LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE

LIVRE SIXIÈME. — LA CHANSON DES CORSAIRES.

CHAPITRE PREMIER. — LA COURSE.

 

 

Ulysse commence le récit de son Retour, de son Nostos, dans l'assemblée des Phéaciens :

Je vais raconter mon nostos et les maux que Zeus m'envoya depuis le départ de Troie.

En partant d'Ilion, la brise me portait. Elle m'approcha d'Ismare chez les Kikones. Là, je pillai une ville : nous tuâmes les hommes ; nous enlevâmes les femmes et les objets de valeur en grand nombre, et nous finies la distribution en parts si égales que personne de mes équipages n'eût rien à dire. Alors j'aurais voulu que nous prissions la fuite. Mes équipages, de grands enfants, ne voulurent pas m'écouter. Un se mit à boire, et beaucoup, et du vin pur. On rôtit sur la plage nombre de moutons et de grands  bœufs lents aux cornes recourbées. Tant et si bien que les fuyards s'en allèrent prévenir les Kikones du voisinage. Plus nombreux et plus braves, les gens de l'intérieur envoient leur infanterie montée, qui savait combattre à pied ou à cheval suivant le besoin. A l'aube, les voici qui surgissent dans la plaine, comme les feuilles et les fleurs du printemps. Hélas ! pauvres de nous ! le mauvais vouloir de Zeus combat avec eux pour nous accabler de malheurs. Ils viennent engager la bataille jusqu'auprès des croiseurs [échoués à la plage]. On en arrive aux coups de lance. Ils étaient les plus nombreux. Sans défaillance, nous tenons bon tout le matin et tant que croit la sainte lumière Mais quand le soleil se mit à décliner vers le couchant, les Kikones l'emportèrent et firent plier nos Achéens. Chacun de nos vaisseaux perdit six hommes à cnémides. Les autres, nous pûmes échapper à la mort.

De là nous reprenons la mer, le cœur navré, contents d'échapper à la mort, mais pleurant la perte de nos camarades[1].

En ce premier épisode du Nostos, on peut étudier de près la vie des corsaires aux temps homériques. Or, il faut étudier cette course de très près, si l'on peut comprendre certains usages et certains mots que nous allons rencontrer dans la suite du Retour, si l'on veut aussi découvrir, à côté de l'influence du commerce phénicien que nous avons longuement retracée, une autre source d'influence orientale sur les contemporains et sur l'auteur même de l'Odysseia. Le commerce amenait les barques du Levant aux côtes et aux marchés de la Grèce ; la course jeta les barques achéennes aux rivages et dans les villes de l'Égypte. Tout ce que le poète nous dit à ce sujet, nous allons, à notre mode ordinaire, le vérifier et le compléter par des documents plus anciens ou plus récents, par des textes historiques. Car cette page du Nostos, avec tous ses détails et ses expressions mêmes, doit reprendre sa place dans une histoire scientifique de la piraterie méditerranéenne. Changeons seulement quelques noms propres : le même récit pourra figurer dans les relations franques du XVIIe siècle. Deux auteurs surtout fourniraient, en regard de nos vers odysséens, quelques beaux textes de comparaison : un Français, Thévenot, et un Anglais, Robert, — sans parler de l'honnête Paul Lucas.

Paul Lucas avait fait à Malte la connaissance d'un capitaine corsaire qui montoit un bateau de trente pièces de canon pour faire le cours en Levant ; il me reçut en qualité de volontaire ; mais quand je fus dans l'Archipel, je m'embarquai sur un autre vaisseau dont le capitaine me fit son lieutenant[2]. Ayant librement choisi cette carrière d'aventures, P. Lucas n'en a connu que les joies. Il n'en a vu que les actions de hardiesse et de courage, les belles tueries, les sabrées d'abordage, les prises de germes, de londres et de sambiquins, les enlèvements de femmes et de petits garçons., et les ripailles à Milo, Mycone ou Nio. Par contre, Thévenot est un voyageur paisible, sans le moindre goût pour ces coursières. Mais, par deux fois, les corsaires l'enlèvent sur les côtes de Syrie (1658) et, retenu quelque temps prisonnier a leur bord, il a tout le loisir de maudire cette vie misérable, tant selon Dieu que selon le monde ; il n'y a asseurément rien que je ne fisse pour m'en délivrer si j'y estais engagé. Thévenot exagère. Cette vie a ses plaisirs et, lui-même, il nous les décrit presque aussi bien que l'Odyssée :

Les corsaires estoient deux vaisseaux, dont l'un estait commandé par le capitaine Santi, appelé autrement Ripuerto le Livournois, et l'autre par le capitaine Nicolo de Zante. Ces deux vaisseaux estoient de conserve et ils avaient encore une galiotte.... Il y avoit trente six mois que l'un de ces corsaires estoit en mer, et l'autre quarante. Je fus fort étonné de voir sur le vaisseau plusieurs esclaves, tant hommes que femmes et enfants. et ils me racontèrent qu'ils avaient pris la plupart à Castel Pelegrin par une surprise qui fut de cette sorte. Ayant pris un sambequin devers Alexandrie, il y eut un Turc qui fut pris dessus, lequel leur proposa que, s'ils voulaient lui promettre la liberté, il leur ferait prendre plusieurs esclaves. Eux lui promirent tout aussitôt. Mais lui, ne se fiant point à leur parole, tout Turc qu'il estoit, les fist jurer de cela devant un tableau de la Vierge et un de saint François....

Notons que pareillement, dans tous les contrats de l'Odyssée, le serment est la règle. Quand le corsaire phénicien offre à la nurse de Syria de la ramener liez ses parents, cette honnête fille, toute Phénicienne qu'elle est, exige d'abord le serment de ses compatriotes : Je m'embarquerai volontiers, répond-elle, mais commencez tous par jurer que vous me ramènerez dans ma famille sans me tuer ni me vendre en route. Tous les Sidoniens prêtent le serment qu'elle exige :

..... ο δ ρα πντες πμνυον ς κλευεν[3].

Ulysse garde les mêmes précautions devant les offres engageantes de Kalypso ou de Kirkè : Allons nous mettre au lit, dit Kirkè ; nous unissant d'amour et l'amitié, nous prendrons confiance l'un dans l'autre. Les affaires sont les affaires ; Ulysse n'oublie pas les conseils d'Hermès : Ne refuse pas le lit de la déesse. Mais commence par exiger le grand serment des dieux qu'elle délivrera ses compagnons. Kirkè doit prêter serment :

..... δ ατκ πμνυεν, ς κλευον[4].

De même, Kalypso offre de renvoyer Ulysse dans sa chère Ithaque : Je ne m'embarquerai, répond le prudent Achéen, que si tu me jures le grand serment de ne rien méditer de perfide contre moi. Kalypso sourit ; elle admire cette sage défiance : Tu es vraiment un rusé compagnon, qui sais ne pas risquer tes affaires, et elle jure le grand serment par le Styx[5].

Il faut ne pas oublier cet usage continuel du serment dans la moindre transaction d'alors. Dix fois par jour, le serment est prêté entre indigènes et Peuples de la mer : les formules rituelles passent ainsi des uns aux autres. Le Turc de Thévenot exige des corsaires francs un serment valable pour eux, un serment à la franque, par la Vierge et par saint François. Les Achéens et leurs prédécesseurs devaient exiger aussi des corsaires et marchands sémitiques quelque bon serment à la mode des Sémites. Voilà pourquoi, je pense, dans le grec homérique, l'expression même prêter un serment, établir un contrat sous serment, est l'exacte traduction de la métaphore biblique couper un serment, couper un traité, karat berit, όρκια τέμνειν. Chez les Hébreux, cette métaphore correspond à un rite particulier, que la Bible décrit fort exactement. Lorsque le Seigneur veut conclure le pacte fondamental qui l'unira désormais à Israël : Prends-moi, dit-il à Abraham, une génisse, une chèvre et un bélier de trois ans, une tourterelle et une colombe. Abraham coupe les bêtes par le milieu et les dispose, moitié par moitié, de chaque côté du passage ; le soir, le Seigneur, sous la forme d'une boule de fumée et de flammes, traverse ces victimes coupées : en ce jour fut coupé le traité entre le Seigneur et Abraham[6].

Le mot hébraïque lui-même, berit, traité, contrat, serment, semble dérivé de la racine bar'a, couper, fendre[7]. Un traité pour les Hébreux est donc une fissure, une coupure. Pour les Grecs homériques, c'est une liure, un enclos, un engagement ou une versure, une libation. Cette seconde expression, habituelle déjà aux héros achéens, devient le terme courant de l'antiquité grecque et romaine, spondere, sponsa, et le scholiaste homérique s'explique avec justesse : sponde, dit-il, c'est le vin versé sur les offrandes, puis le contrat, le serment qui en découle. Les héros homériques parlent du sang des agneaux, des libations de vin pur et des mains unies qui engagèrent leur foi[8].

La véritable traduction grecque de la formule hébraïque, karat berit, couper une coupure, serait donc (et c'est en réalité) verser une versure comme disent les Hellènes classiques, ou verser les choses du serment, comme dit le poète homérique[9]. Mais couper les choses du serment ne semble pas correspondre à quelque rite précis du serment grec. Les scholiastes[10] ont expliqué cette métaphore en disant que les victimes sur lesquelles on faisait la libation étaient sacrifiées par des coupures, des incisions. Les modernes ont rapproché de cette vieille formule grecque la formule latine fœdus ferire, icere, percutire, frapper un serment, c'est-à-dire frapper de la lance, du couteau ou de la masse la victime sur laquelle on va jurer. La formule latine implique simplement une victime que l'on assomme ou que l'on égorge, mais non que l'on fend en deux pour la disposer à la mode hébraïque de chaque côté du passage. Il faut noter d'ailleurs, avec le scholiaste, que l'expression couper un traité est particulière à Homère et à Hérodote ; elle semble propre aux cités maritimes de l'Asie Mineure. Les auteurs et les peuples de la Grèce européenne ne l'ont pas employée. Les seuls lettrés ou versificateurs de l'époque classique ont quelquefois emprunté cette expression homérique ; mais la façon même dont ils en usent prouve qu'ils ne la comprenaient plus : couper une versure, dit Euripide, σπονδάς τέμνειν[11], unissant ainsi en une monstrueuse métaphore le verbe homérique couper et le substantif classique libation.

Dans l'Iliade pourtant, deux passages sembleraient à première lecture fournir une explication de la formule couper les choses du serment. Au chant III (v. 275-500), Agamemnon conclut avec Priam un arrangement et l'on échange les serments solennels ; puis, de son airain sans pitié, il fit aux agneaux l'ablation de l'estomac et déposa les victimes palpitantes sur le sol.

Au chant XIX (v. 255-270), Agamemnon jure que jamais il n'a partagé le lit de Briséis ; puis de son airain sans pitié, il fit au cochon l'ablation de l'estomac et Talthybios jeta la victime dans la mer écumante pour devenir la nourriture des poissons.

C'est le verbe couper en arrachant, άποτέμνειν, que je traduis par faire l'ablation. Nous nous rapprochons un peu de la coupure et du serment coupé. Je crois pourtant qu'il subsiste une différence fondamentale entre ce rite homérique de l'ablation et le rite hébraïque de la coupure. L'ablation, qui n'est qu'un mode de tuerie, n'implique ni le partage en deux ni la disposition des deux moitiés de chaque côté d'un passage. Or la coupure homérique des choses du serment me parait impliquer, comme le karat berit hébraïque, ce rite de la scission. Les Hellènes ne semblent pas avoir connu ce rite ; mais les Chananéens le possédaient. Notre Turc de Thévenot ne connaissait ni le culte de la Vierge ni la puissance de saint François : il savait pourtant réclamer des Francs un serment par l'un et par l'autre. Si les héros achéens, de même, parlent de serments coupés, c'est que, dans les îles et villes maritimes de l'Asie Mineure, On savait exiger des marins étrangers un serment à la mode chananéenne.

Revenons a notre Turc et aux corsaires de Thévenot :

Après que les corsaires lui eurent juré, reprend Thévenot, le Turc leur fist tourner la proue vers Castel Pelegrino, à dix milles au-dessous du mont Carmel....

De tout temps, les corsaires ont trouvé parmi les indigènes des complices volontaires ou forcés. A Ithaque, le père du prétendant Antinoos a dû se réfugier un jour dans le palais d'Ulysse. Le peuple le poursuivait et le menaçait de mort, parce qu'il avait conduit les pirates de Taphos sur les terres des Thesprotes, alliés d'Ithaque :

δμον ποδεσας; δ γρ κεχολατο λην,

ονεκα ληϊστρσιν πισπμενος Ταφοισιν

καχε Θεσπρωτος· ο δ μν ρθμιοι σαν[12].

C'est le métier que fait ici notre Turc. Il conduit les corsaires francs chez les Arabes du mont Carmel, qui sont pourtant les alliés et même les sujets nominaux du Grand Seigneur. Notre Turc est de parole : ayant mené les corsaires en bon endroit, il les aide dans leur besogne. Quand on débarque, il ne songea point à se sauver, tant parce qu'il se fioit au serment du corsaire, que parce que peut-être il avoit peur de trouver en ces terres la récompense de sa trahison.

Les corsaires, continue Thévenot, prirent si bien leurs mesures qu'ils ne furent point apperçus et, ayant aussitost mis pied à terre, ils allèrent sans bruit jusqu'à l'habitation, où estant ils commencèrent à se faire entendre, emmenant tout ce qui estoit de créatures vivantes, hommes, femmes et petits enfants, et ceux qui se foisoient tirer, ils les tuaient sans avoir égard au sexe ni à l'âge, et des soldats me dirent qu'ils tuèrent des filles, lesquelles, quoiqu'elles en vissent tuer d'autres, seulement à cause de ce qu'elles ne vouloient point suivre, aimèrent mieux se laisser égorger que d'être esclaves. Il y eut un officier parmi eux qu'ils me montrèrent, auquel un des soldats apporta un enfant de quatre mois et lui dit : Voilà un esclave que je vous donne. Mais ce barbare prenant ce pauvre innocent par un pied et disant : Que veux-tu que je fasse de cela ? le jetta tant loin qu'il put dans la campagne, comme si c'eust été une pierre. Ils firent en cette occasion plus de cinquante esclaves tant hommes que femmes et enfants. Ils en tuèrent plus qu'ils n'en prirent et ne laissèrent pas une créature vivante en ce lieu. C'est pourquoi l'alarme fut si grande par toute la côte.

De la côte, l'alarme se répand dans tout le pays, grâce aux tours de guette, aux signaux de cris ou de feux :

Au coucher du soleil, — racontait le même Thévenot avant d'être prisonnier des corsaires, — nous passâmes devant une tour, d'où il y a environ douze milles jusqu'à Jaffa. Comme nous fusmes proche de cette tour, on nous tira quelques coups de fauconneaux et de mousquets. Alors notre Rais (capitaine) se mit sur la proue et cria de toutes ses forces qu'il estoit un tel, appelant des gens qu'il connoissoit à Jaffa. Mais on ne nous répondit autre chose que : Alarga, c'estoit à dire que nous nous retirassions, cela estoit suivi d'une descharge de plusieurs fauconneaux et mousquets. Après que cette musique eust duré environ une heure,... notre Rais criant de toute sa force se fit enfin entendre et reconnoistre par des Grecs qui estoient à Jaffa. Alors au lieu de Alarga, on nous cria : Taala, c'estoit à dire que nous vinssions.... Nous trouvasmes tout le monde en armes prêts à fuir. Les femmes et les enfants s'estoient déjà sauvés de Jaffa[13]....

Contre le corsaire signalé, gens de pied et cavaliers accourent de toutes parts et bordent la plage. De tour en tour, les signaux vont jusqu'aux montagnes de l'intérieur. Les montagnards sont toujours prêts à une descente sur le plat pays. La présence d'un corsaire leur est un trop beau prétexte :

La terre estoit bordée d'Arabes qui nous appeloient, et nous estions si proche que nous entendismes facilement qu'ils nous crioient en arabe : Taala, corsar min Malta ! Venez, c'est un corsaire de Malte ! Ces mêmes Arabes tiroient force coups de mousquets sur eux. Mais nous ne voulions point aller en terre, ou nous aurions été épouillés par ces Arabes, qui mirent notre Rais tout nud (il s'estoit enfui du bord sur le canot), aussitost qu'il eust mis le pied à terre[14].

