LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE

LIVRE SEPTIÈME. — LES LOTOPHAGES ET LES KYKLOPES.

CHAPITRE II. — LES KYKLOPES.

 

 

Ulysse quitte le pays des Lotophages :

De là, nous voguons au plus tôt, le cœur navré. Nous allons à la terre des Kyklopes....

Le poème ne nous donne aucune indication de distance, aucune orientation de marche ni de vent. Nous pourrions chercher la Kyklopie dans toute la Méditerranée, si, de nos études antérieures, une hypothèse n'était déjà sortie, touchant le gîte exact de cette terre kyklopéenne. Nous savons que les Phéaciens habitaient jadis Hypérie aux vastes campagnes : ils en furent chassés par les Kyklopes, qui dans le voisinage les harcelaient. J'ai dit comment il fallait traduire, en langage géographique, cette phrase de l'Odyssée. Nous avons retrouvé, sous ce texte poétique, une série de doublets gréco-phéniciens. Nous n'avons ici que les premiers termes de ces doublets, mais les seconds sont faciles rétablir. Le mot original, étranger, dont Hypérie est la traduction grecque, est en réalité Kume : le doublet complet serait Hypérie-Kume, Ύπερείη-Κύμη. Le mot original, dont Kyklopie est la traduction grecque, est Oinotrie : le doublet complet serait Kyklopie-Oinotrie. Il nous faut examiner ces différents termes.

Hypérie, Ύπερείη, signifie en grec la Ville d'en Haut, la Ville Perchée, la Ville Dressée, la Ville du Dessus, ύπέρ. Dans les langues sémitiques, c'est le verbe koum, qui rend le plus exactement les idées de se dresser, se tenir droit et au-dessus ; le substantif koum'a désigne la stature et la hauteur : Kumè, Κύμη, serait une parfaite transcription grecque de ce substantif koum'a ou, mieux, de la forme participiale identique koum'a (féminin du participe koum), et, de ce participe, l'épithète Hypérie, ύπερείη, serait un équivalent plus exact encore. Nous verrons tout à l'heure si, par son assiette, la ville de Kume mérite réellement cette appellation. Pour le moment, nous n'examinons encore que l'onomastique, transcriptions ou traductions verbales. Mais il est bien certain déjà que, par son nom le plus habituel, Kume de la Campagne, Kumè de Campanie, Κύμη τής Καμπανίας, mérite l'épithète εύρύχορος, aux vastes campagnes, que le poète odysséen donne à son Hypérie.

Hypérie est voisine des Kyklopes et Kume est voisine des Oinotriens. Les deux termes se valent : oin, dans toutes les langues sémitiques, signifie l'œil et, par extension, la source, le trou d'eau ; otar signifie entourer, ceindre, et otar'a signifie le cercle, la couronne. La Source ou l'Œil du Cercle, Oin-Otar'a, a donné aux Grecs le nom d'Oinotria, Οίνωτρία, qu'ils appliquent à cette façade sud-occidentale de l'Italie. Ne comprenant plus ce mot étranger, les Grecs firent un calembour facile : Oino-tria, ont-ils dit, c'est le pays de l'oinos, du vin, οίνος : le malheur est que le suffixe τρια n'existe dans aucun vocable grec. Leur Oinotrie se promena, un peu à l'aventure, du Tibre jusqu'au détroit de Rhegium, et leurs géographes se disputèrent la localisation de ce nom désuet. Oinotros, suivant les uns, était un héros venu par mer, un fils de Lykaon, roi des Arcadiens. Il était, suivant les autres, un roi indigène des Sabins[1]. Les Oinotriens avaient, dit-on, occupé diverses régions italiennes, avant de disparaître sous les coups des indigènes : les Lucaniens avaient fini par conquérir l'Oinotrie primitive[2]. En réalité, c'est par un doublet que nous pouvons fixer la réelle situation qu'occupaient les Oinotriens à l'arrivée des Hellènes dans leur pays : Kume fut, pour les premiers Grecs italiotes, dans le pays des Gens de l'Œil : Kume des Opiques est le nom qui alterne avec Kume de Campanie. La Contrée des Yeux, Όπικία ou  Όπική, l'Opikie ou les Opiques — car le nom Opiques, Όπικοί ou Όπικά, s'emploie pour désigner le pays même[3] —, n'est que la Kyklopie, la Contrée des Yeux Ronds ou l'Oinotrie primitive. Ainsi le vieux nom sémitique a fourni aux Hellènes une double traduction : les poètes achéens ont dit Kyklopie, et les Grecs historiques disent Opikie. Kume, dit Thucydide, est une ville située dans l'Opikie, Κμης τς ν πικίᾳ πλεως[4] : Hypérie, disait l'Odyssée, est voisine des Kyklopes.

Aux temps de la colonisation hellénique, Kume devint une colonie des Chalcidiens. Mais la tradition locale, conservée par Aristote[5], se souvenait d'un temps où les Blancs, Leucadiens ou Lucaniens — le texte d'Aristote est douteux : les uns lisent Leucadiens, Λευκαδίων, les autres Lucaniens, Λευκανών —, occupaient son territoire, τοΰτον δέ τόν τόπον λέγεται κυριεύεσθαι ύπό Λευκαδίων [ou Λευκανών 0[6]]. La racine sémitique b.e.k désigne la blancheur — en particulier la blancheur de la lèpre, que les Grecs appellent leukè, λευκή — : les Phéaciens, Φαίακες, de l'Odyssée sont les Blancs, Leukadiens ou Lucaniens, qui jadis avaient colonisé Kume, — l'équivalence des deux termes Beak et Pheak nous est familière : nous savons que le כ sémitique est souvent rendu en grec par un φ.

Les premiers périples grecs donnent le nom de Lucanie, Λευκανία, à tout le pays entre le golfe de Naples et le golfe de Tarente. Après la Campanie où l'on trouve les deux villes grecques de Kume et de Naples, Skylax dit que les Samnites ont un pan de côtes d'une demi-journée de navigation. Puis viennent les Leukaniens qui occupent toute la presqu'île entre les deux mers : le périple de leurs côtes est de six jours et de six nuits. Puis viennent les Iapyges, qui occupent l'autre presqu'île entre le golfe de Tarente et la mer Adriatique : le périple de leurs côtes est pareillement de six jours et de six nuits. Les géographes postérieurs essayèrent de faire concorder avec ces divisions, que leur fournissaient les anciens périples, les catégories politiques ou ethnographiques qu'ils avaient sous les yeux : ils se donnèrent une peine très méritoire à distinguer les Lucaniens, les Bruttiens, les Iapyges, les Messapiens. Strabon revient cinq ou six fois là-dessus : Avant l'arrivée des Hellènes, il n'y avait pas de Lucaniens en ces parages, mais des Chones et des Oinotriens. Les Samnites, ayant grandi, chassèrent les Oinotriens et les Chones et installèrent un de leurs clans qui prit le nom de Lucaniens[7].

En réalité, nous n'avons là qu'une série de noms géographiques, d'époques différentes, inventés ou répétés par les navigateurs successifs. Les marines se les transmirent. tantôt en se les expliquant, tantôt en négligeant d'en connaître le sens véritable. Pour certains de ces noms, l'Odyssée nous donne, je crois, la signification et la localisation réelles. Les Opiques, les Kyklopes, les Oinotriens, ne sont qu'un seul et même peuple, les habitants des Yeux que nous allons étudier autour du golfe napolitain. J'ai montré déjà comment Messapiens et Iapyges ne sont que les habitants de la Guette Blanche, Messap'a Iapug'a : ces noms datent de la même thalassocratie que les noms de Kume et d'Oinotrie. Je crois qu'il en est de même pour le nom de ces Chones que Strabon unit toujours aux Oinotriens.

Les Chones habitaient la péninsule du Bruttium. En ce pays, sur la projection aiguë, escarpée et entourée de grands fonds, que nous appelons Capo Alice, les premiers colons hellènes occupèrent la pointe qu'ils appelèrent Pendue, et, au-dessus, était la ville Chonè, d'où les Chones prirent leur nom : c'était le temps où les villes fuyaient les plages et se réfugiaient sur les hauteurs[8]. Plus tard, dans la plaine cultivée, sur une colline ronde qui domine les champs et les bois, se bâtit la Ville Étalée, Pétélie. Je crois que les deux noms Krimisa et Chonè sont dans les mêmes rapports que Kyklopia et Oinotria, dans les rapports de traduction à original. Car si Krimisa est pour les Grecs la Pendue, je crois que pour les Sémites Chonè avait eu le même sens. Toutes les langues sémitiques ont la racine k-ou-n, avec le sens de se tenir droit, se dresser, s'élever ; la forme participiale kon'a ou khon'a, nous donnerait l'original de Chonè, Χώνη, le כ initial étant souvent rendu par un χ : Khon est le nom d'une ville phénicienne. Sur une carte marine, on comprend la renommée qu'eut ce promontoire parmi les navigateurs. Juste en face de la Guette Blanche (Messap'a Iapug'a), le Promontoire Pendu se dresse sur l'autre bord du golfe de Tarente : c'est l'une des bornes de la navigation italienne, l'une des guettes ou des points d'appui indispensables aux premiers thalassocrates. Il n'est donc pas surprenant que Chones et Oinotriens datent de la même époque.

Oinotriens, Chones, Messapiens, Iapygiens, tous ces noms furent imposés ou traduits par les thalassocrates du XIe ou du XIIe siècle avant J. C. Ces prédécesseurs des Hellènes, ces Sémites dénommèrent aussi la Ville Haute et fondèrent Hypérie. Nous avons dit que cette fondation d'Hypérie remontait au XIe siècle avant J.-C. La date de cette première fondation de Kume a soulevé d'interminables discussions. Helbig les a résumées en un appendice de son Épopée Homérique (trad. Trawinski, p. 555 et suiv.) :

Eusèbe, dit-il, fixe la fondation de Cumes en l'année 1049 avant J.-C. Strabon proclame cette ville comme la plus ancienne colonie fondée par les Grecs en Occident et Velleius Paterculus dit qu'elle fut fondée avant la colonisation de l'Asie Mineure par les Éoliens.... Mais la critique historique .a le droit et même le devoir de rejeter des dates aussi artificiellement arrêtées. Il ne faut pas considérer la ville de Cumes comme un précurseur dans la colonisation hellénique de l'Occident. Il faut simplement lui assigner une place dans le mouvement de migration générale. Les plus anciens établissements des Grecs sur la côte orientale de la Sicile datent du VIIIe siècle avant notre ère. Thucydide, qui a puisé ses informations sur la Sicile et l'Italie aux meilleures sources, considère Naxos de Sicile comme le premier établissement des Grecs en Occident. La position géographique de Cumes nous indique que cette ville est, non pas plus ancienne, mais plus récente.

Le raisonnement d'Helbig est parfait, et je crois aussi que les Grecs n'ont colonisé Kume que plusieurs années après Naxos de Sicile. Mais, à Naxos de Sicile (nous le verrons bientôt) comme à Kume de Campanie, les Hellènes avaient eu des prédécesseurs et rien n'empêche que pour Kume la date traditionnelle de la première fondation ne soit acceptable. C'est en 1049 que Hypérie fut fondée par les Blancs dans le Pays des Kyklopes ; mais la barbarie des Oinotriens chassa de Kume ces Phéaciens et les rejeta à la mer d'où ils étaient venus. L'histoire postérieure de Kume va nous montrer vingt exemples de pareilles hostilités.... L'exode des Phéaciens est donc postérieur à 1049 avant J.-C., et il est antérieur à la colonisation chalcidienne, à 750 ou 700. Les nouveaux colons trouvèrent les restes de la première ville, quelques descendants peut-être de la première colonisation, et des souvenirs ou des monuments (liste de prêtres, par exemple), qui gardaient la date de la première fondation. Ils surent que, dix générations avant eux — dix générations environ ; à trois générations par siècle, ce chiffre donnerait les trois siècles qui séparent les deux arrivées des Peuples de la mer —, la première Kume avait été fondée. Les Kuméens se vantèrent désormais d'être la plus ancienne ville des mers occidentales. Ces dix générations sont une façon hellénique de compter : à Théra, nous avons vu la population phénicisée se souvenir que sept ou huit générations séparaient la première colonisation phénicienne de la seconde colonisation grecque. Il ne faudrait donc pas accepter comme rigoureusement exacte la date de 1049 avant J.-C., que nous donne Eusèbe. Cette date ne me semble qu'approximative. Mais, sous cette réserve, il faut, je crois, en tenir compte. J'en ai tenu grand compte déjà pour établir la date du périple odysséen. Notre poème du Retour est postérieur au XIe siècle et antérieur au VIIIe. J'ai dit que je le croyais du IXe siècle, au plus tôt, et que j'acceptais l'affirmation d'Hérodote : Homère vivait quatre siècles avant moi, pas davantage.

Avec ces données toponymiques, cherchons sur la côte italienne le gîte exact les différents sites de notre Kyklopie. Le poète nous fournit une série de descriptions minutieuses que nous avons à vérifier. L'onomastique même des Yeux Ronds et de la Ville Haute implique certaines vues de côtes et de pays. Il faut que nous reconstituions les trois scènes où se déroulent les épisodes successifs du récit odysséen : la ville d'Hypérie d'abord et le pays originel des Phéaciens ; puis l'Île Petite où débarque Ulysse en face de la Kyklopie ; enfin cette terre même des Kyklopes, avec son port et sa grotte où le héros faillit perdre le jour.

 

Du promontoire rocheux de Gaète au cap rocheux de Misène, la côte de l'Italie sur la mer Tyrrhénienne est basse, sablonneuse, avec une plage de sable limitant à la mer une région plate et marécageuse[9]. Une ligne de lagunes ou de marais borde a l'intérieur cette plage, si bien qu'entre les vagues de la mer et les eaux croupissantes du marais, la rive n'est le plus souvent qu'un mince cordon sablonneux. Étirés du Sud au Nord, les soixante ou quatre-vingts kilomètres de cette grève bordent trois régions ou, si l'on veut, trois hinterlands très divers. Au Nord, entre les rochers de Gaète et les pentes du Massique, se creuse la vallée resserrée du Garigliano (ancien Liris) qui n'est qu'un delta boueux, un ancien golfe comblé, où Minturnes trempe encore dans le marécage. Au centre, la vaste, longue et large plaine de Campanie, l'Ager Campanus, la Terre de Labour, s'épand jusqu'au pied de l'Apennin, sur les deux rives du Vulturne et du Clanius. Au Sud enfin, entre cette plaine de Campanie et le golfe de Naples, surgissent les Champs ou plutôt les Monts Phlégréens, qui sont un plateau, sinon très élevé, du moins très compact et abrupt. La suite des aventures odysséennes va nous conduire aux bouches du Vulturne et du Garigliano : nous laisserons aujourd'hui de côté les deux premières de ces régions naturelles. C'est la troisième seule, la région des Champs Phlégréens, qui doit nous retenir.

Ces Champs Phlégréens, comme leur nom grec l'indique, τά φλεγραΐα πεδία, sont une région incandescente, travaillée et traversée par les feux souterrains : φλέγω, brûler, flamber, cf. le latin flagro. Sur dix ou douze kilomètres d'Ouest en Est et sur cinq ou six kilomètres de Sud en Nord, ils couvrent un grand rectangle de leurs tufs volcaniques, les uns d'origine marine, les autres d'origine terrestre, qui, tous, se présentent sous la couleur d'un blanc éblouissant : les Collines de Terre Blanche, Leucogæi Colles, disaient les Gréco-latins. Dans cette masse de tuf, les roches volcaniques, laves et trachytes, ont de ci de là injecté leurs filons et leurs blocs. En son ensemble, le plateau est assez haut : son point culminant, au couvent des Camaldules, dépasse 450 mètres. A l'extérieur, — nous pénétrerons ensuite dans l'intérieur et nous y trouverons les grands cratères ou effondrements circulaires qui, pour les premiers navigateurs, firent de cette région le Pays des Yeux Ronds, — le plateau tombe de tous côtés par un talus de cent à cent cinquante mètres. Les dépressions maritimes ou continentales, qui l'enclosent, en font une île véritable. Au Nord, la terre campanienne, à l'Ouest, la mer libre et sa plage inondée, au Sud, le golfe de Naples, l'entourent de leurs immenses plaines ; à l'Est, c'est la vallée moins large, mais aussi profonde, du fleuve Sebethos (aujourd'hui Sebeto), qui le sépare entièrement du Vésuve et qui, par un canal de champs boueux, établit comme un détroit entre la plaine campanienne et le golfe napolitain.

