HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS

 

TOME II

LIVRE PREMIER. — LES CHEVALIERS ROMAINS DEPUIS LE TRIBUNAT DES GRACQUES JUSQU'À LA DICTATURE DE CÉSAR.

CHAPITRE V. — LES CHEVALIERS ROMAINS DANS LES TRIBUNAUX. - HISTOIRE DES LOIS JUDICIAIRES DEPUIS LE TEMPS DES GRACQUES JUSQU'À LA DICTATURE DE CÉSAR.

 

 

L'histoire des tribunaux à Rome rentre en grande partie dans celle des chevaliers romains. Les lois judiciaires, en attribuant le pouvoir de juger aux classes parvenues à la prédominance politique, en mirent la plus grande partie aux mains de l'ordre équestre.

Montesquieu[1] blâme cette innovation des Gracques avec une sévérité qui rappelle l'antipathie de la robe contre la finance : Les chevaliers, dit-il, étaient les traitants de la République... Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il aurait fallu qu'ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Lorsqu'à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n'y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats. Mais la justice était-elle mieux rendue lorsque la judicature était le privilège d'une oligarchie de trois cents sénateurs ? Au contraire, jamais la vénalité des juges, jamais leur connivence avec les coupables puissants ne fut plus scandaleuse qu'avant le tribunat de C. Gracchus, et après la dictature de Sylla. Où pouvait-on mieux choisir les jurés que parmi les chevaliers romains, c'est-à-dire parmi les citoyens de la première classe, assez nombreux pour n'être pas une coterie, assez riches pour être indépendants, assez éclairés pour être justes ? Le mal n'était donc pas dans la loi de C. Gracchus. Il était dans la constitution imparfaite de la société et des pouvoirs publics, dans le caractère du peuple romain, quelquefois dans les intentions cruelles des législateurs.

A Rome, on n'avait même pas l'idée d'un corps Toué par état aux fonctions judiciaires. Les juges étaient tirés au sort pour chaque affaire, ou choisis sur la liste d'un jury, qu'un préteur formait chaque année de citoyens d'une ou de plusieurs classes déterminées par la loi. Mais la variété et l'indépendance des professions civiles, qui ont rendu notre jury inaccessible aux préjugés de l'esprit de corps, étaient inconnues à Rome. Là, tous ceux qui pouvaient, avec quelque autorité, siéger dans les tribunaux, sénateurs ou chevaliers, gouvernaient les provinces ou aspiraient aux honneurs, commandaient les légions ou étaient mêlés aux entreprises financières. La conquête du monde avait ouvert une si vaste carrière à l'ambition et à la cupidité des Romains, qu'elle n'avait laissé parmi eux presque personne qui pût avoir à la fois les lumières et l'impartialité d'un juge[2]. Rome, pour avoir fait la guerre au monde entier, était condamnée à n'être jamais en paix avec elle-même.

Quant aux magistrats, il n'y avait pour eux ni magistrature permanente, ni division de pouvoirs, qui les mît à l'abri des passions du moment. Nommés pour un an chefs d'un tribunal, ils se hâtaient de frapper leurs ennemis, et se servaient à nome du glaive de la justice, à peu près comme en province, de la hache du licteur. Les lois elles-mêmes étaient livrées à leur arbitraire. Ils pouvaient par leur édit prétorien les modifier en les interprétant. La procédure était aussi variable que la jurisprudence. Chaque loi qui spécifiait un crime, créait des formes particulières ou un tribunal d'une composition nouvelle pour le juger. Les préteurs, chargés de diriger la marche des procès et de déterminer par une formule le fait sur lequel les juges auraient à prononcer, abusaient de leur pouvoir, pour faire violence à la conscience des juges, par des questions mal posées[3].

Contre de tels excès, il n'y avait d'autre recours à Rome que l'appel aux tribuns de la plèbe, qui avaient le droit d'arrêter par leur veto une procédure inique[4]. Mais cette sauvegarde n'existait pas en province. A Rome, elle dépendait de la bonne volonté d'un tribun, qui pouvait aussi bien refuser son secours à l'opprimé, qu'interposer son autorité en faveur d'une injustice.