Dans l'Odyssée, les gens de l'intérieur viennent de même porter secours a leurs voisins. Les Kikones de la plage ont fait des signaux de cris. Les Kikones continentaux, épirotes, accourent. Ces épirotes sont beaucoup plus nombreux et bien plus braves que les misérables populations de la côte. Au début du XIXe siècle, Cousinéry nous décrit encore sur cette rive thrace la férocité des montagnards, des épirotes qui fréquentent le marché maritime de Gumurdzina :

Je n'avais jamais rencontré dans aucune des provinces ottomanes des hommes généralement si grands, si forts, d'un regard si farouche, d'une contenance si fière et d'un équipement guerrier plus menaçant. Un long fusil, une paire de pistolets, un grand couteau auquel les Turcs donnent le nom de yatagan et dont ils emploient plutôt le tranchant que la pointe, une giberne remplie de cartouches et de balles, et enfin une grande poire à poudre, qui en contient près de deux livres, composent le costume de ces hommes indépendants ; aucun d'eux n'oserait paraître désarmé dans la plaine. Personne n'ose pénétrer [dans leurs montagnes], excepté les malheureux Tchinganis (bohémiens) qui leur sont utiles pour la fabrication et le raccommodage des instruments de fer ; le gouvernement turc n'a que très peu d'influence sur l'administration intérieure du pays ; les chefs n'en ont eux-mêmes que ce qu'il faut pour conserver quelque autorité[15].

Disséminées — la course éloigne de la mer les bourgs et les villes ; il ne reste à la plage que des huttes de pêcheurs ou des fermes isolées —, toujours prêtes à se rendre sans combattre — la course est pour elles un mal inévitable, un orage humain auquel, d'avance, on se résigne ainsi qu'aux autres orages de la mer —, les populations côtières se laissent piller, égorger ou emmener comme un troupeau. A travers les siècles, tous les voyageurs et les corsaires eux-mêmes signalent cette moutonnerie des côtiers et des insulaires, dont la lâcheté enhardit le pirate. Au printemps de 1825, Bröndsted est dans l'île de Zéa ; il a terminé ses fouilles et pense à revenir sur le continent :

Les tempêtes avaient cessé vers la fin de février et les vents du Nord-Ouest commençaient à ramener le beau temps, que déjà plusieurs bâtiments de pirates apparurent au cap Colonne et sous Macronisi. Les forbans firent une descente dans cette île déserte, qui n'est plus qu'un pâturage appartenant aux Zéotes. Ils abattirent une quantité de brebis et de chèvres et maltraitèrent les bergers. Une capture plus riche suivit. Un bateau zéote, chargé d'huile, venant d'Égine et se rendant à Andros, fut pris par un de ces forbans, qui le conduisit à Zéa même, où il s'arrêta à la petite baie du Nord ou auprès de l'ilot, un peu plus vers l'Est. De là, il entama des négociations pour la rançon et demanda mille piastres pour rendre la prise. Comme la cargaison en valait le triple, le pauvre batelier se donna toutes les peines imaginables pour recueillir à Zéa le montant de la rançon, ne demandant l'argent que quelques jours jusqu'à ce qu'il eût conduit la cargaison à Andros. Un bâtiment anglais qui se trouvait dans le port de Zéa essaya de surprendre le pirate à l'aide d'une chaloupe bien armée. Le brigand, ayant toujours quelques vedettes sur le rocher voisin, voyait à peine un grand bateau s'avancer hors du port à coups de rames, qu'il prenait rapidement sa fuite vers Thermia. Tandis que l'Anglais était obligé de ramer contre le vent et le courant jusqu'à la pointe la plus septentrionale de l'île, le pirate gagnait tant d'avance à l'aide du plus beau vent du Nord, qu'il n'était plus possible de le rejoindre. Le lendemain, il reparaissait dans une autre baie à la côte orientale de l'île et il renouait des négociations. Un généreux Zéote avança enfin à son compatriote, le pauvre batelier, les mille piastres de la rançon, sur hypothèque et moyennant l'honnête intérêt de deux cents piastres pour huit jours. Le bateau fut relâché et le pirate disparut. L'affaire de la rançon ne parvint à notre connaissance que plus tard. Nous eûmes lieu de soupçonner qu'on nous en fit mystère, de peur que nous ne prêtassions l'argent à l'homme embarrassé et que nous ne fissions tort à l'usurier zéote, allié de certaines gens qui nous entouraient.... Les kaïques des pirates gênent les relations, bloquent pendant des mois des îles entières, maltraitent quelquefois de la manière la plus affreuse leurs prisonniers, les mutilent et même les tuent. Ces écumeurs de la mer vendent sans façon dans une île, pourvu qu'il y ait sûreté, ce qu'ils ont volé dans une autre et s'y pourvoient de vivres[16].

Cette lâcheté des victimes rend les corsaires imprudents. Vainement Ulysse montre à ses compagnons le danger qu'ils courent en ne s'éloignant pas, sitôt la razzia terminée. Ils ont du vin : le vin d'Ismare ou de Maronée est un grand cru du temps. Ils ont des moutons, des bœufs et des femmes. Ils s'installent sur la plage et font bombance. Nous connaissons déjà le terrible appétit de ces estomacs fatigués de bouillie ou de pain sec. Les inscriptions égyptiennes de la XIXe dynastie nous parleront tout à l'heure des pillards de la mer, qui viennent sur la terre d'Égypte se gorger la panse. En attendant, voici un tableautin du XVIe siècle :

A peine eûmes-nous jeté l'ancre et plié les voiles que nous apperçûmes les îles de la Sapienze tout en feu et un grand nombre de matelots occupés à rôtir des moutons, les agneaux et des chèvres. L'odeur de ces viandes fraîches frappa tellement mon odorat, que je résolus sur-le-champ d'en aller mendier quelque morceau pour satisfaire ma voracité. Car depuis huit jours je n'avais touché viande. Déjà me voici à terre pair et compagnon de ces messieurs que je n'avais jamais vus ni connus. Je mangeai tellement de ces viandes demi-cuites qu'à peine pus-je respirer pendant vingt-quatre heures. Nous fismes grande chère pendant deux jours, grâce à ce corsaire maltois qui avoit eu la témérité de faire incursion dans ces isles et d'en ravager le bétail, quoique sous le canon de Modon[17].

es compagnons d'Ulysse se gorgent semblablement de vin, de mouton et de bœuf. Notez pourtant une différence capitale entre les festins homériques et ces ripailles des Francs. A bord des corsaires achéens, les parts de mangeaille et les parts de butin sont égales pour tous. Ulysse ne manque jamais de spécifier que le partage équitable n'a fait aucun mécontent[18].

Chacun a eu sa juste part. La formule est de style dans tous les partages : Tirant du creux du vaisseau les moutons du Kyklope, nous les partageons de façon à ce que tous, satisfaits de moi, s'en aillent avec une part égale[19].

Si parfois le capitaine achéen a double part, c'est du consentement de tous ; ce n'est pas la part du capitaine ; ce n'est qu'un libre don de l'équipage : Dans les moutons du partage, mes compagnons me donnèrent pour moi seul un agneau de choix, que je sacrifiai à Zeus[20].

Si le capitaine achéen veut soustraire au partage et s'approprier quelque objet de valeur, l'équipage a la défiance et même la révolte promptes. Ulysse a reçu du roi Aiolos une outre ficelée d'argent : Malheur ! dit l'équipage, pourquoi, partout où nous allons, celui-là est-il bien accueilli et choyé ? Il ramenait déjà d'Ilion une charge de beau butin, et nous, qui avons fait la même route, nous revenions les mains vides, et voici qu'Aiolos, en cadeau d'amitié, lui a encore donné cette outre. Allons, vite, regardons ce qu'elle contient : voyons ce que d'or et d'argent elle doit avoir.

Chez les corsaires francs, il n'en va pas ainsi. Butin et provisions, tout appartient au seul capitaine et à son état-major. L'équipage n'a que les rebuts. Robert est un capitaine anglais que les corsaires ont enlevé à Nio et, de force, enrôlé. Il est obligé pendant plusieurs mois de servir, simple matelot, à leur bord. Longuement, il nous raconte les privations des équipages :

Quoique leur travail soit fort rude, ils n'en sont pas mieux nourris. Nous avions à bord un maitre-valet, qui étoit manchot et qui distribuait chichement le pain qu'il nous donnait trois fois par jour, sans l'accompagner d'autre chose. Il est vrai que les dimanches et les jeudis on nous régalait d'une chaudière de fèves, bien salées, où l'on mettait quelquefois un demi-setier d'huile pendant qu'elles cuisaient.... A cela près, tout le temps que nous étions en nier, nous n'avions que du pain sec. Mais lorsqu'arrivés à file de Rhodes ou à celle de Cypre, nous avions le bonheur d'enlever quelque bête à corne, ce qui nous arrivait souvent, on nous en laissait les entrailles, pendant que M. le Capitaine mangeoit la chair, dont nous ne goûtions pas un brin, jusqu'à ce qu'elle fût puante. Quand ils attrapent quelque saïque chargée de riz, de café, de sucre, de lentilles, etc., peut-être que le matelot aura le bonheur d'escamoter une ou deux mesures de lentilles ou de riz, qu'il met à quartier comme un grand trésor. Ces pauvres malheureux n'ont la plupart du temps que du pain à manger et de l'eau à boire, à moins que, forcez de ramer une demi-journée de suite à la chasse de quelque vaisseau, ils n'aient alors un peu de vin trempé pour leur donner courage[21].

Il en est de même pour les prises. La part des officiers et bas officiers est fixée par l'usage : Les officiers, major et mariniers, continue Robert, ont quelque part aux prises qui se font. Le lieutenant en est déclaré le maitre, et la principale cabine lui appartient avec tout ce qu'il y a, excepté l'argent. Le contremaître a les voiles de perroquet et la grande ancre. Le maître-valet, l'aumônier, l'écrivain, le chirurgien, le charpentier et le calfateur ont leur portion de la chambre aux vivres. Mais le capitaine dispose à son gré de tout le reste, même quand il n'assistait pas en personne à l'action :

Le capitaine, qui m'avait fait son lieutenant, raconte P. Lucas[22], tomba malade dans le temps que M. de Châteauneuf passoit pour aller à Constantinople. Cet ambassadeur ne fut pas plutôt arrivé au Millo qu'il eut nouvelle que quinze vaisseaux barbaresques croisoient dans ces mers. Il y avait plusieurs corsaires dans le port de l'isle de Nio. M. de Châteauneuf depescha une felouque avec ordre aux corsaires, la plupart François, mais qui ont une bannière étrangère, de le venir joindre. Notre capitaine étant malade m'ordonna d'aller avec M. l'Ambassadeur. Il me confia même, en présence du capitaine Francisque qui montait le Jérusalem, le commandement de son vaisseau unir faire une croisière aux bouches du Same (détroit de Samos).

Lucas s'en va et c'est alors qu'il enlève, comme nous l'avons déjà raconté, le sambiquin de l'aga turc et la belle Maltaise :

Quand je fus retourné à Nio, le capitaine y était encore malade. Mais à la nouvelle de la prise que j'avais faite, il en fut plus d'à moitié guéri. Il ne laissa pas de me faire beaucoup de compliments sur mon bonheur. Mais en répondant à ses honnêtetés : Vous ne voyez pas encore, lui dis-je, le plus précieux de la prise. La pensée qu'il eut que c'étaient des pierreries de conséquence lui donnèrent une impatience et un empressement singulier. Je fis sortir aussitôt, l'esclave maltaise de la chambre où je l'avais mise et la luy présentoy comme un grand trésor. Mais le capitaine la regarda avec air d'indifférence et se mit à caresser les jeunes garçons, qui étaient les favoris de l'aga prisonnier. Après avoir été quelque temps sans rien me dire : Monsieur Paul, reprit-il, je cherchais dans la prise que vous m'avez foite ce qui serait digne de vous en récompenser : puisque vous faites tant d'estime de cette esclave, je vous la donne.

Voilà un ton et un cadeau que n'eût jamais acceptés le lieutenant d'Ulysse ou, plutôt, son pilote. Car en dehors du pilote et du capitaine, il ne semble pas que les corsaires homériques aient eu d'officiers. A la grecque, tous à bord sont égaux. Le chef n'est point un maître entouré de serviteurs. Ce n'est qu'un magistrat électif, aux ordres duquel on obéit, quand on les approuve. Mais on les discute d'abord. Sur les croiseurs francs, le capitaine dispose en maître absolu de tout et de tous. Sauf les comptes et les rentes qu'il doit à ses armateurs, —il les paie surtout en esclaves, — le capitaine franc fait à son bord ce qui lui plaît. La fortune et la vie de ses matelots lui appartiennent comme les agrès de son navire :

Quand nous voulions, dit Robert[23], rançonner quelque vaisseau, nous venions aussitôt à l'abordage avec nos chaloupes et nous avions tout le temps qu'il falloit pour le bien piller. Ensuite nous retournions à bord avec tout notre butin sans que personne s'en formalisât. Mais trois ou quatre jours après on nous appelloit tous sur le tillac. Alors le lieutenant, le second contremaître et celui qui avait soin des esclaves descendoient à fond de cale où ils renversaient tous nos sacs et paniers (car pour des coffres, il n'y en avait qu'un seul pour tout le vaisseau) et portaient à M. le Capitaine tout ce qu'ils avoient trouvé. S'il y avait quelque chose de la moindre valeur, ne fût-ce que d'un écu, et qu'un pauvre matelot le réclamât, le capitaine avait la bonté de lui dire qu'il ordonnerait au maitre-valet de le garder pour son usage. Mais celui-ci le gardoit si bien que l'autre ne le voyait plus de sa vie.

C'est que corsaires homériques et corsaires francs recrutent leur équipage d'une façon bien différente. A bord des vaisseaux achéens, il n'y a que des volontaires, comme disent les gens du XVIIe siècle, et le mot lui-même se trouve dans l'Odyssée : Je vais, dit Mentor à Télémaque, te recruter un équipage de volontaires[24].

A Livourne, ou s'arment la plupart des corsaires francs, on use d'un autre recrutement. Les volontaires ne sont jamais assez nombreux.

Voici de quelle manière un vaisseau pirate s'équipe a Livourne. Le capitaine, par ses intrigues ou ses amis , tire quelques scélérats de la prison, d'autres des étuves, quelques fugitifs de Gênes et plusieurs de Corse. Il se met ensuite en rade avec ces volontaires, qui sont presque la moitié de son équipage. Quelques-uns de ceux-ci, qui peuvent aller à terre sans beaucoup de risque, s'y rendent et vont de cabaret en cabaret pour engager les novices ou les fainéants qu'ils y trouvent, de quelque nation qu'ils y soient. Dès qu'ils ont attrapé quelqu'un de ces pigeonneaux, ils le présentent à M. le Capitaine, qui le reçoit fort civilement, lui donne un verre de vin avec une serviette blanche pour s'essuyer les lèvres, lui vante la force de son bateau, ajoute qu'il ne veut rester en mer que trois ans au plus et qu'il espère qu'au bout de ce temps il y aura 2 ou 3000 piastres de bénéfice pour chacun. Il vient ensuite à conclure le marché et, s'il a besoin de faux témoignages à cet égard, les volontaires sont toujours prêts à lui en fournir tant qu'il voudra. Là-dessus le pauvre malheureux s'en va très satisfait. Mais il ne doit pas s'imaginer de pouvoir lever le piquet à la sourdine et manquer de parole. S'il veut gagner du pied, il y a des sbirri ou des sergeants, tout prêts, qui le saisissent et le mènent en prison où il est retenu jusqu'au départ du vaisseau. D'ailleurs s'il agit de bonne foi et que deux ou trois jours après, il vienne réclamer [sa prime d'engagement, le capitaine] dit à haute voix au maitre de la chaloupe que le nouvel hôte peut retourner à la ville quand il lui plaira, quoiqu'il y ait des ordres secrets pour le retenir et que la pauvre dupe ne voie plus la terre ni un double de son argent[25].

