Cicéron présente la loi de Roscius Othon (67 av. J.-C.), qui réserva aux chevaliers romains les quatorze rangs placés derrière l'orchestre du théâtre, comme liée avec la loi Aurelia, qui leur avait rendu la judicature[1]. Dans le même discours, il rappelle que le premier Africain s'était souvent repenti d'avoir obtenu pour les sénateurs le privilège d'occuper l'orchestre[2]. Sous l'empire, bien des chevaliers durent, à leur tour, maudire une distinction qui ne servait plus qu'à les humilier. Si la tradition de leur pouvoir judiciaire les prépara à être l'instrument du despotisme des empereurs, leur droit de s'asseoir aux quatorze bancs réservés, fit d'eux le jouet des caprices du maître et la claque de Néron. Ce privilège fut-il la restitution d'un ancien droit, dont Sylla aurait privé les chevaliers ? Un passage de Cicéron[3] et un mot de Velleius[4] pourraient le faire croire. Mais ce droit n'est mentionné nulle part directement. La loi Roscia réservait quatorze bancs du théâtre, non pas à tous ceux qui portaient le titre de chevaliers, mais aux chevaliers qui avaient su conserver le cens de 400.000 sesterces[5]. Elle était rédigée dans le même esprit que les lois judiciaires de C. Gracchus et d'Aurelius[6]. Ce n'était pas l'aristocratie du sang, c'était l'aristocratie de la fortune que le législateur avait voulu distinguer. Manquât-il seulement six ou sept mille sesterces au cens équestre, l'honnête homme trop pauvre était relégué parmi la plèbe[7]. A plus forte raison, le chevalier qui avait mangé sa fortune, était exclu à la fois des tribunaux et des quatorze bancs de son ordre. Enfin les banqueroutiers (c'était alors une classe de citoyens) avaient au théâtre leur place marquée par la loi Roscia, même si leur banqueroute était un malheur et non une fraude[8]. Cette loi ne pouvait développer chez les Romains que la vanité de la fortune, et le mépris de la pauvreté. Ceux qui n'étaient pas riches devenaient ridicules[9]. Aussi Martial, qui est un fort méchant esprit, a fait une mauvaise épigramme contre deux frères, qui s'étaient partagé l'héritage d'un chevalier et venaient s'asseoir tous deux aux quatorze bancs. Vous croyez, dit-il, pouvoir chevaucher deux sur le même cheval. Faites comme Castor et Pollux qui ne se montrent jamais que l'un après l'autre[10]. Auguste avait été plus indulgent. Apprenant que des chevaliers, qui avaient perdu une partie de leur patrimoine dans la guerre civile, n'osaient plus venir s'asseoir aux places, où les appelait l'ancienne dignité de leur maison, il fit en leur faveur une exception à la loi[11]. Il ne suffisait pas de posséder 400.000 sesterces, pour
être admis dans les quatorze rangs. Il fallait encore appartenir à une
famille de race libre. Horace s'indigne qu'un ancien esclave, dont le dos
porte encore les traces du fouet, vienne s'asseoir sur les premiers bancs des
chevaliers, au mépris de la loi d'Othon[12]. Cet affranchi
qui est ou Ména ou Védius Rufus, avait reçu le titre de tribun militaire[13], dont la
collation était ordinairement accompagnée du don de l'anneau d'or, et du cens
équestre. L'anneau d'or, qui primitivement était un ornement distinctif des
sénateurs, et des chevaliers equo publico
des six centuries sénatoriales[14], était déjà en
152 av. J.-C. porté par tous les tribuns militaires, tandis que les centurions
portaient l'anneau de fer[15]. C'est que les
tribuns militaires, du moins ceux des quatre premières légions, qui étaient
nommés par l'assemblée du peuple, avaient une magistrature quasi-sénatoriale
comme celle des questeurs. Ils étaient soumis les uns et les autres à toutes
les lois faites exclusivement pour le Sénat[16]. L'usage de
l'anneau d'or se répandit peu à peu parmi les chevaliers romains equo publico des douze dernières centuries,
puis, parmi les chevaliers equo privato,
sans que jamais cet usage soit devenu général[17] au temps de Lorsque Jules César compléta, par sa loi sur le théâtre, celle de Roscius Othon[23], il consacra, dans une sorte de nobiliaire de l'ordre équestre, les droits de tous les décorés de l'anneau d'or. Ovide, dont la maison comptait de nombreuses générations de chevaliers, s'indignait au théâtre de voir assis, à côté de lui, un soldat parvenu, un tribun militaire, vétéran de Thapsus[24]. Il regarda d'un œil dédaigneux l'anneau d'or qui brillait à la main gauche d'un lourd centurion primipilaire[25]. Il eût été à souhaiter que César ni les autres généraux ne donnassent jamais aux Romains efféminés de la ville, d'autre scandale que celui du courage militaire récompensé par les marques d'honneur. Mais ce Ména, dont