Le droit d'accuser n'était pas mieux réglé que le droit d'appel. Au lieu d'être confié à un ministère public, protecteur de la sécurité des citoyens, il était livré, comme une arme dangereuse, à tout individu qui pouvait s'en saisir pour atteindre ses ennemis. Les Italiens modernes, dit M. Weiss, méritent mieux qu'on ne le croit, le nom de descendants des anciens Romains. Dans leurs tribunaux, les Romains exerçaient déjà avec fureur la Vendetta[5].

Jamais peuple ne fut plus passionné, plus vindicatif, que celui qui nous a transmis l'idéal de la pure et calme justice. On tenait à honneur de garder le ressentiment des injures, et les vengeances de famille étaient considérées comme un devoir. Q. Metellus Nepos fit jurer à son héritier de traduire en justice Curion son accusateur[6]. Le vieux Caton, rencontrant un jeune orateur qui venait d'obtenir des juges l'exil d'un ennemi de son père, le félicitait ainsi : Courage, jeune homme, les libations que nous demandent les mânes de nos parents, ce sont les larmes de leurs ennemis condamnés[7].

Du reste les lois judiciaires s'appliquaient selon l'esprit du législateur. Cicéron, pour prouver que la loi contre la corruption des tribunaux n'était pas, en principe, applicable à l'ordre équestre, fait ce raisonnement d'une atrocité naïve : C'est que Sylla, pour frapper les chevaliers romains ; n'aurait pas eu besoin de les proscrire, s'il avait pu les faire juger par les sénateurs comme coupables de prévarication dans l'exercice de la judicature. Les juges sénateurs eussent dans ce cas-là rendu les assassins superflus[8]. On a prêté la même pensée à C. Gracchus. Appien lui fait dire qu'en transportant la judicature des sénateurs aux chevaliers, il avait préparé la destruction en masse du Sénat[9]. D'après Cicéron, il aurait tenu, à ce propos, un langage encore plus cruel : j'ai jeté sur le Forum des épées et des poignards avec lesquels les Romains s'escrimeront entre eux[10].

Il faut aborder cette sanglante histoire judiciaire de Rome, sans illusion et sans découragement. Au siècle des guerres civiles, les tribunaux, étant composés de juges électifs, qui n'étaient pas même choisis d'après une loi constante, servirent surtout aux représailles des partis. Les chevaliers ne furent des juges ni moins passionnés ni plus désintéressés que les sénateurs. Avant de donner des lois au monde, les Romains avaient dû le conquérir, et des conquérants aussi fiers, aussi avides, aussi aventureux que les Pizarre et les Cortez, ne pouvaient, en quittant un moment leur épée, pour se faire avocats et juges, devenir tout d'un coup des modèles de calme et d'impartialité. Pourtant la justesse naturelle de leur esprit finit par dompter la fougue de leur tempérament. Cette même volonté obstinée, qui leur fit aimer la domination et la vengeance, ils l'appliquèrent à faire entrer l'équité dans les formules de plus en plus larges de la loi. Malgré les démentis que leur histoire donnait à leur génie ; ils parvinrent à créer un type permanent de justice universelle. La patrie de Marius et de Sylla devint celle de Marc-Aurèle et de Papinien.