A Sidon, si l'on en croit un récit d'Ulysse, les capitaines trompaient aussi et embarquaient les pauvres pigonneaux, de quelque nation qu'ils fussent. Les Phéniciens allaient même chercher en Égypte les hommes de tète et de main, comme les Livournois vont à Gênes ou en Corse : J'étais en Égypte depuis sept ans, dit Ulysse à Eumée, quand un Phénicien survint. C'était un rusé coquin, un filou qui avait dû rouler déjà bien des gens. Il sut m'enjôler et m'emmener en Phénicie. où il avait des maisons et des biens. Je restai chez lui toute une année. Puis il me décida à passer en Libye, sous promesse de commercer à part égale : en réalité il voulait m'y vendre et tirer de moi un bon prix. Je le suivis sur son navire, malgré mes soupçons, mais par force[26].

Ce dernier vers laisse entendre qu'à Sidon, comme a Livourne, il y avait des sbirri ou sergeants pour ramener les déserteurs, si, de gré ou de fraude, l'engagement avait été conclu. Chez les Achéens, il n'est pas besoin d'une pareille pression : le capitaine d'un corsaire en armement n'a que l'embarras du choix. Quand il s'est acquis une renommée de bravoure et de justice, les volontaires sont toujours trop nombreux. Mais le capitaine achéen ne doit compter aussi que sur sa bravoure et son juste maniement des hommes pour obtenir l'obéissance. Le capitaine franc est assisté de son lieutenant, de son contremaître, de son aumônier et de ses volontaires, qui lui servent de mouches et qui lui rapportent tout ce qui se dit et se fait à bord. Il règne par la terreur sur son équipage, qu'il tyrannise, qu'il abrutit de coups et de punitions atroces : cinq cents coups de corde, six semaines de chaîne à fond de cale, estrapade, privation d'eau et de nourriture, oreilles, nez ou poing coupés, il faut lire dans Robert et les autres auteurs les supplices encourus à bord d'un navire franc pour le moindre manquement, pour une plainte ou pour une plaisanterie, sur la dénonciation du maitre-valet ou pour le simple plaisir du capitaine et de sa bande. Les corsaires homériques sont déjà des Hellènes. Ils vivent sous le régime démocratique. Ils sont des hommes libres qui discutent, parlent et obéissent librement. Tous sont égaux, camarades, associés. Tous naviguent à part entière. Ils obéissent au chef de leur choix, tant qu'il a leur confiance. Mais le gouvernement de leurs escadrilles est en quelque façon parlementaire. A côté du pouvoir établi, qui est le chef, il y a toujours une sorte d'opposition avec son meneur, son leader : dans l'Odyssée, Ulysse, chef de l'escadrille, a toujours en face de lui le chef des mécontents, Euryloque. A part cette différence dans la discipline, corsaires homériques et corsaires francs opèrent de la même façon et dans les mêmes parages.

 

Sur mer, nous savons déjà que les corsaires se postent aux détroits, aux bouches, pour guetter les voiliers de commerce. Sur terre, ce sont les plaines qui les attirent : on devine facilement les raisons de cette préférence. Une grande plaine, avec ses champs cultivés, ses récoltes, ses troupeaux, ses riches propriétaires et ses populations pacifiques, assure d'avance le maximum de bénéfices et le minimum de risques. Il est surtout plus facile d'y bien réussir une descente. Au long d'une côte rocheuse, les tours de guette surveillent au loin la mer ; les signaux de cris ou de feux préviennent l'indigène : dès qu'une voile suspecte apparaît à l'horizon, l'alarme se répand ; les villages se barricadent ; les hommes sont armés ; les femmes et les troupeaux s'enfuient vers l'intérieur. Et qui dit rochers et montagnes, dit aussi populations pastorales, habituées à la chasse et à la lutte, courageuses, hardies. En plaine, au contraire, il est facile au pirate d'aborder sans être aperçu, surtout quand la plaine, — et c'est toujours le cas des plaines levantines, — est un delta de fleuve ou de rivière, une étendue marécageuse, semée de flaques et de lagons, couverte ou bordée de forêts, de joncs, de broussailles et d'arbustes aquatiques, avec une façade de haute verdure derrière laquelle la descente peut se cacher et l'embuscade être tendue sans donner l'éveil.

Sur les rivages de Thrace, c'est l'une de ces plaines fluviales, la plaine des Kikones, qu'Ulysse et ses compagnons sont venus piller. Ce pays des Kikones, à l'extrémité Nord de l'Archipel, sur la rive actuelle. de Macédoine, borde le canal de Thasos. Derrière une longue plage de sables, ce pays présente à la mer une large étendue de terres basses, marécageuses, coupées par des embouchures ou des estuaires. Entre lés promontoires rocheux de Kavala à l'Ouest et de Marona à l'Est, sur cent ou cent cinquante kilomètres de long, ce n'est en réalité qu'un grand delta. Un fleuve constant, un assez grand fleuve descendu du Rhodope, le Nestos des Anciens, le Kara-Sou des Turcs, y pousse ses méandres et ses embouchures changeantes. Quatre ou cinq autres rivières y confluent, dont les fontes du printemps ou les orages de l'été font des cours d'eau violents. La masse de leurs alluvions a déjà comblé la moitié d'un ancien golfe, qui jadis s'avançait au loin vers les montagnes de l'intérieur ; l'autre moitié de cet ancien golfe n'est plus qu'une lagune, séparée de la haute mer par un cordon de sables et de boues. Au-devant même de ce delta[27], la côte basse offre bien quelques mouillages du type que voici : Le port, disent les Instructions nautiques, est situé en dedans d'un épi de sable, à l'extrémité duquel poussent deux bouquets d'arbres très rapprochés ; abrité de toutes les directions, excepté de l'Ouest, ce port offre un bon point de débarquement auprès d'un village de douze maisons. Mais ces mouillages sont menacés par les bancs d'alluvion, et les marines étrangères ont toujours préféré, ici comme auprès de tous les deltas, les ports rocheux en eau profonde. Les grands ports, — nous le savons, — s'installent non sur le front des deltas, mais à droite et à gauche, sur les flancs de la plaine, au pied des promontoires rocheux qui l'encadrent.

En ce delta de Thrace, nos marines occidentales sont allées sur les roches de l'Ouest fonder Ravala, dont le nom même (la Cavale) garde le souvenir des navigations italiennes et franques. C'est en ce point que les Occidentaux eurent leur relâche. Les corsaires francs croisaient aux bouches de Tasse, c'est-à-dire en ce détroit de Thasos, comme aux bouches de Same. En ces bouches de Thasos, la piraterie était facilitée par l'un de ces îlots barreurs de détroit, que nous avons étudiés longuement ; l'îlot odysséen d'Astéris nous en a fourni le meilleur exemple dans le détroit qui sépare Ithaque de Képhallénie : Dans le canal de Thasos, qu'un banc de sable rend assez dangereux aux gros bâtiments quand le mauvais temps les empêche de gouverner, se trouve un îlot désert, nommé Thasopoulo ou la Petite Thasos ; une source thermale y jaillit sur la plage pour se perdre aussitôt dans la mer[28]. Cousinéry, au début du XIXe siècle, nous décrit ainsi la vie des Thasiens :

Un wayvode turc gouverne l'ile avec une garde de sept ou huit personnes. Assez puissant, au moyen de sa troupe, pour vexer les habitants, il est trop faible pour les garantir des pirates. Le péril est toujours imminent et la terreur est permanente. Des vigies, payées par les communautés, sont debout, nuit et jour, pour signaler les armemens suspects et pour sonner l'alarme dans un cas d'attaque. Aux momens du danger, les bois sont les seuls abris des Thasiens ; toutes les familles courent s'y réfugier ; chacun emporte ce qu'il a de plus précieux ; les femmes et les enfants s'enfoncent dans la forêt et les hommes se tiennent en embuscade avec la garde turque et l'aga lui-même. Pendant toute l'année le produit des récoltes est caché dans des souterrains où les voleurs n'oseraient faire des recherches.... Les montagnes de l'île sont les seuls remparts où les Thasiens puissent trouver quelque sécurité[29].

Le commerce franc se risquait parfois à l'intérieur du delta, jusqu'au fond du plus grand lagon : le mouillage était sûr ; mais on était sous la main du Turc. A l'entrée de l'ancien lac Bistonis, les Francs eurent dans la lagune leur Porto Lagos : Des vaisseaux de cinq mille quintaux y ont resté deux mois entiers dans la rigueur de l'hiver pour y charger du blé. C'est un golfe où il y beaucoup de poisson ; on en charge des bateaux en salaison pour venir le vendre dans l'Archipel ; on y charge aussi du tabac. On y voit, étant mouillé, un gros village qui reste au Nord-Nord-Ouest et dont les murailles sont blanches ; il est à une demi-lieue des pêcheries, dans la plaine. Pour aller à la ville capitale, appelée Gavergine (Gumurdzina), il y a trois heures de chemin ; c'est là où sont les officiers du Grand Seigneur[30].

Nos corsaires homériques trouvent une semblable installation des Kikones : à la côte, est un petit village sans défense qu'ils pillent ; à l'intérieur, à deux ou trois lieues de la mer, est le centre de la nation, la ville où sont les officiers et les soldats, qui vont accourir pendant la nuit. Mais, à l'inverse des Francs, les compagnons d'Ulysse viennent de l'Est, puisqu'ils arrivent de Troie. Ils abordent le delta, non pas aux roches de l'Ouest, mais aux roches de l'Orient. Les montagnes, qui limitent aussi vers l'Est la plaine marécageuse, offrent un mouillage symétrique, mais opposé à Kavala. De ce côté, la plaine se termine par une haute montagne, très remarquable, disent les Instructions nautiques, et qui surgit sur le bord de la falaise à 663 mètres : nos marines l'appellent Marona. C'est dans ces parages qu'Ulysse a rencontré Maron, fils d'Evantheus, prêtre d'Apollon qui veille sur Ismare. Dans l'un de ces bouquets d'arbres, que nous écrivent encore les Instructions au-devant du delta, le prêtre habitait le bois sacré du dieu — les Turcs ont sur cette côte leurs ports de l'Arbre, agatch, Kara-Agatch et Dede-Agatch ; les Grecs y avaient leur station du Bois Essarté, Σκαπτή Ύλη — :

.... κει γρ ν λσεϊ δενδρεντι[31].

Nos corsaires pillent l'habitation, comme dit Thévenot, c'est-à-dire les fermes et les villages des environs ; mais Ulysse fait respecter le temple et l'homme de Dieu. On ne viole ni la femme ni les filles du prêtre ; on ne le tue même pas. Car on a beau être corsaire : on n'en garde que mieux le respect des prêtres et la crainte du Seigneur. Parmi l'état-major de nos corsaires francs, figure toujours l'aumônier, et nous savons comment ces pieux bandits révèrent tous les saints, catholiques et orthodoxes, turcs et syriens ; ils dotent les couvents de capucins ; ils construisent des églises. Chez les Grecs, la piété n'est pas moins grande :

Il n'y a pas, dit Choiseul-Gouffier, de pirates qui n'aient avec eux un caloyer ou un papas, pour les absoudre du crime à l'instant même où ils le commettent. Ces misérables ne manquent jamais de massacrer l'équipage des bâtiments qu'ils surprennent et, après les avoir pillés, ils les coulent à fond pour soustraire tout indice de leurs attentats. Mais aussitôt, prosternés aux pieds du ministre, quelques mots les réconcilient avec la divinité, calment leur conscience et les encouragent à de nouveaux crimes, en leur offrant une ressource assurée contre de nouveaux remords. Ces absolutions sont taxées. Chaque prêtre a un tarif de péchés. [Quelques-uns] vendent d'avance le pardon des atrocités que les pirates méditent. Toute la Grèce est remplie de ces moines, dont presque aucun ne sait lire. Ils ont assujetti la foule crédule qu'ils gouvernent à leur gré et, souvent complices de ses crimes, ils en partagent, ils en absorbent le profit[32].

L'indignation philosophique de Choiseul-Gouffier (encore ai-je retranché quelques éloquentes tirades) eût fait sourire le prudent Ulysse. Il avait respecté cette famille sacerdotale. Mais il s'était fait donner, — et dans sa bouche on entend ce que ce mot peut dire, — une jolie rançon : sept talents d'or et d'argent, un cratère d'argent et douze amphores de vieux vin. Le bon prêtre, pour sauver sa vie et sa famille, avait dû indiquer les souterrains, dont Cousinéry nous parlait plus haut et dans lesquels étaient enfouies la fortune et les provisions : qu'eût vraiment gagné le sage Ulysse à tuer le saint homme, à commettre un sacrilège, pour ne pas savoir ensuite où trouver la cave aux richesses ?... Il m'offrit de riches cadeaux, sept talents d'or bien travaillé, un cratère d'argent massif, douze amphores de vin sucré, pur jus, breuvage divin. Nul dans sa maison, ni serviteurs ni esclaves, n'en savait la place : lui seul, sa femme et leur intendante la connaissaient. Le vin de cette côte resta célèbre à travers toute l'antiquité, sous le nom de vin de Maronée. Les Grecs eurent en cet endroit une ville de Maroneia qui, en réalité, dit Hérodote, était sur le territoire des Kikones[33] et dont le plus vieux nom était, suivant la tradition, Ismaros.

Nous sommes habitués à ces doubles onomastiques. Elles dénotent le plus souvent la fréquentation d'une côte ou d'un port par deux marines, qui successivement dénommèrent les mouillages, les caps, les fleuves, etc. Avant les Hellènes, il est vraisemblable que d'autres Peuples de la mer étaient venus exploiter ces marchés de Thrace. Nous sommes en face de Thasos dont les mines d'or furent découvertes par les Phéniciens : Le Phénicien Thasos, qui donna son nom à l'île, établit une colonie et exploita les mines que l'on voit encore sur la côte orientale entre les lieux dits Koinura et Ainura[34]. En face de leur île, les Hellènes de Thasos possédèrent une pérée, c'est-à-dire une bande de côtes : ils exploitaient les plaines et les mines du pays thrace, dit Hérodote ; ils y avaient levé des villes et des forteresses[35] ; sur le front du delta, ils fréquentaient le mouillage d'Abdère. Il est probable que les Phéniciens, leurs prédécesseurs, avaient suivi les mêmes errements. Abdère, Άβδηρα, est l'un de ces noms de lieux sans étymologie grecque, qui se retrouvent parmi les colonies phéniciennes de l'Espagne. Abderos était, dit-on, un suivant d'Héraklès qui fut tué sur cette côte thrace et en souvenir duquel Héraklès fonda la ville. Il est possible que ce nom rentre dans la catégorie des noms sémitiques Abd-Melek, Abd-Nego, Abd-Iahve, etc., formés du substantif abd, qui signifie serviteur, et d'un nom divin. Mais aucun doublet n'est là pour nous fournir le véritable sens de ce mot étranger.

Les noms de Thasos, au contraire, nous offrent, comme les autres noms insulaires de l'Archipel, un doublet gréco-sémitique. Ce nom de thasos est étranger : la tradition se souvenait du héros Thasos, fils de Phoinix ou d'Agénor, compagnon de Kadmos. De son vrai nom grec, l'île s'appelle Aeria, άερία, l'aérienne, et c'est là une épithète hellénique que les Hellènes appliquent à tout ce qui s'élève, monte à plane dans les airs, aux roches, aux pieds des danseurs et surtout aux oiseaux et aux êtres ailés : L'île de Tasse, dit Michelot[36], est fort haute et noire par les arbres qui sont dessus. Du côté de l'Ouest de Tasse, il n'y a aucun mouillage. Mais du côté du Sud-Est il y en a un, où les corsaires vont mouiller, devant un îlot assez haut, qu'on nomme l'isle de la Madonne ou le mouillage de Kinyra (en grec) ; on met l'amarre sur cet îlot et l'on est par douze à quinze brasses, bon fond et bonne tenue, à couvert de tout vent et de mer. C'est en ce mouillage de Kinyra, en face de cet îlot parasitaire, que les Phéniciens ont eu leurs établissements, nous dit Hérodote. Ici encore, nous vérifions, par la topologie, la véracité de l'historien. C'est bien sur la côte Est de Thasos, en face de l'îlot, que la vieille capitale de l'île dut être installée par les thalassocrates orientaux, au temps de Kadmos l'Oriental. Quand les Hellènes devinrent maîtres de Thasos, ils transportèrent la capitale sur le détroit, en face du continent hellénisé, dans la plaine qui fait la côte Nord de l'île. Depuis les Hellènes jusqu'à nos jours, le principal mouillage et le gros bourg de Thasos sont restés là. Nos Instructions nautiques ne font que répéter ce que disait déjà Michelot : [Sur la côte Nord], est la plaine avec le véritable mouillage pour toutes sortes de bâtiments ; on y est par les six, huit, dix et douze brasses, bon fond et bonne tenue ; il n'y a aucun temps qui puisse faire du mal ; on est devant deux villages, qu'on voit à la montagne[37].