Ainsi échouée au bord de la fertile Campanie, cette île volcanique fut toujours pour les Peuples de la mer une admirable station de commerce ou de colonisation. Ici, comme dans les autres îles méditerranéennes, les traces topologiques subsistent, qui nous montrent, par l'alternance de la capitale insulaire, la différence des occupations successives. Suivant, en effet, que les Peuples de la mer furent des Hellènes colonisateurs ou des Sémites commerçants, la capitale de notre île phlégréenne oscilla de l'une à l'autre façade. Les Hellènes qui voulaient exploiter tout ensemble les eaux du Golfe et les champs de la Vaste Campanie, fondèrent leur colonie de Néapolis sur le détroit du Sébéthos, à l'entrée de la plaine campanienne, au penchant des collines insulaires qui regardent la grande terre : Naples est toujours demeurée sur cette façade originale. Avant les Hellènes, c'est sur la façade occidentale, regardant la mer libre et tournant le dos aux plaines continentales, que les Sémites avaient installé leur comptoir de Kume. Simple débarcadère, entrepôt fortifié, Kume ne labourait que les champs humides : elle achetait aux Barbares de la plaine leurs produits agricoles et pastoraux ; elle leur vendait les manufactures des lointains pays industriels. Mais, sans autre domaine que les jardins et plantations de ses faubourgs, Kume ne vivait point de la terre en vérité. Comme les Phéaciens, à l'écart, sur la mer sauvage, elle était avant tout une convoyeuse et une commerçante. Pour le service de ce commerce, elle avait pris, elle aussi, l'un de ces promontoires ou îlots parasitaires, dont parle Thucydide. Au-devant de l'île phlégréenne, Kume est juchée sur un lot indépendant, sur un bloc de trachyte qui ne tient aux collines phlégréennes que par le détroit profond d'une vallée verdoyante.

 

20 avril 1901[10]. — De Naples, par le tunnel de Fuorigrotta, puis au long du golfe de Pouzzoles, nous sommes venus à cette plage de la grande mer que les marins nomment encore Plage de Cuma[11]. Au Sud, le Lago del Fusaro et ses rives inondées, au Nord, le Lago di Licola et ses fourrés de joncs borderaient la grève d'un marécage continu, si, pour les séparer l'un de l'autre, Kume ne dressait entre les deux lacs sa butte et son territoire asséché : La lagune de Licola, disent les Instructions, est une étroite bande d'eau de 1 mille ½ de longueur qui communique par sa partie Sud avec la mer. A l'extrémité Sud de la lagune, on voit les ruines de l'ancienne ville grecque de Cumes, qui a donné son nom à la plage appelée aujourd'hui plage de Cama. A 3 milles environ dans le Sud de Cumes, s'élève la tour Alta ou Gavetta, sur une pointe rocheuse, à l'extrémité de la plage de sable basse et boisée, qui borde la lagune de Fusaro, dont l'extrémité était autrefois à petite distance au Sud de la tour. A cheval sur les lagunes et sur la mer, un long cordon de sables et de pinèdes étire sa grève presque droite. A peine infléchie d'une courbe régulière, cette ligne de dunes va des roches qui portent au Sud la Tour Alta ou Gavetta jusqu'aux roches lointaines qui là-bas, dans le Nord, marquent l'embouchure du Vulturne[12].

Nos marins donnent le nom de haute, alta, à cette tour du Sud qui, perchée tout au bout de la lagune Fusaro, sur les premiers contreforts des monts de Procida, garde l'émissaire de la lagune. A plus forte raison, les premiers Peuples de la mer pouvaient-ils nommer haute, perchée, dressée, ύπερείη, hypérie, cette ville de Kume, qui nous serait le plus bel exemple de ville haute à la mode homérique, si nous n'avions étudié déjà le Pylos néléenne. En bas, une plage de sables fins, où le flot vient mourir, sert encore au débarquement : une petite jetée de pierres et un bureau de douane indiquent qu'en ce point les barques et les petits voiliers amènent parfois leurs marchandises. Cette plage a quelque cent mètres de large. Elle va jusqu'au pied de la butte trachytique, qui surgit à 84 mètres d'altitude et dont les roches noires, plantées dans le sable offraient à la ville un piédestal. Avec ses roches luisantes, d'éclat métallique, et ses flancs taillés à pic, cette butte ne donne aucune prise à l'escalade des marins. Elle ne leur présente qu'une muraille lisse. Au pied même de cette muraille, un enclos de murs blancs et une porte solide protègent la source où les douaniers viennent faire leurs provisions. Au sommet, dans une autre maison blanche, les douaniers ont leur guette, qui surveille au loin la mer, et leur résidence d'été. Pour atteindre cette maison du sommet, il faut gravir un étroit escalier taillé en pleine roche. Toutes les marches en sont faites de main d'homme. Au flanc de la butte, à mesure que l'on s'élève, la roche nue fait place, peu à peu, à des terres friables que les buissons ont envahies. En haut, la maison des douaniers est entourées de petits jardins, de vignes et de fourrés.

Le sommet de la butte est couvert de ruines : les villes successives qui vinrent dresser ici leur acropole y ont laissé leurs fondations de pierres ou de briques. Quelle admirable situation pour un observatoire de marins ! Cette guette domine une étendue presque sans bornes d'océan et de grèves. Devant nous, la haute mer, calme et plate, miroite sans une onde jusqu'aux îles de Pandataria et Pontiae.

A notre droite, vers le Nord, la longue plage ourlée d'écumes déploie sa courbe régulière qui s'en va jusqu'aux monts brumeux de Gaète et au delà. Nettement dessinée par sa traînée des ables d'or, cette grève du Nord borde l'azur profond de la mer et la sombre verdure des pinèdes. Jusqu'à Gaète, la pinède maritime interpose sa large haie entre la mer et la plaine, la vaste plaine embrumée. Dans le cadre noir des pins et des maquis, une plaque rectangulaire d'étain moiré, un grand carré d'argiles cuites et quelques fils d'argent dessinent la place des deux lagunes Licola et Patria, l'une inondée, l'autre sèche, et le cours sinueux des rivières et des fleuves. A intervalles réguliers, la grève est jalonnée par les tours de guette, rappelant encore les tristes jours des descentes barbaresques. Le lointain promontoire de Gaète ne limite pas l'horizon. Au delà, une nouvelle courbe de sables fuit vaguement jusqu'aux pointes rocheuses de Monte Circeo, l'ancienne île de Kirkè. Et, tout au fond, au-dessus de Circeo et de Gaète, le fronton aigu des monts Albains fait le dernier portant de cet admirable décor.

A notre gauche, vers le Sud, la même plage ourlée d'écumes, les mêmes sables d'or et la même haie de pinède encadrent la lagune de Fusaro et allongent aussi leur courbe régulière[13] ; mais brusquement l'horizon prochain est fermé par les monts de Procida, par l'île basse de Procida et l'île haute d'Ischia. Perpendiculaires à la rive continentale qu'elles semblent continuer, ces deux îles forment avec la grève une large rade ouverte, au fond de laquelle l'émissaire de Torre Alta amène les eaux miroitantes du lac Fusaro :

Ni trop loin, ni trop près de la terre des Kyklopes, un peu au large du port, s'étend une petite île, couverte de bois.... Elle a un port au bon mouillage, où nul besoin n'est de câble, ni d'ancres à jeter, ni de cordages à amarrer ; mais une fois abordés, les vaisseaux y peuvent rester tant qu'il plaît au navigateur ou tant que le vent n'est pas favorable,

νσος πειτα λχεια παρκ λιμνος τετνυσται,

γαης Κυκλπων οτε σχεδν οτ ποτηλο,

λεσσα.....

ν δ λιμν ἐύορμος, ν ο χρε πεσματς στιν,

οτ ενς βαλειν οτε πρυμνσι νψαι,

λλ πικλσαντας μεναι χρνον ες κε ναυτων

θυμς ποτρν κα πιπνεσωσιν ἀῆται[14].

Ni Procida ni Ischia ne correspondent à cette description. Ischia n'est pas une petite île : c'est une grande île qui a 5 milles ¼ de longs et une largeur de 3 à 4 milles ; les côtes sont généralement rocheuses et, dans quelques endroits, accores et très à pic. Ischia n'est pas une île déserte ; malgré les secousses volcaniques, elle a toujours été habitée : La ville est bâtie sur le côté Est de l'île (en face du continent) avec une citadelle placée sur un rocher insulaire, qui est élevé de 113 mètres et réuni à la ville par une chaussée de 370 mètres. Les barques s'amarrent au rocher avec une ancre au large, d'un côté ou de l'autre, suivant les vents[15]. Ce mouillage forain ne peut nullement être notre bon port odysséen. Non loin de là, les Instructions décrivent un Port del Bagno, situé à 1 mille ½ dans l'O.-N.-O. de la citadelle : c'est un petit bassin dont l'entrée très étroite est ouverte au N.-E. ; son entrée est défendue au N.-O. par une jetée courbe de 270 mètres de longueur. Avant la construction de la jetée, ce bassin ouvert aux vents et aux houles du Nord ne pouvait pas être, lui non plus, le mouillage tranquille où les vaisseaux n'ont besoin ni d'ancre ni d'amarres. L'île n'a pas d'autre port : La côte Nord est rocheuse et ne doit pas être rangée à moins de trois encablures. Les deux pointes, Vico et Cornacchia, sont hautes, accores et bordées de falaises. Entre la pointe Vico et la pointe della Scrofa est une petite plage [entièrement ouverte vers le Nord]. Les autres côtes de l'île ne sont que roches, pointes saillantes, falaises escarpées, sans mouillage.

Quant à Procida, c'est une petite île, peu élevée (de 40 à 75 mètres), couverte de jardins et de vignobles. Elle a quelques anses sur sa façade orientale. Mais, nulle part, elle n'a de mouillage fermé. Tout près d'elle, au Sud-Ouest, le petit îlot Vivara, haut de 109 mètres forme avec elle une baie de trois encablures de largeur, dans laquelle les caboteurs ont un bon abri contre tous les vents, excepté contre ceux du Sud-Est[16].

D'ailleurs, ni Procida ni Ischia ne sont près du port des Kyklopes. Le lac Fusaro n'était sûrement pas le port de notre vieille Hypérie. Il est possible que la Kume hellénique ait eu, dans ce bassin comme dans les autres mouillages autour du cap Misène, ses arsenaux et ses cales de radoub. Mais la Haute Ville des premiers navigateurs n'avait aucun besoin de ces mouillages clos. Pour ses bateaux, qu'elle tirait à sec, elle n'avait pas besoin d'un port, d'un limen, à proprement parler comme la Pylos néléenne, elle se contentait de la plage au pied de son rocher. Cette grève unie s'enfonce doucement sous le flot. La Kume primitive y halait ses bateaux et les gardait au sec. Il faut chercher ailleurs le port et la petite Île des Kyklopes.

Nous avons fait le tour de l'acropole. De toutes parts, vers le continent comme vers la mer, la butte de Kume tombe presque à pic. Pour les marins, Hypérie n'est accessible que par l'échelle de pierre, l'escalier artificiel que nous avons monté tout à l'heure. Aux terriens, le faubourg offre un abord moins escarpé. Mais au Nord et à l'Est, la butte tombe encore dans une plainette profonde qui l'encercle et lui sert de fossé : des maquis, des vignes enlacées aux arbres, des plantations, des chênes verts et des poiriers en fleurs lui font au pied comme une autre mer de verdure. entièrement isolée, cette butte est une île véritable. De la grande terre, c'est avec la silhouette d'un îlot qu'apparaît son bloc de trachyte : ses roches noires et coupantes, enlisées dans le sable marin, sont tout à fait distinctes des collines blanches qui fond le rebord du plateau phlégréen. Entre ces collines blanches et notre butte noire, se creuse une longue dépression, tout emplie de vignes et de cultures, — un aulon, un canal, nous dirons tout à l(heure les historiens antiques —, dont le point le plus élevé n'est pas à 25 mètres au-dessus de la mer, alors que le sommet de la butte est à 84 et que les collines phlégréennes dépassent 100 ou 150.

Du côté de la terre pourtant, malgré cette couverture, la Haute Ville dut toujours se munir de remparts pour compléter sa forteresse naturelle. Le flanc de la butte, qui regarde la terre, porte encore les murailles en ruines que les occupants successifs dressèrent contre la cupidité ou contre la juste colère des terriens. Car durant les vingt ou trente siècles de son histoire écrite, la butte vit constamment les mêmes guerres se renouveler. Kume, à travers les âges, fut toujours une ville des étrangers. Place de commerce ou nid de pirates, elle était pour les terriens un perpétuel sujet de craintes et d'alarmes, un constant objet de cupidité et d'envie. Tantôt par leurs richesses tantôt par leurs méfaits, tous les étrangers, qui virent occuper ce site, attirèrent contre les murailles les attaques des indigènes. Kume est déserte depuis 1207 : les Napolitains vinrent alors la détruire à cause de l'appui qu'elle donnait aux pirates. Au IXe siècle déjà, les Napolitains en avaient délogés les corsaires sarrasins. Deux siècles plus tôt, les mêmes Napolitains étaient venus l'incendier pour en expulser les Lombards (740). Avant les Lombards, c'étaient les Goths de Totila qui, de cette forteresse imprenable, avaient fait le centre de leurs razzias et le coffre-fort de leurs vols. L'historien byzantin, Agathias, nous raconte longuement les opérations de Narsès contre cette place (554) :

Kume est une ville d'Italie, très forte et telle que la prise en est fort difficile. Car elle est bâtie sur une butte d'un abord malaisé et fort escarpée : c'est comme la guette de toute la mer Tyrrhénienne. Sur la grève, en effet, la butte surgit : à ses pieds, le flot vient briser et mugir ; en haut, une enceinte de tours de remparts la couronne de ses ouvrages très solides. Les rois goths, Totila et Teias, avaient l'habitude de déposer en cette forteresse, comme en un lieu de toute sûreté, ce qu'ils possédaient de richesses et d'œuvres d'art. Narsès, dès son arrivée en Campanie, eut à cœur d'enlever au plus vite la ville et le trésor, afin de priver les Goths de ce port de refuge[17].

Narsès vient avec toute son armée. Il ordonne l'escalade. Arrivés au pied du rempart, les soldats font rage de leurs javelots, de leurs flèches, de leurs frondes et de toutes leurs machines de siège. Les Goths répondent des mêmes armes avec autant de vigueur. Après quelques jours d'inutiles assauts, Narsès doit recourir à la ruse : grâce aux carrières abandonnées, que l'on nomme Antre de la Sibylle, il atteint et fait saper le pied du rempart : la brèche est ouverte. Mais, sur sa butte inaccessible, la ville résiste toujours : il faut un long blocus.

Aux temps classiques, durant la première antiquité, avant l'établissement de la paix romaine, les étrangers hellènes, qui s'étaient rendus maîtres de Kume, subirent les mêmes attaques des indigènes. En l'année 524 avant Jésus-Christ[18], sous l'archontat de Miltiade, Kume, ville grecque chez les Opiques, est attaquée par les Étrusques, les Ombriens, les Dauniens et d'autres Barbares encore, qui n'avaient contre elle aucun autre motif de haine que sa prospérité. Kume était alors vantée à travers l'Italie pour sa richesse, sa grandeur et ses autres avantages, et pour sa possession tant du coin le plus fertile de la Campanie que des admirables mouillages autour du cap Misène. Attirés par ces richesses, 500.000 Barbares, appuyés par 18.000 cavaliers, marchent contre elle. Les Kuméens, après avoir assuré la garde de leurs remparts et de leur flotte, n'ont que 4.500 fantassins et 600 chevaux à mettre en ligne. Ils offrent pourtant la bataille dans l'étroite vallée, dans le canal, l'aulon, qui sépare leur ville des collines phlégréennes et qui, de son fossé, semble continuer la lagune de Licola jusqu'au lac de Fusaro. Avec l'aide du tonnerre et des dieux, les Kuméens mirent en fuite cette multitude de Barbares[19]. Mais un siècle plus tard, les Samnites, s'étant emparés de la Campanie, battirent en ce mine endroit l'armée des Kuméens et forcèrent les remparts de la ville qu'ils pillèrent (421). Tous ceux des habitants qui ne purent s'enfuir à Naples furent vendus comme esclaves. Les Barbares prirent les Kuméennes pour femmes. Désormais, tout en gardant quelques souvenirs de son hellénisme, Kume ne fut plus qu'un bourg campanien, parlant encore grec, mais vivant à la mode des Osques[20].