A Rome, le magistrat, roi, consul ou préteur, se distingua de bonne heure du juge. Bientôt, il se contenta d'organiser les instances et de constituer le juge chargé d'examiner les faits et de rendre la sentence. La juridiction se réduisit ainsi à l'application des règlements de la procédure et aux mesures nécessaires pour assurer l'exécution des jugements[11]. La judicature proprement dite était exercée par un ou plusieurs jurés désignés spécialement pour chaque affaire. Le premier préteur de la ville (prœtor urbanus) fut nommé en 365 av. J.-C.[12] Le prœtor peregrinus fut institué en 242 av. J.-C., pour exercer la juridiction entre les citoyens et les étrangers[13]. En 227 av. J.-C., on créa un préteur pour la Sicile et un pour la Corse et la Sardaigne ; en 197, un préteur pour l'Espagne ultérieure et un pour la Citérieure. Il y avait donc, au temps des Gracques, six préteurs annuels. En 149 av. J.-C., Calpurnius Pison fit établir le premier tribunal permanent contre les gouverneurs qui auraient commis des exactions. On l'appela enquête perpétuelle de repetundis. Les autres tribunaux permanents contre le péculat, la brigue, le crime de lèse majesté, sont du même temps[14]. Chacun d'eux était présidé par un des préteurs, et ces magistrats n'allèrent plus gouverner les provinces que comme propréteurs, et en sortant de charge. Sylla établit quatre nouvelles enquêtes perpétuelles contre les assassins, contre les parricides, contre les empoisonneurs, contre les faussaires[15]. Mais le nombre des préteurs ne fut pourtant que de huit jusqu'au temps de César, qui, le premier, en établit dix. La juridiction du préteur de la ville était souvent unie à celle du préteur des étrangers, ou à la présidence d'un des tribunaux permanents. Quelquefois les attributions de deux de ces tribunaux étaient réunies, ou, au contraire, les cas d'une même espèce, s'ils étaient nombreux, étaient partagés entre deux tribunaux[16]. Un ancien magistrat pouvait, en l'absence d'un préteur, être nommé président d'une des huit enquêtes perpétuelles. On l'appelait alors juge de la question[17] (judex quæstionis).

Les Romains n'ignoraient pas la différence entre les matières civiles et les matières criminelles[18]. Mais ils distinguaient surtout les causes par la qualité et par la composition du tribunal compétent pour les juger[19]. Il y avait : 1° les causes privées dont chacune était confiée, par le préteur, au jugement d'un juge, d'un arbitre, ou de plusieurs récupérateurs ; 2° les causes centumvirales, qui participaient de la nature des causes privées et de celle des causes publiques ; 3° les causes publiques qui étaient jugées ou par le peuple ou par un tribunal investi, comme l'étaient ceux des huit enquêtes perpétuelles, de l'autorité d'une cour politique.

 

I. — Causes privées.

 

Au temps de Polybe, les procès dérivant des obligations contractées soit avec les particuliers, soit avec l'Etat, étaient confiés, par le préteur, à des juges choisis parmi lés sénateurs, pourvu que l'objet du litige eût une certaine importance[20]. Cette restriction fait-elle allusion à l'existence, au temps de la République, de juges de paix chargés de terminer les procès de peu d'importance, comme le furent les juges ducenaires du temps d'Auguste, et les juges pédanés de la fin de l'empire[21] ? Sur cette question, on ne peut faire que des conjectures. Le juge était ordinairement choisi par les parties elles-mêmes. Le préteur l'investissait du droit de prononcer sur les faits de la cause, et sur le droit des parties. L'arbitre était un juge auquel le préteur laissait une grande latitude pour apprécier la valeur des prétentions du demandeur. Avant C. Gracchus, l'arbitre comme le juge, dans les causes d'une certaine importance, devait être choisi parmi les sénateurs.