C'est toujours, comme on voit, la même alternance que nous avons constatée dans les autres îles pour les sites des capitales insulaires. La capitale préhellénique était sur une façade. La capitale hellénique émigra vers l'autre. Puisque nous rapportons ces divers exemples au type caractéristique de Rhodes, on peut voir que, pour Thasos, la vieille capitale de Kinyra, ouverte au S.-E. et aux arrivages de la haute mer, tournant le dos aux plaines de l'Île et aux mouillages du continent voisin, appuyée sur la montagne qui la couvre, et pourvue d'un îlot côtier, est l'équivalent, à Rhodes, du vieux port préhellénique de Lindos. Et le port neuf, la capitale hellénique, à Thasos comme à Rhodes, émigre vers la plaine insulaire et vers le détroit côtier. La tradition qui nous parlait d'un établissement phénicien à Kinyra semble donc fort plausible.

Cette tradition ajoute que Thasos est un nom phénicien. On voulu pourtant trouver à ce mot une étymologie grecque : Je présenterais, sous toutes réserves, la conjecture d'Hasselbach. Il fait venir le mot θάσος d'un primitif θα, θάω, nourrir, que l'on retrouverait dans τιθήνη, nourrice, et l'île devrait ce nom à sa fertilité autrefois si vantée. C'est de même que l'on a fait dériver de καίω le nom de κάσος, parce que plusieurs iles de la région gardent les traces des feux souterrains[38]. Thasos et Kasos font bien partie de la même famille onomastique ; mais ce n'est pas l'étymologie grecque qui nous les peut expliquer. Le doublet gréco-sémitique Kasos-Akhnè nous a montré déjà que Kasos est le nom phénicien de l'île de l'Écume. Dans les langues chananéennes, la racine thous signifie monter dans les airs, planer, voler. De cette racine thous, un nom dérivé thaouas a donné Thasos, Θάσος, aux Hellènes comme Arouad leur a donné Arados, Άραδος, le jour où ils cessèrent d'écrire le digamma qui transcrivait exactement le wav des Sémites. Thasos est l'original sémitique dont Aeria fut la traduction grecque ; les deux termes de ce doublet ont au fond le même sens : Thasos, disent les Instructions, est montagneuse, particulièrement sur son côté Est (c'est par là que les Phéniciens l'abordèrent), où le mont Ipsario, son point culminant, s'élève à 1.044 mètres d'altitude[39]. Ce mont Hypsarion (pour rétablir la véritable orthographe grecque) est la Très Haute Montagne qui pointe dans les airs : c'est lui qui valut à l'île son nom sémitique Thasos. Les trois noms Thasos, Aeria et Hypsarion ne sont, dans les langues des marines successives, que la traduction identique en réalité de la même vue de côtes aériennes :

Les points les plus élevés de Thasos, dit G. Perrot[40], sont le Saint-Élie (950 m.) et l'Ipsario (1050 m.). Rien n'est beau comme leur cime aiguë et dénudée, dominant de vastes forêts.... Le micaschiste et le gneiss apparaissent, par larges bancs, au milieu du marbre et des calcaires compacts. C'est ce qui donne à ces sommets, sans cesse lavés et polis par les pluies, un éclat extraordinaire. Quand le soleil les frappe, les paillettes du mica et les gros cristaux du marbre blanc rivalisent de splendeur et d'éclairs ; de là, chez le versificateur Aviénus, ce trait d'une exactitude pittoresque, qui rend bien l'effet de Thasos aperçue de la mer, quand on vient de doubler la pointe de l'Athos :

.......... juxta Vulcania Lemnos

erigitur, Cererique Thasos dilecta profundo

proserit albenti se vertire[41] ....

A priori, nous aurions pu prévoir les souvenirs phéniciens en ces parages. Toujours les mines d'or de Thasos et de Thrace, les vignes d'Ismare et le vin de Maronée attirèrent le commerce et l'industrie des marins. Mais, avant même la fondation de comptoirs pacifiques et d'entreprises industrielles ou agricoles, ce détroit de Thasos et cette plage de Thrace étaient des croisières tout indiquées pour les corsaires. C'était même la meilleure croisière de tout l'Archipel. Car nulle part ailleurs, dans toute la mer Égée, les corsaires ne pouvaient, comme ici, trouver tout à la fois le détroit où l'on arrête les vaisseaux et la plaine basse où l'on razzie les champs et les villages. Faites le tour de l'Archipel. Vous trouverez bien des détroits et des bouches, soit au long des côtes européennes ou asiatiques, soit au milieu des îles, soit entre les Îles et les continents. Mais vous chercherez en vain de grandes plaines ouvertes, basses, pareilles à celle que nous venons de décrire, et poussant jusqu'à la mer libre leur front de plages et de verdure.

Tous les fleuves de l'Asie Mineure, en effet, débouchent au fond de golfes fermés, que de hautes montagnes enclosent ou dominent, et dont elles font de véritables cul-de-sac. Aujourd'hui l'un de ces fleuves asiatiques, le Méandre, a prolongé son delta jusqu'à la mer libre. Mais dans la première antiquité le Méandre, comme le Caystre ou l'Hermos, se jetait tout au fond d'un golfe étroit. La côte asiatique n'offrait alors aux corsaires phéniciens que des plaines intérieures, dominées au loin par des presqu'îles avançantes. Juchées sur les sommets de ces presqu'îles, les vigies signalaient l'approche du moindre navire, et les promontoires, recourbés et imbriqués, semblaient disposés par la nature comme des souricières dangereuses aux pillards.

Sur les autres rivages de l'Archipel, au long des côtes européennes, quelques rivières se jettent en des golfes plus évasés. En deux de ces golfes, les plages de Laconie et d'Argolide présentent un front assez étendu pour que les razzias et les enlèvements profitables s'y puissent faire en sécurité : le delta de l'Eurotas vit l'enlèvement d'Hélène par le Troyen Pâris ; les Phéniciens, dit Hérodote, enlevèrent Io sur la plage d'Argos. Mais, sur ces côtes européennes, deux fleuves seulement viennent jusqu'à la mer libre former un grand delta. Ces deux fleuves descendus du haut pays thrace ou macédonien aboutissent, à droite et à gauche de la péninsule chalcidique, sur notre côte voisine de Thasos : c'est l'Axios et le Nestos des Anciens, le Vardar et le Kara-Sou des Turcs. Encore le delta du Vardar est-il, comme les deltas asiatiques, enfoncé dans un golfe que dominent les guettes de l'Olympe et que ferment les presqu'îles lointaines dé la Chalcidique. Le seul delta du Nestos offre vraiment aux corsaires une belle carrière dégagée, commode et profitable. C'est à ce delta que viennent les Achéens d'Ulysse. Les Phéniciens, avant eux, y sont venus. Les corsaires francs, au temps de Michelot, y reparaissent.

Dans toute la Méditerranée levantine, un seul endroit peut rivaliser avec celui-ci. Un seul autre delta, en effet, mais bien plus grand et bien plus riche encore, put, au cours des siècles, attirer les mêmes pillards : le delta d'Égypte. Achevez le périple des mers levantines. Côtes asiatiques et côtes libyques de l'extrême Méditerranée se ressemblent : les corsaires y chercheraient en vain une plaine bordière, à portée de la mer libre. Ce ne sont partout que côtes droites, falaises, montagnes ou golfes fermés. Il est vrai qu'à l'angle du Taurus et des monts syriens, la Cilicie des Plaines pousse vers la haute mer son front de sables et de marais. Mais ses lagunes trop nombreuses et ses vases trop molles en rendent aujourd'hui encore la culture et l'habitation presque impossibles. Toutes les côtes voisines de Syrie ou d'Anatolie sont pour le corsaire de fort mauvais terrains. Sur toutes les pointes, se dressent les tours à signaux dont parlent les voyageurs : Il y a cinq ou six petites tours distribuées le long de la mer en tirant vers le cap de Beirout. Il y a sur ce cap une garde dans une tour, où le sentinelle donne avis par des signaux dès qu'il voit un corsaire ou que quelque bâtiment s'approche de la côte[42]. Ici, les corsaires ne règnent pas en maîtres. Ils rencontrent à qui parler. Faute de mieux, ils négocient et font des affaires :

Les corsaires viennent mouiller assez souvent dans la rade de Caïfa. Alors tous les habitants prennent les armes, bordent le rivage et empêchent les descentes. Lorsque les corsaires ont fait quelque prise qu'ils ne veulent pas conduire plus loin, ils tâchent de la vendre à Cada. Ils exposent alors un pavillon blanc et, si le Soubachi est d'humeur de traiter avec eux, il en expose un de même couleur sur la muraille. C'est une assurance réciproque et alors on s'approche. Sans permettre aux corsaires de mettre à terre et sans aller dans leurs bords, on traite à bord des canots et chacun reçoit sa marchandise, et puis on ploye les pavillons et on devient aussi ennemis qu'avant le traité[43].

Mais au Sud de ces côtes syriennes, hérissées de tours et de défenseurs, on entre enfin dans le paradis des corsaires, dans le delta d'Égypte qui offre toutes les garanties de succès et de profit. Qui dit croisières de pirates dans les eaux levantines, dit aussi fréquentation et connaissance du delta égyptien. La course, à travers tous les siècles, a toujours eu pour premier effet de mettre les corsaires en intime contact avec les maîtres successifs de l'Égypte. A priori donc nous pourrions dire, — même si les textes hiéroglyphiques et odysséens n'étaient pas là pour nous renseigner, — que les corsaires achéens ont connu l'Égypte, qu'ils en ont pillé les plages, qu'ils ont fréquenté les villes du Delta ou les marchés du fleuve. Mais l'Odyssée et 'les monuments pharaoniques nous fournissent là-dessus d'amples renseignements, et ces textes contemporains nous montrent que les croisières de nos pirates francs au XVIIe siècle ne furent, ici encore, que le renouveau des vieilles croisières achéennes : en ce point, comme en tous es autres, les récits de Robert, de Thévenot et de P. Lucas ne sont que la répétition prosaïque des récits odysséens.

Les corsaires francs, durant le printemps et l'automne, opéraient dans les îles de l'Archipel, sur les côtes d'Asie Mineure et de Grèce. Mais l'été, dit Robert, ils s'en vont sur les côtes de l'Égypte ; les bouches du Nil sont comme leur rendez-vous ; le Delta est leur paradis : Tout ce triangle d'Égypte, qu'on appelle le Delta, n'est qu'une vaste plaine grasse et fertile au delà de l'imagination. Ce païs est extrêmement peuplé et produit presque sans culture toutes sortes de fruits, de graines et de légumes.... On navigue sur le fleuve fort à son aise pendant quatre jours. Nous avions le plaisir de voir un très beau païs, uni, cultivé, et si rempli de villages qu'il semble qu'ils se touchent et ne fassent qu'une ville de plusieurs lieues de longueur de chaque côté de la rivière. Tout ce païs fourmille de monde[44]. Cette population rurale a toujours vécu sans armes, en proie aux pirates de la mer ou du désert :

Si on allait de Rosset à Damiette en traversant le Delta par sa base, ajoute d'Arvieux, on n'aurait qu'environ trente lieues à faire. Mais ce chemin est trop dangereux pour s'y exposer. Les Turcs même n'osent le faire, à cause de la quantité de voleurs Arabes dont le Delta est rempli.... Damiette est la ville de tout l'Empire ottoman où les Francs sont plus universellement haïs et le plus mortellement. Cette haine n'est pas sans fondement. Ils sont tous les jours pillés par les corsaires chrétiens. Les côtes en sont continuellement infectées. Ce sont pour la plupart des corsaires maltais ou livournois, qui courent indifféremment sur les Chrétiens du pays et sur les Turcs, et quand les prises sont à Malte ou à Livourne et que les propriétaires les réclament, quelques preuves qu'ils aient que les bâtiments et les marchandises leur appartiennent, ils n'en peuvent rien retirer. Cela indispose tout le monde contre les Francs et c'est souvent la cause des mauvais traitements et des avanies qu'on leur fait[45].

A travers trente ou quarante siècles, l'histoire de ce Delta recommence toujours la même. Chaque fois que l'Égypte n'est pas souveraine des côtes levantines et des Îles de la Très Verte (comme disent les inscriptions hiéroglyphiques), ou chaque fois qu'inversement les Peuples de la mer, Grecs, Romains, Arabes, Anglais, etc., ne détiennent pas la garde et protection de l'Égypte, le Delta vit dans la terreur des corsaires. Les inscriptions de Minephtah, pour l'Égypte pharaonique, et les récits des voyageurs francs, pour l'Égypte turque, nous font admirablement connaître cet état de choses avec les postes fortifiés, les citadelles fermées, les rondes de police, les sentinelles hurlant dans la nuit : Halte-là ! toi qui viens sous un faux nom ! au large !, et les racontars de chaque matin : Cette nuit, on a volé tel et tel, et les maraudeurs franchissant la rivière, et les gens de la plaine pleurant leurs bestiaux enlevés. C'est Minephtah qui parle ainsi dans une inscription de Karnak[46], et tel détail de cette description nous serait amplement commenté par d'Arvieux, Thévenot ou les autres voyageurs francs. D'Arvieux a connu les maraudeurs du Delta :

Ce sont les plus adroits voleurs du monde. Ils donneraient des leçons aux Espagnols. Ils viennent ordinairement tout nuds, bien frottés d'huile et de graisse, afin qu'on ne puisse pas les prendre. Quand ils se voient poursuivis, ils sautent dans le Nil et le passent à la nage, aimant mieux s'exposer à être dévorés par les crocodiles que de tomber entre les mains des Turcs qui ne leur font aucun quartier, les empalent et les écorchent tout vifs[47].

Thévenot nous a décrit plus haut les châteaux garnis de mousquets et les sentinelles criant : A larga, au large ! il continue :

Le jeudi trentiesme May, nous nous trouvasmes devant l'embouchure du Nil et la galiotte des Corsaires y alla faire eau malgré le canon de la forteresse. Nos vaisseaux en voulurent faire autant et firent bannière blanche tant pour voir si on nous voudroit recevoir en terre que pour voir si on rachèterait quelques-uns des esclaves que nous avions pris. Nous attendions avec grande impatience qu'on mit la bannière blanche au Chasteau et nous nous préparions à aller en Damiette en toute seureté, quand pour notre malheur la sentinelle, qui estoit au haut de l'arbre — (en haut du mât : les vieux monuments égyptiens, qui représentent les barques des Peuples de la mer, nous montrent toujours la sentinelle ainsi juchée), — découvrit quatre voiles. Aussitôt ils changèrent en bannière rouge leur bannière blanche. Je voulus leur représenter que c'estoit mal agy de courir sur des voiles, qui s'estoient peut-estre approchées à cause de notre bannière blanche. Mais ils me répondirent que puisque le Chasteau n'avoit point fait bannière blanche, ils n'estoient obligez à rien, de sorte qu'ils donnèrent la chasse à ces quatre voiles et le Chasteau tira plusieurs coups sur nous, mais sans aucun effet.... Il s'en sauva trois et la quatrième investit la terre et tous les gens qui estoient dedans se sauvèrent en terre[48]....