Avant l'arrivée des Hellènes, la Kume des premiers navigateurs, l'Hypérie des Phéaciens, dut, si nous en croyons le poème odysséen, traverser une pareille aventure : Dans cette Hypérie aux Vastes Campagnes, habitaient les Phéaciens au voisinage des Kyklopes, hommes arrogants, qui les tracassaient, étant matériellement les plus forts. Nausithoos transplanta les Phéaciens à Schérie. Entre les Gens des Yeux Ronds, qui tracassent ainsi la ville phéacienne, et les Opiques, qui tracasseront plus tard la ville grecque, je ne vois pas grande différence. Du haut de leurs collines, les Barbares du continent tournent toujours leurs regards envieux vers cette ville étrangère dont ils fréquentent le marché, dont ils connaissent les richesses. ils y viennent vendre leur laitage, leurs peaux, leurs moutons. Chaque matin, on y voit arriver leurs bûcherons ou leurs charbonniers, qui fournissent aux ménagères la provision quotidienne. La porte du rempart leur est ouverte. Mais, prudemment, on les surveille, on les fouille à l'occasion, on leur enlève leurs armes et l'on se garde bien d'en admettre un trop grand nombre à la fois.

Denys d'Halicarnasse nous raconte la prise de Kume par les exilés que le tyran Aristodème avait chassés de la ville. Ces exilés ont rassemblé une bande de Barbares, esclaves et mercenaires, qu'ils ont cachée autour de l'Averne, sur le plateau phlégréen. Par une ruse, ils attirent l'armée kuméenne d'Aristodème hors de la ville, dans les marais et les bois de la plaine campanienne. Dès que les guetteurs ont signalé ce départ, soixante conjurés accourent de l'Aveline, vêtus de peaux comme des bergers ; chacun porte un fagot de sarments, dans lequel est cachée son épée. Au crépuscule du soir, nos gens entrent en ville par des portes différentes. Ils n'excitent aucun soupçon : ils ont l'air des manœuvres que l'on reçoit tous les jours. La nuit venue, ils tirent leurs armes des fagots et s'emparent de la porte qui regarde l'Averne. Toute la bande des exilés pénètre alors. C'est par cette ruse des fagots que les conjurés et leurs Barbares deviennent maîtres de Kume[21]. Les Kyklopes odysséens sont de pareils fagoteurs : quand Polyphème apparaît, c'est avec une charge énorme de bois mort[22].

Avant l'arrivée des Hellènes, les Gens des Yeux Ronds portaient déjà vers Hypérie leurs charges de fagots. Les Kyklopes vendaient leur bois et leur charbon à ces Peuples de la mer que la tradition nomme Leukaniens ou Thespiades : Héraklès ayant eu de nombreux enfants des cinquante filles de Thespios, les envoya coloniser la Sardaigne avec une forte bande d'Hellènes et de Barbares mélangés. Le neveu d'Héraklès, Iolaos, les commandait. Ces Ioléens fondèrent en Sardaigne de nombreuses villes [et y demeurèrent plusieurs siècles]. Puis, les Carthaginois étant survenus, les Ioléens durent s'enfuirent aux montagnes de l'île. Mais, après cette colonisation sarde, Iolaos était revenu en Grèce et les Thespiades, chefs de l'île durant plusieurs générations, la quittèrent aussi pour s'établir définitivement en Italie, dans le pays de Kume[23].

 

Hypérie aux Vastes Campagnes était dans le voisinage de la Kyklopie : Kume de Campanie est à quelques cents mètres du pays des Yeux Ronds. Le pays des Yeux s'étend de Kume à Naples, sur tout le plateau phlégréen. Car ce plateau n'est, à l'intérieur, qu'un damier de cratères ou d'effondrements volcaniques. Bouches anciennes d'éruption ou cirques d'affaissement, tout ces yeux se ressemblent. Sur notre carte en relief, ci-dessus, on peut voir nettement le haut bourrelet qui enclot chacun d'eux, le trou noir qui le rempli et, parfois, la pupille médiane qui surgit du fond de ce trou. Ainsi se présentent, dans toutes les régions volcaniques, les cuvettes circulaires qui furent jadis, soit des émissaires actifs, de véritables cratères, soit de simples zones d'affaissement, causées par la chute de l'enveloppe extérieure après la sortie des laves, sans le moindre signe d'activité indépendante[24].

Pour notre région phlégréenne, je donne la reproduction photographique d'une carte en relief éclairée obliquement (ci-dessus) : je dois cette photographie à M. Vélain, professeur de géographie physique à l'Université de Paris. Entre la mer kuméenne, qui est à la gauche du spectateur, et le grand œil du Vésuve qui occupe la droite, on peut discerner les quinze ou vingt cirques disséminés sur le continent et dans la mer — le port de Nisida et les mouillages de Misène ne sont que des cirques envahis par le flot —. Chacun dressant à l'écart l'anneau de ses sourcils, comme disaient les Anciens, ces Yeux sont tous indépendants du voisin. Sur le socle du plateau, ces ronds de sourcils font autant de pics isolés, de pitons évidés, de monts creux : Monte Cavo, disent les Italiens en parlant d'une autre région, toute semblable à celle-ci, la région des Monts Albains. Le mont Albain, dit Strabon, domine l'Artémision de Némi et les sourcils de montagnes qui enclosent le lac ; ces sourcils eux-mêmes sont déjà fort élevés et droits.... Le lac de Némi, grand comme une nef, est cerclé d'un sourcil montagneux, qui, de son rebord très haut et continu, enferme dans un creux profond le sanctuaire et la nappe d'eau : on peut voir les sources qui entretiennent ce lac[25]. Le même Strabon va reprendre le mot sourcils pour nous décrire les yeux phlégréens : rien en vérité n'est plus semblable à un œil que ces cavités circulaires au fond desquelles miroite souvent un lac, Averne ou Némi. Ces lacs et leurs sources, chaudes ou froides, ont toujours été un objet de culte pour des indigènes, d'admiration et d'étonnement pour les étrangers. Les premiers navigateurs de Sidon durent imaginer d'autant plus facilement le nom de Œil du Cercle, Oin-otr'a, que, dans les idiomes sémitiques, c'est le même mot oin qui désigne tout à la fois l'œil et la source, le trou d'eau.

En regard de notre carte en relief, il est des vers de l'Odyssée qui prennent leur signification véritable :

Le Kyklope ne ressemblait pas à un homme mangeur de blé, mais à un pic chevelu des hautes montagnes, qui apparaît seul à l'écart des autres,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . οδ ἐᾐκει

νδρ γε σιτοφγ, λλ ῥίῳ λεντι

ψηλν ρων, τε φανεται οον π λλων[26].

Je ne crois pas que l'on puisse donner une définition plus scientifiquement exacte des huttes volcaniques, qui couvrent le plateau phlégréen. De son point culminant, du monastère des Camaldules, ce plateau apparaît tout hérissé de Monts Creux. Sur le continent ou dans la mer, c'est un semis de pitons isolés, de pustules crevées, disent les géologues. Il est probable qu'un gigantesque cratère fait le soubassement caché de toute cette région ; sur le plateau ou dans le golfe, ces pics ne sont peut-être que les rejetons d'une seule et même souche, enfouie sous le tuf et sous les eaux. Mais tous ces « yeux » ont surgi côte à côte, et

'on ne voit pas comment ils tiennent l'un à l'autre. Chacun est indépendant de son frère. Chacun vit de sa vie propre, sans s'inquiéter du voisin :

οος ποιμανεσκεν ππροθεν· οδ μετ λλους

πωλετ, λλ πνευθεν ἐὼν θεμστια δη[27].

ils ne sont pas liés par des lois communes ; ils n'agissent ni ne se reposent ensemble ; chacun n'a de règle que son caprice :

οδ λλλων λγουσιν[28].

La plupart des pitons, sur leurs pentes internes et externes, ont été ou son encore vêtus de forêts. Les plus anciens surtout, dont les roches volcaniques ont été depuis longtemps désagrégées et décomposées par les agents extérieurs, ne sont qu'une masse de verdure. La vue du Monte Barbaro, prise par sir William Hamilton au milieu du XVIIIe siècle[29] : Kume et son rocher pointent au fond, entre la lagune de Licola et la lagune de Fusaro, sur le bord de la mer ; à droite, le monte Barbaro et son œil rond dressent leur tête chargée de forêts.

 

20 et 22 avril 1901[30]. — Entre Kume et Naples, la traversée du plateau phlégréen n'est pas commode : les Kyklopes barrent le chemin et longuement il faut en faire l'escalade ou en suivre le pourtour.

En quittant la butte de Hume, nous avons traversé d'abord l'étroite vallée mène aux collines phlégréennes. En cet aulon, en ce fossé tout empli de vignes et d'arbres en fleurs, les ormeaux, disposés en quinconces ou en rectangles, encadrent les champs labourés et les vignes à échalas. De gros ceps grimpent à ces ormeaux et, d'un arbre à l'autre, en cordons réguliers, les treilles balancent leurs guirlandes ployantes : à la mode antique, le Napolitain d'aujourd'hui, comme déjà le Napolitain de Virgile, unit les ormeaux par des cordons de treilles. J'ai encore dans les oreilles la voix de mon professeur de rhétorique : Jungere vitibus ulmos, marier aux vignes les ormeaux ! Voyez-vous bien, messieurs, la hardiesse et l'élégance de ce tour ? Il faudrait, pour ce sens, jungere ulmis vites, parce que l'on fait monter la vigne autour de l'ormeau, on marie les vignes aux ormes. Mais comme l'expression est plus poétique ! Unir les ormeaux aux vignes ! Voilà comment on fait de beaux vers latins ! Ces cordons de vignes, qui réellement unissent les ormeaux, me font perdre en une minute tout le fruit de ces belles leçons : je ne vois plus ni tour, ni hardiesse, ni élégance dans cette fin de vers, qui simplement, honnêtement, n'a plus que le mérite de décrire en trois mots l'un des aspects caractéristiques de cette campagne italienne : les guirlandes de vignes balancées d'ormes en ormes.

Par ce doux matin de printemps fleuri, sur la chaussée dallée qui descend des collines, les gardiens de moutons poussent leurs troupeaux vers les ruines de Kume. Ces Gens des Yeux continuent de tracasser Hypérie, dont ils sont aujourd'hui les maîtres, et dont les moutons broutent les vignes et les vergers. La chaussée dallée, qui aboutit au pied de Kume, à la douane de la grève, vient de Naples à travers le plateau phlégréen. Nous en remontons la pente, au flanc des collines, pour atteindre le pays de l'Averne, en passant par sous l'Arco Felice. Les dalles de lave noire tracent leur sillon dans la blancheur du tuf. Sur le flanc comme au sommet, ces collines phlégréennes sont d'une candide blancheur et l'on s'accoutume malaisément à la réverbération du soleil sur leur poussière de farine blanche. En haut de la pente, l'Arco Felice est une énorme porte de brique sous laquelle, au fond d'une tranchée, la route franchit le sourcil de Monte Grillo. Jusqu'ici, la fraîcheur des brises marines et les murmures de la grève venaient encore tempérer l'atmosphère. Aux pentes et dans le fond de cette première cuvette, la terre blanche et les champs de vignes sans ombre s'épandent sous une chaude brume de poussière. Voici cet œil du Monte Grillo. Mais derrière cet enclos de sourcils qui n'ont pas une grande hauteur, un autre œil se creuse brusquement : le sol s'effondre et le lac de l'Averne apparaît dans le fond d'un autre anneau, au bas d'un talus de 200 mètres à pic.

L'Averne, dit Strabon, est enclos tout autour par des sourcils abruptes, qui le dominent de toutes parts, en ne laissant qu'une sortie vers la mer et vers le lac Lucrin. Les pentes en sont aujourd'hui défrichées et conquises à l'exploitation. Jadis une sauvage forêt les ombrageait de ses grands arbres et de ses fourrés impénétrables. Agrippa fit abattre la forêt et dégager le lac[31]. Sous nos yeux, cet œil, ce grand œil de l'Averne étale sa nappe sombre. Sur les pentes, trois couronnes superposées se succèdent du bord de l'eau jusqu'au sommet : en bas, les carrés d'échalas découpent la terre blanche : plus haut, foisonnent les broussailles étoilées de bourgeons et toutes décorées de genêts en fleurs : plus haut enfin, quelques grands arbres, châtaigniers, chênes et pins-parasols, dessinent dans le ciel, de leurs masses espacées, les fleurons de ce diadème.

Par le pente extérieure qui regarde le golfe, nous sommes descendus vers le Lucrin et vers Pouzzoles — la Nekuia odysséenne va nous ramène à ce pays de la Sibylle et des Morts : nous l'étudierons alors en ses moindres détails —. Puis nous quittons la route de Pouzzoles pour atteindre à travers les vignes et les collines blanches un autre œil rond, plus proche parent encore du Kyklope homérique : Au-dessus de Pouzzoles, dit Strabon, est l'Agora d'Héphaïstos, plaine cerclée de sourcils de feu, d'où s'échappent çà et là des souffles de flammes avec de forts grondements : la plaine est couverte de soufre lavé[32].

Cette Agora d'Héphaïstos, cet œil de souffre au fond de sourcils en feu, s'appelle aujourd'hui la Solfatare. Les guides[33] disent : La Solfatare, cratère d'un volcan à demi éteint, est un bassin ovale entouré de collines de pierres ponces, dont les nombreuses fentes, appelées fumaroli, laissent continuellement échapper de la fumée et des émanations sulfureuses. Le terrain est partout creux. On trouve, [à la surface], de la terre sulfureuse à l'état de poussière blanche, que les guides désignent à tort comme du salpêtre. Les Anciens appelaient ce cratère Forum Vulcani et le croyaient en communication avec le cratère d'Ischia : nous n'avons connaissance que d'une seule grande éruption en 1198. Au pied des pentes couvertes de broussailles, où, parmi l'or des genêts, les fumerolles montent de toutes parts, le fond de la Solfatare est une plaque de terre sulfureuse dont la blancheur éclatante fait penser à une mare de lait. Entre les sourcils en feu, c'est bien un œil à la pupille brûlante.

