LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE

LIVRE HUITIÈME. — AIOLOS ET LES LESTRYGONS.

CHAPITRE II. — LES LESTRYGONS.

 

 

De là nous voguons au plus tôt, le cœur navré : le moral de mes hommes était, brisé par le dur travail de la rame ; grâce à notre folie, il ne nous restait plus la certitude du retour.

Si jours et si nuits, sans arrêt, nous naviguons. Le septième jour, nous arrivons à la ville haute de Lamos, Télépylos de Laistrygonie, où le berger interpelle le berger en entrant, et le berger sortant lui répond. Là un homme sans sommeil gagnerait les deux récompenses, à faire le métier de bouvier et à garder les blancs moutons, car les chemins de la nuit et du jour sont proches. Nous sommes venus à un port célèbre qu'encercle une margelle de pierre abrupte : à droite et à gauche, des falaises projetées se dressent face à face et s'avancent pour former la bouche : l'entrée est fort étroite. Toute ma flotte entre dans ce port, et s'amarre en ligne : pas la moindre houle, grande ou petite ; mais tout autour des vaisseaux, calme blanc. Moi seul, je restai en dehors et, tout au bord du goulet, j'attachai mon navire à un rocher. Puis je montai sur une guette escarpée où je me tins debout. Rien n'était en vue : aucune trace d'humain ni de bétail ; seulement nous apercevions une fumée, qui montait de la terre. J'envoyai donc mes hommes à la découverte, pour savoir quels étaient les mangeurs de blé de cette terre. Deux hommes, détachés avec un héraut qui les précédait, débarquèrent et, sur une route plate, par où, du sommet des montagnes, les chars descendaient le bois de la ville, ils rencontrèrent une jeune fille, la forte fille du Laistrygon, Antiphatès, qui venait chercher de l'eau aux portes de la ville, et qui descendait vers la source de l'Ours au beau courant.

Artakiè, la Source de l'Ours, Άρτακίη, que les poètes et géographes postérieurs connurent n'était point située dans les mers occidentales. À l'autre extrémité du monde attique, elle jaillissait sur la riva de la mer de Marmara, dans l'Île aux Ours, Άρκτων Νήσος[1]. Cette Île aux Ours est devenue pour nos marins actuels une presqu'île : la presqu'île Artaki, depuis qu'une bande de marais a réunie à la côte toute voisine d'Asie Mineure : jadis la ville grecque de Kyzique, bâtie sur l'île, était unie par deux ponts au continent.

La presqu'île d'Artaki, disent les Instructions nautiques[2], appelée par les Turcs Kapou Dagh, est une masse montagneuse considérable, actuellement réunie au continent par un isthme bas et étroit, ayant un mille de largeur ; mais l'origine c'était une île. Des deux grandes baies formées de chaque côté de l'isthme, celle de l'Ouest ou baie d'Artaki est la plus employée comme mouillage, car les, vents de N.-E. soufflent fort en toute saison dans celle de l'Est ou baie de Peramo.... L'ancienne Cyzique se trouve dans la plaine, au pied des contreforts, qui viennent se terminer à l'isthme marécageux. Il ne reste plus aujourd'hui que quelques ruines sur l'emplacement de cette grande et riche cité.

Dans cette baie d'Artaki, ainsi protégée des vents de N.-E., il est un mouillage particulièrement favorable, commode surtout pour les marines primitives : c'est même le mouillage typique pour elles, grâce à un petit promontoire détaché de la grande île, Mourad Baïr, grâce à deux petits Îlots lui faisant face, Towshan Ada et Zeitun Ada, et grâce à une source abondante, qui était notre source de l'Ours, Artakiè. Ce mouillage et la ville voisine étaient et sont encore la ville de l'Ours, Artakè. Dans la plaine qui fait face au continent et qui borde le détroit, Kyzikos fut la ville des colons grecs. Mais d'autres navigateurs avaient fréquenté ces parages avant les Hellènes, et Artakè leur avait offert un meilleur site de comptoir. Il faut toujours revenir à notre loi des capitales insulaires et à l'exemple caractéristique de Rhodes ou de Thasos. La ville de Rhodes sur le détroit, en face du continent, dans la plaine insulaire, fut l'établissement capital des colons hellènes : Lindos, dont le promontoire s'adosse à la montagne et qui pointe vers la mer libre sa rade peuplée d'îlots, avait été la station commerciale des vieux navigateurs. Sur notre île aux Ours, Kyzikos tint la place de Rhodes ; il est probable qu'Artakè avait tenu la place de Lindos : d'où la renommée de cette source Artakiè parmi les premiers faiseurs d'épos et dans les vieilles légendes argonautiques[3].

Erdek ou Artaki est aujourd'hui un gros village, au fond d'urne petite anse de sable, juste dans le nord de la pointe Mourad Ber. Il occupe l'emplacement de l'ancienne ville grecque d'Artakè. et compte de 4000 à 6000 habitants. Les provisions sont abondantes ; on y récolte un vin blanc très estimé. Zeïtun Ada est un lot de roche situé à environ 1 encablure 1/3 de la ville d'Artaki ; il est ouvert de nombreuses fondations. Mourad Baïr ou colline Saint-Siméon est une pointe [ou plutôt un ancien ilot soudé à la grande terre] de forme conique, haute de 103 mètres et jadis fortifiée, car des restes de murailles et de tours existent encore sur son côté N.-E., face à la terre. Towshan Ada [est un îlot] qui forme avec Mourad Baïr le chenal Siméon.... La baie offre un mouillage spacieux et tranquille par tous les temps, excepté par les vents de S.-O. Mais ces coups de vent de S.-O., sauf l'hiver, sont généralement rares et s'annoncent longtemps à l'avance par une baisse du baromètre et une apparence menaçante du temps dans le Sud. En mouillant dans le S.-E. de Mourad Baïr, on communique facilement avec la ville d'Artaki[4]. Voilà je pense, une excellente station pour les premiers thalassocrates. Et voici, sur l'autre façade de l'établissement des colons helléniques . Kyzikos est, dans la Propontide, unie au continent par deux ponts : la ville est au bout des ponts, dans la plaine insulaire, contre la montagne. La montagne est le Mont des Ours, Άρκτων Όρος, au-dessus duquel se dresse le mont Dindyme avec un temple de la déesse Dindyménè, fondation des Argonautes.... Dans la même île des Kyzikéniens, est le mont Artakè, couvert de forêts, avec un îlot de même nom qui se trouve au-devant, et non loin de là on rencontre le promontoire Mélanos.... Les Milésiens fondèrent Artakè et Kyzikos[5].... Est-ce à cette Source et à cette Station de l'Ours qu'il faut rapporter notre aventure odysséenne ?

Dans les mers occidentales, en travers des Bouches de Bonifacio, il est pour les navigateurs récents un autre Promontoire de l'Ours, presque aussi renommé :

Dans le S.-E. de la pointe Parau, la côte présente quelques sinuosités sans importance jusqu'au cap d'Orso. Ce cap termine une montagne dénudée, haute de 130 mètres et portant le même nom, au sommet de laquelle sont des roches saillantes, disposées de telle sorte qu'elles représentent assez exactement la forme d'un ours, d'où le nom donné montagne et au cap.

Aiguade. — Dans l'angle Ouest de l'anse de Parau, près du village de ce nom, il y a une source où l'on peut faire de l'eau. Cette source a longtemps approvisionné l'archipel de la Maddalena ; cependant elle tarit quelquefois[6].

Cette Aiguade de l'Ours est pour les marins, d'autant plus importante à connaître qu'en cette région granitique les sources sont clairsemées ou fort peu abondantes. Nos cartes marines et Instructions n'oublient jamais de signaler les moindres points de cette côte où le navigateur peut faire de l'eau. La côte, très découpée, est semée d'îles, de longues presqu'îles et de rades closes, qui bordent ou barrent un passage très fréquenté : c'est, dans les Bouches de Bonifacio, la rive sarde faisant face aux îles Caprera, S. Stefano, Maddalena et Spargi. Les énormes fortifications et l'arsenal, que les Italiens ont construits dans ce passage, disent assez quel rôle il a toujours eu pour les communications entre la mer orientale des Italiens et la mer occidentale des Français ou des Espagnols. Ceci est vraiment l'entrée et la sortie des mers italiennes. Quels que soient les thalassocrates qui voulurent posséder ou exploiter ces mers, il leur fallut toujours en ce détroit une station de surveillance. Aujourd'hui, les Piémontais, maîtres de l'Italie, y ont braqué leurs canons et leurs torpilles : Le gouvernement italien a établi à la Maddalena de grands dépôts de vivres et de charbons, des machines distillatoires pour l'eau ; mais la ville offrirait peu de ressources à des navires étrangers[7]. Durant les guerres napoléoniennes, Nelson et les thalassocrates anglais, ayant mis la main sur cette porte des deux mers, y installèrent en permanence une partie de leur flotte ; sous notre Cap de l'Ours, la baie avec une plage de sable au fond est encore appelée rade d'Azincourt, à cause du séjour qu'y fit le vaisseau anglais de ce nom ; cette rade, abritée par des îles, est sûre et commode pour les navires de toutes dimensions[8].

Une autre cause du grand développement subit que prit la Maddalena et de la préférence marquée de ses habitants pour le métier de marin, ce fut le long séjour que fit dans ces parages l'amiral Nelson avec sa flotte. Ainsi, dit Valery, cette localité devint un riche et vaste entrepôt de marchandises anglaises lors du blocus continental. Le point favori du futur vainqueur de Trafalgar était l'espace de mer qui sépare la Maddalena de la Sardaigne, nommé il Parau ou rade d'Azincourt. C'est là que cet infatigable marin épiait au passage les escadres françaises dans le cas [où elles auraient tenté] une seconde expédition d'Égypte. On raconte à ce sujet que Nelson ne descendait jamais à terre, car il avait juré de ne quitter son bord que lorsqu'il aurait battu les ennemis. Son séjour continuel sur son vaisseau ne l'empêcha pas de faire des largesses aux habitants du lieu, qui montrent des chandeliers et une croix en argent, avec un christ doré, donnés à leur paroisse par cet amiral protestant[9].

Avant les Anglais, les thalassocrates français ou espagnols avaient fait les mêmes tentatives sur ce détroit. Mais, voulant barrer les chemins de l'Égypte et des mers orientales, c'est dans les rades orientales de la passe que Nelson s'était établi. Les rades de l'entrée occidentale furent, au contraire, les points d'attaque pour les Français et les Espagnols.

Le port de Longon-Sardo est connu dans l'histoire de l'île au Moyen Age, à cause d'un bateau dont on voit encore les ruines. La première mention de cette forteresse remonte à l'année 1588 ; à la paix qui eut lieu entre la princesse Éléonore d'Arborée et le roi d'Aragon, la forteresse fut cédée à ce dernier. En 1589, les Aragonais la fortifièrent et, en 1591, attirèrent de nouveaux habitants dans le bourg de Longon-Sardo. En 1592, les Aragonais renforcèrent la garnison, qui fut assiégée l'année suivante par les troupes d'Arborée. Roger de Moncada leur fit lever le siège en 1594.... Le 4 août 1410, Cassien Doria s'empara de Longon-Sardo. En 1419, il devait de nouveau appartenir aux Doria, car il leur fut enlevé en 1420 par les troupes royales [d'Aragon].... En 1422, Longon-Sardo fut assiégé et-détruit par une flotte génoise, qui transporta Gènes une partie les habitants. Alors le roi en ordonna la démolition, ce qui fut exécuté dans l'année.... Depuis cette époque ce lieu resta entièrement dépeuplé.

Le 18 juin 1802, un prêtre sarde fugitif, nommé Sanna, [occupa] momentanément la tour de Longon-Sardo. Ce Sanna vint de Corse avec d'autres conjurés dans l'intention de révolutionner l'île : ils s'emparèrent par surprise de cette tour ou ils substituèrent au pavillon [sarde] le drapeau français. Ils furent, bientôt attaqués par les troupes royales. Cette échauffourée a donné au gouvernement sarde la première idée de fonder une population sur ce point important où il est facile d'aborder en venant de Corse. Le duc de Genevois, en mars 1805, donna l'autorisation de bâtir des maisons près de la tour de Longon-Sardo. En 1808, lorsque cette population fut en croissance, le roi Victor-Emmanuel Ier sanctionna l'érection du village auquel il imposa le nom de sa femme Marie-Thérèse d'Autriche. Ce village de Santa Teresa est, percé de rues parallèles, tirées au cordeau et se croisant à angles droits[10].

Aujourd'hui, si les thalassocrates anglais n'ont rien tenté pour s'établir à nouveau dans ce couloir, c'est, que l'alliance italienne leur en a toujours garanti le libre usage : dans le reposoir et l'arsenal italiens de la Maddalena, les flottes anglaises se croient assurées de trouver en tout temps l'abri et l'appui nécessaires. Durant l'antiquité classique, ce détroit n'eut pas autant d'importance : un peu délaissées par les Grecs et par les Romains, la Corse et la Sardaigne restaient à l'écart. Les grandes routes commerciales du monde classique longeaient, soit au Nord, soit au Sud, les côtes provençales ou les côtes africaines. C'est au long de ces côtes que passaient alors les grands chemins de l'Orient vers le Couchant, des mers levantines vers les mers occidentales. Mais on imagine facilement que, dans la Méditerranée primitive, le détroit était déjà ce qu'il est de nos jours. Juste en face d'Hypérie aux vastes campagnes, c'était déjà la route des flottes vers les mers de la nuit, vers la mystérieuse Kalypso. C'était aussi la route qui, de l'île Ai-oliè, menait vers les grands golfes du Nord, vers les stations de Marseille ou de Monaco. Dans l'onomastique ancienne du détroit, je crois qu'il subsista durant toute l'antiquité un souvenir de cette première époque. Sur la passe, l'extrémité septentrionale de la Sardaigne garda toujours le nom de Cap de la Nuit, Έρεβάντιον άκρον.

