I Toutes les nations modernes qui, sur le continent de l'Europe, sont arrivées à la grandeur, ont été troublées dans leur développement par quelque force étrangère. Tantôt les hasards des alliances féodales séparaient des territoires faits pour être unis ; tantôt un ennemi puissant ou une coalition arrêtait la croissance naturelle d'un peuple ou l'accomplissement des projets d'un souverain ambitieux. Seule, Borne put fonder un immense empire et parcourir tout le cercle dévolu à sa domination, sans jamais se heurter à un obstacle invincible. Jamais elle n'éprouva de revers sans les réparer, excepté dans les déserts lointains et dans les pays sauvages où la victoire était inutile et la conquête impossible à maintenir. La guerre d'Annibal fut la seule crise dangereuse pour son existence : et elle n'éclata que lorsque déjà son empire était solidement fondé en Italie et sa constitution achevée par l'union intime des deux parties du peuple romain, c'est-à-dire de la ville dominante des patriciens et du grand territoire plébéien admis au droit de cité. Mais il ne suffisait pas pour que Rome devînt maîtresse du monde que les circonstances extérieures rendissent ses conquêtes plus faciles. La petitesse des républiques civilisées, les divisions des tribus barbares, la décadence des royaumes qu'elle rencontra n'auraient pas fait sa grandeur, si elle eût été aussi faible que chacun de ses voisins, si elle n'eût renfermé en elle un germe de puissance qui manqua aux autres cités antiques. Cette cause qui l'éleva progressivement jusqu'à la domination universelle, dut agir d'une façon continue et uniforme, puisque Rome ne cessa de croître, et que jamais un danger permanent ne l'obligea à briser sa tradition ou à se donner une constitution moins conforme à son génie, mais plus utile à son salut. Cette cause si simple[1] et si active,
nous avons essayé de la déterminer dans le premier volume de l'histoire des Chevaliers
Romains. Ce fut l'extension graduelle de la plèbe rustique, composée des
cultivateurs libres qui formèrent autour de Rome trente-et-une tribus sur
trente-cinq. Jamais la stérile Attique ne put nourrir une population si
serrée de laboureurs et de soldats; jamais la riche Béotie ne réunit tant de
petites villes et de bourgs sous les lois égales d'une cité dominante. Thèbes
ne sut que détruire Orchomène et Platée qui furent rebâties avec ses ruines.
Sparte aima la guerre, mais méprisa l'agriculture. Pour elle les Laconiens et
les Ilotes ne furent que des sujets et des esclaves, jamais des citoyens.
Ainsi dans les états de Rome, surtout depuis la constitution de l'an 940 av.
Jésus-Christ, fut un exemple unique dans l'antiquité, d'un gouvernement placé
sous l'influence de la propriété rurale et des classes moyennes, et ces
classes étaient dirigées par celle des chevaliers romains. Les Grecs eurent,
comme le patriciat de Rome, les goûts élégants et raffinés, les idées et les
moeurs changeantes d'un peuple de citadins. Au contraire, les pères de
famille plébéiens, qui s'étaient partagé le sol de l'Italie centrale, furent
un peuple de propriétaires ruraux attachés aux vieilles mœurs, aux traditions
du culte, aux formalités de la loi. Aussi les philosophes de La même cause qui rendit les Romains assez forts pour la
conquête, les rendit aussi capables de liberté. A. mesure que Rome augmenta
son territoire quiritaire et acquit de nouveaux soldats, elle accrut le
nombre de ses citoyens et la force de sa plèbe. Les droits politiques des
plébéiens furent reconnus au siècle où se formèrent quatorze nouvelles tribus
rustiques, et l'annexion des deux dernières, Les chevaliers eurent la plus grande part à tous ces
changements. Chevaliers romains, nobles les plus riches des municipes, des colonies
et des préfectures, chefs de la plèbe rustique, hommes nouveaux[3] qui cherchent à
sortir de leurs petites localités pour prendre rang dans la noblesse de Rome
par la conquête d'une magistrature curule, ce sont là les termes le plus
souvent synonymes dans l'histoire des deux derniers siècles de La dualité originelle du peuple romain est marquée dans
les cadres de la chevalerie primitive, partagée en deux groupes égaux de
douze cents hommes, aussi bien que dans les cadres de l'infanterie, partagée
en quatre légions urbaines et quatre légions rustiques. Elle a laissé des
traces ineffaçables dans la division symétrique que fit Servius Tullius de la
campagne romaine en vingt-six districts appelés pagi,
et de la ville de Rome en vingt-sept districts appelés vici, dans les doubles élections où le vote des
centuries assemblées au champ de Mars hors de Rouie, était confirmé à
l'intérieur de la ville sur le comitium
par le vote des trente curies, et surtout dans la grande opposition de la
dictature patricienne et du tribunat de la plèbe. Les deux souverainetés
égales du peuple de la ville et de celui de la campagne se résumaient dans
ces deux Magistratures investies du droit de vie et de mort. Elle n'était
certes ni vile, ni faible, ni sans orgueil cette plèbe qui, en 493, fit
capituler le patricial, rendit la majesté tribunitienne inviolable, exila
Coriolan, exclut les patriciens de l'assemblée des tribus et dès 490 av.