Tout autour des paupières et des sourcils, montait la vapeur de la pupille brûlante, dont les racines bruissaient au feu. Cet œil rond de la Solfatare, à d'autres égards encore, ressemble au Kyklope odysséen. Comme Polyphème, il sommeille parfois et ronfle, et parfois, en plein sommeil, il se met à vomir des matières liquides et des morceaux plus denses. Il rote aussi et parfois, s'éveillant, il entre en de terribles colères, hurle, gémit et lance des pierres grosses comme des monts. Voici une page de géologie, qui me semble commenter assez fidèlement certains vers odysséens :

Le type normal de l'activité volcanique est une succession de paroxysmes ou éruptions, séparés les uns des autres par des périodes de repos plus ou moins complet. Chaque paroxysme met en évidence d'une part la force élastique des gaz intérieurs, capable de provoquer de violentes explosions, d'autre part la tendance à l'ascension des matières fluides sous l'écorce. Ces deux sortes de manifestations se produisent quelquefois l'une sans l'autre. Mais, d'ordinaire, elles ont lieu toutes les deux, le phénomène explosif précédant toujours l'ascension de la lave. Les signes précurseurs d'une éruption consistent dans l'accroissement des émissions de vapeur et dans la production d'ébranlements du sol avec bruits souterrains. Le fait capital d'une éruption volcanique est l'émission de la lave. Le mot lave désigne simplement une roche en fusion et peut s'appliquer a des produits très différents par leur texture, leur densité, leur aspect et leur composition. La lave est toujours caractérisée par la présence de matières vitreuses, c'est-à-dire amorphes, et de cristaux, qui s'écoulent avec la masse liquide en perdant quelquefois, par l'effet de la température, la netteté de leurs arêtes. Au Vésuve, en 1885, un courant de lave avait à sa surface une couche vitreuse remarquablement fluide, où se trouvaient de nombreux cristaux, bien développés, de leucite. [Mais, avant l'émission de lave, il y a des préliminaires, des explosions, des projections de vapeurs, de pierres, de cendres et de débris.] L'éruption proprement dite commence par des craquements dans le cratère, dont les parois internes s'écroulent en partie. Leurs fragments, mêlés à des blocs de lave incandescente, formeront les bombes et les lapilli ou rapilli. Le bruit des éruptions est tantôt intermittent, tantôt continu, comme un roulement de tonnerre. La cheminée du volcan, pendant l'éruption, peut être considérée comme une mine en charge continue (cf. l'estomac du Kyklope après le repas). Les explosions produites par la vapeur d'eau projettent en l'air la lave de la surface et les écumes qui la recouvrent. Ces éléments, devenus solides dans leur course aérienne et mêlés aux fragments que les explosions enlèvent aux parois du cratère, retombent en partie dans la cheminée pour être de nouveau projetés ; mais la plupart viennent tomber à l'extérieur du cratère. La grosseur des blocs rejetés varie habituellement de celle de la tête humaine à la dimension du poing. Mais on en peut voir de beaucoup plus gros. Ainsi, en 1555, le Cotopaxi a rejeté des masses de 5 mètres et, en 1825, le Vésuve a lancé des morceaux d'un conglomérat de scories ayant jusqu'à 2m. 50 de diamètre. La force de projection des volcans est énorme. Les blocs lancés par l'Etna peuvent aller jusqu'à 2000 mètres. La projection des matières solides n'a pas toujours lieu uniquement par la cheminée centrale. On a vu des fissures latérales donner issue à des jets horizontaux de pierre et de cendres[34].

— En arrivant dans l'île de Stromboli, raconte Spallanzani, j'avais choisi mon logement dans une maisonnette située à deux milles du volcan. Le vent du Sud-Ouest soufflait avec impétuosité. Le ciel, qui était serein et que la lune n'éclairait pas, brillait au-dessus du volcan. On eût dit d'une aurore boréale, qui, de temps en temps devenait plus rouge et plus resplendissante. Alors les jets de pierres enflammées s'élevaient plus haut, les grêles étaient plus épaisses et le bruit qui les suivait plus retentissant. Les habitants me disaient que ces éruptions-là étaient peu de chose en comparaison de plusieurs autres, qui, en peu d'heures, avaient lancé des pierres sur l'île entière, au grand dommage des vignobles et des bois voisins du volcan.... Le volcan éclata : un jet énorme de laves embrasées, teintes d'un rouge obscur et enveloppées de fumée partit subitement du sommet de la côte et s'élance dans les airs. Une partie de ces matières retomba sur la pente et roula en débris. Les plus gros s'échappaient en larges bonds, se précipitaient dans la mer et au moment de leur immersion, produisaient un son aigu semblable à celui du fer rouge quand le forgeron le plonge dans l'eau[35]... la même comparaison se retrouve clans l'Odyssée ; l'œil du Kyklope crie comme une hache de fer qu'un forgeron trempe.

Et le Kyklope arrache d'abord le sommet d'une haute montagne qu'il lance devant le navire peint en kyanos.

Puis il soulève une autre pierre, encore plus grosse, qu'il lance en la faisant tournoyer.

Lorsque les projections du volcan, disent les géologues, ont été animées dans leur chute d'un mouvement gyratoire, elles donnent naissance aux bombes volcaniques ou larmes du Vésuve des Napolitains[36]. Sur cette côte napolitaine, c'est le Vésuve aujourd'hui qui ronfle, rote, gémit, vomit et lance. Mais la Solfatare eut sa période d'activité et les géologues estiment qu'une sorte de balancement compensatoire unit peut-être les cratères phlégréens au cratère du Vésuve : quand la pression souterraine trouve en ce dernier un échappement, les autres sont au repos ; inversement jadis, quand le Vésuve se taisait, les cratères phlégréens devaient être plus actifs. Il y eut une période des temps modernes, où le Vésuve presque inactif sembla céder la parole à notre région phlégréenne. Cette période fut marquée surtout par la brusque éruption de 1558 qui, dans la plaine de l'Aveline, fit jaillir le Monte Nuovo. Avant cette éruption, une grande plaine s'étendait entre la rive du golfe de Pouzzoles et le pied des sourcils de l'Avertie et du Monte Barbaro. Brusquement, à la fin de septembre 1558, vint surgir au milieu de cette plaine la gigantesque taupinière du Monte Nuovo. E. Suess, d'après les descriptions et récits contemporains, a refait le tableau de cet événement :

Déjà en 1488, il s'était produit un violent tremblement de terre qui avait coûté la vie à beaucoup de monde. Au commencement du XIIe siècle, les secousses se multiplièrent. En 1537 et 1558, elles devinrent de plus en plus fréquentes et de plus en plus violentes. Le 27 et le 28 septembre, elles se suivaient sans interruption. Alors, dit Porzio, la mer recula d'environ 200 pas et des sources d'eau douce jaillirent. Puis la bande de terrain, qui s'étend du Monte Barbaro vers le lac Aveline, sembla tout à coup se soulever et prendre la forme d'une montagne lui se gonflait brusquement. La nuit suivante, cet amas de terre commença à vomir avec grand fracas, comme d'une gueule béante, de grandes masses de feu, de ponces, de pierres et de cendres, si bien que tout le pays à la ronde s'en trouva couvert... des nuages d'un noir opaque et d'autres d'une blancheur aveuglante furent exhalés du cratère. La mer, couverte de ponces, ressemblait à un champ labouré ; il y eut des cendres portées jusqu'en Calabre[37].

Vésuve ou cratère phlégien, les mouvements de ces régions volcaniques ont toujours pour corollaire des flux ou des reflux du golfe : les poèmes homériques déjà considèrent le dieu des flots, Poséidon, comme le grand agitateur des continents, le secoueur de terre ferme, et les Kyklopes sont les fils de Poséidon. Il est probable qu'aux temps odysséens l'histoire ou la tradition se rappelaient encore l'éruption de quelque Monte Nuovo et les fureurs de l'un des Kyklopes que nous voyons assoupis maintenant. Peut-être La Solfatare était-elle en pleine activité.

En quittant la Solfatare, nous allons visiter encore deux autres grands yeux. Astroni et Agnano. Le parc royal d'Astroni est le plus grand cirque du pays phlégien. C'est, disent les guides, un cratère de soulèvement qui a plus d'une lieue de tour et dans lequel a crû un bois épais de chênes verts et de peupliers. Il renferme un petit lac et une éminence composée de lave trachytique[38]. En 1452, Alphonse le Magnanime donna dans ce cratère une grande fête en l'honneur du mariage de sa nièce Éléonore d'Aragon avec l'empereur Frédéric III : plus de trente mille personnes y purent y assister. Ce cratère d'Astroni est aujourd'hui une chasse royale : un mur de clôture couronne l'anneau du sourcil. A l'extérieur, les pentes de terre blanches sont défrichées, couvertes de vignes et de cultures. Ces terres admirables produisent tout ce que l'homme leur demande, dès qu'il leur fourni un peu d'eau. Les guirlandes de vignes nouées aux rameaux, les figuiers et les châtaigniers bordent les grands carrés d'échalas, de moissons et de légumes. Tout vient sur cette terre à blé, va nous dire le poète odysséen.

En ce mois d'avril finissant, les blés déjà sont à hauteur d'homme. Les fèves, les petits pois en fleurs, les jardinets d'oignons, de poireaux et de salades entourent chacune des fermes perchées à flanc de coteau. Tous les arbres cultivés ou sauvages, noisetiers, pommiers, poiriers, orangers, citronniers, néfliers du Japon, mêlent leurs fruits européens et exotiques : La terre des Kyklopes est loin d'être mauvaise ; cultivée, elle porterait à chaque saison toutes les récoltes ; elle a, sur le bord de la mer écumante, des prairies humides et molles : la vigne surtout y pousserait avec vigueur ; le labourage serait facile et la récolte serait drue en la saison, car le sous-sol est excellent.... Les Kyklopes ne plantent ni ne labourent : tout pourtant leur vient sans semailles et sans labour, blés ou orges, et les vignes leur donnent un vin de grosses grappes, et c'est la pluie de Zeus qui fait pousser tout cela. — Les champs de Campanie, dit Strabon, ont toujours été disputés entre les peuples, à cause de leur fertilité. Le meilleur indice de cette fertilité est la qualité de leur froment qui l'emporte sur toutes les céréales du monde. Qui prétend que certaines terres campaniennes sont ensemencées toute l'année, deux fois en blé, une fois en millet ; les légumes prennent le reste du temps. La vigne et l'olivier couvrent les pentes des coteaux ; Rome tire d'ici ses meilleurs vins[39]. — A quelle terre de froment irriguée, non par des inondations fluviales, mais par les eaux du ciel, la Campanie est-elle inférieure ? demande Denys d'Halicarnasse. J'y ai vu faire trois récoltes par an, la semence d'hiver remplacée aussitôt par la semence d'été, à laquelle succédait la semence d'automne[40]. En ce texte de Denys, il faut bien noter le premier rang que les géographes donnent à la Campanie, non parmi les terres inondées, mais parmi les terres arrosées. Les géographes classiques savent en effet que rien n'égale la fertilité des deltas et des plaines à inondations : ils connaissent l'Égypte et la Mésopotamie. Le périple primitif, où dut puiser notre poète odysséen, semble avoir eu déjà les mêmes connaissances : il ne mettait pas la Kyklopie sur le même rang que la merveilleuse Égypte ; mais, les deltas exceptés, il ne connaissait pas meilleur terrain à céréales ou à vignes parmi les terres qu'arrose la pluie.

Nous déjeunons dans l'une des fermes qui suspendent leurs petites terrasses aux flancs extérieurs de l'Astroni, presque au sommet de l'anneau. Sous l'auvent de roseaux que supportent quatre tilts de colonnes, une grande marmite de lait cuit sur un feu de branches sèches. Le ciel voilé de brume ; les vignes rassasiées de chaleur ; la nier qui devant nous s'étend sans une houle jusqu'aux lointaines montagnes de Sorrente ; derrière nous, la forêt de l'Astroni débordant la crête de son mur : tout en ce matin fleuri semble cuver la joie du printemps. Seuls, parfois, les grognements et les fuites du gibier royal, à travers les fourrés de l'Astroni, viennent troubler le grand silence.

L'Odyssée connaît une petite île des Kyklopes — nous allons la retrouver tout à l'heure — qui n'est au milieu de la mer qu'une chasse toute pareille à celle de l'Astroni : C'est une île boisée où les chèvres sauvages vivent par milliers ; l'abord des hommes ne vient pas les troubler ; elles ne sont jamais poursuivies par les chasseurs qui se fatiguent à travers la forêt à parcourir les cimes des montagnes. L'île n'est pas habitée non plus par des pâtres ou des laboureurs. Sans labour, sans semailles, toute l'année, elle demeure déserte et nourrit seulement les chèvres bêlantes... Le matin, nous prenons les arcs recourbés et les épieux au long manche et, disposés en trois bandes, nous nous mettons en chasse. J'avais douze vaisseaux : chacun eut pour sa part neuf chèvres : le mien seul en eut dix. Pour s'offrir aujourd'hui une pareille journée, il faut être l'invité du roi Victor-Emmanuel. Clos de murailles, l'Astroni n'a qu'une entrée par une brèche de son sourcil. Sans pâtres et sans laboureurs, le cirque désert n'est rempli que de grands arbres et de bêtes. Les pentes intérieures sont une admirable forêt de chênes et de peupliers. Le fond n'est pas uni, mais bosselé de hautes roches et creusé de petits lacs, qu'ombrage la même verdure d'arbres centenaires. Une résidence royale apparaît sous ces ombrages. Sa façade blanche met comme une claire pupille dans le fond de cet œil profond.

Au pied de l'Astroni, voici l'autre œil, le cirque d'Agnano, qui fut longtemps un lac semblable à l'Averne — les cartes marines indiquent encore cette nappe lacustre —, sauf la profondeur. Les eaux en couvraient tout le fond, mais ce n'était à vrai dire qu'un marais insalubre. Les sourcils de l'Agnano sont aujourd'hui couverts de vignes, de pins et de châtaigniers. La pupille est un damier de cultures que des canaux découpent à angles droits, que de grandes routes traversent, plantées de peupliers, d'acacias et de platanes. L'anneau des sourcils n'est pas entièrement clos : une large brèche l'entame jusqu'au fond et fait communiquer cette plaine intérieure de l'Agnano avec la plaine maritime de Bagnoli ; c'est par là que les eaux du cirque sont conduites à la mer. Ce Kyklope est donc aveugle aujourd'hui : les hommes en ont crevé la pupille. L'antiquité connaissait déjà un œil vide, Gaurus inanis, dit Juvénal. Le Gaurus ou Gauros des Anciens est le Monte Gaudo ou Barbaro des modernes. Son pic évidé domine tous ses frères du plateau. Il sert de guide aux marins du golfe et de la haute mer : le seul monastère des Camaldules est plus élevé. Par une grande brèche, le Gauros a toujours pu déverser les eaux de sa plaine intérieure : ce nom même de Gaurus prouve, je crois, qu'il en était ainsi dès la première antiquité. Car le mot gauros, γαΰρος, offrirait un sens en grec : c'est le pic hautain, orgueilleux, le Kyklope arrogant du poète. Mais je rapporterais plus volontiers ce nom de lieu à la même couche onomastique que Oinotrie, Kume, etc. : les premiers navigateurs avaient dû dénommer ce pic, qui de loin leur servait de repère. Or, toutes les langues sémitiques ont la racine g. ou. r, qui signifie creuser, crever, et, en particulier, crever l'œil, aveugler : Hébreux, Arabes, Araméens et Éthiopiens ont tiré de cette racine leur mot aveugle, gaouer ou giouer. Je crois que Gauros n'est que la transcription grecque de ce nom sémitique : le Gauros était l'œil aveuglé, l'œil vide, Gaurus inanis. Ulysse nous raconte longuement de quelle façon l'on doit s'y prendre pour aveugler un Kyklope.

Par la brèche du sourcil, les eaux de l'Agnano s'en vont à la mer, à travers la plaine de Bagnoli. Cette plaine d'alluvions, qui borde la plage entre les collines de l'Astioni et les collines du Pausilippe, est un ancien golfe comblé, plaine humide et profonde, grande prairie aboutissant à la grève et à l'écume de la mer.

Au bord de cette plaine et continuant en mer la falaise du Pausilippe, voici ni trop loin ni trop près de la terre des Kyklopes, au-devant de leur port, l'Île-Petite, où vint débarquer Ulysse.

 

Un peu en dehors du port, m tout près ni très loin de la terre des Kyklopes, se présente l'Île Petite, couverte de bois, peuplée de chèvres sauvages, vide d'hommes et de traces humaines.... Elle a un port avec de bons mouillages, ou l'on n'a besoin d'aucune attache ; sans jeter les ancres, sans mettre d'amarres à terre, on peut rester à tout à loisir ; quand une fois on a abordé, l'on peut séjourner tant qu'il ne plaît pas de s'en aller ou tant que les vents ne sont pas favorables[41].

