèse est tout à fait inadmissible.

[61] Grasset Saint-Sauveur, Voyage dans les îles, etc., III, p. 2.

[62] Partsch, Kephallonia, p. 69 et suiv.

[63] Grasset Saint-Sauveur, Voyage dans les îles, etc., III, p.14 : A l'Est de l'île de Céphalonie, on rencontre un mouillage nomme Samos. Ce n'est proprement qu'une rade couverte uniquement au Sud par un promontoire qui s'avance en mer. La tenue y est bonne et de gros bâtiments peuvent y souiller ; mais on ne doit prendre ce mouillage que dans la belle saison,... les vents de S.-E. et de N.-O. soufflant, dans ce port avec de très fortes rafales. On n'a de ressource pour l'eau que les puits, qui ne sont pas abondants. Assez près du rivage, il y a un village qui est dominé par une colline avec une église desservie par dix-huit religieux. Ces moines habitent un couvent auprès duquel est une tour [avec] un pont-levis... et une terrasse garnie d'embrasures, de canons, où est placée une batterie de quatre petites pièces. Cette tour est le refuge des religieux contre les brigands et les Barbaresques, qui quelquefois font des incursions dans l'île. Le chemin qui conduit au monastère est très difficile.

[64] Cf. Instructions nautiques, n° 691, p. 39 : La brise de terre et la brise de mer sont très régulières en été. La première souffle de dix heures du soir à cinq heures du matin. La seconde commence à se faire sentir vers dix heures du matin et cesse vers sept heures du soir. Le calme règne pendant l'intervalle.

[65] Cf. Ollivier, Voyage dans l'Empire Ottoman, VI, p. 475-479.

[66] Grasset Saint-Sauveur, Voyage dans les îles Vénitiennes, III, p. 2.

[67] Gell, Ithaka, p. 118.

[68] Grasset Saint-Sauveur, Voyage dans les îles, etc., III, p. 3 : L'île de Thiaqui offre un excellent mouillage : c'est ce qu'on appelle la rade de Thiaqui. En entrant avec les vents de N.-O., la côte occasionne des rafales si fortes que l'on ne peut tenir les huniers. L'embouchure du port de Thiaqui est fort étroite et on ne saurait donner trop d'attention à la bien relever. On est, dans ce port, à couvert de tous vents et on y jouit un tel calme que l'on peut y caréner en toute sûreté. Ce port est environné de tous côtés de montagnes. sur leur pente est bâtit le village le plus considérable, dont les dernières maisons sont placées sur le rivage. A peu de distance, on trouve une source d'eau qui sert à l'approvisionnement des vaisseaux.

[69] Leake, Northern Greece, III, p. 25.

[70] Sur tout ceci, cf. Partsch, Kephallenia, p. 54 et suiv.

[71] Ch. Müller, Voyage en Grèce, trad. L. A., p. 255. Cf. Grasset Saint-Sauveur, op. laud., p. 4 : L'île de Thiaqui est couverte de rochers qui mettent des entraves insupportables à l'agriculture. Les terrains cultivés donnent aux insulaires en blé et autres grains une quantité plus que suffisante pour leur consommation. Le surplus, joint au produit des petits écueils que l'on cultive, fournit un article, très borné, il est vrai, d'exportation pour les îles de Céphalonie et de Zante. Ces blés sont d'une qualité bien supérieure à ceux de la Morée, et les Céphaloniens et Zantiotes aisés sont jaloux d'en faire leur provision.... Les habitations sont pour la plupart, sur le haut des montagnes.

[72] Cf. Gell, Ithaka, p. 40-47.

[73] E. Seillière, Excursion à Ithaque, p. 49

[74] Instructions nautiques, n° 691, p. 39.

[75] Odyssée, XIV, 457-458.

[76] Leake, Northern Greece, III, p. 54.

[77] Cf. Geog. Græc. Min., I, p. 181-184.

[78] Odyssée, XIV, 375 et suiv.

[79] Odyssée, XIV, 532-533.

[80] Odyssée, XVI, 47.

[81] Dodwell, A Classical Tour, II, p. 70.

[82] Odyssée, XVII, 196.

[83] Sur tout ceci, cf. Partsch, Kephallenia, p. 54 et suiv.

[84] Odyssée, XVII, 204-210.

[85] Odyssée, XVI, 471-473.

[86] Gell, Ithaka, 113.

[87] Gell, Ithaka, 116.

[88] Gell, Ithaka, p. 109 et suiv.

[89] Odyssée, XI, 187-188.

[90] Odyssée, XXIV, 205

[91] Odyssée, XXIV, 211

[92] Odyssée, XVII, 231-232.