 

Nous ouvrons l'Odyssée. Deux passages du poème nous parlent de l'Égypte en assez grand détail. Dans la Télémakheia, c'est Ménélas qui raconte à ses hôtes le séjour qu'il dut faire en ce pays merveilleux. Le poète énumère les cadeaux admirables que Ménélas en rapporta. Nous allons voir la surprenante rencontre qu'il fit, en l'île déserte de Pharos, du Vieillard de la Mer, pasteur de phoques et diseur de bonne aventure. Dans l'Odysseia[49], c'est Ulysse, arrivé chez Eumée, qui invente l'un de ces contes dont la broderie est de sa fabrication, mais dont la trame n'est qu'un morceau de la vie quotidienne. Il est, dit-il, Crétois. Il n'a jamais rêvé que course et guerre. Il a débuté par huit ou neuf coursières autour de son ile. Puis il est ailé sous les murs de Troie, à la Croisade. Puis, revenu en Crète, il a réuni et armé une flottille de course contre le Delta :

Nous quittâmes la Crète et, poussés par une bonne brise fraiche de Bora, nous voguions comme sur un courant d'eau. Pas la moindre avarie dans les vaisseaux ! Pas le moindre accident ni la moindre maladie parmi les équipages ! A bord, nous étions tous assis, laissant faire le vent et les pilotes. Le cinquième jour, nous arrivons dans les eaux courantes de l'Aigyptos et nous amarrons nos vaisseaux dans le fleuve même. Alors je conseillai à mes hommes de rester là, près des vaisseaux, et de garder notre flottille, mais d'envoyer quelques guetteurs sur les buttes voisines. Mais, préférant la violence et n'écoutant que leurs passions, ils se jettent sur cette belle campagne d'Égypte, la ravagent, enlèvent femmes et enfants, et tuent les hommes. La nouvelle en vient à la ville. A grands cris, dès l'aube, l'armée accourt. La plaine se remplit de cavaliers, de fantassins et des éclairs du bronze. Zeus tonnant met la fuite et la lâcheté au cœur de mes gens. Pas un ne résiste. Le désastre nous submerge. Un grand nombre de nos gens est tué.... D'autres, pris vivants, sont emmenés pour devenir esclaves et hommes de peine. Quant à moi, Zeus me donna l'idée de rejeter le casque solide de ma tête, le bouclier de mes épaules, et la lance de ma main.... Puis j'allai à la rencontre des chevaux du roi. J'embrassai ses genoux. Il eut pitié et me donna la vie. Il me prit sur son char et me ramena tout en larmes à sa demeure. La foule nous courait après avec ses lances menaçantes ; elle voulait me massacrer, car ils débordaient de colère. Mais le roi me protégea pour ne pas manquer aux devoirs envers Zeus hospitalier.... Sept ans je restai en Égypte, et j'y amassai de grandes richesses : tout le monde me faisait des cadeaux. Mais, la huitième année, un filou de Phénicien me décida à l'accompagner en Phénicie.

Prenez vers par vers ce récit odysséen. Il faudrait en expliquer, en commenter longuement tous les mots pour bien mesurer la minutieuse exactitude de cette description : Άσκηθέες καί άνουσοι, pas d'accident et pas de maladie, dit le poète, et les voyageurs francs fournissent aussitôt le commentaire. Sur les bateaux des corsaires, les maladies infectieuses font rage, parmi les passagers et les équipages, mal nourris et malpropres, ou parmi les captifs et les esclaves entassés à bord. Tout ce monde est mal couvert. On manque d'eau pour la boisson et pour la moindre toilette.. La variole est à l'état endémique : C'estoit une grande pitié de voir sur ce vaisseau tant de pauvres femmes avec leurs enfants a la mamelle n'avoir tous les jours qu'un peu de biscuit moisi. Mais entre autres il y avoit une femme avec son mari, son frère, ses sept enfants et un dans le ventre. Tout cela causoit un grand embarras et bien de la saleté sur ce vaisseau et mesme il y avoit un petit enfant qui avoit la petite vérolle, ce qui me fit appréhender de la gagner[50]. La peste vient s'ajouter. Elle règne dans les ports et sur les vaisseaux. Elle ne cesse jamais, si parfois elle diminue. Les voyageurs d'alors en parlent comme nous parlons aujourd'hui de la fièvre. A Constantinople, à Smyrne, à Damiette, dans tous les ports levantins, la peste est installée, en permanence : La peste fait d'étranges ravages dans ce pays. Les Francs y sont exposés comme les autres. Mais ils prennent des précautions qui éloignent le danger, au lieu que les Turcs, avec leur prédestination mal entendue, s'y précipitent à corps perdu. Les Francs se renferment dans leurs maisons après y avoir fait des provisions pour trois ou quatre mois, ou bien ils se retirent à la campagne où l'air est moins sujet à se corrompre que dans les villes. Là, ils n'ont de communication avec personne qu'à portée de la voix. Ils tuent sans miséricorde tous les chiens et chats qui veulent entrer dans leur enceinte.

Les vaisseaux francs prennent aussi quelques précautions. Mais la peste finit toujours par pénétrer à bord, et quelquefois au moment le plus imprévu. On quitte Marseille en pleine santé, comme notre corsaire odysséen quitte la Crète. La traversée s'annonce belle. L'état sanitaire est excellent. Mais le vaisseau avait rapporté de ses précédents voyages quelques germes d'infection : A peine étions-nous en pleine mer que la peste, dont le vaisseau etoit infecté, commence à se manifester. Le contremaître, vieil homme fort expérimenté en ces sortes de maladies, nous annonce cette belle nouvelle.... Nous jetons vingt-deux hommes à la mer dans l'espace de quinze jours[51]. Sous les murs de Troie, les Achéens connurent de pareilles hécatombes : la peste, envoyée par Apollon, atteignit d'abord les mulets et les chiens rapides, puis les hommes eux-mêmes et, sans arrêt, les bûchers consumaient les morts[52].

Notre corsaire crétois n'a rien eu de pareil. En ses quatre jours de traversée, les vaisseaux n'ont pas eu, non plus, d'avarie. L'Odyssée compte quatre ou cinq jours de marche entre la Crète et le Delta. Il ne faut pas oublier que, dans ce récit, nous retrouvons le double système de numération par cinq et par sept que nous avons signalé déjà en d'autres épisodes odysséens. Avant de s'embarquer, les Crétois font une semaine de festins et partent le septième jour[53]. Plus tard notre héros va rester sept ans en Égypte. Ici, il compte à la grecque quatre ou cinq jours de traversée, comme il restera neuf jours en mer après son naufrage, avant d'arriver le dixième jour à la terre des Thesprotes. Pourtant, quatre ou cinq jours, c'est à peu près l'intervalle ordinaire que nos voyageurs Francs comptent aussi entre les dernières îles grecques, Rhodes ou Candie, et les bouches du Nil. Thévenot a mis quatre jours pour passer de l'Archipel en Égypte. Il est parti de Rhodes :

Le lundi, le vent se fit maestral ou nord-ouest, mais par ce que le temps estoit encore bien chargé, notre capitaine ne voulut pas partir ce jour-là. Le mardi, le temps s'estant un peu esclaircy et le maestral continuant, nous sortismes de Rhodes après midi, ne faisant voile que du trinquet pour ne pas quitter l'isle devant la nuit, de peur des corsaires. Au soleil couchant, nous fismes voiles de la maestre. Nous entrasmes au golfe de Satalie, où nous eusmes un peu de mer, durant deux ou trois heures, parce que le courant dudit golfe se rencontre là avec ceux du golfe de Venise et autres lieux du Ponant[54]....

Notre corsaire crétois navigue pareillement avec une bonne brise fraîche de la partie Nord et comme sur un courant.

Les courants dans l'Archipel, disent les Instructions nautiques, sont irréguliers en force et en direction. En général, ils portent au Sud ; mais ils sont grandement influencés par les vents.... On ne peut donner une loi exacte de leur marche, surtout pour la partie Sud et pour les canaux qui bordent l'île de Candie. Le courant porte presque continuellement dans la direction du Sud[55].

Après cela, reprend Thévenot, sur la minuit le vent se changea en un maestral tramontane si frais, que nous estimions le chemin que nous faisions à dix milles par heure, quoi que nous ne fissions voile que de la maestre pour ne pas abandonner un galion avec lequel nous estions de conserve. Ce vent dura tout le mercredi. Le soir il s'appaisa un peu, puis se changea en gregal ou nord-est, mais si faible, que nous n'avancasmes presque rien toute la nuit et tout le jour suivant, qui estoit jeudi.... Sur le soir dudit jeudy, le vent se renforça un peu et sur la minuit il se renforça de telle sorte que le vendredi à la pointe du jour nous descouvrismes la terre d'Égypte. Le vent s'estant changé en ponent maestral ou ouest-nord-ouest, nous tournasmes la proue vers Boukeri. Mais le vent nous jetta si bas que peu après nous nous trouvasmes sous Alexandrie.

Que l'on note bien cette dernière phrase de Thévenot ; elle va grandement servir à nous expliquer un passage controversé du poème odysséen. Thévenot allait en Égypte, c'est-à-dire aux bouches du Nil, car l'Égypte c'est le Nil, et l'Égypte côtière s'arrête, pour les marins, à la plus orientale et à la plus occidentale des bouches du fleuve. Le vent du Nord a jeté Thévenot trop bas, en dehors de l'Égypte, jusque vers Alexandrie, car Alexandrie, pour les navigateurs, n'est pas en Égypte, parce qu'elle est en dehors du fleuve : Alexandrie est en Afrique ou en Libye. Dans ces parages du Delta, les vents de la partie Nord sont les plus fréquents. Ils prêtent une aide puissante aux navigateurs venus des îles et voguant vers le fleuve. Mais ils peuvent être inversement d'une terrible gène pour le voyage de retour. Ménélas, revenant d'Égypte, c'est-à-dire sortant du fleuve pour gagner la mer de Crète, est chassé par les vents du Nord-Est vers la côte sud-occidentale, en dehors du Delta et des eaux égyptiennes, jusqu'en face du site où plus tard s'élèvera Alexandrie : En cet endroit il est une île perdue dans la mer sauvage, que l'on nomme Pharos ; un jour de navigation la sépare du fleuve Aigyptos[56].

Cette île de Pharos existe en effet au-devant de la terre africaine : elle forme actuellement les deux mouillages d'Alexandrie. Mais les géographes de cabinet ont mesuré sur leurs cartes la distance entre le bord du continent et la rive insulaire. Ils ont vu qu'un isthme de sable, long de mille ou douze cents mères, a, depuis l'antiquité, transformé cette île en une presqu'île. Avant cette transformation, ont-ils dit, l'île n'était séparée du continent que par un détroit de mille à douze cents mètres. Et ils se sont étonnés de la distance fournie par le poète homérique, — un jour de navigation ! Aussitôt les archéologues se sont écriés que cette île odysséenne était du domaine de la fable, comme l'île Syria ou comme Ille de Kalypso. D'autres ont conclu que, depuis ces temps reculés jusqu'à nos jours, le Nil avait par ses alluvions grandement avancé la rive continentale dans la direction de Pharos.... Il faut ici encore lire le texte à la façon des Plus Homériques : en expliquant les mots, tous les mots du poète, on s'aperçoit bientôt que cette île n'est pas plus mythique que les autres, et que la côte en cet endroit n'a pas beaucoup changé. Le changement d'ailleurs ne pourrait pas avoir été très grand. L'île de Pharos, en effet, n'est pas située en face des alluvions du Nil, dans le Delta, mais en face du continent rocheux, au-devant d'un chaînon calcaire qui se détache de la côte libyenne et qui vient pointer dans la mer la longue langue d'Aboukir. Cette langue rocheuse, qui n'a jamais pu changer de place, est comme un écran entre les alluvions du fleuve et les parages de Pharos. Avant même la formation du Delta, ce promontoire rocheux existait auprès de l'île, et il n'en était séparé, comme aujourd'hui, que par quelque mille mètres. Le Delta, qui se forma sous l'abri de cette langue de rochers, ne s'étendit que jusqu'à cet abri. Là le grand courant côtier, qui va d'Afrique en Asie, s'emparait des boues du Nil ; il en façonna le cordon recourbé dont l'autre extrémité s'en va aboutir au massif du Casios, sur la côte de Syrie ; depuis lors, l'Égypte ne s'est plus accrue vers le Nord, et la côte est demeurée sensiblement ce qu'elle était il y a des milliers d'années[57].

Pour nous et pour nos marines actuelles, cet îlot de Pharos et le port d'Alexandrie, qu'il forme, font partie intégrante de la terre égyptienne : c'est par là qu'aujourd'hui nous abordons cette terre égyptienne, et nous croyons que depuis vingt-deux siècles c'est ici le grand emporion égyptien. Mais pour les anciens Hellènes, Pharos est en Libye : La Libye commence, dit le vieux périple de Skylax, à la bouche Canopique, avec le peuple des Adurmachides, et jusqu'à Pharos, île déserte nais pourvue de mouillages et d'aiguades, il y a cent cinquante stades. Thucydide nous montre Inaros le Libyen, roi des Libyens voisins de l'Égypte, s'embarquant à Mareia, ville côtière en face de Pharos. De même, les navigateurs francs du XVIIe siècle savent, et Thévenot nous disait tout à l'heure, qu'une fois à Alexandrie, on n'est pas encore en Égypte. Le Nil étant la seule porte des marins vers les villes de l'intérieur, — et les choses durent ainsi jusqu'à la construction des chemins de fer, — il faut, pour aller d'Alexandrie en Égypte, gagner les bouches du fleuve. C'est la manœuvre que nous décrit le Nostos de Ménélas ; de l'île de Pharos, le héros achéen retourne ancrer ses bateaux dans les eaux du fleuve[58].

Or, de l'île Pharos aux bouches du fleuve, c'est bien, comme nous dit le poète, un jour de navigation qu'il faut compter, quand encore on a la chance d'un bon vent. Car reprenez les récits des voyageurs francs. Alexandrie pour les Francs n'est qu'une relâche sans grande importance : la véritable place de commerce est Rosette, qui est assurément la plus belle ville de l'Égypte après le Caire. Rosette est dans le fleuve, à quelque distance de la côte. Elle est abritée, par cette distance même, contre les incursions des corsaires. D'Alexandrie, il faut donc aller à Rosette. Chaque fois qu'on peut, on fait la route par mer. Mais les vents du Nord-Ouest ou du Nord-Est, qui prédominent ici, sont contraires à cette navigation, et la côte est dangereuse. Les Instructions disent que durant l'été le vent souffle ordinairement du Nord-Ouest. La navigation d'Alexandrie vers Rosette demanderait du Sud-Ouest. On prend donc la route de terre : Je fis charger nos bagages sur des chameaux, ajoute d'Arvieux[59], monté sur des mulets avec mon janissaire et mon valet, je partis d'Alexandrie. Nous passâmes au Bouquier (Aboukir). Nous arrivâmes le soir à la Maadie, qui signifie passage. L'on passe cette embouchure [d'un grand lac dans la mer], et l'on trouve un caravansérail où l'on se loge et où l'on décharge ses marchandises. Je passai la nuit sur mes matelas. Le lendemain nous pliâmes bagage au point du jour. Nous arrivâmes a Rosset sur les trois heures de l'après-midi. On compte cinq lieues d'Alexandrie à la Maadie, et quinze lieues de la Maadie à Rosset. » Pour les caravanes, ces vingt lieues font une très longue journée de route, que, d'ordinaire, il faut couper en deux étapes. Par mer, si l'on a la chance d'une brise arrière, le trajet n'est qu'un peu moins long : Le 25 d'aoust, raconte P. Lucas, nous partîmes d'Alexandrie dès le matin par la commodité d'une germe. C'est un petit bateau plat et découvert avec une grande voile latine. Il fait beaucoup de chemin quand il a le vent en poupe, aussi ne part-il jamais qu'il ne l'ait favorable. Nous passâmes devant les Beckiers (Aboukir), et nous traversâmes fort heureusement les boucas, qui sont les entrées du Nil. Il était cinq heures du soir lorsque nous arrivâmes à Rosset[60].  Aux temps historiques, les Hellènes eurent leur Rosette, leur marché du Delta, sur cette même bouche du fleuve, mais un peu plus haut, à Naukratis : entre Pharos et Naukratis, Aristote remarquait déjà qu'il y avait exactement la journée de navigation, dont l'Odyssée parle entre Pharos et le port du fleuve[61]. Le poète odysséen a donc une connaissance très exacte de ces parages. Ici encore, ses descriptions ne paraissent mythiques qu'aux lecteurs inattentifs ou mal informés.