La traduction de ce texte ne présente, je crois aucune obscurité. Le seul vers,

νσος πειτα λχεια παρκ λιμνος τετνυσται,

pourrait embarrasser les Moins Homériques, qui ne voient partout que simples épithètes poétiques, Île Petite, Νήσος Λάχεια, est, en réalité, un nom propre : il s'agit pas d'une petite île, quelconque, mais de la Petite Île : les Grecs modernes ont sur les côtes des Mikrouisi, comme les Italiens ont ailleurs des Isola Grande, et comme les Français ont des Îles Grandes. Pour légitimer cette traduction de Nésos Lakheia par un nom propre, nous avons déjà rencontré les Îles Pointues sur le chemin de Télémaque, dans la mer de Zante : ces Nésoi Thoai, ces Îles Pointues que le héros doit éviter entre Pylos et Ithaque, sont les Roches Montagne, disent les navigateurs aujourd'hui.

Mais pour vérifier entièrement notre traduction, voici un autre exemple : A l'extrémité de Gortyne, raconte Nestor à Télémaque, il est dans la mer ténébreuse une Pierre Chauve, coupée à pic sur la vague. Le vent du Sud jette la grande houle contre ce promontoire du couchant et contre Phaistos ; mais la grande houle est brisée par cette petite pierre.

στι δ τις λισσ απεῖά τε ες λα πτρη

σχατι Γρτυνος ν εροειδι πντ·

νθα Ντος μγα κμα ποτ σκαιν ῥίον θε,

ς Φαιστν, μικρς δ λθος μγα κμ ποργει[42].

Les scholiastes ont raison de dire que nous avons ici un nom propre[43]. Sur la côte méridionale de la Crête, en effet, il est un promontoire rocheux qui pointe vers l'Ouest et qui forme l'extrémité de la Gortynie : derrière lui, se creuse le golfe où l'un des ports de Gortynie, Phaistos, était bâti. La grande houle du Sud vient frapper contre ce coin qui forme môle de défense pour tout le golfe : Ce cap, disent les Instructions nautiques, est le dernier contrefort des montagnes côtières. Il forme l'extrémité de la grande baie de Messara ou de Dibaki. C'est un cap escarpé, parfaitement dessiné et reconnaissable à une falaise élevée en forme de coin, le cap formant l'angle aigu du coin. La baie de Messara est la façade occidentale de la Gortynie. Entre deux chaînes de montagnes parallèles, qui se dressent au Sud et au Nord, la Gortynie n'est en effet qu'une longue plaine ou plutôt la longue vallée d'un petit fleuve que les Anciens nommaient Lethaios. Au milieu de la plaine, Gortyne est la haute ville, avec deux ports, l'un sur la mer du Sud derrière les montagnes côtières, l'autre sur la mer de l'Ouest, dans la baie de Messara. Notre cap protège ce dernier port qui se nommait Phaistos. A toutes les époques, ce cap fut célèbre parmi les marins : la côte méridionale de la Crète n'offre pas d'autre refuge. Les Instructions nautiques ajoutent : La mer, soulevée par la brise du large ou par les vents d'Ouest, rend les communications avec la terre souvent difficiles dans ces baies ouvertes. En outre, les rafales qui tombent du mont Ida par les coups de vent de Nord, très fréquents de juin à octobre, soufflent dans la baie avec une grande violence. Leur approche ou leur persistance est toujours annoncée par une panne ou bande de nuages blancs qui enveloppent le mont Ida et les pics environnants. Pendant l'hiver ces coups de vent du Nord sont plus violents et par conséquent les rafales beaucoup plus dangereuses[44].

Le poète odysséen connaît fort bien ces coups de vent. Ménélas, chassé du Nord par ces rafales, ne peut contourner le Malte. Des vagues, hautes comme des montagnes, jettent sa flotte vers la Crète. Cinq de ses vaisseaux sont entraînés jusqu'en Égypte. Les autres viennent se fracasser contre les falaises de notre cap : les équipages échappent à la mort, mais les vaisseaux sont brisés :

α μν ρ νθ λθον, σπουδ δ λυξαν λεθρον

νδρες, τρ νῆάς γε ποτ σπιλδεσσιν αξαν

κματ[45].

Le cap se nomme aujourd'hui Littino : c'est la transcription italienne du mot grec Αισσή [la Pierre] Chauve. Le poème odysséen nous donne le nom propre de ce promontoire, mais en le commentant par une autre épithète Αισση [αίπεΐά τε είς άλα] Πέτρη. Pour la Petite Île des Kyklopes, le nom homérique Νήσος Λάχεια est une pareille transcription développée. Car cette île, à travers les siècles, a conservé jusqu'à nos jours son appellation. C'est encore aujourd'hui la Petite-Île. Mais un seul mot suffit à la désigner. Les Italiens la nomment Nisida ou Nisita. Les Grecs la nommaient Nèsis, Νησίς, diminutif de Νήσος, l'ilot. Cette île de Nisida correspond de tous points à la description odysséenne : elle nous en offre jusqu'aux moindres détails. Il suffit de transporter cette description sur les cartes marines, dont je donne ici un extrait.

 

Dans le golfe, Nisida se dresse au-devant de la côte italienne, à un millier de mètres de la rive.

C'est le sommet émergé d'un volcan, dans le cratère duquel la mer a pénétré par une étroite brèche. L'île n'est qu'un anneau de terre ou plutôt un croissant presque fermé, qui contient un bassin, un œil de mer, tout semblable aux Yeux Ronds de la côte voisine. Les marins d'aujourd'hui donnent à ce bassin le nom de Porto Pavone ou Paone. Si l'on regarde la forme même de cet œil rond, on verra que le Port du Paon est une traduction aussi imagée que le Port du Kyklope. Cerclé de terres blanches et de verdures, cet œil de mer brille comme les yeux du paon sur la queue diaprée de l'oiseau. On ne pénètre en ce bassin que par un goulet large de cinquante mètres à peine. Encore l'entrée est-elle obstruée d'une roche. Est-il nécessaire de commenter davantage ce vers odysséen : A l'intérieur de cette île, il y a un port bien pourvu de mouillages, où l'on n'a besoin ni d'ancres, ni d'amarres ?

Sans peine, on imagine l'arrivée d'Ulysse, piloté par un dieu à travers le goulet ; il fallait ici le pilotage d'un dieu pour entrer sans encombre.

Car la nuit était sombre, la lune couverte de nuages et le port tout rempli de ténèbres profondes.

Dans ce trou noir, que cerclent tout autour les pentes étroites du cratère, on ne pouvait rien voir de l'île que ce mur circulaire, assombri de forêts.

Et ce mur interceptant aussi la vue et les bruits du large, l'on ne voyait ni l'on n'entendait les brisants de la houle.

Admirable station pour les marines primitives ! Mouillage, source, bois, gibier, l'on trouvait tout ici. Les pentes intérieures et extérieures de ce cratère étaient couvertes de bois, comme le sont les pentes de l'Astroni. Les Romains ont encore vu la forêt qui couronne Nisida au milieu des flots,

silvaque quiæ fixam pelago Nesida coronat[46].

L'île de Nisita, dit le Portulan de Michelot, est fort haute et remplie d'arbres. Du côté S.-O., il y a une petite anse en forme de croissant : à la pointe de gauche en entrant, il y a un gros écueil où l'on voit au-dessus de cette calanque une grande maison très ancienne[47].

Sur ces pentes volcaniques, fertiles et faciles à travailler, tout pousserait à merveille et les vignes surtout y viendraient à profusion, car la terre est profonde, meuble, et le sous-sol humide. Ce n'est pas une mauvaise roche infertile : Rien ne vaut les asperges qui poussent sans culture dans l'île de Nisida, dit Pline, quod in Neside Campaniæ insula sponte nascitur, longe optimum existimatur[48]. Nos dictionnaires de géographie vantent encore les raisins, les oliviers et les légumes de Nisida[49].

Avec son mouillage admirable, cette île offre aux premiers navigateurs le site d'un grand emporium, du type de ceux que nous avons étudiés pour la période préhellénique. Quelle Tyr ou quelle Milet, quelle Syracuse ou quelle Marseille on pourrait fonder là ! quelle ville bien bâtie les navigateurs feraient de cet îlot !

Mais les indigènes ne semblent pas apprécier les avantages de cette position : en tout temps ils l'ont négligée. Aux temps odysséens, l'île est déserte, abandonnée aux bois et aux chèvres sauvages.

Ce n'est qu'une île aux Chèvres : une autre île de ce même golfe napolitain garda, jusqu'à nos. jours, parmi les marins et les indigènes le nom de Capraia, Καπρέα, Capri. Ces Îles aux Chèvres sont pareilles à cette île des côtes sardes que nous décrivent les voyageurs contemporains : L'île de Tavolara n'est qu'un bloc immense de chair carbonaté. Son nom vient de sa forme : ses flancs sont coupés à pic, ce qui rend cette île inaccessible sur la plus grande partie de sa circonférence. Elle n'est habitée que par des chèvres sauvages ou, pour mieux dire, devenues sauvages, .qu'on y va chasser quelquefois, non sans courir de grands dangers, à cause des précipices qu'on y rencontre à chaque pas..... Ces chèvres ne sont nullement une espèce différente de celles qui vivent en domesticité. Ayant fait deux voyages consécutifs dans cette petite île pour examiner les animaux de près, je suis parvenu, non sans beaucoup de peine et de périls, à en tirer quelques-uns. Alors je me suis convaincu qu'elles sont de la même espèce que les chèvres domestiques. Il y en a de toutes blanches, de noires, de brunes, de rousses, de pies, etc. La variété et la nature du poil ne laissent aucun doute sur la véritable origine de ces chèvres, qui descendent d'animaux domestiques, abandonnés jadis sur cette petite île. Elles sont remarquables par la longueur démesurée de leurs cornes[50]. La chasse d'Ulysse dans l'Île Petite est beaucoup moins difficile. Un dieu lui donne aussitôt une abondante proie : en une journée, les équipages tuent quatre-vingt-neuf chèvres, et l'on fait ensuite l'un de ces pantagruéliques repas, que les voyageurs francs nous ont appris à bien connaître.

Durant l'antiquité classique, Nisida n'est encore qu'un terrain de citasses, un coin de villégiature, où quelques riches Romains ont leurs maisons de campagne, un lieu de retraite et de mystère. Brutus, le meurtrier de César, y possède une villa, — fui apud Brulum multas horas in Neside, écrit Cicéron, Brutus erat in Neside,... In Neside VIII idus, ibi Brutus[51]. C'est là que fut résolu le meurtre de César. C'est là que Porcia vint se tuer à la nouvelle de Philippes[52]. Aux siècles derniers, notre Île des Chèvres était devenue une Île aux Lapins : ils s'en étaient emparés et en avaient banni toute culture. Aujourd'hui, un autre gibier a pris leur place : l'île est devenue un lazaret, puis une prison. Le Porto Pavone est toujours désert. Les navigateurs étrangers n'y viennent plus. Les indigènes du golfe n'ont pas encore su ou plutôt ils ne veulent pas en faire une ville bien bâtie. Ce n'est pas qu'aujourd'hui les Opiques ignorent encore les choses de la mer et qu'ils n'aient, comme aux temps odysséens, ni rameurs ni bateaux peints.

Mais ce Port de Nisida ne saurait leur être d'aucun service : il ne s'ouvre qu'aux arrivages de la grande mer ; il tourne le dos aux grèves du continent. Nisida est encore un bel exemple de ces îles que nous connaissons bien et qui, orientées pour le service des étrangers, sont fermées aux approches des indigènes. Aujourd'hui, les étrangers n'ont que faire de cette station : Kume, Pouzzoles ou Naples leur offrent des entrepôts plus commodes et des marchés mieux achalandés. Quand la pèche ou le petit cabotage amène vers Nisida les barques du voisinage, les marins indigènes ne vont pas contourner les bras du croissant pour atteindre l'étroit goulet du port intérieur. Ils se contentent d'un mouillage temporaire sur n'importe quel promontoire, en face de la grande terre. Pour le service de la prison et du lazaret, on a un va-et-vient de petits bateaux qui approvisionnent l'île et la peuplent. Ces bateaux viennent accoster au point le plus proche en face du continent, sur la côte N.-E. de l'île : là, négligeant le port naturel du Paon, on a construit à grands frais un débarcadère artificiel. Le port, au côté N.-E. de l'île, est formé par un môle a double coude, s'étendant de 180 mètres environ dans le Nord. Un quai, près duquel il y a de 2 à 4 mètres de fond, contourne la côte. Les navires mouillent dans l'Est ou l'E.-N.-E. de la jetée Ouest ou s'amarrent au quai, bien à l'abri de tous les vents du large[53].

L'orientation même du Porto Pavone en écarte donc les barques indigènes et les flottes contemporaines. Mais on comprend qu'inversement elle attira les premières marines des thalassocrates. Il faut toujours revenir au texte de Skylax sur l'île africaine de Kernè : Les Phéniciens ont fait de Kernè leur emporium. Ils y débarquent ; ils y amarrent leurs vaisseaux ; ils s'y installent sous des tentes ; de là, ils passent sur le continent voisin et vont en barque vendre leurs marchandises[54]. Pareillement Ulysse installe sa flotte dans le Porto Pavone : nos Achéens y débarquent et campent au bord de la mer.

On mange, on boit, on dort tout son saoul. Puis Ulysse réunit l'assemblée : Vous autres, dit-il au gros de la flotte, vous allez rester ici ; moi, je vais rendre mon vaisseau et mon équipage, pour m'en aller voir à terre ce que sont les gens de par là.

Ulysse part sur son bateau qu'il ne prend même pas la peine de mâter ; en quelques coups de rames, on atteint la terre toute proche.

De l'île, on entendait déjà les bêlements des troupeaux et l'on percevait la fumée et la voix des Kyklopes.

Tout ce golfe de Pouzzoles est, en effet, rempli de fumées et de vapeurs volcaniques. Les auteurs romains nous parlent de l'atmosphère obscure et méphitique qui règne autour de Nisida :

 inde malignum

aera respirat pelago circumflua Nesis[55].

Il semble qu'autrefois l'île elle-même exhalait, comme la Solfatare, des vapeurs et des fumerolles :

tali spiramine Nesis

emittit stygium nebulosis aera saxis[56],

et cet air stygien des rochers nébuleux serait un commentaire littéral du vers odysséen : autour de nos vaisseaux, la nuée trop épaisse empêchait de rien voir.

Ces fumées et fumerolles, répandues sur le pourtour du golfe, sont particulièrement abondantes sur les côtes du Nord-Ouest et de l'Ouest, autour de Pouzzoles et du cap Misène. Là, comme on pouvait s'y attendre, elles ont frappé l'attention des marins. Nos Instructions nautiques connaissent la Pointe de la Fumée, Punta del Fuma, et la Roche Fumeuse, Secca Fumosa[57]. La Pointe de la Fumée fait partie du grand promontoire que les Anciens nomment Misène, Μισηνόν ou Μισηνοί, Misenus ou Misenum. Ce nom semble n'avoir jamais eu de sens pour les oreilles des indigènes : la légende le rapportait aux navigateurs étrangers. Suivant la tradition, Misenos, qui donna son nom au promontoire, était un compagnon d'Ulysse — et Polybe cite ce nom même comme une preuve du séjour d'Ulysse en cet endroit[58] — ; Virgile fit de Misenus le trompette d'Énée[59]. Dans toutes les langues sémitiques, la racine asan, désigne la fumée, la vapeur. Le verbe asan, fumer, aurait une forme itérative pour dépeindre plus exactement ces fumées et fumerolles volcaniques qui fumotent : la forme piel, isen, rendrait complètement cette idée, et le participe piel, misen serait un bon équivalent de notre Roche Fumeuse. Je crois que Misenos vient de là.

 

22 et 23 avril 1901[60]. Sur la plage de Bagnoli, nous avons pris une barque au flanc rouge, l'une de ces barques napolitaines, peintes en mirliton. Nisida se dresse en face de nous. Elle présente à la grande terre une haute et raide muraille de falaises blanches et de verdures en espalier. A la corne de droite, un donjon rond percé d'embrasures ; en travers de la pente, une route en lacets ; à mi-côte, une ligne de terrasses et de maisons ; au ras de l'eau, quelques bâtiments, un môle et un phare : l'île tout entière n'est qu'une prison. Dans le détroit, à mi-chemin entre la terre et l'île, un pâté d'écueils supporte l'ancien lazaret. On ne peut visiter ni même contourner l'île qu'avec la permission des autorités pénitentiaires.