Έρεβάντιον άκρον, Cap de la Nuit, est ainsi nommé par opposition au jour, c'est-à-dire au midi ; ce nom correspond à celui de Mezza-hotte que lui donneraient les Italiens et qui pourrait indiquer le cap septentrional de l'île. Ce cap ne peut donc pas être placé ailleurs qu'à la pointe della Marmorata ou à celle del Falcone, qui ont la latitude la plus élevée de toute la Sardaigne[11]. Ce n'est pas seulement l'opposition entre le jour de midi et l'ombre de minuit, entre le Sud et le Nord, que marque ici le cap de l'Érèbe : en quittant ces rivages, Ulysse tournera le dos au couchant et s'en ira, à travers la mer orientale, chez Kirkè l'italienne qui se trouve juste à l'Est de notre détroit, Kirkè où sont les maisons de l'aurore avec les chœurs et les levers du Soleil[12].

Nous allons revenir a ce texte et l'examiner en son menu détail quand nous traiterons de Kirkè. Mais il explique clairement, je crois, le nom du cap de l'Érèbe. Aux pieds de ce promontoire sarde, passent les chemins du jour vers la nuit, de l'aurore vers le couchant. En un vers, le poème odysséen nous dit la même chose du pays des Lestrygons : tout proches sont les chemins de la nuit et du jour.

Du Chaos, naquirent Érébos et la Nuit et, de ceux-ci, Aither et Heméra, dit Hésiode[13] : l'Érèbe est, comme on voit, proche parent de la nuit et du jour.

 

Ce détroit de Sardaigne abonde en golfes et en mouillages commodes. Mais l'établissement de machines distillatoires sur l'île de la Maddalena fut rendu nécessaire par la rareté ou le peu d'abondance des aiguades. Les Instructions signalent les moindres sources où l'on peut faire de l'eau : On peut faire de l'eau au fond du port, près de Campo Santo, mais celle qu'on trouve près de la tour est de qualité supérieure.... On peut faire de l'eau au petit ruisseau qui coule au fond de la baie.... L'île Caprera, plus fertile que la Maddalena, possède d'abondantes sources[14], etc. Les véritables aiguades se trouvent toutes dans le voisinage de l'Ours. Juste à ses pieds, est la grande source de cette région, la source de Parau, décrite plus haut : elle fournissait de l'eau à l'île de la Maddalena avant l'établissement des machines distillatoires. Sur l'île S. Stefano qui fait face, les cartes marines indiquent une autre source. Dans l'anse de Trana, il y a une source excellente où les navires mouillés sur rade de Mezzo-Schiffo peuvent faire leur eau.

Vers toutes ces aiguades, c'est l'Ours qui doit servir de guide. Car les mille pointes, roches, écueils, îlots et caps de cette côte sarde et des îles voisines t'offrent à l'œil du pilote qu'un fouillis indiscernable. Les chaos granitiques qui couvrent les deux bords du détroit rendraient les aiguades introuvables à l'étranger. Mais, dressé au sommet de sa montagne, se découpant très net dans le ciel et pointant très avant dans la mer, l'Ours présente à tous les regards sa silhouette facile à reconnaitre ; quand une fois on l'a découverte, il est impossible de l'oublier : Le promontoire de l'Ours, dit la Marmora[15], est ainsi nommé à cause d'un rocher de granit que l'on voit presque à son extrémité ; regardé d'un certain point, du côté de la Madelaine, il présente la forme d'un ours et même d'un ours blanc, comme on peut s'en convaincre par la figure que j'ai prise moi-même du point indiqué ci-dessus. La Marmora donne en effet la figure de ce promontoire : c'est un chaos de granits, sur lesquels un ours est planté ; le dos rond, le cou allongé, cet ours blanc semble dodeliner de la tête. La Marmora ajoute : Ce rocher offrait déjà cette ressemblance singulière il y a près de deux mille ans, car Ptolémée, dans sa géographie, indique ce lieu sous le nom de Άρκτου Άκρα, Promontoire de l'Ours ; cela fait voir quel temps il a fallu [jadis] pour que la masse de granit prit cette forme par suite de la décomposition de la pierre, opérée par les agents atmosphériques, et combien est court l'espace de vingt siècles pour produire un changement notable sur cette roche, qui fort probablement est encore telle qu'on l'observait à l'époque du géographe grec. Ptolémée, en effet, nomme déjà ce Promontoire de l'Ours[16].

Ces parages de l'Ours possèdent non seulement des aiguades, mais encore toute une suite de mouillages excellents, les uns sur la côte sarde, les autres sur les îlots voisins, les uns en des rades ouvertes, les autres en des ports intérieurs et même en de longs culs-de-sac presque. entièrement clos. Ces mouillages fermés sont la caractéristique de cette côte Nord-Est de la Sardaigne. Sur les autres façades, l'île est mal pourvue d'abris et même, pendant des centaines de kilomètres, elle en est entièrement dépourvue. Cette côte Nord-Est au contraire n'est qu'une suite de refuges : depuis Porto-Longon qui s'ouvre dans le détroit même, en face de la Corse et de Bonifacio, jusqu'au golfe de Terra-Nova qui regarde la mer Tyrrhénienne et reçoit chaque jour les courriers de Civita-Vecchia, neuf ou dix rades et baies se succèdent, presque parallèles, toutes pénétrant au loin dans la masse des rochers.

La baie d'Arsachena s'enfonce û plus de deux milles et, demi directement au Sud, où elle se termine par des marais.... La baie Saline, située à un mille dans le Sud du cap Orso, est ouverte à l'Est., mais elle est en partie abritée par là pointe Rossa de l'île Caprera.... La pointe Sardegna, accore et saine, forme une baie avec une plage de sables au fond, qui fut appelée rade d'Azincourt à cause du séjour qu'y fit le vaisseau anglais de ce nom. Abritée par les îles, elle est sûre et commode pour les navires de toutes dimensions ; la mer n'y est pas grosse et la tenue est bonne.... La Cala di Trana, anse avec plage de sable, est ouverte au Nord et fréquentée par les caboteurs : il a une source excellente[17].

A mesure qu'ils se rapprochent des Bouches et qu'ils franchissent successivement tous les petits détroits insulaires, les navires, venus de l'Est et des mers italiennes, rencontrent des mouillages qui, de plus en plus assurés, ressemblent le plus en plus au port profond des Lestrygons. Jusqu'ici, nous avions de longues et larges baies ouvertes. Voici maintenant des ports mi-clos ou même entièrement clos. Porto-Polio est le premier de ces mouillages profondément intérieurs et cerclés d'une margelle de pierre, où la mer est toujours plus tranquille, où parfois on trouve le calme plat :

Porto-Pollo est une baie qui se trouve dans le S.-E de la presqu'île Cavalli ; elle est de forme irrégulière, profonde d'environ un mille et large de près de sept encablures à l'entrée entre les dangers de la pointe Cavalli et ceux de la pointe Diego. Dans la partie intérieure, gît un îlot, et la largeur du passage est réduite à une demi-encablure. Au Sud de l'îlot, le mouillage est, excellent pour de petits navires ; les grands bâtiments peuvent mouiller en dedans de l'entrée ; ils sont en partie protégés contre les vents au Nord par l'île voisine.

Plus fréquenté que Porto-Pollo, Longon-Sardo est de même forme :

L'entrée de Porto-Longo-Sardo est a trois quarts de mille de l'îlot Monica ; sa largeur, qui est de un tiers de mille à l'entrée, se réduit à une encablure à mi-parcours. Le port est fréquenté par les petits navires qui y trouvent un excellent abri où ils sont peu incommodés par les vents du Nord[18].

Nos marines occidentales ont adopté ce mouillage de Porto-Longone ou Longon-Sardo (nous en avons retracé l'histoire) : sur le seuil occidental du détroit, il était pour elles le premier à s'offrir ; Santa-Teresa doit sa fondation et son importance au va-et-vient des flottilles occidentales, contre lesquelles les insulaires eurent à défendre cette échelle. Durant l'antiquité, quand Santa-Teresa n'existait pas encore, c'était la baie voisine de Santa-Reparata qui servait d'escale aux étrangers : les Romains y eurent leur ville de Tibulla. Cette baie de Santa-Reparata s'ouvre à la sortie occidentale du détroit, entre une presqu'île détachée, le cap della Testa, et la grande île :

Le cap sarde della Testa forme, avec le cap corse de Fens, l'entrée Ouest des Bouches de Bonifacio : les deux caps sont à une distance de neuf milles. Le cap della Testa est l'extrémité d'une presqu'île presque circulaire reliée à la terre par une langue de sable, et haute d'environ 50 mètres : le front Ouest de la presqu'île est formé par des falaises de granit sans végétation. La baie de S.-Reparata, que limite au Sud la langue de sable qui relie le promontoire à la côte, est presque circulaire et a quatre encablures de profondeur. Les petits navires y peuvent trouver un abri contre tous les vents ; ils y sont seulement exposés à la houle qui vient du N.-O., quand le vent est de cette partie[19].

Prenez la carte des Bouches et voyez comment, symétrique à cette baie de S.-Reparata, il est, de l'autre côté du Cap de l'Érèbe (pointe Falcone), sur le seuil oriental du détroit, une rade encore plus sûre qui, pour les marines venues de l'orient, peut avoir une utilité plus grande encore : c'est, comme disent les indigènes, le Port du Puits, Porto-Pozzo. La forme de ce port, entouré une haute margelle, lui mérite vraiment ce nom.

A un mille dans le Sud-Est de la pointe Marmorata, se dresse auprès du rivage une colline de forme conique, appelée Monte-Rosso avec la pointe du même nom, et à un mille et demi dans le Sud de la pointe Monte-Rosso, la presqu'île delle Vacche [s'avance dans la mer] et ne se rattache à la terre que par une petite langue de sable. Entre la pointe Monte-Rosso et la pointe delle Vacche, s'ouvre un long bras de mer étroit, appelé Porto-Pozzo, le port du Puits. L'entrée n'a pas deux encablures de largeur. Mais le bras s'élargit un peu à l'intérieur et, à la distance de 1 mille un quart, il a un tiers de mille entre ses deux côtés. Il a près de deux milles de profondeur. Au fond, il existe un bassin avec 14 mètres d'eau, mais qui n'est pas accessible aux navires, à cause des petits fonds qui le séparent du bras de mer. Quoique l'entrée de Porto-Pozzo soit ouverte au Nord, il n'y a jamais beaucoup de mer en dedans.... A l'entrée du bras de mer, le Rocher ou Écueil Colombo est situé à une encablure et demie de la pointe de terre la plus voisine[20].

Cette page des Instructions nautiques n'est que la description en prose du mouillage que nous dépeint le poème odysséen. Voilà bien les deux pointes projetées dans la mer et qui font bouche.

Et voici l'entrée resserrée, entre les deux hautes guettes escarpées, sur l'une desquelles Ulysse va monter pour inspecter le pays.

Dans ce détroit fréquente des navires, infesté jadis de croisières turques et maures, les indigènes ont encore aujourd'hui, sur leurs promontoires et sur leurs îlots, nombre de vieilles Guettes ou Gardes, Guardia Vecchia, Guardia del Turco, Guardia Moro, Guardia Maiori, auxquelles viennent s'ajouter, contre l'espionnage et la contrebande, les gardes nouvelles des douanes et des sémaphores, Guardia Preposti.... Et voilà bien la margelle de pierre qui, à droite et à gauche, borde le puits d'une ceinture continue.

Cette pierre escarpée est le granit dépourvu de végétation, dont les Instructions nous parlaient tout à l'heure. Des deux côtés du port, à droite et à gauche, cette muraille de granit va depuis l'entrée jusqu'au fond, où brusquement elle cesse. Le fond du puits est un marécage, une lagune avec une plage de sables, au-devant d'une plaine où vient aboutir la route facile qui descend des montagnes.

A droite du Puits, la muraille a 80 mètres de haut : c'est la Punta Raja, la pointe de la Baie (nous verrons que les Lestrygons vivent de pêche). A gauche, est la Punta Macchia Tala, la Pointe du Maquis de Malheur, haute de 100 mètres environ. Les deux murailles, partant du goulet, décrivent en face l'une de l'autre une courbe symétrique, dont les indentations et les redans semblent exactement s'emboîter. Le nom même de Porto-Pozzo pourrait servir de traduction à telles épithètes odysséennes, port creux, port aux lointaines profondeurs.

Au long de cette côte sarde, on peut trouver quelques golfes similaires ; mais aucun n'est aussi resserré, aussi fermé, aussi puits que celui-là. Ouverts sur le Nord-Est, d'où souffle presque continuellement le terrible Boa ; situés au bord d'un détroit où les vents et les courants luttent et se contrarient ; dominés par des montagnes d'où tombent brusquement des rafales imprévues et violentes, ces golfes de la Sardaigne septentrionale, dit Pausanias, qui exagère un peu, n'offrent aucun mouillage aux vaisseaux qui longent cette côte, ν παραπλέῃς, ναυσν οτε ρμους παρχεται κατ τοτο νσος πνεματ τε τακτα κα σχυρ α κραι τν ρν καταπμπουσιν ς τν θλασσαν[21]. Les périples et les géographes anciens firent à ces parages une mauvaise réputation que les poètes ont encore exagérée : Tourné au Nord, ce rivage est farouche, hérissé de roches, abrupt, tout retentissant de brusques coups de mer ; les marins ont flétri ces monts du nom de  Fous,

quæ respicit Arcton,

inmitis, scopulosa, procax, subitisque sonora

flatibus ; Insanos infamat navita Montes[22].

Les vaisseaux qui échappent à ces rafales et qui se précipitent dans les anses de cette côte découpée, n'y trouvent pas toujours un refuge couvert de la houle. Nous avons vu que dans la baie de Santa-Reparata les petits navires ont un abri contre tous les vents, mais qu'ils y sont exposés à la houle du N.-O., quand le vent est de cette partie[23]. Seul, en vérité, notre Port du Puits, bien que l'entrée soit ouverte au Nord, n'a jamais beaucoup de mer en dedans : l'étroitesse de sa bouche et le Rocher de la Colombe le défendent contre le flot. Dans ce port seulement, les vaisseaux d'Ulysse ont pu s'amarrer les uns aux autres ou les uns pris des autres, en grappe ou en ligne, sans risque de se choquer, de se briser ni de se causer réciproquement des avaries : sur 4 ou 5 kilomètres de long, le Puits seul peut contenir toute une flottille ; pas de houle grande ni petite ; partout calme blanc.