Mais, grâce au vent favorable, notre corsaire crétois, pour atteindre l'Égypte, n'a pas eu tant de manœuvres à faire. Il n'a pas rencontré les changements de vent, les maestral-tramontane, maestral-ponent, maestral-gregal, etc., de Thévenot. Il a eu pendant toute la traversée un grégal pur, plein arrière. En quatre jours et quatre nuits, il est allé droit au fleuve : de Crète en Égypte, dit Strabon, il y a quatre jours et quatre nuits ; quelques-uns pourtant n'en comptent que trois[62]. Rien n'est plus variable que l'évaluation et la durée de traversées en haute mer. De la Crète au Delta, il faut compter en droite ligne 600 kilomètres, ce qui ferait pour nos barques crétoises un train de cinq ou six kilomètres à l'heure, chiffre très acceptable, ainsi que nous en avons fait le calcul précédemment. Nos corsaires atterrissent. La rive est déserte. L'habitation est écartée de la mer : la ville est dans le fleuve. Ils entrent dans le Nil. Ils amarrent leur flottille dans le fleuve même, mais à l'écart des lieux habités, en pleine campagne. La ville pourtant n'est pas loin. Mais on ne la voit pas : elle est cachée par le fourré de joncs et d'arbustes. Dans cet immense marais du Delta, la vue est arrêtée à quelques pas ; les hautes plantes d'eau, les buttes de sables ou de vases encaissent le fleuve et bordent ses chenaux. Aussi le capitaine crétois voudrait prendre quelques précautions, poster des guetteurs sur les dunes qui dominent la plaine, surveiller le fleuve pour voir si l'on peut en toute sécurité se livrer au pillage.

Mais les équipages ne veulent pas attendre. Ils sont assis et inactifs depuis quatre jours. Ils ont eu le temps de digérer les festins de moutons et de bœufs gras, que le capitaine leur avait servis avant leur départ de Crète. Quatre jours de bouillie ou de pain sec ont aiguisé leur appétit. Et voici les grasses campagnes du Delta :

Rosette, dit d'Arvieux, est dans une situation charmante. Elle est toute environnée de jardins remplis de palmiers et de toutes sortes d'arbres fruitiers. Elle a des vignes excellentes. Le riz, les légumes, les fruits de toute espèce y sont en abondance et à très bon marché. La viande n'est pas plus chère. Le bœuf et le mouton y sont excellents. Les poules et les poulets y sont presque pour rien. Il y a des oies et des canards sans nombre et des pigeons plus qu'on ne peut s'imaginer.... On trouve des lièvres, des gazelles et des oiseaux de rivière de toutes les espèces et en quantité. Les raves et les oignons y sont très gros et si doux qu'il n'y a point de pays, qui en portent, qui en approchent. Il est aisé de s'apercevoir qu'on est véritablement en Égypte. Il y avait chez le vice-consul de France des Espagnols qui en mangeoient tous les jours à ventre déboutonné et ne pouvoient s'en rassasier[63].

Comment un estomac de corsaire pourrait-il résister à une pareille tentation ? Nos Crétois ont encore d'autres raisons de se hâter : il ne faut pas laisser l'alarme se répandre ; les femmes et les enfants, avec les troupeaux, au premier indice, vont s'enfuir à l'intérieur du pays ou se barricader dans les maisons. Ce sont les femmes et les enfants qui font la richesse d'une prise. Les hommes, malgré leur couardise, se défendent toujours un peu : il faut les tuer. L'homme adulte n'a d'ailleurs pas grande valeur aux yeux des pirates. Il ne fait jamais qu'un esclave médiocre, insoumis, paresseux, sans agrément. Au contraire la femme et l'enfant, pour mille raisons, sont très recherchés. Ils font prime sur le marché. Partout, on trouve à s'en défaire contre un bon prix : Si vous me tirez d'ici, dit la Phénicienne de Syria aux corsaires de son pays, je vous apporterai tout l'or que je pourrai voler chez mon maitre et j'y joindrai un autre prix de mon passage. Je suis la bonne d'un petit garçon qui commence à courir les rues. Je tâcherai de vous l'amener à bord, et vous en tirerez un bon prix, partout où vous passerez ensuite[64].

A bord des vaisseaux, la femme et e petit garçon, en outre du profit, servent à des plaisirs que nos corsaires homériques, comme le capitaine de P. Lucas, savent apprécier : nos gens sont des Crétois ; leurs descendants ont gardé là-dessus, à travers toute l'antiquité, une renommée fâcheuse. Enfin, il ne faut pas oublier une dernière considération fort importante : la femme, même la plus pauvre, est toujours parée, chargée d'or et de bijoux. Les corsaires francs ou turcs rêvent de l'aubaine que serait un enlèvement de femmes en toilette de fête ou de pèlerinage. Écoutez Thévenot :

Les femmes de Chio sont très belles et de taille advantageuse. Elles ont le visage blanc comme le plus beau jasmin ; mais elles ont le sein tout bruslé du soleil et tout noir. Je ne me pouvois tenir de les quereller quelquefois, de ce qu'elles ne le couvroient point avec quelque mouchoir ou quelque autre linge, car après cela il ne se pourroit rien voir de plus beau.... Mais, si elles sont jolies, elles sont remplies de vanité, qui est un vice qui accompagne toujours ce sexe. Elles veulent être vestues des plus belles étoffes qu'elles puissent avoir, et toutefois ce n'est rien à présent aux prix de ce que c'estoit autrefois. Il n'y avoit si chétive, jusqu'à la femme d'un savetier, qui ne voulût avoir de beaux souliers de velours, qui coustoient cinq ou six écus, des colliers et bracelets d'or en quantité et leurs doigts pleins d'anneaux. Mais un jour elles payèrent bien toutes ces parures.

L'église de St-Jean est hors de la ville de Chio, à portée de mousquet sur la marine. Il y a, la veille de la Saint Jean, grande assemblée en cette église. Toute l'île s'y trouve et les femmes et filles taschent de se parer le mieux qu'elles peuvent. Ce jour estant venu, elles vuidèrent tous leurs coffres pour y chercher ce qu'elles avoient de plus beau et de plus précieux, et celles qui n'avoient point d'ornements en alloient emprunter chez leurs amies. Après qu'elles furent bien parées, elles s'en allèrent l'après-disner à Saint-Jean. Or il y a, près de la porte par où il faut sortir, une tour au haut de laquelle estoit le Capitaine-Hacha (l'amiral Turc), qui les regardoit passer, ce qui augmentoit fort leur fierté. Quand le service fut fini, elles revinrent toutes et s'arrêtèrent à danser devant la tour où estoit le Bacha, qui témoigna y prendre grand plaisir. Le lendemain, ce Bacha demanda à Messieurs de la ville cent mille piastres, dont il disoit avoir affaire pour l'arrivée du Grand Seigneur. Ils voulurent s'excuser, disant qu'ils n'en avoient point. Mais il leur ferma la bouche, en leur répliquant qu'ils en avoient bien trouvé pour charger d'or leurs femmes et leurs filles. [Il fallut] payer cinquante mille piastres. Après cela, tant les Grecs que les Latins, tous d'un commun accord firent défendre aux femmes par leurs Évesques, sous peine d'excommunication, de porter aucun joyau, ni or, ni argent. Mais ne pouvant se résoudre à se priver de ces bijoux, elles se moquèrent de l'excommunication, jusqu'à ce qu'on en fist venir une du Pape. Depuis ce temps là, elles n'ont plus porté[65].

L'Égyptienne, aux temps homériques, n'avait pas moins de coquetterie ni de bijoux que nos Chiotes : Les chaînes étaient pour elle, dit G. Maspero, ce que la bague était pour son mari, l'ornement [indispensable]. On connaît de ces chaînes en argent qui dépassent un mètre cinquante de long, d'autres au contraire qui mesurent à peine cinq ou six centimètres. Il y en a en or de tous les modules, à tresse double ou triple, à gros anneaux, à petits anneaux, celles-ci épaisses et lourdes, celles-là légères et aussi flexibles que le plus grêle jaseron de Venise. La moindre paysanne possédait la sienne comme les dames nobles ; mais il fallait qu'une femme se sentit bien pauvre pour que son écrin ne contint rien d'autre[66]. Quand le corsaire est signalé, quand le pays n'est pas absolument sûr, les femmes ne sortent plus ou elles ôtent leurs bijoux et les enfouissent en quelque cachette. Ramsès III a débarrassé le Delta des incursions des peuples de la mer ; il s'écrie dans ses inscriptions triomphales : Que la femme sorte maintenant à son gré, sa parure sur elle ! qu'elle se promène hardiment dans le lieu qui lui plaira ![67] C'est le cri d'Isaïe après la ruine de Tyr : Traverse ton pays, ô fille de Tarsis ! tu n'es plus séquestrée[68].

Voici un petit renseignement que l'honnête chevalier d'Arvieux, — capucin qui rédigea ses Mémoires, — donne aux corsaires de son temps :

[En dehors de Beirut], un cap porte une mosquée, qui renferme le sépulcre d'un saint mahométan, à qui toutes les femmes ont une dévotion extraordinaire ou pour avoir des enfants ou pour être délivrées heureusement quand elles sont en couches. La mosquée est desservie par un derviche fort et puissant qui pourroit bien suppléer au défaut du saint défunt et impuissant. Les femmes dévotes viennent, une fois l'année, à ce vénérable tombeau, parées de leurs plus beaux habits, de leurs pierreries, de leurs chaînes d'or, en un mot de tout ce qu'elles ont de plus précieux. Leurs dévotions continuent pour l'ordinaire trois jours.... Si un corsaire de Malte avait un calendrier des fêtes ou des dévotions des Turcs et qu'il scût un peu la carte du pays, il pourrait bien faire ses affaires. Car il n'auroit qu'à cacher une couple de chaloupes armées dans les enfoncements qui sont sous le cap, d'où, sortant la nuit, ils surprendroient cette troupe de dévotes[69].

C'est dans un semblable pèlerinage à Notre-Dame de Lampadouze que la petite amie maltaise de Paul Lucas fut prise par les corsaires d'Alger[70]. C'est hors de la ville, dans les champs, que fut prise par les corsaires taphiens la Sidonienne vendue au roi de Syria. Les gens de l'Odyssée connaissent deux façons de faire des esclaves : Tu étais tout enfant quand tu fus enlevé, dit Ulysse à Eumée. Mais ton père et ta mère habitaient-ils alors une ville aux larges rues qui fut prise et rasée ? ou bien des pirates, te trouvant seul auprès de tes moutons et de tes bœufs, t'emmenèrent-ils sur leurs vaisseaux ?[71] De ces deux façons, on comprend pourquoi les compagnons corsaires, quand ils peuvent, choisissent la seconde. Enlever une ville n'est pas toujours commode et c'est toujours périlleux. Nos Crétois, dans le Delta, ne vont donc pas à la ville. Ils se jettent dans les champs, tuent les hommes, enlèvent les enfants et les femmes. Mais ils n'ont pas pris garde que la ville était toute proche. La nouvelle y parvient aussitôt....

— Le gouverneur de Rosette, dit d'Arvieux[72], est un soubachi. Il a sous ses ordres une compagnie de janissaires qui gardent la ville pendant le jour et punissent sévèrement et sur-le-champ ceux qu'ils trouvent en faute. Une autre compagnie garde la ville pendant la nuit et fait des rondes continuelles pour empêcher les courses et pillages des Arabes de la campagne, qui sont toujours alertes pour enfoncer les portes des maisons et les piller.

— Le roi de la ville, dans le conte d'Ulysse, (le roi, traduisez plus exactement : le soubachi) accourt dès l'aurore avec sa compagnie de gens de pied et de chevaux[73]. Il massacre les pillards ou les réduit en esclavage. Ce passage du conte odysséen est conforme encore à tout ce que nous raconte, dans une inscription de Karnak, le roi Minephtah[74]. Voici d'abord le discours que le Pharaon a tenu à ses soubachis avant une pareille rencontre : Vous tremblez comme des oies. Vous ne savez pas ce qu'il est bon de faire. Personne ne répond l'ennemi et notre terre désolée est abandonnée aux incursions de toutes les nations.... Les ennemis dévastent nos ports. Ils pénètrent dans les champs de l'Égypte. Y a-t-il un bras de fleuve, ils y font halte et demeurent des jours et des mois.... Ils arrivent nombreux comme des reptiles, sans qu'on puisse les rebrousser en arrière, ces misérables qui aiment la mort et qui détestent la vie et dont le cœur voudrait consommer notre ruine.... Minephtah semble avoir connu les discours de nos pirates achéens : J'avais, dit notre Crétois, épousé une femme de riche famille à cause de mon courage. Car je n'ai jamais fui la bataille. Arès et Athèna m'ont donné l'audace et l'humeur batailleuse. Quand j'avais à enrôler une bonne bande pour une embuscade ou pour un coup de main, jamais mon cœur bouillant ne faisait cas de la mort ; mais, le tout premier, je courais lance en main sur l'ennemi. D'ailleurs, je n'avais aucun goût pour le travail, pour le train-train du ménage qui fait peut-être de beaux enfants. Parlez-moi de bons vaisseaux, de batailles, de javelots bien lisses, de flèches, de toutes les horreurs qui donnent le frisson aux autres hommes.

Dans la bouche d'un Hellène, ce n'est pas là une rodomontade. Au fond, tous les Hellènes sont d'avis que la mort en pleine jeunesse, en pleine activité et, surtout, en pleine gloire, est cent fois préférable à l'obscurité, aux maladies, aux infirmités et à l'interminable ennui d'une morne vieillesse. Si la mort est un mal, il en est de plus grands et, dans le calcul de bonheur que doit faire ici-bas tout homme raisonnable, l'Hellène sait que la mort est préférable à la décrépitude. Mais cette idée est hellénique et l'Égyptien, sujet de Minephtah, ne l'a jamais eue. Toujours préoccupé de la mort et du mystérieux au-delà, toujours occupé de sa tombe, de son cercueil et de son futur voyage vers les mystères du Couchant, l'Égyptien pense que tout est préférable aux angoisses de ce terrible départ. Toujours reculer l'échéance fatale ; s'ingénier contre les pièges du destin et les risques de la vie ; tâcher de parvenir jusqu'à cet âge de cent dix ans, que nul mortel, hélas ! né de mère mortelle, ne peut dépasser, mais que l'homme sage s'efforce d'atteindre[75] : tel est le rêve avoué, l'ambition de tout Égyptien sain d'esprit. Les contes des Pharaons vantent ce Didi, qui demeure à Didousnofroui. C'est un homme de cent dix ans qui mange encore ses cinq cents miches de pain, avec une cuisse de bœuf entière, et qui boit encore jusqu'à ce jour ses cent cruches de bière. Il est étendu sur un banc à la porte de sa maison : un esclave à la tète l'évente, un autre aux pieds le chatouille légèrement, et le fils de Pharaon vient le voir pour lui dire : Ta condition est celle de quiconque vit dans la belle vieillesse : vieillir, parvenir au port, être mis au maillot de bandelettes, puis en in retourner à la terre, étendu  au soleil comme tu l'es, sans infirmités du corps, sans affaiblissement de l'esprit et de la raison, ah ! c'est vraiment d'un bienheureux ![76] On comprend que Minephtah, à la rencontre des Achéens, n'ait eu que du mépris pour ces fous, pour ces misérables qui aiment la mort et détestent la vie.

Minephtah continue son discours : Les voilà qui arrivent avec leur chef. Ils passent leur temps sur la terre à combattre, pour rassasier leur panse chaque jour, et c'est pourquoi ils viennent au pays d'Égypte chercher leur subsistance. Leur intention est de s'y installer. La mienne est de les prendre comme des poissons sur leur ventre.... Leur chef est tout le portrait d'un chien (l'Odyssée dirait κυνώπης), un homme ignoble, un fou. Il ne se rassiéra pas en sa place[77].

Malgré ce beau mépris pour leur chef, Minephtah hésite à marcher en personne contre ces hèles fauves qui ne craignent ni les coups ni la mort. C'est que es bandes de Shardanes, de Toursha, de Sagalasha, de Lyciens et d'Achéens représentent le premier choix de tous les soldats et de tous les héros dans chaque pays. C'est exactement encore ce que nous dit le corsaire de l'Odyssée : Je savais toujours choisir des guerriers d'élite pour mes coups de main[78].