Le détroit est sans largeur. En ce couloir, le vent du Nord frise les flots et secoue les harpies. Le détroit est sans profondeur. Nisida n'est en vérité qu'un morceau du Pausilippe : même constitution interne ; même aspect ; même hauteur. L'île, comme la falaise continentale, repose sur un socle de laves noires, qui apparaît à quelques mètres au-dessus du flot : 150 ou 200 mètres de tuf blanc sont superposés. La lave est dure, compacte, insoluble. Le tuf, friable et crevassé, se creuse ou s'éboule sous les coups de la vague. La cassure, qui fait le détroit entre le Pausilippe et Nisida, semble avoir eu pour cause un plongeon ou une flexion des laves inférieures. En cet endroit, la couche de laves, étant moins haute ou s'étant infléchie, ne dépassait pas confinement le niveau de la mer ; le tuf était donc sans défense contre les flots qui l'ont arasé : la mer recouvrit le socle de laves. Mais à peine avons-nous quitté la plage, que ce socle de laves noires nous apparait à quelques pieds sous l'eau. Plusieurs têtes le dominent, émergées en écueils ou en plateaux de roches : les plus larges ont servi de fondations au lazaret. A chaque flanc Est et Ouest de Nisida, l'une de ces têtes de lave émergée soutient encore une haute aiguille de tufs branlants : Aiguille du Levant. Aiguille du Couchant, disent les cartes italiennes. Nos marins comparent très justement ces deux rochers à deux obélisques :

Nisida, disent les Instructions nautiques, est escarpée et git à un demi-mille de la côte, à laquelle elle est réunie par un banc sur lequel il y a de 2 à 4 mètres d'eau. Dans sa partie S.-O., se trouve un petit bassin, nommé Port-Paone, qui ne convient qu'aux barques de pêche. Au sommet, situé à la partie N.-O., est un ancien palais converti en prison. Dans l'Est, entre Nisida et la côte, se trouve un îlot accore et plat où l'on a établi un lazaret et qui est réuni à Nisida par une chaussée. Entre l'îlot et le banc du continent, le chenal avec 2 mètres d'eau a 150 mètres environ de largeur. Près de la côte de l'île, aux côtés N.-O. et S.-E., sont deux rochers coniques, nommés les Obélisques.

Ayant doublé le Lazaret, nous découvrons l'Aiguille du Levant. Au flanc de Nisida, c'est comme une tour de roches blanches qu'une étroite passe, encombrée de roches. sépare de l'île. Vue d'ici, l'Aiguille n'est qu'une pierre sans grandeur. Mais à mesure que, secouée par le flot, notre barque vient côtoyer la haute falaise de Nisida, le ressac de la houle se fait plus gémissant autour des roches aiguës. Cette pointe déchiquetée, semi-branlante, avec ses couches mal assises, inquiète le regard. Il faut la contourner de loin en évitant de se laisser prendre aux écueils du voisinage. Il semblerait que, sous les coups de la vague, elle va pencher et tout écraser de sa chute. C'est moins un rocher émergeant des eaux qu'un morceau de terre ferme éboulé, ou, comme dit l'Odyssée, quelque sommet de montagne projeté dans la mer par un Kyklope furieux.

Debout sur la falaise du Pausilippe — où nous allons trouver sa grotte tout à l'heure —, Polyphème aveuglé lance contre le bateau d'Ulysse, qui revient de Nisida, deux énormes rochers : Il arracha la tête d'une haute montagne et la lança devant notre navire : la mer refoulée nous ramena vers le continent et faillit nous jeter à la côte [de la terre ferme]... Arrachant de nouveau une pierre beaucoup plus grande, il la fit tournoyer et la lança derrière notre navire. La mer chassée nous poussa en avant et faillit nous jeter à la côte [de Nisida]. Il suffit de prendre garde à quelques mots de ce récit pour deviner comment cet épisode fut tiré par le poète, à son ordinaire façon, de l'onomastique même de son périple. La première pierre tomba devant le vaisseau ; la seconde tombe derrière le vaisseau.

Pour les premiers thalassocrates, près de Nisida qui était déjà la Petite Île, les deux obélisques étaient déjà les Aiguilles du Levant et du Couchant. Mais, dans les langues sémitiques, levant et devant, couchant et derrière sont synonymes. Les Sémitiques s'orientent, comme nous, face au Levant, dos au Couchant : la Levant pour eux est donc ce qui est devant, kedem, et le Couchant est ce qui est derrière, akhour. La Bible connaît un Mont du Devant, une Montagne de l'Orient, Or Akedem. Le périple sémitique fournissait au poète odysséen une Pierre du Devant et une Pierre du Derrière : le poète, imaginant à sa mode ordinaire un incident pour mettre en œuvre cette donnée, ne fit que traduire avec une exactitude minutieuse Πέτρη Προπάροιθε, Πέτρη Μετόπισθε. En un autre passage, il nous montrera qu'il comprenait pourtant le sens véritable des mots sémitiques devant et derrière. Quand Ulysse cherche à s'orienter, il veut savoir quels sont les hommes qui habitent du côté de l'aurore et du soleil, et quels sont ceux qui habitent derrière, vers le couchant ténébreux[61].

Il est possible que le poète n'ait même pas eu à inventer les jets de pierre du Kyklope. il les a trouvés déjà dans le texte de son périple. Les Yeux sont, par nature, des lanceurs de pierres : je crois que, dans leur Oinotrie, les premiers thalassocrates avaient déjà des îles projetées, des roches tombées ou lancées du continent voisin. La géographie classique connut plusieurs de ces îles arrachées de la terre ferme et projetées dans l'océan par quelque géant ou par quelque dieu. Une île de l'Archipel, Nisyros, est un volcan en activité : les Anciens n'y voyaient qu'un morceau de l'île voisine, Kos, que Poséidon avait lancé, sur le géant Polybotès pour l'ensevelir[62]. A l'entrée du golfe de Naples, en face du cap Misène, l'île Proversée, Προχύτη (aujourd'hui Procida), passait aussi pour n'être qu'un fragment des îles Pithécuses, c'est-à-dire d'Ischia, ou du cap Misène lui-même : Strabon nous donne les deux versions qui ne sont pas contradictoires, car les Pithécuses elles-mêmes n'étaient, au gré des Anciens, qu'un fragment du cap Misène, comme Capri, les Sirènes et les Œnotrides étaient des fragments de la terre sorrentine[63]. Pour Prochyta et Ischia, cette légende devait remonter très haut. Elle était. sans doute antérieure aux Grecs. Du moins l'onomastique de ces îles mérite notre attention. Elle se présente à nous sous forme de doublets : elle a des noms sûrement grecs, Προχύτη, la Proversée, la Projetée, Πιθηκοΰσσαι, l'Île des Singes ou des Tonneaux[64] ; elle a d'autres noms aussi qui n'ont aucun sens en grec, Ænaria, Inarimè, et qui ne devaient pas offrir un sens plus clair aux oreilles des indigènes. L'un de ces noms fut même inventé par eux seule fin d'expliquer l'autre. Car Ænaria est bien un nom géographique, un nom réel ; mais Inarimè est une invention des gens de lettres :

Inarimen Prochytamque legit sterilique locatas

colle Pithecusas, habitantium nomine dictas[65].

Ce mot Inarimè est la copie déformée et sophistiquée d'un vers de l'Iliade : Le sol gémit comme frappé par la foudre, qui flagelle la terre autour de Typhon dans les Arima[66].

L'Είν-Άρίμοις homérique a donné l'île I-narimè qu'on assimile à Ae-naria. Le nom d'Ænaria rentrerait, par contre, dans une catégorie qui nous est familière, car nous connaissons déjà ces noms insulaires de la Méditerranée occidentale, commençant par e, i, ai, ae : E-nosim, Ai-aié, I-spania, etc. Nous savons que ce préfixe e ou i est la transcription gréco-latine du mot sémitique ai ou i, qui veut dire île : Æ-naria est l'Île Naria. Dans toutes les langues sémitiques la racine na'ar existe avec le sens de couler, verser, et le mot na'ar, avec le sens de coulée, fleuve. Je crois que Ai-naria est l'Île Coulée : provolutis montibus insulam exstitisse, dit Pline[67]. Je crois que Ae-naria est l'original sémitique dont Prochyta, Προχύτη, n'est que la traduction grecque. Ce nom d'Ænaria fut attribué à tout le groupe des Pithécuses : Ischia est la grande île, la mère, et Prochyta est la cadette ou la fille : Procyta non ab Aenae nutrice dicta, sed quia profusa ab Aenaria erat ; Aenaria ipsa a statione navium Aenae[68].

Notre barque a contourné la falaise méridionale de Nisida, à bonne distance, pour éviter les écueils et le ressac ; nous voici devant Porto Pavone. Brusquement, le sourcil démantelé laisse apercevoir les pentes intérieures du cratère, avec les terrasses de vignes et d'olivettes, qui montent de la mer au donjon du sommet. L'entrée de Porto Pavone est fort étroit. Par ce vent du Nord, elle nous offre quelque difficulté, à cause de la roche mi-noyée qui la barre. On doit bien veiller au chenal. Il faudrait vraiment le pilotage d'un dieu pour risquer une telle passe en pleine nuit et pour faire entrer une flottille à la voile.

Cette expression que nous retrouvons dans l'Odyssée n'est que la traduction poétique d'une formule usuelle parmi les marins d'Ionie. Hérodote nous raconte la fortune admirable d'un bateau samien qui, jeté par la tempête aux rives de Tartessos, en rapporta des richesses infinies : il avait joui vraiment de l'escorte des dieux[69].

A la bouche du port, sur les deux roches bordières, la houle déferle et nous ne voyons que trop, au long de notre plat-bord, les grandes volutes qui brisent contre l'île.

Mais, une fois rentés, nous sommes au repos. Bientôt même il n'est plus besoin des avirons pour maintenir notre barque. Elle reste sans bouger dans le milieu du port. Nous avons obtenu la permission de prendre des photographies, mais non de débarquer. A notre gauche, au-dessous du donjon, la pente du cratère, toute rayée de vignes en terrasses, est barrée de lacets d'une grand'route, qui descend du donjon vers l'hôpital des forçats. A notre droite, la pente, couverte d'arbres et de broussailles, est barrée d'une autre route qui joint l'hôpital au cimetière : au sommet, subsistent les beaux restes d'une vieille olivette. Droit devant nous, tout au fond du port, au seul point du cirque où la berge circulaire se creuse d'un redan — la carte marine indique très nettement cet enfoncement du port — ; les pentes convergent en un vallon étroit, qui jadis devait finir à la mer par une courte plage. Aujourd'hui, pour prévenir toute évasion des forçats, un mur percé de meurtrières bouche cette cale. Deux petites portes cintrées permettent seulement de puise à la source, qui coule, nous disent les mariniers, sous le pied de la falaise : un escalier et des pierres plates sont disposés pour la commodité des lavandières.

Aux temps odysséens, c'est ici que les navigateurs établissaient leur campement ; cette petite grève leur offrait son aiguade et l'ombrage de ses peupliers.

C'est en ce campement qu'Ulysse ordonne au gros de sa flotte de l'attendre, tandis qu'avec un seul navire il s'en ira chez le Kyklope du continent. Sous ces ombrages, nos compagnons corsaires restent donc à banqueter durant l'absence du héros : cette île giboyeuse est un bon reposoir.

Mais Ulysse quitte ce port de la Petite Île. Sans prendre seulement la peine de mâter, il fait armer les rames et pousser le navire hors de Porto Pavone. Ils sortent du cratère. En quelques coups d'aviron, ils abordent au rivage de la grande terre toute voisine.

C'est la manœuvre que répètent nos mariniers. Au sortir de Porto Pavone, nous retrouvons la grande houle, les hurlements du flot écumeux, la falaise menaçante et l'Aiguille déchiquetée par le vent, ravagée par la vague : sous la blancheur de son tuf, elle ressemble à quelque énorme iceberg flottant cahin-caha. Devant nous, la façade du Phisilippe est une muraille droite et blanche, toute pareille à la falaise de Nisida, mais plus élevée et plus abrupte encore. Dans cette roche friable, les hommes ou les flots ont creusé de hautes cavernes, dont les gueules béent sur la mer, jusqu'au ras de l'eau. Au sommet de la muraille, des plantations et quelques villas se penchent sur l'abîme. Au pied, des éboulis de cailloux et de terrain montrent quel danger les embarcations peuvent courir à frôler de trop près ces falaises croulantes.

La plage de sable de Bagnoli, disent les Instructions nautiques[70], limite à la mer une large vallée bien cultivée : le village est sur la côte, auprès des sources chaudes... [A la suite de cette plage], la pointe de la Gaiola, qui limite à l'Est la baie de Pouzzoles, est rocheuse avec des falaises de 150 mètres de hauteur ; près de son extrémité Sud, gît le petit îlot de la Gaiola.

Perpendiculairement au mur de la falaise, une longue échine de roches pointe vers le large et détermine deux petits ports, Cala Badessa et Cala de Trentaremi, où la houle s'amortit à travers les écueils. Les barques y peuvent trouver des eaux plus calmes. Mais le véritable refuge ne leur est offert que la petite rade, qui s'ouvre plus loin, entre la terre ferme er les rocher de la Gaiola. La Cata Badessa et la Cala Trentaremi, cerclées de lave aiguë et dominées de falaises éboulantes, ne peuvent pas, en effet, servir au débarquement. La petite rade de la Gaiola offre, au contraire, sur tout son pourtour, de longues pentes de tuf qui, de leurs gradins étagés, entaillent la falaise jusqu'au bord de l'eau : cet escalier conduit facilement à la grotte qui se trouve tout près. C'est ici qu'Ulysse a pu débarquer. C'est près d'ici, à l'extrémité de la terre, tout près de la mer, qu'il a vu la haute grotte, ombragée de lauriers.

Pourtant le chemin le plus commode et le vrai point d'embarquement ne sont pas encore ici. Il faut tourner la pointe orientale de cette petite rade de la Gaiola et pénétrer dans l'anse de S. Basilio : là, viennent finir en un minuscule delta deux torrents parallèles qui, dans la muraille de tuf, ont creusé leurs gorges profondes. Entre deux caps de lave, une plage de sables et de vases peut recevoir les barques halées. Les pointes de la côte et la barrière des écueils abritent cette anse du moindre souffle et de la houle. Voici le meilleur mouillage pour les premiers navigateurs. Sans être vus des indigènes, on peut séjourner ici et cacher ses barques à terre, sous l'avancée de la falaise. C'est ici qu'Ulysse laissera la moitié son équipage auprès de son vaisseau tiré à sec ; il montera lui-même à la grotte avec douze de ses compagnons.

Nous arrivons promptement à la grotte. En remontant les torrents de S. Basilio, on arrive bientôt à une grande caverne qui, de point en point, correspond à la description odysséenne. C'est la caverne que, depuis le XVIe siècle, les guides et les indigènes appellent, sans aucune raison, Grotte de Séjan. Nos cartes marines, par la disposition même du nom Grotte de Séjan, en marquent la place et la longueur sous la falaise de 154 mètres : au-devant de la grotte proprement dite, par une doble ligne pointillée, elles indiquent ainsi la tranchée à ciel ouvert qui, du torrent de S. Basilio, conduit à la bouche orientale de la caverne. Le chemin, pour monter de la mer jusque-là, emprunte d'abord le couloir du torrent : entre deux murailles de tuf, au fond de la gorge étroite, ce n'est qu'un sentier en échelle, coupé de seuils, encombré de cailloux roulants. Puis, à quelque 3 ou 400 mètres de la plage, la gorge s'ouvre tout à coup en un vallon circulaire, que domine tout autour une haute margelle de tuf blanc. Un arpent de vignes, clôturé de grosses pierres, de chênes et de pins-parasol, en occupe le fond plat. La margelle est creusée de cavernes, les unes artificielles — tout un petit village semi-troglodyte habite dans ces abris, y a ses caves, ses silos ou ses étables —, les autres naturelles et, parmi celles-ci, une énorme, haute, profonde, gigantesque grotte, à la bouche de laquelle même une route en tranchée. De n'est pas, comme disent les indigènes, la Grotte de Séjan : c'est la grotte de Polyphème. Il suffit de mettre, en regard des vers de l'Odyssée, les photographies de ce vallon, non seulement pour constater le rapport de tous les vers à tous les détails de la réalité, mais encore pour comprendre certains mots du texte odysséen qui, sans les photographies, resteraient inexplicables : La grotte était emprisonnée dans le cercle d'une cour profonde faite de pierres plantées dans le sol, de pins élancés et de chênes à la haute chevelure.