Jésus-Christ, vota la loi Icilia par laquelle il était défendu, sous peine de
mort ou d'exil, d'interrompre un tribun parlant, aux plébéiens. A la tête de
celte plèbe étaient les chevaliers et, dès le premier siècle de Enfin la révolution de 240 av. Jésus-Christ fut le triomphe de la noblesse équestre des cantons ruraux sur la noblesse sénatoriale de Rome, des petites villes sur la grande, du pays romain sur la vieille cité. Les chevaliers equo privato y acquirent le droit de prérogative, et, à la majorité qu'ils avaient déjà dans la première classe, se joignirent désormais les suffrages des classes moyennes, composées des petits propriétaires des tribus rustiques. Après un siècle de calme intérieur que cette constitution donna aux Romains 240-133 av. Jésus-Christ, l'antique dualité reparut plus profonde que jamais. Les classes moyennes avaient disparu des environs de Rome au siècle des grandes guerres. Deux aristocraties se trouvèrent en présence, la noblesse sénatoriale de Rome enrichie du pillage du monde, comprenant l'ancien patriciat, et, comme lui, appuyée sur la populace urbaine; et l'aristocratie des chevaliers equo privato, sortie de la plèbe rustique, et animée des mêmes sentiments qu'elle, quoique parfois infidèle à son origine. On vit cette aristocratie du second ordre s'allier de temps en temps au sénat contre ce qui restait de plébéiens, mais le plus souvent profiter pour s'agrandir des dernières luttes de la plèbe avec la noblesse de Rome. Dans l'histoire des chevaliers romains, depuis les Gracques jusqu'à César, nous considérons d'abord l'origine et la puissance de la noblesse municipale, puis les entreprises financières des compagnies de publicains, enfin la lutte où les chevaliers disputèrent les tribunaux aux sénateurs. Quand César aura mis fin à la liberté républicaine, nous verrons la lutte cesser entre le corps des chevaliers et la noblesse, parce que tout fut soumis à l'autorité d'un maître. La judicature, l'administration financière devinrent des fonctions, au lieu d'être de grands pouvoirs. La chevalerie fut peu à peu réduite à servir d'ornement à la monarchie impériale. L'on aimait encore à y prendre place par vanité, lorsqu'on était de la plèbe, à s'y réfugier par modestie ou par prudence, lorsqu'on était sorti d'une maison de sénateurs ; mais, dans cette dernière période, l'histoire des chevaliers romains n'est plus que celle d'une institution particulière, à laquelle se rattachent de grands souvenirs. Il n'y faut plus chercher, comme à l'époque des Gracques et de Cicéron, ni le secret de la vie publique, ni une des causes les plus énergiques des révolutions de l'Etat romain. On n'est pas encore habitué en France à considérer la lutte soutenue par la plèbe, d'abord contre le patriciat, puis contre la noblesse, comme celle de deux aristocraties presque également fières et puissantes. Il serait pourtant difficile d'imaginer qu'elle ait pu être autre chose. À côté des chefs de la grande ville conquérante, durent chercher à prendre rang successivement les chefs des petites villes que Rome, plus sage que Berne ou que Venise, admettait au partage de son droit de cité. La noblesse romaine se renouvelait ainsi de siècle en siècle par le succès toujours disputé des hommes nouveaux, qu'envoyaient à Rome les zones de plus en plus éloignées de son territoire. Ce point de vue, oit nous nous sommes placé, a été adopté, depuis un demi-siècle, par plusieurs des écrivains qui ont porté, dans l'étude de l'histoire, ou le coup d'oeil pénétrant du génie, ou l'intelligence exercée de l'observateur, de l'historien et de l'homme politique. Rien ne serait m'oins propre à faire reconnaître la vérité, que de laisser croire qu'on la présente au public comme une découverte que l'on aurait faite tout seul. Cette prétention, qui n'est pas la nôtre, ne servirait qu'à donner à des pensées justes l'air de paradoxes plus ou moins ingénieux. Pour bien établir notre point de départ, pour ne pas donner à penser que notre critique, fondée sur la raison et sur les textes anciens, ne se trouve confirmée par aucune autorité plus nouvelle, nous laisserons parler avant nous les historiens les plus accrédités des temps modernes. Après avoir relu ce que ces historiens ont écrit de l'antagonisme entre la plèbe et le patriciat, on pourra remarquer que, si les conséquences que nous avons tirées du système de Niebuhr nous appartiennent, les principes de ce système sont empruntés à la plus pure antiquité, et ont été déjà confirmés par l'approbation des plus grands critiques ; de sorte que, pour les détruire, il faudrait renverser l'autorité des modernes comme l'autorité des anciens. II Dès les premiers temps de Rome, dit Niebuhr, dut se former