 

Tel est, je crois, le port de Laistrygonie, ou plutôt voilà Laistrygonie. Car les indigènes, qui du haut des falaises dominent ce trou, lui donnent le nom de puits ; mais les premiers navigateurs, je crois, l'appelèrent le Rocher Colombo, la Pierre Colombière, Λάις, Λεύς ou Λάάς Τρυγόνων ou Τρυγονίη, Laistrugonon ou Lais-trugoniè, à cause du Rocher Colombo qui leur servait à reconnaître l'entrée de ce port, comme la Roche de l'Ours leur servait à reconnaître, dans l'anse de Parau, la source Artakiè.

Durant l'antiquité comme durant les temps modernes, les noms d'oiseaux ont

tenu une grande place dans l'onomastique des côtes sardes. La Sardaigne est, entre toutes les îles, une terre d'oiseaux. Oiseaux de terre, émigrant chaque automne d'Europe en Afrique et revenant chaque printemps d'Afrique en Europe ; oiseaux de mer, vivant de pêche sur ces côtes très poissonneuses : les volatiles de toutes sortes peuplent les étangs marins et les lagunes ; leurs colonies innombrables couvrent les rivages et les îlots côtiers. Il suffit d'ouvrir un récit de voyage :

La Sardaigne a de nombreux étangs qui communiquent avec la mer, sort par des coupures artificielles, soit par un ruisseau ou un. canal quelconque. Ils sont en général très poissonneux. Dans leurs eaux, dès le commencement de l'automne, des troupes innombrables d'oiseaux aquatiques, parmi lesquels on distingue des milliers de canards, de cygnes, de poules d'eau, de flamants, d'aigrettes et quelquefois même des pélicans, se rassemblent pour hiverner[24].

L'île de Mal di Ventre est couverte de lentisques et de cistes. Elle est tout à fait déshabitée et sert seulement quelquefois de refuge aux pêcheurs. Par contre, elle est peuplée de lapins et sert pendant la saison des pontes aux goélands, aux mouettes, aux cormorans et aux pétrels, qui vont y déposer leurs œufs en si grande quantité que j'en ai vu charger pour ainsi dire des bateaux. Je n'oublierai jamais une nuit que j'ai passée sur cet îlot et qui m'a paru bien longue : il me fut impossible de fermer l'œil pour le vacarme effroyable, un vrai sabbat, que n'ont cessé de faire tout autour de moi une centaine de ces oiseaux criards[25].

Dans l'onomastique actuelle, ces oiseaux ont donné leur nom à la Pointe Falcone, toute voisine de Porto-Pozzo, au Cap Falcone de la côte Ouest, à notre Rocher Colombo et, en face, à la Sèche Colombo.

Les colombes et pigeons remplissent les grottes et les trous des falaises, envahissent les ruines et les édifices abandonnés : Une grotte voisine est tellement peuplée de pigeons que, plus d'une fois, ils ont rapidement figuré du colombier sur notre table.... L'église n'est plus officiée maintenant que deux fois dans l'année ; le reste [du temps], elle est habitée par une multitude d'oiseaux, tels que des pigeons, de petites corneilles, des hirondelles et autres volatiles.... La vaste grotte des Palombes, espèce de colombier naturel, est curieuse à visiter. Mais sa position à la pointe du cap Saint-Élie n'en rend pas l'accès très facile ; bien que nous fussions dans une barque de consul avec des nautoniers exercés, le vent, malgré de longs efforts, ne nous permit point d'y pénétrer. La chasse aux palombes est des plus amusantes : elle se fait en barque et aux lumières, les oiseaux éblouis, consternés, tombent en foule ou se prennent dans les filets tendus à l'entrée[26]. Le détroit surtout est, grâce à ses côtes rocheuses et à ses grottes innombrables, le rendez-vous des colombes : auprès de notre Rocher Colombo, Λάας Τρυγονίη, les Romains connurent le Cap des Colombes, Columbarium promontorium.

Les colombes amènent avec elles leurs habituels ennemis, les éperviers, faucons et autres oiseaux de proie. Les faucons de la Sardaigne ont joui d'une grande renommée. même en dehors de : les rois d'Aragon et d'Espagne faisaient venir des faucons sardes pour la remonte de leurs fauconneries[27]. Si nous avons ici nos Caps du Faucon, les Anciens avaient leur Île des Faucons ou des Éperviers, Ίεράκων νήσος, Accipitrum Insula, et nous savons que ces noms grec et romain n'étaient que la traduction d'un original sémitique, E-nosim, comme transcrit Pline. Cette E-nosim flanque la côte méridionale de Sardaigne. Elle forme une profonde rade avec la grande île et une autre île côtière que de minces amarres de sables relient au rivage sarde. Entre ces marres, s'étend l'une de ces lagunes marines que les voyageurs nous montraient, plus haut, couvertes d'oiseaux aquatiques, cygnes, flamants et pélicans. Pour les Anciens, cette seconde île se nommait Sulci, Solci, Σόλκοι, Σούλχοι, Σύλκοι : on rencontre le même nom de lieu dans un mouillage de la côte originale, en face des marais et de la lagune de Tortoli. Les Anciens s'accordaient pour attribuer à ce nom une origine sémitique : Σόλκοι πόλις έν Σαρδοΐ, Καρχηδονίων κτίσμα[28]. Dans la liste des oiseaux impurs que nous donne le Lévitique, auprès de l'épervier ou faucon, nis, nosim, figure un autre oiseau de mer, s.l.k, que les Septante et la Vulgate rendent en plongeon ou pélican. L'assimilation n'est pas certaine. Mais le nom hébraïque à lui seul — sans parler du contexte où ne figurent que des oiseaux marins et des oiseaux de proie — indique suffisamment qu'il s'agit d'un oiseau plongeur[29]. Je crois que les navigateurs sémitiques eurent en Sardaigne, a côté de leur Île des Éperviers, E-nosim, une île et des ports des Pélicans ou des Plongeons, E-solkim : Sulci ou Solci, transcrivent exactement les Romains ; Σόλκοι ou Σούλχοι, disent encore plus exactement les Grecs, car nous connaissons l'alternance du κ et du χ pour rendre le כ sémitique. Mais les géographes anciens ne nous, ont, pas gardé, pour ce dernier nom, le doublet, qui rendrait l'étymologie certaine. L'Odyssée ne nous a pas gardé non plus, pour la Pierre Colombière, l'original sémitique dont Lais Trugonié fut la traduction.

 

Derrière la Pierre de la Colombe, le mouillage du Puits eût été, parfait, si l'on n'eût rien à craindre des indigènes. Par malheur, ces insulaires ; — nous allons, apprendre à les connaître, — étaient des montagnards féroces, cousins germains ou même, peut-être, frères des Kyklopes, moins des hommes que des géants. Les voyageurs francs nous ont longuement raconté à quels terribles dangers on s'expose en un port trop bien clos, que dominent des roches surplombantes et des montagnards cruels : au pied du Taygète, dans le Port aux Cailles, de Saunier ! faillit avoir l'aventure d'Ulysse en ce Puits des Lestrygons. Mais dans toute la Méditerranée, je ne sais pas si l'on trouverait une souricière aussi dangereuse que celle-ci, Notre puits a quatre ou cinq kilomètres de long. Une fois entrés, les bateaux n'en peuvent sortir qu'à la rame : pas un souffle de vent ne vient lés aider ; les seules brises du Nord-Est, qui pénètrent par le goulet étroit, sont contraires à la sortie, Attaqués par les indigènes, assiégés, accablés de pierres, les navires étrangers seraient écrasés avant de pouvoir gagner la mer libre : pas un bateau, pas un homme n'échapperait ; tous seraient broyés dans ce port trop profond.

Mes deux hommes et le héraut rencontrèrent la forte fille d'Antiphatès auprès de la source Artakiè. L'arrêtant et lui adressant la parole, ils lui demandèrent quel était le roi et qui leur commandait. Aussitôt elle leur montra la haute demeure de son père. Ils entrèrent dans les nobles demeures. Ils trouvèrent une femme haute comme une montagne et ils restèrent en extase. Mais elle appela de l'agora. L'illustre Antiphatès, son époux, qui leur prépara une mort cruelle. Prenant l'un d'eux, il en fit son repas. Les deux autres s'enfuirent pour regagner les vaisseaux. Antiphatès poussa un cri par la ville. De tous côtés, les forts Lestrygons accourent, par milliers, moins semblables à des hommes qu'à des géants. Du haut des falaises, ils nous accablent de pierres énormes. Alors dans la flotte un pernicieux tumulte s'élève, de marins tués et de navires fracassés. Puis, harponnant mes hommes comme des poissons, les Lestrygons les emportèrent pour un dégoûtant festin.

Les premiers navigateurs devaient donc se tenir sur leurs gardes : leurs périples devaient recommander la prudence ; avant de s'engager trop avant ou même d'entrer en cette souricière, ils conseillaient sans doute d'explorer le pays du haut des guettes environnantes. Je dis souricière cette comparaison est la plus familière à notre langue de terriens. Nous empruntons parfois aussi à la pêche fluviale la comparaison de la nasse. Pour rendre la même idée, les marins songeraient plutôt à quelque métaphore tirée de la pêche maritime. Or, sur les côtes de Sardaigne, il est une pêche célèbre qui de tout temps a fait la fortune des indigènes et l'admiration des étrangers : la pêche du thon. Pour cette pêche, les côtes sardes sont bordées aujourd'hui de gigantesques souricières que l'on nomme thonnaires, tonnares ou madragues. Il semble que notre poète odysséen ait cette comparaison de la thonnaire dans l'esprit, — à moins que son périple ne la lui ait mise devant les yeux, — quand il nous décrit le massacre des Achéens en cette baie des Lestrygons. Lapidés, assommés, harponnés par les sauvages, nos. malheureux Achéens sont emportés comme des poissons.

Ce sont là des poissons de forte taille : dans la Méditerranée, il n'est guère que le thon que l'on harponne et que l'on emporte ainsi. Quand Eschyle voudra décrire la flotte perse écrasée, fracassée, et les soldats perses assommés, éventrés, transpercés dans le détroit de Salamine, sur la mer couverte de débris et de cadavres, il ne trouvera pas d'autre comparaison que celle des thons dans la madrague :

λληνικα τε νες οκ φρασμνως

κκλ πριξ θεινον, πτιοτο δ

σκφη νεν, θλασσα δ´ οκτ´ ν δεν,

ναυαγων πλθουσα κα φνου βροτν....

το δ´ στε θννους τιν´ χθων βλον

γασι κωπν θραμασν τ´ ρειπων

παιον, ρρχιζον· ομωγ δ´ μο

κωκμασιν κατεχε πελαγαν λα[30].

Il n'est pas de voyageur en Sardaigne qui n'ait consacré nombre de pages et de gravures à cette émouvante pêche du thon. L'Espagne a ses corridas de taureaux ; la Sardaigne a ses madragues : le spectacle est, de part et d'autre, aussi cruellement barbare et sanguinaire. En face des relations modernes ou contemporaines, si l'on met notre description de l'Odyssée, je crois que le massacre des thons et le massacre des Achéens pourront présenter de nombreux points de ressemblance.

Pour favoriser cette pêche, la ville entretient pendant toute la saison deux hommes entendus, qui se tiennent sur deux promontoires élevés au bord de la mer, pour observer quand les thons abordent la côte, car il s'en montre quelquefois en si grand nombre qu'on les y voit par bandes de deux à trois mille à la fois....

— Les Anciens parlent de ces guettes du thon, qui bordent les rivages de la mer Occidentale. Ulysse, tout à l'heure, montait sur l'une de ces hautes Guettes.

Quand le temps est beau, ces gardiens, apercevant venir de loin ces poissons qui se trouvent à la surface de l'eau, en avertissent les pécheurs et les habitants par un petit pavillon blanc. Aussitôt qu'on aperçoit ce signal, tous les enfants, parcourant les rues avec des cris de joie, annoncent cette pêche au peuple. Alors, jusqu'au moindre habitant, bourgeois, marchand, les artisans et même les troupes quittent leurs occupations, courent à la marine et les patrons reçoivent dans leurs bâtiments autant de monde qu'ils en peuvent contenir pour les aider à faire cette grande pêche[31].

— Le roi des Lestrygons se met a crier dans la ville, et les Lestrygons, par dizaines de milliers, de ci de là se précipitent à sa voix.

La madrague ou thonnaire a été préparée d'avance : c'est une enceinte de filets repliée en plusieurs couloirs et divisée en plusieurs chambres. Les barques cernent la bande de thons et la poussent vers la façade, puis vers l'entrée de la madrague. On la fait pénétrer à coups de rames, en poussant des cris, en jetant des pierres :

Nos mandragues ont sept compartiments. La première entrée des thons se fait dans celle qui est appelée gran camera, dont la porte ou foratico reste toujours ouverte. De là les thons entrent dans les autres chambres, qu'ils trouvent pareillement ouvertes et que l'on ferme quand leur nombre est suffisant. Le raïs, quand il juge en avoir assez pour son opération, ouvre l'avant-dernière chambre qu'on appelle di ponente ou du couchant, dans laquelle il fait passer le nombre de thons destinés à la chambre de mort, qui est la seule dans laquelle on doit exécuter la pêche sous le nom sarde de mattanza, la tuerie. Le lendemain, si le temps est favorable et la mer calme, le raïs se porte sur la mandrague avant l'aube et là pour déterminer les poissons à entrer dans la chambre de mort, il jette parmi eux une pierre enveloppée d'une peau de mouton, qui, en les effrayant comme une tête de Méduse, les oblige à entrer dans leur tombeau.... Des barques, remplies des hommes nécessaires à la manœuvre, et d'autres barques, qui conduisent les marchands pour acheter et les curieux pour jouir du spectacle d'une pêche aussi fameuse, voguent rapidement, poussent des cris de joie et font accélérer la course. Arrivé à la mandrague, chacun prend sa place autour de la chambre de mort....