Je doute que, sans la vue des lieux, cette description soit intelligible. Si l'on ne connaît que les pins rabougris et les chênes verts des terres helléniques, je doute que l'on traduise pins élancés par le seul mot qui convienne ici : pins parasols. Les lieux montrent clairement, je crois, ce rond de pins-parasols et de chênes, au fond du puits de tuf dans lequel s'ouvre la grotte.

La grotte de Polyphème doit être haute. De nombreux troupeaux, moutons et chèvres, y trouvent un abri... La vaste caverne a besoin, pour être close, d'un rocher que vingt-deux chars attelés remueraient à peine. Au fond de la caverne, — tant elle est spacieuse —, Ulysse et ses compagnons peuvent rester inaperçus aussi longtemps que Polyphème n'allume pas du feu pour éclairer cette ombre. La caverne est si profonde que Polyphème aveuglé ne peut plus mettre la main sur ses prisonniers : il demande à son bélier de lui montrer la place où ce misérable Personne fuit son étreinte.

La bouche de notre caverne a 9 ou 10 mètres de haut, 6 ou 7 mètres de large : une muraille de briques la ferme jusqu'à mi-hauteur ; à sa porte inhospitalière, un gardien lève péage sur les touristes. A l'intérieur, la caverne se poursuit avec la même hauteur de voûte jusqu'à 55 mètres de profondeur : au delà, c'est un tunnel artificiel qui la continue durant 850 mètres encore, à travers toute la colline de Pausilippe, jusqu'à la pente qui domine le val de Bagnoli. De la caverne primitive au tunnel prolongé, il est facile de constater la brusque différence : la hauteur et la largeur se rapetissent soudain ; la voûte tombe à 3 mètres, les parois n'ont plus que 2 mètres d'écartement. On sait à quelle date ce tunnel fut creusé de main d'homme : une inscription nous en apprend la réfection au temps d'Honorius[71]. Ce dut être quelque folie de l'un des riches propriétaires du Pausilippe — tout près de la caverne, des ruines importantes couvrent les pentes qui regardent le golfe —, qui voulut avoir un passage direct entre sa villa et Pouzzoles. Ce put être une imitation de l'autre tunnel du Pausilippe qui, percé sous Auguste pour la route de Pouzzoles, menait en droite ligne de la plaine de Naples au fond du val de Bagnoli. Ce dernier tunnel, voisin de la grande ville de Naples, était fort utile pour les communications avec Baies et Pouzzoles. Mais ici, à l'extrémité de cette falaise qui ne porta jamais que des villas de plaisance, l'on ne voit pas quelle utilité publique eût fait engager les dépenses de notre tunnel : en réalité, il ne mène à rien. Si la caverne n'eût pas préexisté, jamais l'on n'eût songé à trouer la montagne.

La bouche de la caverne n'est plus ombragée de lauriers ; des buissons de genêts, poussés dans les interstices de la roche, lui font un panache fleuri. Mais les pentes voisines sont couvertes de lauriers, et les lauriers plantés par Pétrarque ou Casimir Delavigne ombragent toujours la Tombe de Virgile. La caverne est déserte aujourd'hui le gouvernement l'exploite et fait paye l'entrée aux touristes. Les grottes artificielles qui l'entourent montrent quels services autrefois elle pouvait rendre aux indigènes pour leurs provisions et pour leurs troupeaux. Ils y gardaient leurs agneaux au sec, leur vin ou leur laitage au frais. Débarqués à la cale de S. Basilio, les premiers navigateurs montaient jusqu'ici pour acheter des bêtes, du lait et des fromages. Je ne doute pas qu'à sa façon le poème odysséen ne nous fasse connaître un certain état du commerce qui a réellement existé en ce pays. Aux temps primitifs, cette grotte servait réellement de retraite aux bergers indigènes et à leurs troupeaux. La terre des Kyklopes était habitée. Si nombre de traits dans la légende odysséenne se rapportent aux Yeux Ronds eux-mêmes, c'est-à-dire aux Monts Phlégréens et à leurs cratères, il est toute une catégorie de renseignements, très nombreuse aussi, qui nous décrivent fort exactement, je crois, les mœurs et la vie des Opikes, des Œiliens ou Œillets, du Peuple des Yeux Ronds, des Oinotriens.

 

Les Opiques sont les bergers des monts. Au pied de leurs montagnes, s'étendent les riches plaines de la vaste Campanie. Mais ils ne sont pas encore arrivés à la civilisation agricole. Ils sont pasteurs. Confiants dans la bonté de Dieu, sans rien semer, sans rien planter, ils récoltent ce que la terre veut bien leur donner.

Leurs vignes leur donnent du vin, mais ce vin n'est que de la piquette en comparaison du nektar qu'est à leur goût le vin des navigateurs.

Ils en sont restés à la vie pastorale. Ils vivent de leurs moutons, de viande et de lait. Ils n'habitent ni dans des fermes ni dans des villages. Ils n'ont même pas de maisons. Les cavernes leur suffisent pour s'abriter la nuit avec leurs brebis et leurs agneaux.

C'est le même état de civilisation que les géographes et périples de l'époque classique nous décrivent encore sur certaines côtes : Les montagnards de Sardaigne, raconte Strabon, habitent les cavernes. Quelques-uns possèdent dans leur territoire de bonnes terres arables. Mais ils négligent de les ensemencer et descendent ravager les terres des cultivateurs, leurs voisins[72]. — Ce peuple, dit Agatharchide en parlant de certains nègres, n'a pas de villes. Ils habitent non loin de la mer, au flanc des falaises, soit dans les creux profonds, soit dans les valleuses tourmentées et les couloirs étroits qui leur présentent des coins et des recoins abrités.... Quelques-uns habitent des cavernes qu'ils choisissent de préférence tournées vers le Nord ; de ce côté, ils ont de la fraîcheur, grâce à la profondeur de l'ombre et grâce aux vents. Les cavernes tournées vers le Sud ont une température de four qui les rend ;Inhabitables sous l'extrême chaleur de ce climat[73]. Les Kyklopes recherchent aussi les grandes cavernes rafraîchies par le vent de mer.

Mais, sur cette côte italienne, les cavernes tournées vers le Nord seraient intenables durant les froids de l'hiver ou par les coups de mistral. Pour avoir seulement la fraîcheur qui vient du large, il faut choisir les cavernes tournées vers l'Ouest. Sur les côtes de la mer Tyrrhénienne, jusqu'aux temps de l'Empire romain, les cavernes côtières seront des stations recherchées. Strabon nous parle encore des cavernes spacieuses et confortablement aménagées qui s'ouvrent dans les falaises entre Gaète et Terracine[74]. Ces appartements spacieux et luxueux offraient l'été une villégiature agréable et saine aux baigneurs venus de Rome, aux Empereurs même. Sur cette côte de falaises, éventées par les brises de mer, la malaria n'était pas à redouter comme auprès des marécages et des plages boueuses, qui vont d'Ostie jusqu'à Naples et que le vent de la fièvre désole encore aujourd'hui : Jusqu'au village de Sperlonga, disent les Instructions nautiques, la côte est basse, sablonneuse et le pays marécageux ; dans l'Est de Sperlonga, elle est formée d'une succession de pointes rocheuses et accores et de plages de sables limitant à la mer des terres élevées et bien boisées dans quelques parties[75]. Le nom actuel Sperlonga est la déformation du nom que les Anciens donnaient à ce mouillage, Spelunca, la Caverne[76]. Dans les petites îles Pontiæ, qui font face à cette côte italienne, les Instructions nautiques nous disent encore : La partie la plus pauvre de la population habite dans des excavations et des grottes ; celles qui sont en dedans des îlots Madonna se nomment Grotte di Pilato[77].

Dans le golfe de Naples, les premiers navigateurs eurent ainsi leur mouillage de la Caverne. Nous avons rencontré déjà une Ville de la Caverne, Karia Megara, dont les hellènes firent Mégare, Μέγαρα : auprès de Nisida, les Hellènes et les Romains connurent une Île de la Caverne, Μεγαρίς, Megaris. Cette île, qui depuis les Normands s'appelle le Château de l'Œuf, est couverte aujourd'hui de fortifications. Lucullus avait bâti sur ce rocher une somptueuse villa dont les piscines, aménagées dans des cavernes, lui valurent le surnom de Xerxès en Toge, Xerxes togatus : il avait perforé Mégaris comme Xerxès avait fait l'Athos[78], mais avant Lucullus il est probable que cette île, comme toutes les falaises voisines, était déjà trouée de grottes.

Au-devant de leurs grottes, les Opiques de l'Odyssée construisent des enclos d'arbres et de rochers pour enfermer leurs troupeaux. Seules, les femelles avec leurs petits, les bêtes délicates, sont admises à l'intérieur de la caverne. Les mâles passent la nuit en plein air, dans l'enclos. Chaque matin, les femelles et les mâles s'en vont au pâturage. Mais les petits restent au frais ou au chaud, suivant la saison, et au sec, dans la caverne. Quand Ulysse pénètre chez Polyphème, il ne trouve pas le propriétaire chez lui Polyphème est aux champs avec son troupeau.

Mais la caverne est pleine de chevreaux et d'agneaux enfermés dans des parcs. Chaque soir, le troupeau rentre avec le berger. On pousse les bêtes à traire dans l'intérieur de la caverne. Mais on laisse dehors, dans l'enclos, les mâles.

Au flanc de l'Etna, les voyageurs connaissent encore une grotte toute pareille : Après avoir traversé la forêt, qui forme autour de la montagne une ceinture d'un vert éclatant, on arrive à la Grotte des Chèvres, où ces animaux viennent se réfugier dans les mauvais temps. C'est une caverne formée dans une lave antique. Elle offre aide aux voyageurs. Ils allument du feu à l'entrée. Avertis par l'éclat des flammes ou par les ondoiements de la fumée, les bergers, qui rôdent nuit et jour dans la forêt pendant la belle saison, viennent les voir et leur apporter du laitage. Ces hommes n'ont point la férocité qui leur a été attribuée par quelques voyageurs. Comme les habitants de toutes les hautes montagnes, ils se sont conservés plus près de la nature : leurs mœurs sont agrestes, grossières si l'on veut, mais il y a parmi eux de la simplicité, de la franchise, de cordialité[79].

Nos vers odysséens contiennent donc une description de la vie pastorale, telle qu'elle se poursuit encore aujourd'hui dans les montagnes du Pinde ou de la Crète et dans nombre de contrées méditerranéennes. Aujourd'hui encore, sur les flancs de l'Ida ou du Dikté, on peut voir des stations de bergers tout à fait semblables à la demeure du Kyklope : au-devant d'une grotte plus ou moins profonde qui lui sert de refuge et d'abri, de cachette pour ses provisions ou ses fromages et d'étable pour ses nouveau-nés, le berger enclot un espace plus ou moins grand avec des roches entassées, où le troupeau, durant la nuit, n'a rien à craindre des voleurs ni des fauves. Cet enclos est appelé par les Grecs modernes une mandra, Il est souvent question de ces mandrais dans les chants populaires. On en rencontre à chaque pas dans les montagnes grecques. Sur les versants du Pinde occidental, qui ne sont pas entièrement déboisés, le berger choisit d'ordinaire, pour établir sa mandra, un bouquet de grands arbres : les hautes frondaisons servent de toit ; les gros troncs servent de piliers et comme de colonnes d'appui ; d'un tronc à l'autre, les pierres et les mottes entassées forment une muraille circulaire ; le troupeau est bien abrité contre la chaleur des jours et contre la fraîcheur des nuits. C'est exactement ainsi qu'est disposée la mandra, l'enclos, l'αύλή, de Polyphème.

Pour dépeindre cette vie pastorale des Opiques, il est possible que le poète grec ait emprunté quelques traits au spectacle quotidien de la vie hellénique. Il est possible qu'il ait inséré, dans le périple original, une page de bucolique tout achéenne. Mais il est possible aussi que le périple original ait déjà contenu cette description. Dans les périples ou copies de périples que nous possédons, on trouverait facilement des textes tout pareils : En Sardaigne, les Ioléens ne voulurent jamais se soumettre aux lois des marins étrangers. Ils se réfugièrent sur le haut des monts, se creusèrent des habitations souterraines et vécurent de l'élevage de leurs nombreux troupeaux. Ces troupeaux leur fournissaient en abondance une nourriture dont ils se contentaient, lait, fromage et viandes. Renonçant aux champs de la plaine, les Ioléens se libérèrent ainsi de toutes les charges du travail agricole. Dans leur montagne, ils menaient une vie d'oisiveté, grâce aux-revenus de leurs troupeaux. Les Carthaginois envoyèrent souvent contre eux de puissantes armées. Mais la difficulté des chemins et les tours et détours de leurs cachettes souterraines les sauvèrent toujours de l'esclavage.... Iolaos, le fondateur de ce peuple, et les Thespiades qui l'avaient mis à la tête de l'île, en restèrent longtemps les maîtres. Mais, après de nombreuses générations, ils en furent chassés et se réfugièrent en Italie ou ils s'établirent dans les environs de Kume[80].

Diodore copie quelque vieux périple. J'inclinerais à penser que le poète homérique eut devant les yeux une pareille description. Car il faut bien prendre garde à un détail de notre texte odysséen. Dans la grotte, nous trouvons des vases pleins, de petit-lait, gauloi, et des jattes servant à traire.

Le mot de gauloi, γαυλοί, est un άπαξ είρημένον : on ne le trouve nulle part ailleurs dans les poèmes homériques[81]. Nous avons déjà vu que c'est un terme sémitique : g-ou-l désigne chez les Hébreux une sorte de cruche ; chez les Phéniciens, il devait désigner en outre une sorte de navire (cf. vaisseau, vaisselle, vase) ; c'est ce mot que Skylax emploie dans la phrase citée plus haut : Les Phéniciens viennent décharger à Kernè leurs cargo-boats. Voilà peut-être un mot que le poète grec ne fit que transcrire de son périple original. Il est donc possible que ce périple décrivît déjà la vie des indigènes, leurs occupations pastorales et les instruments, les gaules, dont ils se servaient.

A l'époque odysséenne, les Opiques mènent la vie que menaient encore au siècle dernier les Valaques du Pinde. Descendant chaque automne avec leurs troupeaux, les Valaques venaient hiverner sur les rivages de la péninsule grecque, de Durazzo et de Salonique jusqu'au Matapan. Remontant chaque printemps vers les vallées et les hauts pâturages de l'intérieur, ils passaient l'été dans leurs inaccessibles retraites. Ils ne cultivaient ni ne plantaient. Ils vivaient presque uniquement de leurs troupeaux. Dans tout le domaine des Grec modernes, Valaque, βλάχος, est ainsi devenu le mot usuel pour dire berger. Cette libre vie pastorale ne s'est jamais accommodée des contraintes, des justices, des habitudes ni des lois de nos sociétés sédentaires. Le Valaque toujours armé a toujours été un fauteur de sédition, un contempteur de propriété. Benjamin de Tudèle le connaît déjà ainsi : Là commence la Valachie, dont les habitants demeurent dans les montagnes. Les Valaques, qui égalent les cerfs à la course, descendent de leurs montagnes pour enlever aux Grecs quelque butin. On n'a pas pu jusqu'ici s'en rendre maîtres à cause de la difficulté des lieux inaccessibles où ils se retirent et dont eux seuls connaissent les secrets. Ils ne sont ni chrétiens ni juifs, quoiqu'il y en ait beaucoup d'entre eux qui prennent les mêmes noms que ces derniers et qui se vantent d'avoir été autrefois Juifs qu'ils appellent leurs frères. Que si par occasion ils les rencontrent, ils se contentent de leurs dépouilles sans les tuer comme ils font des Grecs[82].