Mais lorsque C. Gracchus transféra la judicature des sénateurs aux chevaliers, fut-ce seulement l'aptitude d'être juge juré dans les affaires criminelles, ou tout à la fois pour les matières civiles et pour les matières criminelles qui se trouva si vivement disputée ?[22] Les considérants de la loi Cincia[23], de l'an 203 av. J.-C. et ceux de la loi somptuaire de Fannius de 161[24], prouvent la corruption des avocats et des juges' de l'ordre du Sénat, et la nécessité qu'il y avait d'une réforme complète de la justice. M. Ortolan a donc bien raison de dire qu'en 122 av. J.-C., les chevaliers romains, acquirent le droit de juger les causes privées comme les causes publiques. On peut même ajouter que lorsqu'ils perdirent la judicature politique, ils conservèrent l'aptitude à être choisis comme juges des causes privées. Sylla fut leur plus grand ennemi, et, en vertu de sa législation, les chevaliers restèrent, pendant dix ans (80-70 av. J.-C.), exclus des huit tribunaux des enquêtes perpétuelles où se jugeaient les causes publiques. Or, pendant cette période, nous trouvons un chevalier juge d'une cause privée. Cicéron prononça le plaidoyer pour Q. Roscius le comédien en 76 av. J.-C.[25] Il y est question d'une convention faite en l'an 79 av. J.-C., où Fannius avait promis de verser à Roscius la moitié de la somme qu'il pourrait se faire payer par Flavius leur débiteur commun. Fannius avait attaqué Flavius. L'affaire avait été portée devant un juge nommé Cluvius qui était chevalier romain[26], et Cicéron employa le témoignage de ce juge, qui avait adjugé une somme à Fannius, pour forcer celui-ci à tenir sa promesse et à partager avec Roscius. C. Aurelius Cotta fit voter une loi qui concernait seulement le jugement des causes privées[27]. Ce fait prouve que le législateur considérait alors la judicature civile comme séparée de la judicature politique. M. Cotta fit abroger la loi de Caius. Un troisième Cotta, Lucius, préteur en 70 av. J.-C., fit une loi judiciaire qui partageait la judicature politique et civile entre les sénateurs, les chevaliers et les tribuns de la solde (tribuni æris ou tribuni ærarii). Ces derniers perdirent le droit de siéger dans les tribunaux politiques au temps de César, en 46 av. J.-C.[28], et, sans qu'il soit fait mention nulle part de la restitution de leur droit, on les retrouve au commencement du règne d'Auguste, formant une des trois décuries judiciaires[29], auxquelles Auguste ajouta une quatrième décurie, celle des ducenaires[30]. C'est que les tribuns de la solde, ne perdirent en 46 av. J.-C., comme les chevaliers au temps de Sylla, que la judicature, qui s'exerçait dans les huit tribunaux des enquêtes perpétuelles. Ils continuèrent, après César, à former une classe[31] où l'on ne prenait, comme plus tard dans celle des ducenaires, que des juges pour les causes privées.

Ainsi, on peut dire que toutes les classes qui, comme celle des chevaliers, arrivèrent à la judicature politique, acquirent en même temps la capacité de juger les causes privées, et qu'elles gardèrent cette dernière capacité, même lorsqu'une révolution les exclut des tribunaux où se jugeaient les causes publiques. C'est là ce qui justifie la loi, par laquelle C. Gracchus donna la qualité de juges aux chevaliers romains, c'est-à-dire à tous les citoyens de la première classe. Jamais trois cents sénateurs n'auraient suffi pour décider toutes les affaires civiles.

Récupérateurs.

Vers 240 av. J.-C., au moment de la réforme politique de la constitution, eut lieu un grand changement dans la procédure civile. La création du préteur des étrangers, en 242 av. J.-C., devint l'origine de la procédure formulaire, qui fut décidément substituée à celle des actions de la loi, entre les années 233 et 170 av. J.-C., par la loi Æbutia[32]. Les édits prétoriens créèrent un droit commun aux citoyens et aux étrangers, et les récupérateurs, qui, jusque là, n'avaient jugé que des affaires qui dépendaient du droit des gens[33] ou des procès entre les citoyens et les étrangers, furent bientôt chargés de décider des procès entre citoyens. Les récupérateurs décidaient surtout les questions de possession, parce que l'étranger, leur premier justiciable, n'avait pas de droit de propriété quiritaire[34].

La juridiction des récupérateurs ne fut pas seulement une extension du bénéfice de la loi romaine aux affaires des étrangers ; ce fut aussi un moyen d'approprier la loi romaine elle-même aux besoins nouveaux des citoyens. Ainsi, la loi des Douze Tables punissait les coups et injures, d'une amende de vingt-cinq as d'une livre au profit de l'injurié[35]. L'as de 317 grammes, ayant été coupé en six, puis en douze parties, dont chacune s'appelait un as, et la valeur relative du numéraire ayant baissé, l'amende pour les voies de fait devint insignifiante. Un insolent, L. Veratius, se promenait dans les rues de Rome, suivi d'un esclave qui portait une bourse pleine d'as. Il s'amusait à souffleter les passants, puis leur payait sur-le-champ vingt-cinq as, en vertu de la loi des Douze Tables. Les préteurs durent laisser tomber la vieille loi en désuétude et ils mirent dans leurs édits, qu'ils nommeraient des récupérateurs chargés d'estimer les dommages et intérêts dus pour les injures. Ordinairement, les récupérateurs étaient au nombre de trois ou de cinq dans chaque affaire, tandis que, dans le vieux droit civil, une cause privée devait être portée devant un seul juge[36]. On distinguait chez les Romains deux sortes de procédures, les procédures légitimes ou de droit civil (legitima judicia), et les procédures de droit militaire (judicia quæ imperio continentur), lesquelles duraient autant que le pouvoir du magistrat qui les avait organisées. Les procédures légitimes dit Gaius[37], sont celles des affaires qui sont réglées dans la ville de Rome, ou à moins d'un mille de ses murs, entre citoyens tous romains et qui sont soumises à un seul juge[38]. Les procédures des jugements des récupérateurs, ne satisfaisant pas à la dernière de ces trois conditions n'étaient pas légitimes. Elles étaient une espèce du genre des procédures de droit militaire.