Tout étant ainsi préparé, le raïs donne le signal par le mot d'ordre Sarpa pour commencer à tirer la chambre de mort du fond de la mer. La chambre de mort s'élève lentement et, en montant, se rétrécit jusqu'à ce que tous les poissons se trouvent à la fin presque à la surface de l'eau. C'est alors que les hommes, embarqués sur les deux grands bateaux et armés de bâtons qui ont au bout un croc en fer, commencent sur l'ordre Ammazza ! (Tue) donné par le raïs, à tuer les thons en les harponnant, puis il les tirent avec la plus grande avidité dans leurs bateaux. L'agitation de la mer, excitée par la violence des thons qui se trouvent renfermés et pressés dans un espace fort resserré, assaillis de toutes parts et blessés à mort ; les combats que les ouvriers sont obligés de livrer à ces gros poissons pour vaincre leur résistance ; la surface de la mer élevée en écume teinte de sang que les thons versent à flots de leurs blessures : tout cela excite l'admiration, les acclamations et les cris de joie des spectateurs. La pêche terminée, on remorque les deux grandes barques pleines, qu'on accompagne avec des chants et des cris d'allégresse, jusqu'à la mattanza di terra, c'est-à-dire la boucherie à terre, qui se fait sur le bord de la mer dans de grandes halles couvertes. On coupe la tête au thon, puis chaque poisson, quelque énorme que soit son poids, est chargé sur les épaules d'un seul portefaix, appelé bastagio, qui le porte au tancato, grand magasin où l'on suspend les thons en ligne par la queue[32].

Du haut des rochers, les Lestrygons se mettent à lancer des quartiers de roche énormes. Parmi les vaisseaux, s'élève un tumulte funeste d'hommes perdus et de bateaux brisés ; puis, perçant mes hommes comme des poissons, les Lestrygons les emportent pour un dégoûtant festin.

Dans le tancato, vraie boucherie, il se donne un autre spectacle très curieux, quoiqu'un peu dégoûtant. [Mais] je m'arrête ici, car je craindrais de faire partager à mon lecteur le dégoût dont j'ai été saisi chaque fois que j'ai assisté aux opérations de la mattanza di terra, qui sont toujours plus nauséabondes à mesure que la pêche touche à sa fin. Car, par la chaleur qu'il fait en ce pays en juin et en juillet et par le sang du thon dont s'abreuve le sol, ainsi que par toutes les parties inutiles du poisson qu'on jette à la voirie, l'air finit par être infecté et l'odeur devient insupportable[33].

Le thon se pêche ou se péchait sur toutes les côtes de la Sardaigne : La pèche est très abondante et, pendant la saison d'avril à juillet, les côtes de l'île sont fréquentées par les thons. Les navires, qui longent les côtes pendant la période de pèche de ce poisson, doivent être attentifs à éviter les madragues : ces engins pourraient occasionner de graves avaries et mettre en péril le bâtiment lui-même[34]. Il est une saison de l'année où, récemment encore, l'île tout entière  le vivait que pour cette pêche du thon :

Au commencement d'avril de chaque année, toutes les côtes de Sardaigne où l'on a établi des mandragues deviennent des endroits de bruits, d'affaires et d'arts, ainsi qu'un marché de négociations. De toutes parts, y arrivent des bâtiments avec des sommes considérables d'argent pour se pourvoir de thon salé. Les Sardes, curieux de jouir du plaisir inexprimable de la pèche, y arrivent en foule de l'intérieur du royaume et ils sont reçus avec générosité par les propriétaires de la pèche, qui donnent à tous les étrangers non seulement la table très splendidement servie, mais en outre ils font à chacun, au moment du départ, le cadeau d'un thon proportionné à la qualité de la personne, ne fût-ce qu'un paysan ou un domestique[35].

Mais les côtes orientales de Sardaigne, sur la mer italienne, sont bien moins poissonneuses que les côtes occidentales sur la mer espagnole. En réalité, les madragues et matanzas ne fonctionnent que sur cette côte occidentale, et deux parages surtout possèdent les plus grandes : au Sud, c'est l'île Piana, dans le voisinage de l'ancienne Ile des Éperviers, E-nosim ; au Nord, c'est le golfe de Porto-Torrès, qui s'étend depuis les iles Asinara jusqu'à l'entrée des Bouches, jusqu'au voisinage de notre Puits. Le périple sémitique, qui décrivait cette côte, devait décrire aussi cette pèche. Il est probable que les madragues n'étaient point encore inventées. C'étaient les baies et les golfes en culs-de-sac qui servaient alors de chambres de mort. Les pirogues des indigènes tâchaient d'y pousser les bandes de thons, qui devaient alors être innombrables. Il semble bien que le nom même du thon, θύννος, ne soit que la transcription grecque du than ou thun sémitique. L'Écriture emploie ce dernier mot sous la forme tnannin pour désigner les monstres de la mer. Les thons sardes sont parfois de véritables monstres, aussi gros que des cétacés : En Sardaigne, quand le thon pèse moins de cent livres, on ne l'appelle que du nom de scampirro, dérivé de scomber, nom générique de la famille ; de cent à trois cents livres, ce n'est encore qu'un demi-thon, mezzo tonno ; ceux de mille livres ne sont pas rares. Le P. Cetti prétend qu'on en a pris quelquefois de dix-huit cents livres.

Les Instructions nautiques conseillent à nos marins de veiller aux madragues, par crainte des avaries : le périple odysséen, pour d'autres raisons, conseillait aussi d'éviter ces chambres de mort. Nous connaissons la prudence de ces premiers navigateurs et le soin qu'ils mettent à ne point trop s'éloigner de la mer libre. Chez les peuples sauvages surtout, ils aiment à ne pas entrer dans les ports profonds. Ulysse ne suit pas le gros de sa flotte jusqu'au fond du Puits ; il amarre son bateau près de l'entrée, à une pierre.

La pointe méridionale de la Corse, qui se dresse sur l'autre rive du détroit, en face de notre Puits des Sardes, s'appelle la Pierre Percée, Pertusato : La falaise est évidée dans sa partie inférieure ; l'ouverture qui la traverse de part en part l'ensemble à une arche de pont[36]. C'est juste au Sud de cette Pierre Percée, que s'ouvre un port sarde, tout voisin de notre Puits. Nous l'avons décrit sous le nom de Porto-Longone ou Longo-Sardo. Le nom qu'il porte aujourd'hui peu sembler en rapport avec sa forme longue et étroite : ce nom vient en réalité d'une autre cause et date de l'antiquité, car l'Itinéraire d'Antonin fait mention de ce mouillage de Longones. Longon, λογγών, était un nom de lieu fort répandu en cette mer occidentale, sur les côtes insulaires, Sicile, Sardaigne et île d'Elbe. C'était moins un nom propre qu'un nom commun. Longon désignait, en effet, les mouillages qui sont pourvus de pierres percées pour attacher les navires. Syracuse et Catane avaient leur longon ou longones, λογγώνες, et les scholiastes nous expliquent que ces longones sont tout à la fois des ports et des pierres percées pour recevoir les amarres[37]. Le Longon de Sardaigne devait probablement son nom a quelque pierre ainsi trouée. Près du Puits, le périple odysséen décrivait sans doute ce refuge de la Pierre Trouée (d'où le détail imaginé par notre poète) : c'était, derrière le Cap de l'Érèbe, le premier qui s'offrit aux navigateurs engagés sur le chemin de la nuit.

 

Source de l'Ours, Pierre de la Colombe, Port Profond, Guette, Chambre du Massacre, Pierre Trouée : il semble bien que cette côte sarde des Bouches nous rende tous les sites et, en même temps, tous les épisodes de l'aventure odysséenne. C'est en ce Puits qu'Ulysse est venu débarquer : la carte sous les yeux, nous pouvons le suivre pas à pas.

Poussé peut-être par les mêmes vents du Sud, qui déjà l'avaient ramené dans l'île Aioliè et qui mettaient Aiolos en si belle fureur, Ulysse a vogué six jours et six nuits avant d'atteindre la Laistrygonie : il arrive le septième jour. Nous savons quelle place la semaine tient dans les mesures et périples sémitiques. Il est possible que la semaine ne soit ici qu'une façon de parler : nous disons aujourd'hui une huitaine de jours, sans attacher à ce nombre l'idée de huit jours pleins. Entre l'île Aioliè, qui est la sortie du détroit sicilien, et la Laistrygonie, qui est l'entrée du détroit sarde, les périples phéniciens devaient compter une semaine environ. En droite ligne, travers la haute mer, six cents kilomètres au plus séparent ces deux points. Mais les premiers navigateurs ne suivaient pas cette route droite. Ils allaient au long des côtes italiennes, qu'ils remontaient vers le Nord jusqu'à l'île de Kirkè et, de là coupant vers l'Ouest, ils arrivaient aux Bouches, ou bien, de Stromboli à Didymè et à Ustica, ils suivaient d'abord le pont des îles Éoliennes pour atteindre le bout méridional de la Sardaigne, dont ils longeaient ensuite la côte orientale. A ce trajet, ce n'est plus six cents kilomètres, mais c'est huit ou neuf cents pour le moins qu'il faut compter entre Stromboli et les Bouches de Bonifacio. Avec un bon vent continu, les bateaux homériques n'eussent pas mis une semaine à franchir cette distance. Mais, en ces parages, les vents de Nord règnent en maîtres et, pour venir des mers siciliennes aux Bouches, il faut lutter contre eux et souvent recourir au dur travail de la rame.

Avec ces vents contraires ou peu favorables, une semaine est tôt passée : le plus souvent, six jours et six nuits peuvent à peine suffire pour franchir ces neuf cents kilomètres.

La flotte d'Ulysse entre dans le Puits. Un seul vaisseau demeure sous les roches du goulet, sous la Guette escarpée. La rade et les environs sont déserts. Les indigènes n'habitent pas à la plage. A la mode du temps, leur ville haute est à l'intérieur. La piraterie règne alors sur les Bouches, comme elle y régnera jusqu'à nos jours. Il faudra la paix romaine pour permettre sur ces côtes l'établissement des villes maritimes à Tibula et à la Tour de Libyson ; la paix anglaise a fait de nos jours revivre ces mouillages sous les noms de Santa-Teresa et de Porto-Torrès. Mais, dans l'intervalle de ces deux paix, treize ou quatorze siècles de pirateries gothiques, vandales, arabes, pisanes, génoises, catalanes, barbaresques et franques, chassent les habitations vers le haut pays. Il y a un siècle à peine, les corsaires de Tunis et d'Alger arrivaient encore chaque printemps. La Sardaigne du Nord a encore aujourd'hui ses grandes villes, Tempio, Nulvi, Osilo, Sassari, etc., loin de la côte, au sommet des collines ou des montagnes.

La ville de Sulci s'était longtemps maintenue sur la mer du Sud, au bord de la lagune poissonneuse qui sépare de la grande terre la presqu'île de San-Antioco. Sulci était célèbre par ses salines, ses pêcheries et ses reliques de saint Antioche. Les pirates furent les plus forts. Au début du XVIIe siècle, les habitants de Sulci durent abandonner leur territoire. Ils montèrent avec leurs reliques à Iglésias. Mais ils eurent soin de dresser un contrat et de spécifier que, chaque année, le corps du saint irait en procession revoir son ancien domaine et qu'un jour il redescendrait s'y fixer de nouveau, quand les pirates disparus permettraient à Sulci de renaître. La conquête française de l'Algérie et la thalassocratie anglaise ayant, au cours du XIXe siècle, supprimé les pirates, Sulci s'est relevée sous le nom de San-Antioco. Les habitants de la nouvelle ville ont alors réclamé leur saint. Mais les chanoines d'Iglésias refusaient de s'en dessaisir : ces reliques, entourées de la vénération populaire, étaient leur meilleure source de revenus. II fallut un décret royal pour leur faire exécuter le contrat et rendre la châsse[38]. En 1812 encore, les Tunisiens ravagent le pourtour de la Sardaigne : nos îles des Bouches ont toujours leurs Gardes des Turcs. Durant ces siècles de piraterie, les grèves portent seulement quelques châteaux, où les thalassocrates installent une garnison et que les indigènes assiègent, tel ce Château des Sardes, à la porte occidentale des Bouches, qui n'a de sarde que le nom : Castel Sardo, sur un rocher à l'embouchure du Frisono, fondé par les Doria vers 1102, a été successivement Castel Genovese, Aragonese, jusqu'à ce qu'il reçût, en 1769, le nom national de Sardo. Cette place, forte seulement par sa position au bord de la mer, qui, à l'exception d'un isthme étroit, l'environne de toutes parts, n'est point réparée[39].

Au temps des pirates phéniciens, la ville des Lestrygons n'est donc pas à la côte. Mais une route y conduit de la mer. Débarqués au fond du port, les deux hommes et le héraut d'Ulysse trouvent aussitôt cette route charretière, qui du haut des montagnes amène à la ville les chars des bûcherons.

Aujourd'hui Sassari est la grande ville des Sardes sur cette façade septentrionale de leur île. Assise à vingt kilomètres de la côte, au sommet de hautes collines, Sassari est une Ville Haute avec une échelle à ses pieds, Porto-Torrès. Les Instructions nautiques nous décrivent l'échelle et la ville : Ce petit port, de date ancienne, sert de port de commerce à Sassari et au district de ce nom. Le pays autour de Porto-Torrès est aride et n'offre à la vue que des bruyères et quelques palmiers épars. Une bonne route macadamisée conduit à Sassari, à 20 kilomètres, et de là a Cagliari, à 270 kilomètres ; les communications entre ces villes sont régulières et constantes. Un chemin de fer de 20 kilomètres relie Porto-Torrès à Sassari. Seconde ville de l'île (36.300 hab.), chef-lieu de province, siège d'un archevêché et d'une université, Sassari est à 220 mètres de hauteur. Elle est entourée de murs avec des tours, possède un vieux château fort, un palais du gouvernement et d'autres établissements publics. La fameuse fontaine en marbre de Rosello est en dehors, près de la porte Macalla, au N.-E. de la ville[40]. La Haute Ville des Lestrygons, avec son palais élevé et ses nobles demeures, avec sa fontaine extérieure ou viennent puiser les filles, était de tous points semblable à Sassari. Lais, suivant cette loi de symétrie que nous retrouvons toujours en nos études topologiques, elle n'était pas sur la même côte. Sassari, au voisinage occidental des Bouches, n'est la grande ville des Sardes que depuis les temps aragonais : Le château de Sassari fut bâti en 1330 par Raymond de Monte Pavone, premier gouverneur général du Lugodoro sous les Aragonais ; parmi les écussons sur la façade de cet édifice, conjointement avec l'armoirie barrée des rois d'Aragon, on en remarque un où se trouve figuré un paon[41]. Ce fut pour la commodité des Aragonais, venus de l'Occident, que Sassari vint s'asseoir au voisinage de la mer occidentale. Au temps de nos premières marines, les thalassocrates arrivaient du levant : les Sardes avaient donc leur grande ville sur la façade nord-orientale de l'île, à l'entrée levantine des Bouches, non loin du Puits qui leur servait d'échelle, et non loin de la Source de l'Ours qui leur servait de fontaine.