Il est pourtant difficile à Minephtah de s'abstenir. Son absence loin du champ de bataille pourrait être mal interprétée et démoraliser ses troupes. Le dieu Phtah ou ses prêtres se chargent de tout arranger. Le dieu apparaît au roi pour lui défendre de marcher en personne contre l'ennemi ; il lui ordonne de n'envoyer que ses archers et ses chariots : Les archers de Sa Majesté firent rage six heures durant parmi les Barbares que l'on passa au tranchant du glaive. Alors leur chef eut peur. Son cœur défaillit. Il se mit à courir de toute la vitesse de ses jambes pour sauver sa vie. Il échappe, mais son arc, ses flèches, son trésor, ses armures, sa femme et son butin tombent entre les mains de Pharaon. Nos corsaires crétois ont subi la même défaite : Toute la plaine se remplit de fantassins et de chevaux resplendissants de bronze ; les Égyptiens tuent un grand nombre de nos compagnons, à la pointe du bronze, ou les emmènent vivants pour les faire travailler de force.

C'est le sort des corsaires de tous les temps, quand ils tombent aux mains des indigènes. Thévenot, enlevé par un corsaire français, est retenu à bord de ce pirate où l'eau et les provisions manquent. Quand on arrive devant le Delta, le capitaine, sachant que Thévenot est Français et officier du roi, se trouve embarrassé de sa prise. Il déposerait volontiers son prisonnier sur la côte du Delta : Mais nous n'avions garde d'accepter ce parti, dit Thévenot, de crainte d'être pris pour corsaires et tout aussitôt brûlés tout vifs. J'avois trop récentes en ma mémoire les histoires que j'avois ouïes raconter d'autres Francs qui, s'estant sauvés des naufrages, avoient été dans ces peines, en estant quittes à bon marché d'estre esclaves[79]. La fureur populaire n'est que trop excusable. Le peuple de cette côte, si durement exploitée par les corsaires, trouverait quelque douceur à saigner tous ceux qui lui tombent sous la main. Le chevalier d'Arvieux est obligé de quitter Damiette en toute hâte :

Comme nous étions habillés à la françoise, il était aisé de nous connaître. Notre présence réveilla l'animosité des Grecs et des Turcs. Quelques-uns, qui avoient  été pris et pillés par les corsaires chrétiens, se mirent en tête que nous en estions nous-mêmes ou que nous leur servions d'espions. Sur ce préjugé, je remarquai, un jour que nous nous promenions dans la ville, que ces gens s'amassoient par pelotons et qu'ils parloient en nous regardant attentivement. Des Turcs et des Grecs, ne se défiant point que je les entendisse parce qu'ils voyoient un interprète avec moi et qu'ils parlaient turc, disoient qu'il falloit s'assurer de nous et nous piller pour se venger du mal que les corsaires francs leur avoient fait. Ils convinrent que le lendemain matin, au lever du soleil, ils exécuteroient leur dessein. Je rejoignis ma compagnie et nous ne délibérâmes pas beaucoup. J'allai trouver l'Aga, et je lui demandai un passeport qu'il m'accorda, pendant que mes deux compagnons allèrent promptement plier bagages.... Nous nous embarquâmes et nous finies tirer au large[80].

La foule voudrait de même massacrer nos corsaires crétois, car elle est fort irritée[81].

Mais l'aga ou le roi sauve le capitaine crétois qui s'est jeté a ses genoux. Il le prend dans son char. Il lui donne la vie et même la liberté. L'histoire de l'Égypte ancienne montre encore la vérité de ce détail. Les Pharaons cherchent à installer, sur leur domaine, des colonies de pirates et de soldats étrangers. C'est chez eux politique constante. Après chaque grande défaite des Libyens ou des Peuples de la mer, le Pharaon épargne les survivants, les embrigade et les distribue dans ses postes militaires le long de la vallée. Ces prisonniers deviennent les meilleurs soldats du roi. Casernés à Thèbes et dans les provinces, ils épousent des Égyptiennes et se mêlent à la population. Dès le premier Empire Thébain, sous la XIIe dynastie, on connaît de pareils arrivages de prisonniers égéens au Fayoum et dans les villages du Saïd[82]. Une fois installés, ces bandits devenaient d'honnêtes gens et même de grands personnages. Ils parvenaient aux honneurs et à la richesse. Sous la XXe dynastie, Thèbes est peuplée d'officiers et de fonctionnaires étrangers : la moitié des dignitaires est faite de Syriens ou de Berbères d'acclimatation récente. Certains de leurs noms parlent de leur origine : Pa-khari, Pa-lamnani, P-alasiai, Pi-nahsi, le Syrien, le Libanais, l'Alasien, le Nègre[83]. En outre, il y avait à Thèbes, à Memphis, dans toutes les grandes villes, des colonies de marchands phéniciens, amorrhéens, chananéens, etc., qui vivaient à leur guise, adoraient leurs dieux, propageaient parmi les indigènes leurs langues et leurs cultes. puis, au bout d'un long séjour, — notre corsaire crétois reste sept ans en Égypte, — rentraient chez eux avec une petite fortune et une grande renommée. Il semble que, chez nos Achéens, l'homme qui a vu l'Égypte tient à honneur de s'en faire un nom : il s'appelle l'Égyptien, Άίγύπτιος. A Ithaque, le héros Aigyptios est toujours écouté quand il se lève pour parler au peuple : il était vieux et tout voûté ; mais il savait mille choses qu'il avait apprises au cours de ses voyages[84].

Durant mon enfance, dans ma petite ville du Jura où tout le monde vivait du commerce avec l'étranger, j'ai connu des Girod de Portugal et des Lamy le Californien, auxquels leurs lointains voyages avaient valu pareils surnoms et pareille renommée. Dans l'Ithaque contemporaine, j'ai connu des Australiens qui se sont, jadis expatriés vers Sydney ou vers Melbourne et qui, fortune faite, revenus au pays, jouissent aujourd'hui de leurs rentes et de la considération publique. Les corsaires achéens rapportaient d'Égypte les bijoux, chaînes, pendants et pendeloques, enlevés aux femmes. Les marchands et colons enrichis rapportaient en or et en objets précieux la fortune acquise là-bas. Ces Égyptiens popularisèrent dans toute l'Hellade achéenne les grands noms et la richesse de Thèbes et de l'Égypte. Toute l'Hellade homérique connut la ville gigantesque et merveilleuse. Thèbes aux Cent Portes, où il y a dans les maisons tant de richesses[85]. C'est la ville de l'or et des métaux précieux, la ville dorée des talents d'or, des fuseaux d'or, des baignoires et des corbeilles d'argent. Il se trouve qu'aujourd'hui la Thèbes réelle des Pharaons, la capitale du Moyen Empire et de la Plus Grande Égypte, nous apparaît, d'après les textes historiques, toute semblable à la ville dorée du poète odysséen. Les inventaires dressés par G. Maspero ne font que nous expliquer les descriptions homériques. Depuis les siècles où la Grande Égypte avait débordé de toutes parts hors de la vallée du Nil, les tributs en or des rois et des peuples affluaient vers sa capitale :

La richesse était presque incalculable parmi les barons égyptiens, surtout chez ceux qui appartenaient aux familles sacerdotales. Les tributs et les dépouilles de l'Asie et de l'Afrique, une fois entrés dans la vallée du Nil, n'en ressortaient guère. Les chefs de troupes, les gens de l'entourage royal, le fisc du palais et celui des temples en absorbaient le principal. Mais des bribes en arrivaient jusqu'aux simples soldats et jusqu'à leurs parents de la campagne et des villes. Comme l'infiltration se continua durant quatre siècles et plus, on ne peut songer sans stupéfaction aux quantités d'or et de métaux qui durent pénétrer aux bords du Nil sous vingt formes diverses.... Le système des transactions se ressentit de cet afflux. On tailla des anneaux et des plaquettes d'un poids de tabonou déterminé par avance et on s'habitua à acheter moyennant ces tabonou en or, en argent ou en cuivre ; même on cota, dans les factures, la valeur en métal pesé. Cette pratique laissait encore des masses énormes que l'on gardait en lingots et en briques ou que l'on façonnait en bijoux et en vases somptueux. L'aisance générale accrut la passion pour l'orfèvrerie : l'usage des bracelets, des colliers, des chaînes, se vulgarisa dans les milieux où il avait été rare auparavant. On ne vit plus scribe ni marchand si pauvre qui ne voulût avoir son sceau en or, en argent, en cuivre doré.... Les sculptures des temples et les peintures des tombeaux montrent ce qu'était la vaisselle qu'on entassait sur les dressoirs des palais. L'or seul et l'argent, dans lequel les surtouts, les cratères, les coupes plates, les amphores, etc., étaient ciselés, représentaient, rien qu'au poids, des sommes [énormes].... Le mobilier était à l'avenant : lits et fauteuils en bois rares, rehaussés d'or ou d'os, sculptés, dorés, peints de tons clairs et vifs, recouverts de matelas et d'étoffes multicolores.... Les quantités d'or en lingots ou en anneaux, dont les chiffres nous ont été conservés dans les Annales de Thoutmosis III, équivalent en gros au poids de 1100 kilogrammes et une bonne partie de l'inscription a disparu, dont les quantités enregistrées étaient égales au moins à celles [que nous avons]. En évaluant à 2000 kilogrammes d'or ce que Thoutmosis avait reçu ou rapporté en vingt années de règne, de l'an XXIII à l'an XLII, on restera certainement en deçà de la vraisemblance. Mais ces chiffres eux-mêmes ne tiennent compte ni des vases, ni des statues, ni des objets mobiliers ou des armes plaquées d'or. L'argent arrivait en masses moins considérables, mais de grande valeur encore[86].

Les poèmes homériques donnent a trois villes l'épithète de riche en or à Thèbes d'Égypte, à Mycènes et à Orchomène de Béotie : pour ces trois villes, nous voyons que l'épithète est amplement méritée. Les poèmes appliquent l'épithète d'or ou doré à des objets que jamais dans la vie réelle, lors même que le goût du luxe a été le plus répandu, on n'a fabriqués en or ou en argent massif, mais que l'on a volontiers dorés ou argentés, disent les archéologues[87]. Ici encore il est permis de repousser l'opinion des archéologues et leur explication sommaire du texte homérique. Je ne vois aucun empêchement à l'existence de bâtons, de sceptres, de navettes, de fuseaux, de paniers et de sièges en or, ni même de rênes, de sandales et de baudriers en or : Des rênes, disent les archéologues, ne peuvent avoir été faites que d'une matière élastique et souple, telle que le cuir. Mais, de tout temps, les Orientaux ont aimé et fabriqué les cordons, les galons et les fils d'or qui, tressés ou nattés, pouvaient fournir des rênes. L'Égypte des Pharaons dut connaître le même luxe dans ses harnais et dans ses parures de chevaux que, dans son mobilier et ses parures d'hommes. Et de cette Égypte, les roitelets achéens purent avoir les harnais d'or défraîchis, dont Pharaon ou ses gens ne voulaient plus, comme les écuries royales d'Athènes ont aujourd'hui les voitures et les harnais dorés que le zèle des agents légitimistes avait préparés, en 1873, pour la rentrée du roi Henri V dans sa bonne ville de Paris.

Il semble aussi que les archéologues aient un peu négligé de commenter leurs trouvailles par les données du texte homérique. Il est un rythme septénaire dont nous avons longuement parlé. Le plus riche des bijoux trouvés à Troie est un diadème de l'or le plus pur. D'un étroit bandeau, pendent de chaque côté sept petites chaînes qui atteignent les épaules. Chacune d'elles se compose de cinquante-sept anneaux.... Entre ces ornements destinés à couvrir les tempes, il y a cinquante chaînettes plus courtes dont chacune comporte vingt-et-un (7 x 3) anneaux ; les soixante-quatre chaînettes ne comprennent pas moins de dix-sept cent cinquante anneaux (7 x 250)[88]. Nous retrouvons ici le même rythme septénaire et cinquantenaire que dans le Lévitique ou dans certains passages odysséens. Et ce ne semble pas un simple effet du hasard, car voici un autre bijou mycénien où l'influence de l'art oriental se fait sentir[89]. Dans un cercle qui se termine par deux tètes de serpent, quatre figures d'animaux sont groupées, deux chiens affrontés et deux singes adossés. Autour du cercle, quatorze chaînettes supportent en pendeloques sept petites chouettes et sept disques plats : Toutes ces feuilles et plaquettes ont été taillées à l'emporte-pièce dans une mince plaque d'or. Quant aux fils, on n'a pu les obtenir aussi fins qu'en faisant passer l'or à travers les trous d'une filière[90]. Si nous avons de pareils fils d'or, pourquoi nier la possibilité de rênes et de galons d'or ?

 

Durant sept années, notre corsaire crétois reste en Égypte et ramasse beaucoup de richesses. Tout le monde, là-bas, lui faisait des cadeaux. Ménélas et Hélène rapportent aussi les nombreux cadeaux de leurs hôtes égyptiens. Hélène a d'abord reçu de Polydamna, femme de Thon, le fameux népenthès, l'anesthésique de ces merveilleux médecins d'Égypte dont j'ai eu l'occasion de parler déjà ; mais il faut y revenir, si l'on veut constater encore en ce détail l'exacte connaissance de l'Égypte dont les vers odysséens témoignent : Chaque médecin est là plus savant que tous les hommes ; car ils sont de la race de Paion[91].

L'Égypte, dit G. Maspero, est de nature un pays fort sain et les Égyptiens se vantaient d'être les mieux portants de tous les mortels. Ils ne s'en montraient que plus attentifs à soigner leur santé. Chaque mois, dit Hérodote[92], trois jours de suite, ils provoquent des évacuations au moyen de vomitifs et de clystères.... La médecine chez eux est partagée : chaque médecin s'occupe d'une maladie et non de plusieurs. Les médecins abondent en tous lieux : les uns pour les yeux, les autres pour la tête, d'autres pour les dents, d'autres pour le ventre, d'autres pour les maladies invisibles. La subdivision ne s'étendait pas aussi loin qu'Hérodote voulait bien le dire. On ne distinguait d'ordinaire qu'entre le médecin sorti des écoles sacerdotales et complété par l'étude des livres comme par l'expérience de chaque jour, le rebouteur attaché au culte de Sokhit et qui guérissait les fractures sous l'intercession de sa déesse, et l'exorciste qui prétendait agir par la seule vertu des amulettes et des paroles magiques. Le médecin de carrière traitait toutes les maladies en général. Mais, comme chez nous, il y avait pour certaines affections des spécialistes que l'on consultait de préférence. Si le nombre en était assez considérable pour attirer l'attention des étrangers, c'est que la nature du pays l'exigeait : où les ophtalmies et les affections des intestins sévissent, il y a nécessairement beaucoup d'oculistes et beaucoup de docteurs en maladies du ventre.... La science était purement extérieure et ne s'attachait qu'aux accidents faciles à constater par la vue ou le toucher.... Elle s'entendait pourtant assez bien à saisir les caractères spécifiques des affections communes et les décrivait parfois d'une façon précise et pittoresque : [tel, dans le papyrus médical de Berlin], le début des fièvres gastriques si fréquentes en Égypte. Les médicaments préconisés comprennent à peu près tout ce qui, dans la nature, est susceptible de s'avaler. Les espèces végétales s'y comptent à la vingtaine. On remarque parmi les substances minérales le sel marin, l'alun, le nitre, le sulfate de cuivre, vingt sortes de pierres, entre lesquelles la pierre memphite se distinguait par ses vertus : appliquée sur des parties du corps lacérées ou malades, elle les rendait insensibles à la douleur[93].