Horace flétrit l'orgueil impudent, était un affranchi et un traître, sorte de pirate, que, dans sa guerre contre Sextus Pompée, Octave avait attiré à lui par le don de l'anneau d'or[26], et par la collation des titres de chevalier et de tribun militaire. Sylla avait décoré de l'anneau d'or un homme illustre, mais enfin un comédien, Q. Roscius de Lanuvium[27]. César récompensa par cette décoration une bassesse qu'il fit commettre en plein théâtre, au chevalier Labérius. Labérius était un auteur comique. Il écrivait des mimes. César, à qui l'indépendance de son langage avait déplu, le pria de prendre un rôle dans une de ses pièces, c'est-à-dire de se déshonorer aux yeux des Romains en se faisant acteur. La douceur feinte de ses paroles, la grâce impérieuse de son langage, ne faisaient que rendre plus odieuse la contrainte morale qu'il exerçait sans l'avouer sur le pauvre Labérius. Le chevalier romain parut sur la scène sous un costume d'esclave, et il se vengea du dictateur par un prologue d'une tristesse amère et touchante : Ainsi, disait-il au peuple, après soixante années d'une vie sans tache, parti de mon foyer chevalier romain, j'y reviendrai mime. Je le sens, ma vie aduré trop d'un jour. Puis, au milieu de la pièce, faisant le rôle d'un esclave qui cherche à fuir le fouet de son maître, il s'écriait : Vraiment, citoyens de Rome, nous perdons la liberté ! et il ajoutait : Celui qui est craint de tout le monde, doit tout craindre. Aussitôt les regards du public se dirigèrent vers le dictateur. César, qui disposait des suffrages du théâtre, comme de ceux des comices, fit tourner la faveur servile du public du côté de Publius Syrus, rival de Labérius. Puis il dit en souriant : J'étais pour toi, Labérius ; mais Syrus t'a vaincu. Et il donna au comédien esclave la palme, et au comédien chevalier, l'anneau d'or et un cadeau de cinq cent mille sesterces. L'anneau d'or, le prix du courage et du sang versé pour César par tant de braves soldats, devenait le prix, d'une lâcheté commandée et publique. L'infortuné Labérius descendit de la scène, traversa l'orchestre, où étaient assis les sénateurs, pour aller prendre place sur un des quatorze bancs, où les chevaliers se serraient les uns contre les autres pour ne pas recevoir à côté d'eux le chevalier déshonoré[28]. Comment César pouvait-il se plaire au spectacle de l'abaissement des hommes ? C'est qu'en devenant tout puissant, il n'était pas devenu bon. Sa clémence n'était qu'un artifice de sa politique, une œuvre de son génie. Il méprisait l'humanité. Malgré son grand esprit, il était si aveuglé, qu'il ne comprit pas ou dédaigna les allusions menaçantes de Labérius. Il y a pourtant des humiliations qui tuent celui qui les subit ou celui qui les inflige. César n'en ménageait aucune à ceux qu'il aurait dû gouverner. Ce méchant caprice d'un grand homme trouva un imitateur. Balbus, chevalier romain[29], serviteur dévoué de César, n'imaginait rien de plus beau que de copier son maître. Il gouvernait alors le midi de l'Espagne. Comme il y avait en Bétique, et surtout à Cadix, un grand nombre de chevaliers romains[30], Balbus leur fit réserver au théâtre de cette ville, quatorze rangs de gradins comme à Borne. Ayant ainsi fait presque une loi Julia, il chercha son Labérius. Aucun chevalier de la province ne se prêtant à cette parodie, Balbus se contenta de faire jouer dans une pièce comique l'acteur Hérennius Gallus, qu'il décora de l'anneau d'or, et qu'il mena ensuite gravement s'asseoir sur un des quatorze bancs de l'ordre équestre. Si l'imitation n'était pas exacte, c'est que Balbus n'y avait pas mis de malice[31]. A Rome, les chevaliers payaient déjà bien cher l'honneur d'avoir des places à part au théâtre[32]. Ils contribuèrent eux-mêmes à leur abaissement. Depuis César, on trouve des chevaliers danseurs et gladiateurs[33]. En vain, Auguste voulut garantir par des lois l'ordre équestre de cette honte[34]. Auguste, comme César, ayant donné l'exemple de la violation de cette règle[35], les chevaliers ne se laissèrent détourner de l'arène ni par les peines d'infamie, ni par la peine de mort. Toutes les menaces de la loi étant épuisées, il fallut leur permettre le métier de gladiateurs[36]. Sous Tibère, Caligula, Claude, Néron, les chevaliers dansèrent en public ou s'escrimèrent dans l'arène[37]. L'autorité intervenait de temps en temps pour mettre un terme ou une limite à ces scandales. La dernière loi faite pour empêcher les chevaliers de se déshonorer est de Vitellius[38]. Après lui, on n'essaya même plus de les corriger. Pouvait-on, du reste, imaginer un rôle plus humiliant