Aux temps odysséens, les montagnards de Campanie, les bergers opiques, n'en usent pas autrement. Ils n'ont pas de religion, eux non plus ; ils se moquent de Dieu et de toutes les personnes divines.

Les navigateurs  temps se plaignent de leurs violences, de leur manque de justice. Durant la période historique, les mêmes plaintes continuent. Les Peuples de la mer ayant fondé Kume chez les Opiques, Κύμη έν Όπικοΐς, nous avons vu que l'histoire de cette ville n'est qu'un interminable martyre : Denys d'Halicarnasse nous a raconté les luttes des Kuméens contre ces Barbares féroces, sans rivaux dans les jeux de la guerre[83]. La paix n'est jamais établie avec de pareilles brutes. L'injustice règne en ces parages jusqu'au jour où la force grecque se flatte, en pays opique, d'inaugurer le règne de la justice, en fondant, sur le site de l'actuelle Pouzzoles, la ville de la Justice Souveraine, Δικαιάρχεια, Didarchie, quod ea civitas justissirne regebatur[84]. L'hoplite grec était de taille à imposer ses justes lois. Mais, par notre étude de la Phéacie, nous avons vu combien le négociant sémitique se souciait peu des exercices violents et des risques de la guerre : il préférait se tenir, ou même s'enfuir, à l'écart de la bataille et des coups. En ces parages donc, l'Hypérie de ces commerçants paisibles ne dut pas longtemps subsister. Au temps du périple odysséen, la fortune d'Hypérie, semble-t-il, n'existe déjà plus que dans le souvenir des hommes. Les navigateurs ont un peu délaissé la butte continentale et la grève de sables fins. C'est dans la Petite Île déserte qu'ils viennent amarrer leurs flottilles et installer leurs temporaires entrepôts. De là, ils passent sur le continent voisin, en prenant garde a l'Aiguille du Levant, aux écueils émergés, aux roches côtières et à la houle qui jette les barques contre les dents de la falaise, quand le vent souffle du large.

Ils montent à la grotte pour faire des provisions. Ils y trouvent les mêmes chargements que les barques napolitaines vont aujourd'hui chercher aux petits port de la côte sarde : Les navires viennent à Orosei prendre les produits du pays, consistant principalement en blé et en fromage.... Le pays produit beaucoup de grain, de fromage, de fruits, ainsi que du tabac et des vins : on fait par le port d'Arbatax un cabotage assez actif[85]. Mais gare aux indigènes ! Le poème odysséen les représente comme des androphages, se repaissant de chair humaine. Dans la réalité, les Opiques de cette génération avaient-ils encore des habitudes d'anthropophagie ? Il dut exister un temps où les riverains de la Méditerranée mangeaient de la chair humaine. Il peut se faire que les Opiques aient conservé longtemps cette tradition vénérable. Mais je croirais plus volontiers à une exagération des marins ou à une fiction du poète. Il est possible néanmoins que le périple lui ait fourni ce renseignement authentique. Les périples classiques nous donneraient vingt passages à mettre en regard de nos vers odysséens. Les Kyklopes sont des géants qui vivent chacun chez soi, chacun régentant ses enfants et ses femmes. Les périples classiques nous décrivent des espèces de géants, qui vivent à l'écart les uns des autres, chacun étant à soi-même son roi et seigneur. Pour se concilier l'humeur de ces Barbares, les navigateurs grecs ou romains leur apportent d'excellents vins (nous apportons aux nègres d'aujourd'hui nos alcools et nos absinthes), et ces vins servent non pas aux échanges, mais simplement aux cadeaux[86]. Ulysse avec Polyphème en use tout pareillement.

Si le Kyklope est un sauvage qui ne connaît ni lois ni justice, les Barbares des périples classiques n'ont semblablement aucune notion du bien ni du mal[87].

Il semble donc qu'en toute cette histoire des Kyklopes, la part de l'imagination soit minime. Le poète grec n'a presque rien inventé. Ici encore, il n'a fait que mettre en œuvre des renseignements exacts et précis. En feuilletant les périples des Anciens ou nos Instructions nautiques, il semble que nous pourrions reconstituer sans peine le texte original, où le poète alla puiser tous ces renseignements sur la disposition des lieux, sur la forme et les commodités des rivages, sur la nature du pays et les mœurs des indigènes. A.-L. Castellan, qui voyageait en Grèce en 1797,  nous décrit ainsi les habitations et les mœurs des bergers moraïtes, sur la côte laconienne de l'Archipel :

Nous avons visité plusieurs grottes qui se trouvent dans les montagnes escarpées dont la côte est bordée. Elles servent d'habitation à des bergers et à leurs troupeaux qui y passent la nuit et qu'ils mènent aux pâturages des montagnes supérieures. Ces bergers ont conservé le costume antique ; la douceur du climat leur permet d'aller presque nus ; une simple chemisette de coton, qui leur tombe seulement jusqu'au-dessus du genou, assujettie par une ceinture grossière ou une courroie, forme tout leur habillement. Les habitants des montagnes plus élevées portent des peaux de leurs agneaux, taillées de la même manière. Dans l'été, ils mettent le poil en dehors et, dans l'hiver, ils le tournent vers la peau.

Les grottes où ils se retirent ne sont fermées que par des amas de pierres ou simplement des haies de ronces sèches, qui suffisent pour empêcher les troupeaux de s'échapper pendant la nuit. L'une de ces grottes se trouve au fond de la rade. L'ouverture, à mi-côte des rochers, est peu apparente. Elle est habitée par plusieurs familles de pasteurs. Ils en étaient sortis lorsque nous y avons pénétré. Il était pourtant resté à l'entrée une foule de jeunes agneaux, gardés par un chien.... Des vases de terre pour préparer leurs aliments étaient auprès du foyer, ainsi que des vases de bois propres à recueillir le lait de leurs troupeaux, et des paniers pour leurs fromages. Nous n'avons rien dérangé et nous nous sommes retirés après avoir contenté notre curiosité, leur laissant quelques petites monnaies turques pour les engager à la confiance ; ce qui nous a réussi car, depuis, ils sont venus régulièrement tous les matins à notre bord, ont apporté du lait et des fromages, et nous ont même vendu quelques agneaux.

On a peine à se persuader qu'il existe si près du monde civilisé des êtres aussi sauvages et aussi ignorants. En sont-ils moins heureux ? La garde de leurs troupeaux, la fabrication de leurs nattes et de leurs paniers, la préparation des peaux pour leur habillement, la récolte des fruits sauvages (car ils ne cultivent rien) forment leurs occupations et leurs plaisirs[88].

Le périple primitif contenait, sans doute, quelques renseignements tout pareils. Mais, de ces renseignements épars, le poète, à sa mode ordinaire, fit un tableau qu'il arrangea, ordonna, composa avec habileté, et qu'il anima, toujours sa mode ordinaire, en prêtant aux choses la personnalité, la voix et le geste de l'homme. Comme il avait fait de la Cachette, Spania, une nymphe amoureuse et jalouse, Kalypso, il fit de l'Œil Rond un Kyklope terrible : le volcan devint un lanceur de pierres et un broyeur d'hommes, à qui le poète prêta les mœurs et la férocité des bergers opiques. Et comme autour de Kalypso, personnage principal de son premier tableau, il avait su grouper en menus incidents ou en personnages secondaires toutes les données de son périple, semblablement, autour du Kyklope, il groupa les renseignements sur les aspects du terrain et sur la vie des indigènes ; mais ces renseignements devinrent en ses vers des personnages ou des épisodes merveilleux.

Et peut-être, en cette histoire du Kyklope, mieux qu'en l'histoire de Kalypso, pourrions-nous saisir sur le vif, en plein travail, son ordinaire procédé. Car il semble que nous puissions ici voir les étapes successives que parcouraient ses figures entre la vérité géographique du périple et l'anthropomorphisme de ces vers. L'Œil Rond, dans le périple, n'était que le sommet d'un pic isolé, qui se dresse à l'écart des autres : le Kyklope du poète, tout en prenant la forme humaine et en se dégageant de la montagne, est encore moins semblable à un homme mangeur de blé qu'à un sommet chevelu des monts levés. Polyphème reste ainsi engagé à demi dans la vérité prosaïque et réelle, comme ces statues demi-prisonnières que nos sculpteurs nous montrent engagées encore dans le bloc de marbre d'où leur fantaisie les tira. Sans le bloc de marbre, toute la fantaisie du sculpteur eût été impuissante à réaliser devant nos yeux ces statues et leurs gestes humains. Sans le bloc du périple, qui lui fournissait la matière, je crois que l'anthropomorphisme du poète n'eût pas réussi davantage à dresser les inoubliables figures de Polyphème et de Kalypso.

 

Ulysse, entré dans la caverne, s'est vu prisonnier du Kyklope. Polyphème a dévoré six braves compagnons. Mais la ruse achéenne vient à bout de cette brute sauvage. Polyphème, ivre-mort, est aveuglé ; Les Achéens, attachés sous le ventre des moutons, peuvent s'enfuir. Ils poussent le troupeau vers la petite rade de San Basilio. Ils retrouvent leur barque échouée. Ils y entassent les bêtes. Puis ils se hâtent de quitter cette plage funeste. Ils reviennent en ramant vers la Petite Île. La première pierre, jetée par Polyphème devant la barque, les rejette à la côte. La seconde pierre de Polyphème tombe derrière le bateau qu'elle pousse vers la Petite Île. Nous abordons à l'île où nous avions laissé le gros de notre flotte. Nous débarquons. Nous tirons de la cale les troupeaux du Kyklope et nous passons tout le jour en festins. Quand revient l'aurore, nous reprenons la mer.

 

 

 



[1] Cf. Boscher, Lex. Myth., s. v.

[2] Strabon, VI, 255.

[3] Sur tout ceci, cf. Pape-Benseler, Wört. Eigen.

[4] Thucydide, VI, 4.

[5] Aristote, Mirab., 95.

[6] Je renvoie à J. Beloch, Campanien, où tous les textes sont réunis.

[7] Strabon, VI, 253-254 ; cf. Cluver., Italia, p. 1251 et suiv.

[8] Strabon, VI, 253.

[9] Instruction nautiques, n° 731, p. 77 et suiv.

[10] Notes de voyage.

[11] Instructions nautiques, n° 751, p. 77.

[12] Je renvoie une dernière fois au livre si commode de J. Beloch, Campaniens, où le lecteur trouvera des cartes excellentes et, rassemblés et commentés, tous les textes antiques qui ont trait à cette région.

[13] Sénèque, qui a suivit cette plage pour se rendre à la ville de Servilius Vatia, la décrit exactement, Epist. 55 : diutius vehi perseveravi invitante ipso littore, quod inter Cumas et Servilii Vatiae villam curvatur et hinc mari, illinc lacu, velut angustum iter clauditur.

[14] Odyssée, IX, 116-118, 136-139.

[15] Instructions nautiques, n° 731, p. 81.

[16] Instructions nautiques, n° 731, p. 80.

[17] Agathias, Hist., I, 8 et suiv.

[18] Cf. Denys d'Halicarnasse, VII, 3 et suiv.

[19] Dion. Hal., XV, 6.

[20] Diodore Sic., XII, 76 ; Strabon, V, 243.

[21] Dion. Hal., VII, 10-12.

[22] Odyssée, IX, 273-274.

[23] Diodore, V, 15.

[24] E. Suess, la Face de la Terre, trad. de Margerie, II, p. 611.

[25] Strabon, V, 240.

[26] Odyssée, IX, 190-192.

[27] Odyssée, IX, 188-189.

[28] Odyssée, IX, 115.

[29] Cette reproduction est dans la traduction française de E. Suess, la Face de la Terre, II, fig. 110 et 111.

[30] Notes de voyage.

[31] Strabon, V, 244.

[32] Strabon, V, 246.

[33] Baedeker, Italie méridionale, p. 91.

[34] A. de Lapparent, Traité de Géologie, I, p. 581.

[35] Spallanzani, Voyage dans les Deux-Siciles, trad. Toscan, p. 11 et suiv.

[36] A. de Lapparent, Traité de Géologie, I, p. 581.

[37] E. Suess, la Face de la Terre, trad. de Margerie, II, p. 622-623.

[38] Baedeker, Italie méridionale, p. 89.

[39] Strabon, V, 242.

[40] Dion. Hal., I, 57.

[41] Odyssée, IX, 116 sqq. ; 136 sqq.

[42] Odyssée, III, 293-296.

[43] Eustathe, 1468, 57 ; cf. Eberling, Lexic. Hom., s. v.

[44] Instructions nautiques, n° 778, p. 230-232.

[45] Odyssée, III, 297-299.

[46] Stace, Sylves, III, 2.

[47] Michelot, Portulan, p. 271.

[48] XVIII, 8.

[49] Vivien de Saint-Martin, Dict. Géog., s. v. Nisita.

[50] A. de la Marmora, Voyage en Sardaigne, I, p. 104-105 et 174-175.

[51] Cicéron, ad Atticus, XVI, 2 ; 3 ; 4.

[52] Mart., I, 42. Là-dessus cf. Ph. Cluver., Ital. Ant., II, p. 1167 ; J. Beloch, Campanien, I, p. 88.

[53] Instructions nautiques, n° 731, p. 86.

[54] Skylax, 112, G. G. M., p. 94.

[55] Stace, Sylves, II, 2, 77.

[56] Lucan., VI, 90.

[57] Instructions nautiques, n° 731, p. 78-84.

[58] Polybe, ap. Strabon, I, p. 26.

[59] Cf. Roselier, Lexic. Myth., s. v. Misenos.

[60] Notes de voyage.

[61] Odyssée, XIII, 240-241. Cf. Ebeling, Lexic. Homer., s. v. μετόπισθε.

[62] Strabon, X, 489 ; Pline, V, 36.

[63] Strabon, V, 247 ; VI, 258.

[64] Cf. Pline, III, 12 : Græcis Pithecusa, non a simiarum multitudine, ut aliqui existimaverunt, sed a figlinis doliorum.

[65] Ovide, Métamorphoses, XIV, 90-91.

[66] Iliade, II, 782-783.

[67] Pline, II, 89.

[68] Pline, III, 11.

[69] Hérodote, IV, 152.

[70] Instructions nautiques, n° 731, p. 86-87.

[71] J. Beloch, Campanien, p. 87.

[72] Strabon, V, 224.

[73] G. G. M., I, p. 129-156 ; Diodore Sic., III, 19 ; Strabon, XVI, 775.

[74] Strabon, V, 235.

[75] Instructions nautiques, n° 751, p. 75.

[76] Tacite, Annal., IV, 59 : Cæsar (Tibère) vescebatur in villa, cui vocabulum Speluncæ, mare Amuclanum inter Fundanosque montes, nativo in specu, cujus os, lapsis repente saxis, obruit quosdam ministros. Cf. Suétone, Tibère, 39.

[77] Instructions nautiques, n° 731, p. 71.

[78] Plutarque, Luc., 59 ; Pline, IX, 160 : Lucullus exciso jam monte majore impendio quam villam exædificaverat, euripum et maria admisit, qua de causa Magnus Pompeius Xerxen togatum eum appellabat. Cf. Cluver., Ital., p. 1151, et J. Beloch, Campanien, p. 81 et suiv. Varron, de Re Rust., III, 17, 9 : postquam perfodisset montem ac maritima flumina immisisset in piscinas, quæ reciprocæ fluerent, ipse Neptuno non cederet de piscatu.

[79] Spallanzani, Voyage dans les Deux-Siciles, trad. Toscan, I, p. 216.

[80] Diodore Sic., V, 15.

[81] Les lexicographes établissent à tort une différence entre γαΰλος, le vaisseau, et γαυλός, le vase.

[82] Benjamin de Tudele, éd. Bergeron, p. 10.

[83] Dion. Halic., VII, 8.

[84] Fest., cf. Beloch, Campanien, p. 89.

[85] Instructions nautiques, n° 731, p. 466-168.

[86] Geog. Græc. Min., I, p. 130 et 271.

[87] Geog. Græc. Min., I, p. 130 et 271.

[88] A.-L. Castellan, Lettres sur la Morée, lettre VII.