La province sarde qui borde l'entrée levantine des Bouches s'appelle la Gallura. C'est une région particulière, une province isolée, qui tient à peine au reste de la Sardaigne : Les habitants de cette province passent pour les plus intelligents parmi les Sardes. Ils ont plus de facilité pour certaines études, pour la poésie et pour les chansons improvisées. Leur langage se rapproche plus de l'italien que du sarde ; c'est-à-dire, il tient du dialecte corse, ce qui d'ailleurs est tout naturel. Car jusqu'à ce jour la Gallura, privée de ponts et de routes, communiquait plus difficilement avec les autres provinces de l'île qu'avec la Corse, qui n'en est séparée que par un fort petit détroit[42]. Le détroit, en effet, grâce au pont des ilots, établit une intimité permanente entre la Corse et la Gallura. Mais avec le reste de la Sardaigne la Gallura jusqu'à ces dernières années n'avait en réalité aucune communication, à cause de l'infranchissable barrière des monts Limbarra.

Cette barrière, coupant la Sardaigne septentrionale d'Est en Ouest, depuis la mer italienne jusqu'à la mer espagnole, du golfe de Terranova aux plages de Castel-Sardo, est un mur de granit dont la hauteur moyenne dépasse douze cents mètres. Vers le Sud, vers le reste de la Sardaigne, ce mur tombe à pic dans la vallée marécageuse de Terranova ou dans les gorges du fleuve Coghinas, si bien que, de ce côté, c'est un véritable rempart et comme un front continu de forteresse, longé par une ligne de fossés : au flanc de ce rempart, à grand'peine, les Italiens aujourd'hui ont accroché les lacets de leur petit chemin de fer pour rejoindre la Gallura à leur port de Terranova sur la mer du levant. Vers le Nord, au contraire, vers les Bouches, les monts Limbarra descendent longuement par cinquante ou soixante kilomètres de croupes, de vallées creuses, de chainons secondaires, de dômes isolés, de massifs et de plainettes, bref par cette Arcadie de la Gallura, dont une rivière assez importante, la rivière Liscia, amène les eaux dans le voisinage de notre Puits. Comme ses torrents, la Gallura a sa pente naturelle vers les Bouches. Jusqu'à ces dernières années, jusqu'à l'établissement du petit railway de Terranova, c'est vers les Bouches seulement que la Gallura tournait son commerce et sa route.

Cette Arcadie a maintenant sa grande ville au pied même des monts Limbarra, à Tempio : Ce n'est que depuis une trentaine d'années que le village de Tempio fut mis au rang des villes de la Sardaigne. Il faut dire cependant que c'était déjà depuis bien longtemps le siège d'un évêque, de l'intendant de la province, d'un commandant militaire et d'un tribunal et que, malgré son nom de village, on l'a toujours considéré depuis deux siècles comme le chef-lieu de toute la grande région de Gallura.... Toutes les autres populations de cette province, sans compter celles des îlots voisins, sont éparses dans des stazzi ou espèces de bergeries isolées, groupées entre elles sous le nom de cussorgie[43]. Cette capitale actuelle de la Gallura est assez éloignée de la côte des Bouches, — à plus de quarante-cinq kilomètres. Elle a pourtant sur cette côte ses deux échelles, Santa-Teresa près de Porto-Longone, et Palau ou Parau au pied de l'Ours, en face de la Maddalena.

Avant le railway de Terranova, c'est par ces deux échelles de Santa-Teresa et Palau que la Gallura faisait tout son trafic. Grâce à la. vallée de la Liscia, une toute naturelle, que l'homme ne lit qu'accommoder, descendait vers ces échelles : En sortant de Tempio pour se rendre à Santa-Teresa ou à l'île de la Maddalena, on suit d'abord un seul chemin jusqu'à un lieu nommé Luogo Santo, qui se trouve à cinq heures de marche à cheval loin de la ville. On y trouve quelques stazzi groupés ensemble, formant un embryon de village. De Luogo Santo, partent deux chemins, celui de gauche qui conduit au village de Santa-Teresa, et celui de droite que l'on parcourt pour se rendre à la Maddalena. Ils traversent tous les deux un pays fort accidenté et boisé, dont le sol est granitique. Pendant ces deux trajets de quatre longues heures à cheval, on ne voit rien lui soit digne d'être mentionné[44]. L'embranchement de gauche vers Santa-Teresa atteint la côte des Bouches au fond même de notre Puits : en réalité Tempio devrait avoir son débarcadère de l'Ouest à Dispensa, sur la plage sablonneuse qui termine Porto-Pozzo. L'embranchement de droite vers la Maddalena atteint le bord de la mer à Palau : dans cette anse de Palau, il y a une source où l'on peut faire de l'eau et qui a longtemps approvisionné l'archipel de la Maddalena. C'est notre Source de l'Ours : l'embranchement de droite conduit donc à la fontaine Artakiè vers laquelle descendait la fille du roi des Lestrygons.

Aux temps de l'Odyssée, les deux embranchements existent déjà. Au fond du Puits, le héraut et ses deux hommes ont trouvé l'embranchement de gauche et l'ont remonté. A la bifurcation, ils ont rencontré la forte fille d'Antiphatès, qui descendait à la fontaine Artakiè, où les citadins s'approvisionnent. La princesse leur a indiqué la ville. Ils y sont allés.... La ville des Lestrygons était alors moins éloignée de la côte que Tempio ne l'est aujourd'hui. La ville d'Antiphatès devait être proche de la bifurcation des routes, dans le voisinage de la source. Le poète odysséen nomme cette ville Télépylos. Les commentateurs et scholiastes ont beaucoup discuté sur la valeur et sur le sens du mot. Est-ce un nom propre ? n'est-ce qu'une épithète ? Je crois pour ma part que Télépylos, comme Nesos Lakheia ou Nèsoi Thoai dans ce même poème odysséen, est un nom propre. L'onomastique grecque nous offre des Pylos et Thermo-pylae, que nous avons appris à bien connaître : Télé-pylos, disent les scholiastes, est la ville dont les portes sont distantes ou très larges, ou bien c'est la Porte habitée quelque part au loin[45]. Ce nom grec est obscur : peut-être deviendrait-il plus intelligible si nous retrouvions l'original dont il n'est qu'une exacte traduction. Dans cette région nord-orientale de la Sardaigne, les géographes gréco-romains connaissent une ville de Erycion ou Erycinon, Erucium. Nous n'en savons pas l'emplacement exact. Mais nous voyons par le texte de Ptolémée que ce n'était pas un port : c'était la première des villes continentales, en partant du détroit[46]. Les éditeurs du Corpus Inscriptionum Semiticarum ont, avec raison, je crois, rapproché cette Eruc-ion ou Eruc-inon sarde de tels noms siciliens, Eryx, Eryc-é, Eric-inè, qui semblent de même origine[47]. Sur les côtes occidentales de Sicile, Eryx est une montagne où l'Astarté phénicienne a planté son sanctuaire et son nom de Eruk'Aïm. Ce nom est une épithète divine, que nous font connaître les inscriptions phéniciennes du lieu et qui rentre dans une catégorie de titres analogues, Oz'-Aïm, par exemple. Le sens de cette épithète divine est : Notre-Dame Longueur de Vie ou Prolongation de Vie. Car la racine arak exprime les idées de longueur, d'extension, d'éloignement ; les formes participiale et adjective erouk et erek, seraient exactement rendues par longus ou longinquus en latin, par makros ou tèlos en grec. La Bible, comme les inscriptions de l'Éryx, nous donne plusieurs exemples d'épithètes ou de substantifs composés, faits de cet adjectif erouk ou erek et d'un complément : si les inscriptions phéniciennes disent erek-'aïm, vitæ longæ, nous trouvons dans la Bible erek-naphes, long-animis, erek-iamim, long-ævus, erek-rouah, erek-aphim, etc.

Je crois que la Télé-pylos odysséenne nous donne le véritable nom complet de l'Eryc-ion sarde : c'était la ville aux larges portes, erouk'a-sa'arint. Ce nom complet s'abrégea dans l'usage courant et, surtout, d'âge en âge. Quand, les Phéniciens disparus, le véritable sens fut oublié, le second terme tomba, ainsi qu'il arrive fréquemment dans les onomastiques transmises. Il est possible même que, dès l'origine, ce second terme fût le plus souvent omis, sous-entendu : la Bible nous parle d'une ville de Erek, tout court, et une inscription phénicienne de Sardaigne invoque Astarté Erek, tout court aussi[48]. Ce n'est pas autrement que Eruk'a Sa'arim devint Eruk'a tout court, d'où les Gréco-romains firent leur Eruc-ion ou Eryc-inon. Les descriptions de la Tempio actuelle nous expliquent clairement la signification de ce nom propre :

Les maisons de Tempio sont toutes construites en dalles ou plutôt en parallélogrammes allongés de granit, que l'on fend régulièrement avec des coins en fer. Ces pièces sont posées l'une sur l'autre et à peine liées ensemble par un mortier d'argile et fort rarement par de la chaux, car cette substance coûte très cher, puisqu'il a fallu la faire venir de fort loin à dos de cheval : les seuls endroits de la Gallura où la nature ait placé la pierre calcaire sont le promontoire Figari et l'île de Tavolara.... Ces constructions sont très solides. Les maisons de Tempio présentent au dehors un aspect tout particulier, mais un peu massif[49]. — Ce riche village de Tempio, comme la plupart des autres villages de la Gallura, est bâti entièrement de pierres d'un granit très dur et très brillant. Quelques-unes de ces hautes maisons, avec un peu d'architecture, seraient des palais dignes de Venise, de Borne ou de Florence[50].

Toute la Gallura est granitique, semée d'énormes pierres que, de tout temps, les hommes ont empilées pour leurs constructions et leurs monuments. Pierres Levées de six mètres de haut et qui portent le nom de Perda-Lunga, Pierre Longue ; Tombeaux des Géants qui portent le nom de Perda-Latta, Pierre Large ; Nouragues qui se distinguent des constructions cyclopéennes, formées de polygones irréguliers, par les assises régulières et horizontales des pierres qui les composent[51] : toutes les constructions de la Sardaigne primitive offrent le même aspect de murs ou de blocs énormes. La porte des nouragues est ordinairement très basse, de façon qu'un homme a quelquefois de la peine à y entrer autrement qu'à plat ventre ; mais la difficulté cesse presque toujours, lorsqu'il a dépassé la largeur de la pierre d'architrave, qui est plus longue et plus large que toutes les autres[52]. J'imagine notre ville sarde aux Larges Portes comme une autre Mycènes avec de gigantesques entrées, basses, mais très larges. Cette ville sarde a son agora, toute semblable aux piazzas des villes actuelles. Dans ces villes de la Sardaigne septentrionale, les rues escarpées sont des espèces de précipices bâtis ; à Sassari et dans tout le Logudoro, la rue principale, ou plutôt le moins étroit de ces abîmes, s'appelle improprement la Piazza.... Sassari n'a qu'une longue rue appelée assez improprement la Piazza, nom donné dans le Logudoro à la rue principale, au Corso : la Piazza de Sassari traverse toute la ville horriblement bâtie[53].... Dans cette Piazza se trouvent les principales boutiques, les cafés et les magasins les plus riches et les plus élégants[54]. Sur la piazza de Télépylos, Antiphatès flânait, la cape à l'épaule, quand sa femme l'envoya quérir.

Le site exact d'Érycion est encore inconnu. La géographie antique de cette Sardaigne du Nord est fort incertaine. Ptolémée et l'Itinéraire d'Antonin ne donnent que des renseignements imprécis ou contradictoires. Les historiens et géographes modernes ont promené la ville d'Érycion dans toute la Gallura, depuis le golfe d'Arzachena jusqu'aux plages de Castel Sardo[55]. A nous en tenir au texte de l'Odyssée, il semble que Télépylos, tout, en étant bâtie à l'intérieur des terres, ne devait pas être très éloignée de la côte : les hommes d'Ulysse semblent y parvenir rapidement ; il faut d'ailleurs que la source de l'Ours puisse servir de fontaine suburbaine : J'admirai l'aisance des belles filles de Tempio, bien drapées et pieds nus, à la taille svelte, venant puiser l'eau à la fontaine et portant leurs seaux légèrement sur la tête sans y toucher, raconte Valéry comme pour commenter les vers odysséens : ils rencontrèrent devant la ville la forte fille d'Antiphatès qui s'en allait à l'eau ; elle descendait vers la fontaine de l'Ours au beau courant, où les citadins vont chercher leur eau.

Valery ajoute : Le plus beau point de vue de Tempio est de la chapelle Saint-Laurent, vue mêlée de collines, de rochers, de vallées et de mer.... La salubrité, la légèreté de l'air de Tempio a produit la santé, la fraicheur, la force, la beauté, le courage, l'intelligence des habitants ils sont à tous égards les plus renommés de l'île[56]. Le périple odysséen devait aussi vanter la taille, la force et la beauté des grands et vaillants montagnards, de leurs femmes et de leurs filles : ΐφθιμος, ίφθίμη, le fort, la forte, sont les épithètes qui reviennent dans le poème pour les unes et pour les autres. Les hommes sont des géants. Les femmes sont d'une taille effrayante, hautes comme des montagnes.

 

Cette taille des montagnards et montagnardes du Nord frappe d'autant plus les navigateurs en Sardaigne que les plaines méridionales de l'île sont malsaines, infectées de paludisme. Dans le Sud et l'Ouest, l'intempérie, la malaria, abâtardit la race et, minant les individus, les rend maigres et malingres. La Gallura, au contraire, est indemne de marais et de fièvres. Sauf quelques plages au fond des rades sablonneuses, toute cette région est remarquablement saine. Pays de hautes montagnes et de grands vents du Nord, de forêts et de clairières, de pâturages et de troupeaux, de sources et d'eaux courantes, c'est une Arcadie véritable, un coin de Suisse méditerranéenne, dont les bergers ont gardé, jusqu'à nous leur libre vie au grand air et leurs mœurs d'autrefois. La gaieté de ces montagnards, leur goût pour les chansons et pour la poésie a toujours été vanté des voyageurs : Ce goût est inné chez les Sardes et surtout chez les gens de la campagne, qui charment le temps de leurs travaux et de leurs voyages à cheval avec des chants continuels. Bien souvent leurs chansons sont improvisées. Elles roulent alors sur les événements récents du pays ou du canton, et même sur le voyageur que les Sardes accompagnent, si le chanteur est un guide au un cavalcante. Les femmes, dans la Gallura, prennent parti contre les hommes dans une lutte galante en chansons improvisées, qui sont remarquables par la finesse des allégories.... Lorsque dans la province de Gallura on vient d'achever la tonte, on épluche la laine brute en commun. Les femmes et les filles s'asseyent en cercle et les hommes rôdent autour. Pendant le travail, ce n'est que chants ou succession de strophes chantées. Ces strophes sont quelquefois improvisées et il s'établit des dialogues rimés au sujet d'une fleur offerte et souvent refusée, d'une déclaration[57], etc. Les bergers de Virgile ne chantent pas autrement :

malo me Galatea petit, lasciva puella,

et fugit ad salices, et se cupit ante videri[58].