Dans quelle classe de citoyens étaient choisis les récupérateurs ? Sous l'empire, quand les tribuns de la solde et les ducenaires, c'est-à-dire les citoyens de la deuxième et de la troisième classe du cens, étaient reconnus aptes à juger les causes civiles, le choix des récupérateurs n'était pas limité comme celui des judices selecti à la classe des chevaliers romains[39]. Mais cette latitude ne semble pas avoir existé avant l'an 70 av. J.-C. Les exemples les plus anciens que nous ayons de procès portés devant les récupérateurs semblent prouver que ces juges étaient choisis, comme les autres, dans la classe que la loi appelait à siéger dans les tribunaux, c'est-à-dire dans le sénat, avant le tribunat de C. Gracchus, et, dans l'ordre équestre, après ce tribunat. En 170 av. J.-C., deux anciens préteurs, P. Furius Philus et M. Matienus, sont traduits devant les récupérateurs pour rendre compte de leurs exactions commises contre les peuples d'Espagne.' Chacune des deux commissions de récupérateurs est composée de cinq sénateurs[40]. C'était à leur compétence qu'appartenaient alors tous ces procès entre magistrats romains et peuples étrangers, qui, vingt ans plus tard, furent attribués à la juridiction du tribunal permanent de repetundis. Sous le règne d'Auguste, les tribunaux des enquêtes perpétuelles perdirent leur autorité, et nous voyons, la seconde année du règne de Tibère, un procès relatif aux exactions d'un gouverneur de province porté devant les récupérateurs[41], comme l'avait été celui de 170 av. J.-C. Mais lorsque les crimes de l'accusé étaient d'une nature atroce, c'était le sénat qui s'attribuait le jugement au lieu de désigner des récupérateurs[42].

Après le tribunat de C. Gracchus, qui transféra la judicature des sénateurs aux chevaliers, tous les récupérateurs nommés, soit à Rome, soit dans les provinces, appartiennent à l'ordre équestre. Dans la loi agraire de Thorius, qui est de l'an 111 av. J.-C.[43], il est dit, que si les publicains adjudicataires de l'impôt des pâturages et des terres publiques d'Italie ont une contestation avec leurs fermiers et demandent des récupérateurs, le consul, le préteur ou le propréteur, auquel ils auront adressé leur instance, leur désignera onze récupérateurs sur une liste de cinquante citoyens de la première classe[44], puis, permettra que chacune des deux parties récuse tour à tour deux juges. Les citoyens de la première classe, ce sont les chevaliers romains[45]. Pourquoi donc le nom des chevaliers ne figure-t-il pas dans le texte de la loi ? C'est qu'il y avait des membres de l'ordre équestre qui conservaient le titre de chevaliers, héréditaire dans leurs familles, et qui ne possédaient plus le cens équestre, c'est-à-dire la fortune de la première classe. Or, les lois judiciaires, depuis C. Gracchus, exigeaient qu'un juge possédât cette fortune comme garantie de son indépendance[46], et, par conséquent, le titre de chevaliers employé par les historiens pour désigner les membres de l'ordre judiciaire, n'aurait pas été dans le texte de la loi une qualification assez exacte. Voilà pourquoi la loi Thoria dit cinquante citoyens de la première classe et non cinquante chevaliers.