que celui que Néron leur avait imposé ? Charmé des applaudissements et des bravos modulés, par lesquels des Grecs d'Alexandrie avaient accueilli, à Naples, ses débuts sur le théâtre, il résolut d'enseigner ce bel art aux Romains. Il envoya chercher des maîtres à Alexandrie[39]. Il enrôla de jeunes chevaliers romains qui furent décorés du nom d'Augustani[40], et les répartit en plusieurs écoles où ils apprirent à applaudir avec méthode, comme Néron apprenait à chanter. Les gradins du théâtre et les quatorze rangs des chevaliers étaient partagés, par des passages aboutissant à la scène, en sections qui avaient la forme de coins (cunei)[41]. Derrière les sections de chevaliers, cinq mille robustes plébéiens attendaient, quand Néron était en scène, le signal des chefs de claque. Ceux-ci, la chevelure parfumée, parés de la toilette recherchée des esclaves de bonne maison, et l'anneau d'or au doigt, indiquaient quand il fallait approuver par un murmure agréable comme le bourdonnement des abeilles, ou imiter, par un applaudissement discret et nourri, la pluie frappant les toits, ou enfin battre des mains avec le bruit éclatant des tuiles qui s'entrechoquent. Néron fut satisfait de cette institution. Il était cocher
aussi bien que chanteur. Pour avoir au cirque ses Augustani,
il y sépara les rangs des chevaliers de ceux de la plèbe[42], comme ils
l'étaient au théâtre. Le métier d'Augustanus
était lucratif. Les chefs de claque étaient aux appointements de 40.000
sesterces (8.600 francs). Mais il
pouvait devenir dangereux, Vespasien, chevalier romain d'un bourg de Vespasien se retira dans une bourgade écartée. Néron prit peut-être l'effet de sa crainte pour un signe de repentir. Il pardonna à ce chevalier campagnard son défaut de goût[43]. Voilà ce que les chevaliers avaient gagné à être séparés, par Roscius, du reste du peuple, et désignés par Horace et par quelques artistes, comme les arbitres du talent[44]. Plus tard, Domitien employait encore les chevaliers à faire applaudir, non pas comme Néron sa voix divine, mais sa personne divine. Domitien avait la manie d'être un Dieu[45]. Ce fut aussi Domitien qui, le dernier, essaya d'écarter des quatorze rangs de bancs réservés aux chevaliers, les affranchis et les spectateurs, qui n'avaient pas le cens équestre[46]. La loi de l'an 23 ap. J.-C., qui ne permettait l'anneau d'or qu'aux descendants de deux générations d'hommes libres inscrits au nobiliaire équestre de la loi de Jules César sur le théâtre, avait produit l'effet contraire à celui qu'en attendait le législateur[47]. Pline se plaint que, de son temps, les esclaves, à peine affranchis, usurpent l'anneau d'or. Ils envahissaient les quatorze rangs, et Juvénal dit qu'on voyait les hommes des plus vils métiers assis sur les coussins des banquettes des chevaliers[48]. Deux inspecteurs, Lectius et Océan, promenaient leurs regards perçants sur ces quatorze bancs, où se pressait la foule mêlée de ceux qui portaient l'anneau d'or et l'angusticlave. Dès qu'ils apercevaient un intrus, affranchi ou sans fortune, ils le faisaient lever de sa place et le renvoyaient parmi la plèbe[49]. Mais bientôt la cohue des chevaliers devint telle qu'Océan et Lectius n'auraient pu suffire à leur tâche. L'anneau d'or perdit la signification que la loi de l'an 23 ap. J.-C. lui avait donnée. Ayant été usurpé par tous les affranchis, il devint la marque distinctive, non plus de la dignité équestre, mais de la qualité d'homme libre[50], comme ces bottes de peau noire, qui furent d'abord portées seulement par les sénateurs, puis par les chevaliers, enfin par tous les soldats[51]. Il fallait donc pour l'ordre équestre une autre distinction que l'anneau d'or. Depuis la fin du règne de Trajan, le cens de 400,000 sesterces, qui avait donné le droit de le porter, fut une condition nécessaire, mais non plus suffisante, pour posséder la dignité équestre. Le titre de chevalier fut dés lors attaché à l'equus publicus, décoration que l'empereur seul avait le droit de conférer. Les anciens chevaliers equo privato perdirent leur qualité et le droit de s'asseoir au théâtre dans les places réservées. Ils continuèrent seulement à former la classe des quadringénaires, d'où l'empereur pouvait, comme autrefois, tirer des juges qu'il inscrivait au tableau du jury. Quant aux quatorze bancs du théâtre, ils étaient encore, du temps de Plutarque[52], occupés en vertu de la loi de Roscius, par des chevaliers, mais seulement par des chevaliers formant les six escadrons equo publico, et choisis par l'empereur[53]. |
[1] Fragm. or. Pro Cornelio, I, s. v. Dicit de nobilibus.