Le perfectionnement social et le progrès des bergers de la Gallura n'ont point altéré leur caractère ni leur physionomie poétique. Ils continuent de chanter leurs vers improvisés. Quelquefois deux de ces bergers, à la manière de ceux des Bucoliques, se mettent à lutter par des chants alternatifs,

alternis igitur contendere versibus ambo

cœpere,

et ils se font, avant de préluder, les mêmes politesses. Les compositions de ces Corydons et de ces Thyrsis sardes sont fort peu répandues, car il n'y a point là de sténographes. Je dois à un chanoine des environs de Tempio le texte de plusieurs de ces improvisations. Voici la plus remarquable :

Dis-moi, toi, Pierre d'Achena,

Que je veux interroger ;

Si n'ayant rien à manger,

Je trouve de quoi prendre.

Pendrai-je le bien d'autrui ?

Si tu demandes un conseil,

Je veux bien te le donner.

Si tu n'as pas à manger

Et si tu trouves à prendre,

Bien fou si tu ne prends pas, etc.

Cette facilité poétique des Sardes parait antique, témoin ce Tigellius (de Sardaigne), improvisateur de César et d'Auguste, chanteur à la mode, peint par Horace[59].

Le berger sarde parle comme le berger des Bucoliques :

Dic mihi, Damœta, cujum pecus ?

et il s'accompagne comme lui de la flûte à deux ou trois roseaux, la launedda. Ce jeu de chansons alternées, est fort ancien sur les rivages de la mer occidentale. Les Hellènes nous disent que leurs poètes avaient emprunté la bucolique aux indigènes de la côte sicilienne : c'est à Tyndaris, sur la côte Nord de la Sicile[60], que ce genre littéraire aurait été créé. Les navigateurs du périple odysséen me semblent avoir rencontré déjà ces tournois poétiques sur les côtes de la Sardaigne. Car le berger qui interpelle un berger, le bouvier qui cède la place (ou la parole) à un gardeur de moutons, si bien que entre (en scène) quand l'autre en sort, ont une ressemblance assez remarquable avec les bergers de la bucolique. Le vers odysséen : le berger interpelle en entrant le berger qui lui répond en sortant, me semble nous donner la meilleure définition de ce genre littéraire. Virgile dirait :

et cantare pares et respondere parati.

Nous en trouverions un autre exact équivalent dans tels vers de Théocrite : Le premier donc, se tournant vers Daphnis, Ménalkas parla : Ô berger des bœufs mugissants !.... etc. Daphnis lui répondit : Ô berger des brebis à l'épaisse toison ![61]

D'ordinaire, dans la bucolique, c'est un berger de bœufs, et un berger de moutons qui sont aux prises : L'aimable Daphnis, le bouvier, rencontra Ménalkas qui paissait les moutons sur les monts élevés[62].

Ici encore, un vers odysséen semble n'être qu'un résumé de ces deux vers de Théocrite :

τόν μέν βουκολέων, τόν δ' άργυφα μήλα νομεύων.

D'ailleurs, le passage, de part et d'autre, est le même ; les mêmes hautes montagnes viennent tomber à la mer, et les guettes du thon se dressent de chaque côté de la baie[63].

Et l'occasion de ces chants est aujourd'hui la même qu'autrefois. Aujourd'hui c'est pendant la tonte et la récolte de la laine ; jadis c'était pendant la coupe et la récolte du blé ; la dixième bucolique de Théocrite est intitulée les Travailleurs ou les Moissonneurs, Έργατίναι ή Θερισται : ces chants conviennent aux hommes peinant sous le soleil[64].

Et le berger qui ne s'endort pas, l'homme vraiment éveillé (le texte odysséen à άυπνος, comme le grec moderne dit έξυπνος : nous disons éveillé, intelligent), le berger le plus intelligent gagne un double prix, car ces chants alternés sont des concours et des joutes, où chacun des rivaux doit déposer un enjeu[65].

Les bergers de Virgile exigent pareillement le dépôt de l'enjeu, du gage :

MEN. — Vis ergo inter nos quid possit uterque vicissim

experiamur ? ego hanc vitulam (ne forte recuses ;

bis venit ad muletram ; binos alit ubere fetus)

depono : tu, dic mecum quo pignore certes.

DAM. — De grege non ausim quicquam, deponere tectum.

Le vainqueur à la fin touche, lève — le poète odysséen dit έξήρατο — les deux enjeux : Thyrsis reçoit les deux récompenses, δοιούς μισθούς, la chèvre et la coupe.

En cette lutte poétique, l'énigme et l'allégorie, aujourd'hui comme autrefois, tiennent une grande place. Les voyageurs nous disent que les bergers de la Gallura se posent en vers des devinettes toutes semblables à celles de Damœtas et de Ménalkas :

Die quibus in terris, et eris mihi magnus Apollo,

tres pateat cœli spatium non amplius ulnas ?

Peut-être au cas où l'explication donnée plus haut des chemins la nuit ne paraitrait pas suffisante, — peut-être faudrait-il examiner si nous n'aurions pas comme un écho de ces énigmes dans le vers de notre poète sur les chemins si proches du jour et de la nuit.

Je crois que le poète odysséen trouva dans son périple la description de ces fêtes et tournois sardes, peut-être même quelque modèle de ces chansons. Ce n'est pas autrement que le périple d'Hannon nous décrit les bamboulas des nègres sénégalais et leurs danses nocturnes au son des flûtes, des cymbales et des tambourins[66].

En tout cela, nos Lestrygons apparaissent comme un peuple aussi réel que les Kyklopes. Ici encore, le poète ne fait que nous décrire tout à la fois la côte et les mœurs, les mouillages et le commerce des indigènes.

Ces montagnards de la Sardaigne ne peuvent offrir aux Peuples de la mer que les produits de leurs troupeaux et de leurs montagnes : du lait, du fromage, de la laine et des bois. Nous savons que les bois ont toujours chance de trouver clientèle chez les navigateurs, qui toujours en ont besoin pour leurs bateaux et pour leurs villes. La Sardaigne est restée jusqu'au milieu du dernier siècle une terre de grandes forêts et de beaux arbres. Les marins et les villes maritimes de l'Italie, de Provence et d'Espagne en ont toujours convoité les chênes, les sapins et les châtaigniers. Mais l'exploitation de ces forêts sardes a toujours été malaisée, presque impossible, faute de routes ou de pistes commodes pour mener le bois du sommet des. hautes montagnes jusqu'au bord de la mer :

Toute la région [du mont Urticu, sur la côte occidentale,] était couverte d'une magnifique forêt. Mais depuis quelques années celle-ci a été fortement endommagée par les coupes faites à plusieurs reprises avec peu de soin. On a abattu alors tous les chênes qui pouvaient servir comme bois de construction, et il n'est plus guère resté que des chênes verts. La forêt de Scano, que j'ai connue fort belle, fut exploitée en 1821 par des spéculateurs génois, qui ne tirèrent pas de cette coupe un profit équivalent au dommage qu'ils y ont causé. Ceci peut se dire de toutes les coupes que l'on a faites dans les autres parties de l'île et que l'on continue à faire aujourd'hui. La grande difficulté qu'éprouvèrent les concessionnaires de la forêt de Scano fut pour charrier les immenses pièces de bois jusqu'à la côte la plus voisine, qui est très mauvaise pour les bâtiments. Les patrons de ces bâtiments se faisaient payer un nolis énorme, en raison du péril qu'il y a de rester sur cette côte en chargement. Une autre forte dépense fut celle d'ouvrir, dans cette forêt et dans tout le trajet jusqu'à la mer, des routes praticables au chariot[67].

Cette côte occidentale de la Sardaigne fournit encore aujourd'hui des chargements de bois aux vaisseaux de Gènes et de Livourne : les Instructions nautiques disent qu'on exporte de Bosa des bois de construction. Pour établir ce commerce, il a fallu percer de grandes routes entre les ports occidentaux et les montagnes de l'intérieur. Ces percées furent longues et coûteuses à faire, la structure et la pente générale du pays ne s'y prêtant pas. Sur la côte septentrionale au contraire, les pentes de la Gallura et la vallée de la Liscia tracent une route naturelle, que les chars indigènes ont dû suivre toujours.

Le chariot actuel des Sardes est au moins aussi ancien que leur charrue. Il est divisé en deux parties, qui sont simplement posées l'une sur l'autre. Les roues sont fixées à l'axe, qui roule entre deux pièces échancrées. Elles sont pleines et formées de trois morceaux de bois joints ensemble. Le chariot sarde ressemble parfaitement au plaustrum des Romains et même à l'άμαξα des Grecs. Les roues pleines, formées de trois pièces, que lient encore deux traverses, et fixées à un axe mobile par un trou carré, sont exactement conformes à celles que les Romains appelaient tympana. On attelle des bœufs au chariot comme à la charrue.... Ce chariot sert à tous les travaux des agriculteurs : quand ils veulent transporter de la paille, de la terre, etc., ils placent contre l'intérieur des parois une espèce de natte, qui forme comme un grand panier. Cette voiture marche assez difficilement : le frottement de l'essieu produit un bruit très désagréable,

..... montesque per altos

contenta cervice trahunt stridentia plaustra[68].

Les compagnons d'Ulysse rencontrent ces chariots, ces amaxes des Lestrygons, lui, du haut des monts, amènent le bois vers la ville. Quel était le nom véritable de ces Lestrygons ? Nous avons vu que Opiques ou Oinotriens était le nom historique des Kyklopes. En ce Nord de la Sardaigne, les plus vieux noms de peuples indigènes que les Hellènes aient connus sont le nom des Balares, Βάλαροι, et celui des Korses, Κόρσοι. Ceux-là seuls, au dire de tous les géographes et historiens, sont des noms de peuples autochtones. Toutes les autres populations de l'île, Sardes, Ioléens, Iliens, Libyens, Ibères, etc., sont venues de la mer. Mais les Hellènes savaient aussi que Βάλαροι, Balares, n'est pas, à vrai dire, un nom propre : ce n'est, dans la langue des Korses, qu'une épithète signifiant fugitif, exilé, échappé, φυγάς, ou, comme diraient les insulaires actuels, bandit, banditto. A travers tous les siècles, nous voyons en effet la Gallura et les îles voisines se peupler d'exilés, de bandits corses : le dialecte de la Gallura est bien plus voisin du corse que du sarde. Balares n'étant qu'une épithète, le nom de Korses, déjà connu des Hellènes, était donc, dès l'origine, le seul véritable nom du peuple établi sur les deux rives corse et sarde des Bouches.

La Maddalena et toutes les îles qui l'avoisinent du côté de la Sardaigne, au Sud du détroit, n'avaient jamais été regardées comme dépendantes du royaume sarde avant l'année 1767. Alors seulement le. vice-roi Des haves y envoya une forée navale pour en prendre possession au nom du roi. Ces îles étaient à peine habitées par quelques familles de bergers originaires de Corse.... Celles-ci firent alliance avec les familles de bergers de la Sardaigne septentrionale et en fort peu de temps, il y eut en ce lieu une population de gens robustes, formée du sang des deux nations[69]... La colonie corse, qui s'établit il y a un siècle environ à la Maddalena, occupa d'abord le sommet, au point où se trouve aujourd'hui la petite église de la Trinité. Cette colonie s'accrut, depuis, des réfugiés fuyant la conscription de l'Empire[70].

Dans l'archipel de la Maddalena, nos cartes connaissent encore le Cap des Réfugiés, Punta Banditti : les Grecs et Romains auraient dit le Cap des Balares. Si l'on voulait chercher quelle put être pour les premiers navigateurs sémitiques l'exacte traduction de balaros, banditto, φυγάς, on verrait aussitôt qu'il faut recourir à la racine s.r.d, qui signifie tout à la fois s'enfuir et s'échapper, quitter sa maison et éviter le danger. Les Hébreux et les Arabes ont l'adjectif sarid, pour désigner le fugitif, l'errant, ce qui reste d'une tribu ou d'une armée après une razzia ou une défaite. Cette forme sarid, ou des formes équivalentes, saroud, sared, etc., traduiraient donc banditto et balaros. Les Hellènes savaient que le héros Sardos, venu de Libye, était un descendant d'Héraklès. Je crois qu'en effet le nom des Sardes vint de Libye : ce ne fut que la traduction phénicienne de Balares. Les premiers navigateurs eurent ici leur pointe des Balares, des Sardes : non loin de la source Artakiè, cette pointe jusqu'à nous a gardé le nom de Punta di Sardegna : ce n'est, je crois, qu'une antique Pointe des Bandits. Car cette pointe Sardegna n'est pas, comme le cap Corse dans l'autre île, la première extrémité de la terre insulaire qui s'offre aux navigateurs. Mais, derrière l'abri des îles de la Maddalena, ce dut être la pointe des Sardes, des Fuyards, des Korses fugitifs, qui, dès les temps phéniciens, venaient débarquer en ces rades de Liscia ou de Mezzo-Schiffo, comme aujourd'hui ils viennent à Porto Longone et Santa-Teresa.