Voilà quelque équivalent de notre népenthès homérique, supprimant l'excitation et la douleur, mais le népenthès était un remède pour l'usage interne : Hélène le verse dans la coupe de Télémaque. Cette science médicale des Égyptiens devait d'autant plus étonner les gens du dehors qu'elle était unique dans le monde contemporain :

La Chaldée regorgeait d'astrologues, non moins que de devins et de nécromants. Elle ne possédait pas, comme l'Égypte, une véritable école de médecine où l'on enseignât les moyens rationnels de diagnostiquer les maladies et de les guérir par l'emploi des simples. Elle se contentait, pour soigner les corps, de sorciers ou d'exorcistes, habiles à dépister les démons ou les esprits dont la présence dans un corps vivant détermine les désordres auxquels l'humanité est sujette. Le faciès général du patient pendant les crises, les paroles échappées dans le délire étaient pour ces rusés personnages autant d'indices sur la nature et parfois même sur le nom de l'ennemi à combattre : le dieu Fièvre, le dieu Peste, le dieu Mal de Tête. Les consultations et le traitement étaient donc des offices religieux, des purifications, des offrandes, des paroles et des gestes mystérieux.... Des remèdes accompagnaient les paroles magiques, remèdes baroques de composition fâcheuse pour la plupart : c'étaient des copeaux de bois amers ou puants, de la viande crue, de la chair de serpents, etc. La médecine égyptienne en admettait de pareils ; mais ils ne paraissaient chez elle qu'à l'état d'exception. La médecine chaldéenne les préconisait avant tous les autres, et leur étrangeté même rassurait le patient sur leur efficacité ; ils répugnaient aux esprits et délivraient le possédé rien que par l'horreur invincible dont ils remplissaient les persécuteurs[94].

On comprend l'admiration des Achéens et des autres peuples pour cette Égypte médicale qui, seule, fournit alors les remèdes et les poisons, qui, seule, collait les herbes et les simples[95].

Pilules ou potions, cataplasmes ou onguents, tisanes ou clystères, le médecin égyptien disposait de tous les moyens dont nous nous servons encore pour introduire les remèdes dans l'organisme. Il ne séparait pas son art de celui du pharmacien. Il dosait les ingrédients, les pilait ensemble ou séparément, les laissait macérer selon l'art, les bouillait, les réduisait par la cuisson, les filtrait au linge. Plusieurs de ces remèdes ont fait leur chemin dans le monde : les Grecs les empruntèrent aux Égyptiens ; nous les avons pris dévotement aux Grecs, et nos contemporains avalent encore avec résignation bon nombre de mélanges abominables, qui furent imaginés aux bords du Nil, longtemps avant la construction des Pyramides[96].

Hélène et Ménélas ont encore rapporté d'Égypte un fuseau d'or, une corbeille d'argent, deux baignoires d'argent, deux trépieds et dix talents d'or, qui viennent de Thèbes où les objets de valeur abondent dans les maisons. Ces dix talents d'or ressemblent bien aux tabonou d'or que G. Maspero nous décrivait tout à l'heure, à ces masses, anneaux ou plaquettes de métal pesé, que l'on employait pour les échanges ou que l'on gardait pour en tirer ensuite des bijoux et des vases. Le papyrus Golénischeff[97] nous raconte le voyage et le nostos du prêtre Ounou-Amon ; doyen de la salle hypostyle du temple d'Amon, Ounou-Amon fut envoyé d'Égypte en Syrie pour rapporter le bois nécessaire au navire d'Amon-Râ, roi des dieux :

L'an V, au troisième mois de l'inondation, le seizième jour, je partis pour Tanis Nsisoubanibdadou et sa femme (?) Tent-Amon. Je leur remis les requêtes d'Amon-Râ, roi des Dieux. Les ayant fait lire, ils dirent : On fera d'après les paroles d'Amon-Râ.... [L'ambassade dure toute une année. Le roitelet syrien retient le messager et envoie les poutres par ses serviteurs]. Son envoyé partit pour l'Égypte et revint en Syrie le premier mois du printemps. Smendès et Tent-Anion envoyèrent par lui quatre bocaux en or, sept bocaux en argent, une pièce de byssus d'une  dizaine de coudées, 10 pièces de papyrus variés, 500 pièces de cuir, etc.

Ménélas avait eu de semblables présents de ses hôtes Polybos et Alkandra, qui étaient domiciliés à Thèbes. Le poète ne nous dit pas qu'ils y fussent roi et reine. Mais Polybos devait être un puissant seigneur, quelqu'un de ces hauts barons dont G. Maspero nous a inventorié la richesse. Il est probable en effet que ces hauts barons pharaoniques durent fréquemment, dans leurs palais de Thèbes, recevoir les roitelets étrangers qui venaient faire leur cour à Pharaon. Thèbes était alors le rendez-vous de tous les roitelets du Levant et du Couchant. Tout ce qui prétendait, à tort ou à raison, porter un sceptre ou une courbache, accourait aux pieds de Pharaon. Sous prétexte d'offrir quelque tribut ou de présenter quelque supplique, les roitelets d'Asie venaient réclamer la solde de leurs prétendus services et la récompense de leur prétendue fidélité. Les grands conquérants égyptiens de la XVIIIe et de la XIXe dynastie avaient jadis imposé un tribut réel et une vassalité effective a tous ces petits royaumes. Les Ramsès obscurs, qui défilèrent ensuite dans les rues de Thèbes, ne gardèrent plus en réalité l'empire de leurs prédécesseurs. Ils ne tenaient que davantage aux apparences. Avec empressement, ils accueillaient les ambassades et les présents de tous les Behanzin de leur temps. Sur leurs épitaphes royales, ils enregistraient ces pauvres cadeaux comme autant de tributs, et ces roitelets comme autant de vassaux[98]. A prendre leurs récits au pied de la lettre, — il copiaient jusqu'aux formules et aux termes de leurs grands prédécesseurs, on se croirait encore aux temps de la Plus Grande Égypte, quand tous les rois d'Afrique et d'Asie, noirs et blancs, assiégeaient de lettres, de visites et de suppliques la cour thébaine, dénonçaient leurs voisins, réclamaient un subside ou imploraient une faveur.

Chacun de ces roitelets vantait son zèle éprouvé, énumérait les services qu'il avait pu ou qu'il pouvait rendre.... Des présents accompagnaient d'ordinaire ces protestations et produisaient double effet : ils gagnaient la bienveillance et ils suggéraient une réponse polie, accompagnée de présents plus considérables. L'étiquette voulait déjà, par tout l'Orient, que le cadeau d'un ami moins puissant ou moins riche imposât, à celui qui l'agréait, l'obligation de rendre davantage. Chacun, petit ou grand, devait mesurer ses libéralités sur l'opinion qu'il avait ou que l'on se forgeait de lui. Un personnage aussi opulent que le roi d'Égypte était astreint à témoigner d'une générosité presque sans bornes, de par les lois les plus élémentaires de la civilité courante : n'exploitait-il pas à sa fantaisie les mines de la Terre Divine et les placers du Nil supérieur ? l'or n'était-il pas la poussière de son pays ?[99] Pharaon n'aurait pas demandé mieux que de se montrer fort large. Mais les assauts réitérés qu'on livrait à sa bourse avaient fini par le contraindre à la parcimonie. Il se serait ruiné sans faute, et l'Égypte par surcroît, s'il avait donné tout ce qu'on espérait de lui. Les présents qu'il rendait ne répondaient pas toujours à ce qu'on avait imaginé, deux ou trois livres du métal précieux, où l'on s'était flatté de lui en extorquer vingt ou trente. Alors indignation et récriminations des quémandeurs déçus : Depuis que mon père et le tien eurent noué des relations amicales, ils se comblèrent mutuellement de présents, et ils n'attendirent jamais une demande pour échanger de bons procédés ; et maintenant mon frère m'envoie deux mines d'or en cadeau. Envoie-moi beaucoup d'or, autant que ton père et même, il le faut, plus que ton père. Les prétextes ne manquaient pas : celui-ci avait commencé à bâtir un temple ou un palais dans sa capitale ; celui-là destinait sa fille à Pharaon et les subsides serviraient à compléter le trousseau de la fiancée.

Les archives de Tell-el-Amarna nous ont livré la correspondance et les noms des roitelets de Syrie et de Chaldée qui s'adressaient ainsi à Pharaon. Il ne nous est encore parvenu aucune lettre des roitelets achéens. Je ne doute pas qu'eux aussi, ils n'aient reconnu la souveraineté nominale de l'Égypte et réclamé les présents de Pharaon en échange d'un tribut plus ou moins fictif. Quand Thoutmès III se vante d'avoir soumis les peuples qui habitent les iles de la Grande Mer, quand le dieu Amon dit à Thoutmès : Je te donne à écraser les Tahenhou et les iles des Danaou, quand enfin de hauts fonctionnaires égyptiens s'intitulent Messagers du roi en toute région étrangère des Pays situés dans la Très Verte, je crois volontiers, avec P. Foucart et D. Mallet, qu'il faut prendre ces mots au pied de la lettre et se familiariser avec l'idée d'un empire égyptien qui, établi dans le bassin de la mer Égée et sur une partie des côtes méditerranéennes, dura du XVIIe au XIIIe siècle[100]. Les traditions grecques et les trouvailles archéologiques fournissent quelques témoins de cette thalassocratie égyptienne. L'une de ces traditions, celle de Lelex l'Égyptien établi à Mégare, a été vérifiée par nous dans notre étude de la topologie et de la toponymie mégariennes : je crois indiscutable qu'un vassal de Pharaon s'est établi sur le détroit de Salamine ; ce vassal n'était pas égyptien, mais phénicien, car la toponymie mégarienne est d'origine sémitique. Il est probable qu'en un grand nombre d'autres points, la même thalassocratie phénicienne représentait en réalité une influence égyptienne, les rois de Tyr ou de Sidon n'étant que les vassaux et les fonctionnaires de Pharaon. Nous voyons dans l'Odyssée qu'Égypte et Phénicie sont pour les Achéens deux terres presque indiscernables, Sidon n'étant que l'échelle de Thèbes.

Mais à nous en tenir au seul texte odysséen, malgré le Nostos de Ménélas que nous allons maintenant étudier en un plus grand détail encore, je ne crois pas que nous puissions affirmer le voyage, le séjour et la présence réelle des roitelets achéens à la cour thébaine, pas plus que nous ne pourrions, d'après le Nostos d'Ulysse, affirmer la présence réelle des Achéens en Espagne. Et c'est en cela même que l'étude du Nostos de Ménélas est très importante pour la suite de notre entreprise. Cet épisode odysséen témoigne d'une indiscutable connaissance de l'Égypte. Ici comme ailleurs, le poète grec n'a rien inventé. Pour le début de ces aventures de Ménélas, nous venons de commenter la plupart des mots par la seule comparaison avec les monuments les plus authentiques de l'histoire égyptienne. Reste, dans le Nostos de Ménélas, le merveilleux conte de Protée et de l'île aux Phoques. Ce conte pourrait prendre place dans le Nostos d'Ulysse à côté de Kalypso, de Kirkè et de l'île aux Bœufs du Soleil. Assurément, ceci est un conte : Protée n'a jamais existé. Mais ce n'est encore pas une invention du poète odysséen. A l'étude minutieuse, ce conte de Protée apparaît comme une excellente page d'égyptologie, que l'un de nos savants aurait grand'peine à faire aussi exacte et que l'aède homérique n'a pu produire, je crois, sans copier fidèlement quelque original étranger.

 

 

 



[1] Odyssée, IX, 59-64.

[2] Lucas, I, p. 5.

[3] Odyssée, XV, 437.

[4] Odyssée, X, 345.

[5] Odyssée, V, 185-186.

[6] Genèse, XV, 9-18.

[7] Cf. Gesenius, s. v.

[8] Iliade, IV, 158-159.

[9] Sur tout ceci, cf. Buchholz, Homer. Real., VI, p. 518 et suiv.

[10] Cf. Ebeling, Lex. hom., s. v.

[11] Euripide, Hel., v. 1255.

[12] Odyssée, XVI, 425-427.

[13] Thévenot. II, chap. 62 et 63

[14] Thévenot, II, chap. 52.

[15] Cousinéry, Voyage en Macédoine, II, p. 77.

[16] Bröndsted, I, p. 109-110.

[17] De Saumery, Mémoires, I, p. 54-56.

[18] Odyssée, IX, 41-42.

[19] Odyssée, IX, 548-549.

[20] Odyssée, IX, 550-551.

[21] Robert, Voy. au Levant, trad. franc. à la suite des Voyages de Dampier, Amsterdam, 1712 : t. V, p. 267.

[22] P. Lucas, I, p. 8 et. suiv.

[23] Op. laud., p. 258.

[24] Odyssée, II, 291-292.

[25] Robert, p. 261.

[26] Odyssée, XIV, 286-298.

[27] Cf. Instructions nautiques, n° 691, p. 384 et 422.

[28] G. Perrot, Mémoire sur Thasos, p. 6.

[29] Cousinéry, Voyage en Macédoine, II. p. 104-105.

[30] Michelot, Portulan, p. 411.

[31] Odyssée, IX, 200.

[32] Choiseul-Gouffier, I, p. 163.

[33] Hérodote, VI, 47.

[34] Hérodote, VI, 47.

[35] Hérodote, VII, 108 ; VI, 47.

[36] Michelot, Portulan, p. 408.

[37] Michelot, Portulan, p. 408-409.

[38] G. Perrot, Mémoire sur Thasos, p. 9.

[39] Instructions nautiques, n° 691, p. 421.

[40] G. Perrot, Mémoire sur Thasos, p. 67.

[41] Aviénus, Descript., v. 700-702.

[42] D'Arvieux, II, p. 340.

[43] D'Arvieux, II, p. 11-12.

[44] D'Arvieux, I, p. 225.

[45] D'Arvieux, I, p. 233.

[46] Cf. Maspero, Histoire ancienne, II, p. 435.

[47] D'Arvieux, I, 220.

[48] Thévenot, II, chap. 63.

[49] Odyssée, XIV, 199 et suiv.

[50] D'Arvieux, I, 67.

[51] De Saumery, Mémoires, I, p. 28.

[52] Iliade, I, 50-53.

[53] Odyssée, XIV, 252-253.

[54] Thévenot, II, chap. 63.

[55] Instructions nautiques, n° 778, p. 10-11.

[56] Odyssée, IV, 354-557.

[57] Maspero, Hist. Anc., I, p. 4.

[58] Odyssée, IV, 581-582.

[59] D'Arvieux, I, p. 123 et suiv.

[60] P. Lucas, I, p. 45-46.

[61] Aristote, F. H. G., éd. Didot, IV, p. 144.

[62] Strabon, X, 475.

[63] D'Arvieux, I, p. 217-218.

[64] Odyssée, XV, 452-453.

[65] Thévenot, I, chap. 64.

[66] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 491.

[67] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 470 ; cf. Chabas, Études sur l'Ant., p. 255.

[68] Isaïe, XXIII, 10.

[69] D'Arvieux, II, p. 541.

[70] Voir au livre IV du tome premier.

[71] Odyssée, XV, 384-587.

[72] D'Arvieux, II, 219.

[73] Odyssée, XIV, 271-272.

[74] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 433.

[75] Maspero, Hist. Anc., I, p. 214.

[76] Maspero, Contes populaires de l'Égypte, p. 69-71.

[77] Chabas, Études sur l'Ant., p. 105 ; G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 435.

[78] Odyssée, XIV, 217-218.

[79] Thévenot, II, chap. 52.

[80] D'Arvieux, I, p. 235-236.

[81] Odyssée, XIV, 281-282.

[82] Cf. G. Maspéro, Hist. Anc., II, 460 ; I, 477.

[83] G. Maspero, II, 486.

[84] Odyssée, II, 15-16.

[85] Odyssée, IV, 126-127.

[86] G. Maspero, Hist. Anc., II, p. 490-494.

[87] Cf. Perrot et Chipiez, VII, p. 254.

[88] Perrot et Chipiez, VI. p. 256.

[89] Perrot et Chipiez, VII, p. 240-241.

[90] Perrot et Chipiez, VI, p. 957.

[91] Odyssée, IV, 251-252.

[92] Hérodote, II, 84.

[93] G. Maspero, I, p. 216-220.

[94] G. Maspero, I, p. 781-782.

[95] Odyssée, IV, 229-230.

[96] G. Maspero, Hist. Anc., I, p. 220.

[97] Cf. Recueil de Travaux Égypt. et Assyr., V, p. 76 (1901).

[98] Pour ceci et pour ce qui va suivre, cf. C. Maspero, Hist. Anc., II, p. 278 et 485.

[99] Lettre de Doucharatta, roi de Mitani, à Amenothès IV. Cf. Bezold-Budge, The Tell-El-Amanah Tablas, p. 20-21.

[100] Cf. P. Foucart, Mémoire sur Éleusis, I, p. 9 ; D. Mallet, les Premiers Établissements, p. 5-6.