Da reste, dans les provinces, les récupérateurs, au temps de Cicéron, étaient choisis parmi les chevaliers romains, le plus souvent banquiers ou publicains établis dans une ville importante[47]. Il faut même remarquer que c'est au temps où la législation de Sylla privait à Rome les chevaliers de la judicature politique qu'en Sicile on les voit juger les affaires criminelles des Grecs[48] et les affaires civiles des Romains. Ainsi le pouvoir judiciaire tant disputé entre les sénateurs et les chevaliers après le tribunat de C. Gracchus fut uniquement celui de siéger dans les tribunaux qui jugeaient les causes publiques en vertu des lois sur les enquêtes perpétuelles. L'ordre équestre acquit en 122 av. J.-C., et ne perdit plus, pas même de l'an 80 à l'an 70 av. J.-C., le droit de fournir, soit à Rome, soit dans les provinces, les commissions de' récupérateurs chargées des causes privées dont le pouvoir militaire avait organisé la procédure (imperio  continentia judicia), de même qu'il acquit et posséda sans interruption le droit de fournir l'unnus judex à Rome dans les causes privées des citoyens dont les procédures étaient de droit civil (legitima judicia).

 

 

 



[1] Esprit des lois, XI, 18.

[2] Dans une affaire purement civile de l'an 81 av. J.-C., Hortensius reprochait au client de Cicéron d'avoir été partisan de Marius. Le mandataire de ce client, le chevalier romain Alfenus, avait été proscrit par Sylla. Cicéron, Pro Quintio, 21, 22, 24, 28.

[3] Divinatio in Q. Cæciliam, 17. In Verrem, act. II, lib. II, 12.

[4] Pro Quintio, 7, fin, et 20. Lex Thoria agraria, § XVI. Egger, 217.

[5] De inquisitione apud Romanos, Ciceronis tempore, Parisiis, Durand, 1856, Pars prima, n° VIII, 18.

[6] Asconius, Argument de Pro C. Cornelio.

[7] Plutarque, Vie de Caton l'ancien, 15.

[8] Cicéron, Pro Cluentio, 55.

[9] Appien, G. civ., I, 22.

[10] Cicéron, De legibus, III, 9.

[11] Ortolan, Explication historique des Instituts de Justinien, I, 125, n° 417, et 151, n° 162-163.

[12] Histoire de la préture, par Edm. Labatut, Paris, chez Thorin, 1868.

[13] Lydus, de magistratus, I, § 45.

[14] Cicéron, Brutus, 27.

[15] Pomponius, De origine juris. Il les appelle quæstiones publicæ.

[16] Sigonius, De judiciis, II, IV. Dans le Trésor de Grœvius, II, col. 1742-43.

[17] César fut juge de la question De Sicariis, en 64 av. J.-C., deux ans avant sa préture. V. Napoléon, Hist. de J. César, 2, n° 7, et 3, n° 7, Cf. Drumann, Julii, 147. Les huit enquêtes perpétuelles, en 66 av. J.-C., étaient partagées et présidées de la façon suivante par les huit préteurs : 1° Quæstio de repetundis, présidée par M. Tullius Cicero ; 2° Q. de peculutu, p. p. C. Orchinius ; 3° Q. de ambitu, p. p. C. Aquilius ; 4° Q. de majestate, p. p. L. Cassius ; 5° Q. de ceneficiis et de coitionibus ne quis judicio publico circumceniretur, p. p. Q. Voconius Naso ; 6° Q. de Sicariis, p. p. M. Plœtorius ; 7° Q. de falso, p. p. C. Antonius ; 8° Q. de Sicariis et de parricidio, p. p. C. Flaminius. V. Pro Cluentio, 54-55 ; Pro C. Cornelio, I ; Argum. du Pro C. Cornelio, par Asconius. Cicéron, Ad Atticum, I, 8 et 9. Plutarque, Vie de Cicéron, 9.

[18] Cicéron, Pro Cæcina, 2, fin.

[19] Le peuple jugeait quelquefois des causes qui, chez nous, appartiendraient à la juridiction civile ou à la morale domestique. Polybe, VI, 14, n° 6. Val. Max., VIII, I, n° 8, s. v. Damnati. Cicéron, De nat. Deorum, III, 30.

[20] Polybe, XVII, n° 7. Ortolan, Exp. hist. des Instituts, n° 163-416.