Je me rendis par une détestable embarcation à Longo-Sardo. Je fus reçu dans la maison d'un Corse, M. Antoine Peretti, fixé en Sardaigne après avoir été obligé de quitter la Corse, par suite d'une rixe qui avait éclaté le jour de Pâques dans l'église d'Olineto, sa patrie, scène du Moyen Âge où deux hommes périrent, plusieurs furent blessés, et qui valut à Peretti un coup de stylet. Après dix-huit ans d'exil, Peretti a été récemment acquitté par la cour royale de Bastia et il pourrait rentrer dans son île natale. Cet homme extraordinaire, dont je savais le courage et les aventures et que depuis longtemps je désirais connaître, était en fuite à on arrivée en Sardaigne et caché à cause d'une affaire entre la douane et les contrebandiers, à laquelle il s'était, disait-il, mêlé accidentellement et où il fut atteint d'une balle dans le ventre. A mon passage par Longo-Sardo, Peretti était encore obligé de garder la campagne après sa querelle avec mi médecin qu'il taxait d'impertinence et que, trop susceptible, il avait fortement contusionné à la tête, du manche de son stylet.

Je crois que le poète odysséen avait déjà dans son périple, ce Cap des Fuyards : sa mode ordinaire, c'est de ce nom de lieu qu'il a tiré l'aventure de son roman. Car nous savons comment il procède. Nous avons vu comment le périple lui racontait les colères et les apaisements du Stromboli, les changements d'Aiolos, suivant la direction des vents, et comment le poète en imagina le double voyage d'Ulysse chez Aiolos et la double réception, bienveillante par le  vent du Nord, irritée par le vent du Sud. Dans notre île des Sardes, près de la Pointe des Fuyards, le poète n'imaginera que fuites. C'est d'abord la fuite des hommes envoyés pour explorer le pays. C'est ensuite la fuite d'Ulysse lui-même qui ne tire sa vaillante épée que pour couper ses amarres et s'enfuir en abandonnant le gros de sa flotte. Si l'épisode de Kalypso est la Captivité d'Ulysse, si l'épisode de Charybde et Skylla est le Naufrage, l'épisode des Lestrygons est la Fuite. Dans l'ensemble et dans les détails, tout l'épisode des Lestrygons a été combiné pour cette fuite : le gros de la flotte, qui ne devait pas en réchapper, est allé mouiller dans le port creux ; le seul bateau d'Ulysse, qui devait s'enfuir, est resté en dehors. Ni chez le Kyklope, ni chez Kirkè, ni chez Skylla, Ulysse n'abandonne ainsi ses compagnons : d'ordinaire, quand il tire son sabre, c'est pour défendre ses équipages et non pour les trahir. Mais ici nous sommes dans l'île de la Fuite, en Sardaigne.

Le périple devait aussi fournir a notre poète le nom des Korses. Pausanias (ou l'auteur copié par lui), après nous avoir renseignés sur le vrai sens du mot balaros et sur l'origine libyenne des héros sardes, ajoute que l'île nommée Kurnos par les Hellènes avait reçu des Libyens son nom de Korsika[71]. Si Korsos est de même origine que Sardos, il faut le rapporter à la racine sémitique k.r.s, qui signifie mordre, déchirer[72], tant au propre, c'est-à-dire couper et broyer avec les dents, qu'au figuré, c'est-à-dire mordre par des insultes, des railleries ou des critiques. En arabe, le verbe k.r.s a tous ces sens : en hébreu, pour le sens figuré, on emploie plutôt la tournure mordre le morceau, ekal keres, ce que les traducteurs grecs de la Bible traduisent par manger terriblement, médire terriblement, décrier : l'équivalent le plus exact serait encore parler contre. On comprend alors pourquoi le roi des Lestrygons est un terrible mangeur, qui saisit l'un des envoyés d'Ulysse et s'en fait un repas, et pourquoi, en même temps, il est l'accusateur, le médisant, le contra-dicteur, Anti-phatès. Le poète odysséen a su que les Korses, Korsim, étaient des déchirants, des mangeurs de morceau, okelim keres, ou, comme disent encore les Arabes, des mangeurs de viande, okelim laham : il se peut que, traduisant d'une part en Anti-phatès, le poète ait transcrit de l'autre en Lamos, et c'est peut-être ce qui nous expliquerait pourquoi Télépylos, ville d'Antiphatès, est aussi la ville de Lamos, comme Pylos, capitale de Nestor, est aussi la ville de Nélée.

A l'origine de toutes ces belles choses, il ne faut placer peut-être que la phrase transmise de périple en périple jusqu'à Diodore : les indigènes de l'île usent comme nourriture de lait, de miel et de viandes[73]. Ce ne sont pas des Mangeurs de Pain ni des Mangeurs de Lotos ; ce sont des Mangeurs de Viandes, des Déchireurs de Chair, des Korses : le nom de Korses vient de Korsis, femme esclave, gardienne de bœufs[74].  En débarquant, Ulysse a voulu savoir quels étaient les hommes mangeurs de blé sur cette terre, et c'est pourquoi il a détaché deux hommes et un héraut vers la ville.

En Sardaigne, on trouve les mangeurs de blé : le Sud de l'île a des plaines fertiles en toutes choses, mais surtout en blé. Mais les bergers des Bouches et de la Corse sont des fauves ou des bestiaux[75], qui désertent les plaines et le labourage et qui ne vivent que de lainage et de chair[76]. A la chair de leurs troupeaux, ils joignent la chair du thon. Tel autre passage, que Diodore copia dans les périples de la mer Érythrée, nous fournirait le texte même (ou un exact équivalent) du périple primitif que le poète odysséen put avoir sous les yeux, quand il imagina son massacre des Achéens :

Le flux apporte une énorme quantité de poissons qui viennent chercher leur nourriture dans les creux et sous les rochers de la côte, et le reflux les abandonne en ces creux. Alors les indigènes en foule, avec femmes et enfants, accourent sur les rochers et, partagés en bandes, avec de sauvages hurlements, ils se mettent en chasse. Les femmes et les enfants prennent les poissons les plus petits et les plus voisins de la côte. Les hommes s'attaquent aux grosses pièces, sans autres armes que des cornes aiguisées ou des fragments de pierre[77].

Le périple odysséen devait dépeindre ainsi les premiers habitants de la Gallura avec les armes, le costume et les mœurs que nous leur connaissons par les textes postérieurs et par les monuments[78]. Ces montagnards de la Sardaigne semblent avoir été les Suisses de la Méditerranée phénicienne. Toujours prêts à accepter la solde et le harnais de guerre, ils nous apparaissent comme de véritables soldats, c'est-à-dire des mercenaires[79]. Les statuettes de bronze trouvées dans l'île nous les représentent tels que l'artiste les a vus autour de lui et les a figurés de son mieux, avec les costumes qu'ils portaient à la guerre, à la chasse ou dans leurs occupations domestiques : les soldats forment la série la plus riche et la plus intéressante. Et les archéologues nous décrivent longuement ces soldats vêtus de métal, casqués et guêtrés de métal, armés du bouclier, du poignard, de l'arc, du sabre, du harpon ou de la massue. La stature de ces hauts guerriers est encore allongée par les deux cornes gigantesques du casque ou par d'autres insignes[80]. Pointant très haut derrière l'homme ou sur sa tête, ces insignes sont de longues tiges de fer fixées derrière la statuette et qui semblent sortir du carquois. Est-ce une flèche agrandie, indiquant la profession et l'habileté du personnage ? est-ce une palme, symbole de victoire ? L'une de ces tiges, terminée par deux roues, a toute l'apparence d'un timon de char, auquel serait attachée une sorte de corbeille.... À ces vaillants soldats, l'Écriture donnerait le titre qu'elle décerne toujours aux gens de guerre des Juges et des Rois : gibor-haïl, grand de force, géant de vaillance. Cette périphrase, dans l'Écriture, arrive à ne plus signifier que soldat : άνήρ δυνατος, δυνατός ίσχύι traduisent les Septante. Je pense que le périple primitif devait appliquer aux Sardes quelque titre pareil ; notre poète l'a traduit fort exactement par géants de force.

 

18 mai 1901[81]. — Partis hier au soir de Civita-Vecchia par le vapeur qui porte en Sardaigne le courrier quotidien, nous arrivons ce matin, avant l'aube, dans la baie d'Aranci : c'est l'avant-port du golfe boueux de Terranova. Nous prendrons ici le petit vapeur qui, deux fois par semaine, fait le service de la Maddalena : nous avons quatre ou cinq heures à attendre. Entre d'énormes falaises, dont les murailles abruptes supportent des tables rases, le golfe de Terranova enfonce son couloir nuageux jusqu'aux bruines qui, là-bas, tout au fond, flottent sur le marais. Trouées de grottes et de niches, les falaises sont peuplées d'innombrables oiseaux. La baie d'Aranci est entièrement couverte du large par le cap Figari et par le petit îlot Figarello : elle offre aux caboteurs un excellent abri contre tous les vents, sauf contre ceux du S.-E. ; l'eau douce et le bois abondent[82].

Nous partons enfin. D'Aranci à la Maddalena, il faut compter trois ou quatre heures de traversée. Mais le vent contraire, qui souffle avec violence du N.-O., retarde un peu notre marche et force les petits voiliers qui nous suivent à chercher bientôt un abri sous les promontoires de cette côte découpée : Les terres de l'intérieur forment une chaîne continue de hautes montagnes, qui s'abaissent, avec de nombreux ravins, vers une côte très échancrée[83]. Rien de plus monotone que cette côte où les promontoires et les enfoncements se succèdent, tous pareils, indiscernables, au-devant d'une sierra régulière. Seul, l'œil habitué des pilotes sait y découvrir quelques points de repère : Le mont Congianus a 650 mètres de hauteur et peut servir comme amer dans la navigation du golfe. Plus loin, la Testa di Cane, avec sa forme spéciale, et le Cap Ferro, avec sa nature ferrugineuse et sa couleur rouge foncé, servent encore de guides.

Au détour du cap Ferro, l'Ours apparaît soudain, entre les deux sommets de son promontoire croulant. Quand une fois il l'ont découvert, les navigateurs venus de l'Est ont toujours en vue cet Ours qui les guidera à travers les replis et les canaux des Bouches. Précise, bien détachée sur le ciel, bien plantée sur le piédestal de sa haute presqu'île, la silhouette de ce rocher reproduit d'une façon merveilleuse le profil de l'animal dont il porte le nom : tendant le cou, debout déjà sur les deux pattes de devant, le train de derrière encore ramassé et demi-vautré sur le sol, l'Ours va se mettre en marche en dodelinant de la tête. Il est impossible d'imaginer statue faite de main d'homme, qui donnerait à distance une pareille illusion de vie. Dans le fouillis de ces promontoires, de ces golfes, de ces îles, de ces écueils, de ces pierres croulantes, au-devant de cette côte uniforme qui longe toujours à l'horizon la même sierra aux dents égales, les navigateurs sont assurés de leur route dès qu'ils ont mis le cap sur l'Ours. Il leur suffit d'aller à lui et de doubler sa pointe pour découvrir la bonne entrée des Bouches et pour enfiler tout droit le chemin du Couchant. Sur place, on estime à juste valeur l'utilité de ce promontoire et l'on comprend la renommée que lui firent les premiers thalassocrates.

Nous avons franchi la passe entre l'Ours et Caprera, puis la passe entre l'Ours et S. Stefano, et pris enfin le canal entre S. Stephano et la Maddalena. Nous atteignons la rade de cette dernière île. Ces chenaux insulaires, tous bordés des mêmes chaos granitiques, seraient un dédale sans issue, n'était encore le salutaire signal de l'Ours. Nous voici enfin dans le port de la Maddalena : sur le quai, s'aligne une toute petite ville, ceinte de forts détachés, coupée de rues à angles droits. Du vapeur même, sans prendre quai, nous frétons une barque qui nous fera traverser à nouveau le canal et nous conduira en terre sarde, dans l'anse de Parau ou Palau, à la source de l'Ours.

En cette anse de Parau, aboutit la grande route qui, de l'intérieur, du haut des monts, amène les provisions de la Gallura au marché de la Maddalena. Au bord de la mer et de la source, quelques auberges ont planté leurs maisons blanches. A mesure que nous approchons de cette côte sarde, les blocs de granit, qui parsèment la rive, apparaissent plus distincts. Toute cette façade de la Sardaigne est jonchée d'énormes blocs. A l'échelle de Palau, parmi ces blocs, surgissent les dômes de gros tas de charbon. Palau n'a pour commerce, outre l'approvisionnement de la Maddalena, que la vente du charbon de bois, qui descend ici des forêts de Tempio et que les petits voiliers français et espagnols viennent charger pour Marseille et Barcelone. Au-devant des auberges, neuf tas énormes de charbon bordent la mer : des chars à deux roues, attelés de bœufs, arrivent en grinçant décharger leurs paniers et, devant les façades blanches, versent une brume noire de fine poussière.

Au bout d'un petit môle, nous débarquons à l'échelle de Palau. Nous espérions trouver une voiture qui d'ici nous mènerait a Porto Pozzo. Mais, dans les quatre auberges, il n'est pas de voiture : sur la route, en file, descendent et remontent seulement les chars à bœufs, remplis de charbon ou vides. Depuis le temps de la Marmora, qui nous décrivait plus haut ces véhicules, les Sardes ont fait quelques progrès : leurs chars n'ont plus les roues pleines d'autrefois ; mais, sauf les rayons européens, je crois qu'Ulysse reconnaîtrait encore les amaxes qui vers la ville descendaient le bois des montagnes. Une source abondante jaillit près des auberges ; les filles et les bateliers y viennent remplir leurs cruches et leurs tonneaux : la forte fille du roi Antiphatès descendait à cette source Artakiè.

Faute de voiture, nous avons repris une barque pour aller à Porto Pozzo. Aumoment de quitter le petit môle, voici qu'arrive un musicien qui nous demande de le prendre à bord, avec sa guitare, sa mandoline et son flageolet. Il revient de la fête de S.-Pasquale, où il a chanté, joué, dansé deux et trois jours de suite. Il voudrait passer à Santa-Teresa. Ayant appris que nous allons de ce côté, il nous demande une place au fond de la barque, sur les cailloux qui nous servent de lest. Télémaque accueillit le suppliant Théoklyménos : nous avons accepté le musicien Antonio. A peine installé, il s'endort et ronfle avec une sonorité qui met en joie nos deux rameurs sans avoir jamais lu les vers odysséens, l'un d'eux parle comme le poète : Voilà un chanteur qui gagnerait deux fois sa vie, avec son nez et avec sa bouche.