[2] Cicéron, Fragm. or. Pro Cornelio, I, vers le milieu.
[3] Pro Muræna, 19.
[4] Velleius, II, 32.
[5] Juvénal, Sat. XIV, v. 302.
[6] Cicéron, Philipp., I, 8. V. plus haut, Loi judiciaire de C. Gracchus.
[7] Horace, l. I, ép. 1, v. 53-35.
[8] Cicéron, Philipp., II, 18.
[9] Juvénal, Sat. III, v. 140.
[10] Martial, V, épig. 39.
[11] Suétone, Octave, 40.
[12] Horace, épode IV.
[13] Horace, épode IV, dernier vers.
[14] Vol. Ier, Histoire des chevaliers romains, l. II, 2, § II.
[15] Appien, De rebus punicis, VIII, 101.
[16] Cicéron, Pro Cluentio. Lex Servilia repetandarum, Egger, Lat. serm. vet. reliquiæ, p. 231.
[17] Pline, H. N., XXXIII, 4, 5, 6, 7 et 8. cf. Cicéron, Pro S. Roscio, 49, fin.
[18] Cicéron, Verrines, act. II, III, 80.
[19] Tout cela a été prouvé plus haut, dans l'explication de la loi Aurelia.
[20] Nous avons déjà cité l'exemple du centurion Scœva. César, G. civ., III, 33.
[21] Léon Renier, Mélanges épigraphiques, Paris, 1851, p. 238-210.
[22] Valère Maxime, IV, 7, n° 5, an 87 av. J.-C., consulat de Cinna et d'Octavius.
[23] Pline, H. N., XXXIII, 8.
[24] Ovide, Fastes, IV, v. 377. Amours, III, eleg. 15 ; Ex Ponto, ep. 8.
[25] Ovide, Amours, III, eleg. 15.
[26] Dion Cassius, XLVIII, 45.
[27] Macrobe, Saturnales, II, 10.
[28] Macrobe, Saturnales, 7 et 3. Suétone, Vie de César, 39.
[29] Tacite, Annales, XII, 60.
[30] Strabon, III, Hispania, Gades.
[31] Cicéron, Ad fam., X, ep. 32.
[32] Auguste, en 23 av. J.-C., dut les empêcher d'envahir les places des sénateurs. Dion Cassius, LIV, 2.
[33] Dion Cassius, XLIII, 23.
[34] Dion Cassius, LIV, 2.
[35] Dion Cassius, XLVIII, 33, et LIII, 31 ; cf. Suétone, Vie d'Octave, 43.
[36] Dion Cassius, LVI, 25.
[37] Dion Cassius, LVII, 12 ; LIX, 10 ; LX, 7 ; LXI, 9. Tacite, Annales, XIV, 14 et 20 ; Suétone, Vie de Néron, 4 et 12.
[38] Dion Casius, LXV, 6.
[39] Suétone, Vie de Néron, 20. Dion Cassius, LXI, 20.
[40] Tacite, Annales, XIV, 15.
[41] Le cuneus juniorum (Tacite, Annales, II, 32), était la section où prenaient place les jeunes chevaliers equo publico. Cf. Suétone, Vie de Domitien, 4, et Vie d'Auguste, 44.
[42] Tacite, Annales, XV, 32.
[43] Suétone, Vespasien, 4.
[44] Horace, II, epist. I, v. 185, Ars p., v. 218, Sat. I, 10, v. 76.
[45] Martial, épigr. IV, 67.
[46] Suétone, Domitien, 8.
[47] Pline, H. N., XXXIII, 8.
[48] Juvénal, Sat. III, v. 140.
[49] Martial, épigr. III, 95. V, 8, 21 et 27. VI, 9.
[50] Justinien, Novelles, 78. Déjà Septime Sévère avait donné l'anneau d'or aux simples soldats. Hérodien, III, 8.
[51] Horace, Sat. VI, v. 24. Servius, Ad Æneid., VIII, v. 458 : Crepidas quas primo habuere senatores, post equites romani, nunc milites. Ce sont les jambières de nos soldats.
[52] Plutarque, Vie de Cicéron, 13.
[53] L'anneau d'or était encore le signe de l'ordre équestre au temps de Pline et de Juvénal, et celui qui était chassé de l'ordre équestre prenait l'anneau d'argent. Pline, H. N., XXXIII, 54. Juvénal, Sat. XI, v. 42.