[21] Ortolan, Exp. hist. des Instituts, n° 393-397.

[22] Ortolan, Exp. hist. des Instituts, I, 221, n° 281.

[23] Tacite, Annales, XI, 5 et XIII, 42. Tite-Live, XXXIV, 4.

[24] Macrobe, Saturnales, II, 12. Egger, Serm. lat. vet. reliquiæ, XXXIX, 265.

[25] Pro Q. Roscio, 13.

[26] Pro Q. Roscio, 14.

[27] Cicéron, Pro C. Cornelio. Asconius, In h. l.

[28] Suétone, Vie de César. Dion Cassius, XLIII, 25.

[29] Pline, Hist. nat., XXXIII, 7 n° 2.

[30] Suétone, Vie d'Auguste, 32.

[31] Le nom de décurie ne fut donné qu'au temps d'Auguste aux catégories de citoyens qui avaient seulement l'aptitude à devenir juges des causes privées. Il en avait été ainsi des chevaliers entre les années 80 et 70 av. J.-C. Ils n'avaient pas été qualifiés de décurie judiciaire pendant cet intervalle.

[32] Gaius, Institutes, IV, 30. Aulu-Gelle, XIII, 10. Ortolan, Expl. hist. des Institutes, I, n° 243 et 251.

[33] Festus, s. v. reciperatio. Cf. Ortolan, Expl. hist. des Institutes, n° 258. V. plus haut § 2 de la Noblesse urbaine du patriciat.

[34] Cicéron, Pro A. Cæcina, 1, 2 et 17. Fragm. du Pro M. Tullio.

[35] Aulu-Gelle, XX, 1, n° 12 et 31. C'était une amende de 7.575 grammes de cuire.

[36] Gaius, Institutes, IV, § 103-106. Tite-Live, XXVI, 18 et XLIII, 2. Lex Thoria, § XVII.

[37] Gaius, Institutes, IV, § 103-106.

[38] On voit qu'il pouvait y avoir à Rome des procédures de droit militaire, notamment celles des jugements des récupérateurs. Gaius, Institutes, IV, § 109, dit aussi qu'un procès peut être intenté en vertu d'une loi et ne pas donner lieu à une procédure légitime, qu'il peut, au contraire, être intenté en vertu de l'édit du préteur et donner lieu à une procédure légitime. Nous ne pouvons donc partager sur les legitima judicia l'opinion de M. Fustel de Coulanges, Cité antique, V, 2, p. 497-498, qui fait dépendre trop exclusivement la légitimité des procédures du sol sur lequel le procès est engagé ou de l'origine de la loi invoquée, par le demandeur. Nous nous rapprochons davantage de l'opinion de M. Jacques Latreille (Hist. des institut. judiciaires des Romains, I, Paris, chez A. Maresq. 1870, 65-67), qui voit dans les récupérateurs, soit à Rome, soit dans les provinces, les commissaires de l'imperium.

[39] Pline, epistula, III, 20. Ortolan, Expl. hist. des Institutes, I, 153, n° 164.

[40] Tite-Live, XLIII, 2.

[41] Tacite, Annales, I, 74, fin.

[42] Pline, Epistolœ II, 11 et IV, 9.

[43] Le nom de cette loi agraire est contesté. M. Lange, Rœmische Alterthümer, p. 51 du troisième volume, l'appelle loi Bœbia. Mais la date en est certaine, puisque les consuls de l'an 111, P. Cornélius et L. Calpurnius, y sont nommés, § XLIX. Cette date suffit pour notre démonstration.

[44] Egger, Lat. serm. vet. reliquiæ, 217. La désignation de ces onze récupérateurs se faisait sans doute au moyen d'un tirage au sort, après que le préteur avait choisi cinquante citoyens de la première classe.

[45] V. t. I, l. II, c. 3.

[46] Cicéron, Philippique, I, 8, cf. t. I, l. II.

[47] Pro Flacco, 4, fin, et 17. Cf. Cicéron, In Verrem, act. II, lib. III, 58 et 59, fin. Affaire de Scandilius. Cf. Ibid., 11.

[48] Verrem, act. II, lib. II, 28-30. Affaire de Sopater.