Nous quittons Palau. Un maudit vent d'Ouest contrarie nos rameurs. Lentement, péniblement, nous contournons la rade de Mezzo-Schilfo, puis la pointe Sardegna. Ce rivage est semé des mêmes blocs granitiques, polis, arrondis, chantournés, évidés et troués par les agents atmosphériques. La pointe Sardegna est un éboulis de ces blocs : du sommet jusqu'à la vague, ils chevauchent les uns sur les autres, roulent et s'empilent. La première comparaison qui vient à l'esprit est celle d'un champ de carnage où des géants se seraient battus à coups de rochers. Pour les marins d'Europe, la vue de cette côte n'a rien de surprenant : nos côtes atlantiques leur peuvent offrir de pareils spectacles. Mais, en Méditerranée, de tels chaos granitiques sont rares. Dans la Méditerranée levantine surtout, on en chercherait vainement un spécimen. Venus du Levant, les premiers thalassocrates n'étaient habitués qu'aux sables ou aux murailles de leurs côtes calcaires ou marécageuses : ils durent être vivement frappés par ce spectacle tout nouveau. C'est en ce détroit sarde qu'ils rencontraient, pour la première fois peut-être, ces éboulis de roches. En voguant au long de cette côte, on comprend mieux, je crois, le vers odysséen sur les pierres de jet, dont la moindre ferait la charge d'un homme.

Après la pointe de Sardegna qui nous couvrait encore un peu, nous sommes en plein exposés au vent d'Ouest qui nous est contraire. Il nous faut tirer des bords sans fin. Le musicien réveillé doit se mettre ; lui aussi, au dur travail de la rame. Pendant trois heures, nous virons et voltons, le cap sur Scoglio Colombo, sur le Rocher de la Colombe, sur la Lais-Trigonie, qui, seule, peut nous indiquer l'entrée du Puits. Car l'entrée du Puits est invisible : la Punta delle Vacche le couvre ; sous son éboulis de blocs, cette Punta ressemble à toutes les autres pointes de cette passe. Le vent d'Ouest, toujours plus frais, soulève une forte houle qui se met encore en travers de nos efforts. Nous avons dépensé trois ou quatre heures pour franchir cinq kilomètres.

Enfin, le Punta delle Vacche contournée, voici le Puits. La bouche fort étroite a, de chaque côté, une sorte de môle naturel qui, perpendiculaire à la rive, projette dans la passe ses blocs éboulés. En travers de ce goulet, quelques écueils rendent l'entrée fort difficile.

Nous avons arrêté notre barque en dehors du goulet. Voile carguée, rames rentrées, nous avons attaché l'amarre dans les rochers qui, de la pointe, tombent dans la mer. Nous sautons sur les rochers de gauche. Derrière nous, dans la mer, au-dessus de la barque qui se balance au gré de la houle, apparaissent les écueils du Rocher Colombo. Devant nous, le Puits ouvre ses deux murailles de roches éboulées. La pente n'est pas très abrupte. Mais l'épithète odysséenne ήλίβατος, où l'on ne peut marcher, monter, dépeint avec une parfaite exactitude cette pente de rochers chaotiques, où la marche est difficile et l'ascension un peu dangereuse, à cause des glissades et des faux pas sur ces surfaces arrondies, lisses et tourmentées.

D'en haut, de la Pointe Macchiamala, toute la rade apparaît, unie, sans un flot, sans une moire. Ce miroir un peu terni fait contraste avec la grande mer étoilée de vagues dansantes, que le vent d'Ouest hérisse en dehors du goulet. Au fond de la rade, une courte plage de sables et de marais limite une plainette ondulée. Quelques maisons, au hameau de Dispensa, bordent la route qui, par gradins, lentement, monte vers les collines lointaines. Ce ruban de grand'route se dessine très net. Le village de S.-Pasquale couronne les premières hauteurs. Par derrière, au loin, la sierra côtière dresse sa muraille chargée de forêts et de nuages pluvieux. Ces hautes montagnes ferment l'horizon d'un cercle continu ; mais la profonde vallée de la rivière Liscia y creuse une large porte. Le ruban de la grand'route apparaît distinctement : sa ligne droite, partant de la rade, coupe la plaine, puis ses lacets repliés s'accrochent au flanc des collines et des montagnes. Cette pointe de Macchiamala est vraiment une guette escarpée. Jusqu'à la Maddalena, cette guette de Macchianala, haute de 94 mètres et isolée de toutes parts, surveille les chenaux et les îles. A l'horizon du levant, par-dessus la pointe Sardegna, l'Ours profile son inoubliable silhouette : toute cette mer du détroit est dominée par lui.

Nous sommes revenus à notre barque. Nous avons détaché l'amarre. Nous aurions voulu doubler le Cap de l'Érèbe et nous en aller sur les chemins du couchant vers Santa-Teresa. Mais le vent d'Ouest, qui fraîchit de plus en plus, nous force de renoncer aux routes de la nuit et de reprendre vers la Maddalena les chemins du jour. Alors, avec ce grand vent arrière qui tape en plein dans la voile, nous laissons faire le pilote et la brise : les rameurs tirent le vin au tonnelet ; le musicien retrouve sa guitare et, chantant et buvant, nous courons sur le dos de la vague, qui saute et gémit au long du bord. En couplets alternés, le musicien et les matelots chantent une interminable complainte, où il est question d'amour et de petits oiseaux.

Le vent fraîchit. Nous fuyons devant la rafale. Nous avons mis le cap sur la rade de la Maddalena. La pluie commence à tomber en grosses et larges gouttes. Brusquement, le détroit se remplit de cris et de sifflements. Une flottille de canots à vapeur accourt sur nous de tous les points de l'horizon. On nous hèle. On nous crie des ordres et, semble-t-il, des menaces. A toute vapeur, un canot rempli d'uniformes arrive au long de notre bord. Un chef de Lestrygons, — je veux dire : un grand officier de marine, — fait abattre un grappin qui nous rend prisonniers.

Sur l'ordre du chef, deux Lestrygons en uniforme viennent s'installer dans notre barque pour surveiller nos gestes et nos paroles. On confisque notre bagage. Avec des sifflets de triomphe, la flottille nous prend à la remorque et nous traîne dans le port creux, dans la rade militaire. On emprisonne notre équipage et même le malheureux musicien. On nous emmène au poste de police : nous sommes inculpés d'espionnage en ces eaux stratégiques. Par grâce, pourtant, à cause de nos habits ruisselants et de notre fatigue, — le chef des Lestrygons fut aimable dans l'accomplissement de cette besogne ennuyeuse, remet au lendemain notre interrogatoire devant le roi suprême de ces géants de force. On nous rend même notre bagage. Mais on exige de nous la promesse que nous ne sortirons pas du logis assigné et que nous n'adresserons la parole à personne. Un surveillant s'attache à nos pas.

Le lendemain, l'amiral italien qui commande l'arsenal nous fait longuement interroger : Malgré nos dénégations, il semble convaincu de nos desseins coupables. Quelque méchant calomniateur aura mangé notre chair, car l'amiral contredit à tout ce que nous alléguons pour nous défendre : nous sommes aux mains d'Antiphatès. Au bout de quelques heures, pourtant, Zeus lui envoie des pensées moins cruelles. Le texte grec de l'Odyssée, un Atlas antiquus et un dictionnaire hébraïque de F. Leopold parviennent à le convaincre que nos études ne sauraient être attentatoires à la sécurité des flottes italiennes. Il décidé de nous laisser pleine liberté d'allures, pour ce jour-là du moins c'est dimanche ; demain lundi, il télégraphiera à Rome et se renseignera sur nous auprès de notre ambassadeur. Nous sommes donc libres de rester à la Maddalena, mais non de circuler dans le détroit.

Que faire en cette rade close ou nous n'avons la liberté que sur parole .... Faut-il avouer aussi. que j'éprouvais quelques craintes, moins de la cruauté de ces Lestrygons que du zèle. intempestif de nos diplomates ? A coup sûr, mon exploration des Bouches n'a pas été une entreprise suspecte ni déloyale. Malgré les photographies que nous avons prises, jamais je ne pourrai démasquer le moindre canon ni la moindre torpille. Universitaire, je n'ai jamais été, même pour un an, « géant de force ».... Pourtant je craignis les renseignements trop précis que notre ambassadeur donnerait peut-être sur mon identité je m'occupe parfois de politique étrangère et j'enseigne la géographie à l'École supérieure de Marine. Si le .roi des Lestrygons venait à me connaître en cette qualité, tous les dictionnaires hébraïques pourraient-ils me laver du soupçon d'espionnage ?... Dans la journée, un bateau partait pour Livourne. Avec la permission d'Antiphatès, nous le primes. Et voilà pourquoi je n'ai pu donner ici que de médiocres photographies de l'Ours : nos bateliers devaient nous conduire à ce promontoire en nous ramenant au golfe d'Aranci. Avant de fuir cette Lestrygonie, j'avais obtenu du moins la liberté de notre équipage. Le musicien quelque jour mettra peu t-être en Couplets cette aventure de mon Nostos. Hannon le Carthaginois nous raconte en son périple comment, un jour, il prit aussi la fuite, craignant la férocité des insulaires et suivant les conseils de ses devins[84].

 

 

 



[1] Sur tout ceci, cf. Pauly-Wissowa, s. v. Kysikos.

[2] Instructions nautiques, n° 778, p. 484.

[3] Cf. Pauly-Wissowa, s. v. Artakiè.

[4] Instructions nautiques, n° 778, p. 485.

[5] Strabon, XII, 575.

[6] Instructions nautiques, n° 731, p. 145.

[7] Instructions nautiques, n° 731, p. 150.

[8] Instructions nautiques, n° 731, p. 143.

[9] De la Marmora, Itinéraire en Sardaigne, II, p. 475.

[10] De la Marmora, Voyage en Sardaigne, II, p. 470 et suiv.

[11] De la Marmora, Voyage en Sardaigne, II, p. 339.

[12] Odyssée, XII, 3-4.

[13] Hésiode, Théogonie, 145.

[14] Instructions nautiques, n° 731, p. 140, 144, 152.

[15] Itinéraire de la Sardaigne, II, p. 471.

[16] Ptolémée, III, 5, 4.

[17] Instructions nautiques, n° 751, p. 145 et suiv.

[18] Instructions nautiques, n° 731, p. 140-142.

[19] Instructions nautiques, n° 731, p. 159.

[20] Instructions nautiques, n° 731, p. 141.

[21] Pausanias, X, 17, 10.

[22] Claudien, de Bel. Gild., V. 510 et suiv.

[23] Instructions nautiques, n° 731, p. 159.

[24] De la Marmora, Itinéraire de la Sardaigne, II. p. 10-11.

[25] De la Marmora, Voyage, etc., I, p. 111-112.

[26] Valery, Voyage, etc., I, p. 249 ; II, p. 220 ; De la Marmora, II, p. 203.

[27] De la Marmora, Voyage, I, p. 174-178 ; Itinéraire, I, p. 284-285.

[28] Stephan Byz., s. v.

[29] Cf. Gesenius, Thesaurus, s. v.

[30] Aesch., Pers., v. 417 et suiv.

[31] Duhamel du Monceau, Traité des Pêches, p, 197.

[32] De la Marmora, Itinéraire de la Sardaigne, I, p. 300.

[33] De la Marmora, Itinéraire de la Sardaigne, I, p. 302.

[34] Instructions nautiques, n° 731, p. 132.

[35] Valery, Voyage en Corse et en Sardaigne, II, p. 264.

[36] Instructions nautiques, n° 803, p. 292.

[37] Etym. Magn., s. v.. p. 569, 41. Cf. Ptolémée, Geog., éd. Müller, p. 381.

[38] De la Marmora, Itinéraire, I, p. 200 ; II, p. 49. Valery, Voyage, II, p. 272.

[39] Valery, Voyage, II, p. 375.

[40] Instructions nautiques, n° 731, p. 135, 137.

[41] De la Marmora, Itinéraire, II, p. 332.

[42] De la Marmora, Itinéraire, II, p. 446.

[43] De la Marmora, Itinéraire, II, p. 446.

[44] De la Marmora, Itinéraire, II, p. 452.

[45] Cf. Ebeling, Lex. Hom., s. v.

[46] Ptolémée, Géog., III, 3 ; cf. éd. Müller, p. 384.

[47] C. I. S., n° 140, p. 185.

[48] C. I. S., n° 140.

[49] De la Marmora, Itinéraire, II, p. 447.

[50] Valery, Voyage, II, p. 35.

[51] De la Marmora, Voyage, II, p. 38.

[52] De la Marmora, Voyage, II, p. 41.

[53] Valery, Voyage, II, p. 52 et 576.

[54] De la Marmora, Itinéraire, II, p. 551.

[55] Cf. de la Marmora, Voyage, II, p. 405 et 450.

[56] Valery, Voyage, II, p. 57-58.

[57] De la Marmora, Voyage, I, p. 191 et 262-265.

[58] Virgile, Églogue III, 64-65.

[59] Valery, Voyage, etc., II, p. 38-41.

[60] Cf. Bukolik, dans Pauli-Wissowa.

[61] Théocrite, VIII, 5-9.

[62] Théocrite, VIII, 1-2.

[63] Théocrite, III, 26.

[64] Théocrite, X, 56.

[65] Théocrite, VIII, 11.

[66] Geog. Græc. Min., I, p. 11-12.

[67] De la Marmora, Itinéraire, II, p. 4546.

[68] Virgile, Georg., III, 536.

[69] De la Marmora, Itinéraire, II, p. 474.

[70] Valery, Voyage, II, p. 4.

[71] Pausanias, X, 17, 8-9.

[72] Cf. Gesenius, Thesaurus, s. v.

[73] Diodore Sic., V, 15.

[74] Eust., ad Dion, 458.

[75] Strabon, V, p. 224.

[76] Diodore Sic., V, 15.

[77] Cf. Geog. Græc. Min., I, p. 130-131.

[78] Sur tout ceci, Perrot et Chipiez, IV, p. 8 et suiv.

[79] Hérodote, VII, 165 ; Diodore Sic., XIV, 95 : cf. Païs, Sardi o Sardoni. Bollet. Arch. Sardo, 2e série, I, p. 1.

[80] Sur tout ceci, cf. Perrot et Chipiez, IV, p. 68.

[81] Notes de voyage.

[82] Instructions nautiques, n° 731, p. 159.

[83] Instructions nautiques, n° 751, p. 158.

[84] Geog. Græc. Min., I, p. 12.