une communauté composée de divers éléments, et surtout de clients dont les obligations avaient cessé, ou parce
qu'ils en avaient été dispensés, ou parce que la race de leurs patrons
s'était éteinte. Cette plèbe de la ville, si elle était restée seule, ne se
serait pas tirée de son obscurité. Car c'est par son origine qu'il faut
expliquer la destination qu'eurent plus tard les tribus urbaines, de recevoir
les citoyens qui n'étaient pas de race libre. La vraie, la noble, la grande
plèbe commence par la formation d'un territoire rural composé de localités
latines. Plusieurs de ces petites villes furent, selon les récits qui nous
sont restés des conquêtes des Rois, transformées en colonies ; d'autres
furent détruites et leurs habitants conduits à Rome.... On assigna à ceux qui voulurent s'y établir la montagne
de l'Aventin, où ils purent habiter dans un faubourg séparé de la ville et
sous un droit particulier. La plupart des plébéiens restèrent dans leurs foyers
; mais leurs villes cessèrent de former des centres politiques[4]. Elles tombèrent au rang de districts ruraux ou pagi[5]. Leur territoire, lorsque le chef-lieu en avait été conquis
par l'épée ou qu'il s'était soumis sans condition, d'après le droit des gens de
l'Italie, fut converti en domaine. Une partie resta bien commun, et les patriciens
s'en réservèrent la jouissance à eux et à leurs gens ; une partie échut à la
couronne ; les rois partagèrent et assignèrent le reste aux anciens
propriétaires devenus de nouveaux Romains[6]. Ces nouveaux sujets formèrent une commune, qui, auprès du
peuple des trente curies, prenait le même rang qu'avait eu, en face d'Albe,
la confédération des cités latines. C'est ainsi que commença la plèbe, qui
fut la force et la vie de Rome, le peuple d'Ancus à côté du peuple de Romulus[7]. Le droit de cité des plébéiens était ce que fut plus tard
le droit de cité sans suffrage. Car on ne pouvait voter que dans les curies....
La noblesse des villes conquises ou soumises par des
traités faisait partie de cette plèbe, de même que, plus tard, les Mamilius[8], les Papius[9], les Cœcina[10], les Cilnius[11] furent tous plébéiens... La
plèbe, considérée comme une partie très-nombreuse de la nation, et composée
d'hommes reconnus libres, date du règne d'Ancus.... La suite de cette histoire montrera que les clients étaient
tout à fait étrangers à cette commune, qui comprenait tout le territoire
rural[12].
Formée par l'admission de bourgeoisies et de populations
tout entières, la plèbe romaine était comparable aux sujets que l'Etat de
Berne avait dans le pays de Vaud, où la vieille noblesse bourguignonne, les
villes et les paysans, étaient placés sur une même ligne en face de l'Etat
souverain[13]. Que celui qui est familier avec l'histoire de Florence
suppose que Pourtant, ce ne fut pas l'éclat,
que ce petit nombre de grandes familles répandit sur la plèbe, qui la rendit
si honorable. Ce fut, comme l'indique la propriété quiritaire des plébéiens,
son caractère essentiel d'association de paysans[17]. Les anciens estimaient tous l'agriculture comme
l'occupation propre de l'homme libre, et comme l'école du soldat. Caton dit
que le cultivateur est celui qui a le moins de mauvaises pensées. C'est en
lui que se retrouve l'ancienne sève de la nation ; au contraire, elle se
corrompt dans les villes où les étrangers, marchands et hommes des métiers
s'établissent avec des nationaux qu'attire l'appât du gain. Du reste, dans
les pays à esclaves, les affranchis demandent leur subsistance aux
professions ouvrières où souvent ils s'enrichissent. Les métiers étaient
aussi dans l'antiquité le plus souvent dans leurs mains, et c'est ce qui les
rendait peu convenables pour ceux qui avaient le droit complet de cité De là,
l'opinion qu'admettre les ouvriers aux droits complets des citoyens, c'était
altérer d'une façon dangereuse la o constitution du peuple. Les anciens
n'avaient aucune idée d'un gouvernement respectable dirigé par des
corporations, tel que nous en montre l'histoire du Moyen-Âge, et, même à
cette dernière époque, on ne peut nier que dès que les corporations
l'emportèrent sur les grandes familles, l'esprit militaire s'abaissa ; il
finit même par s'éteindre entièrement, et avec lui disparut la considération extérieure
et la liberté des villes. Aujourd'hui même, le paysan italien, lorsqu'il est
propriétaire, est très» brave et très-estimable il est infiniment préférable à
l'homme de la ville de la même nation. L'agriculture est la vraie vocation du
peuple italien, comme la vie maritime était la vocation des Grecs et des Napolitains. La vieille plèbe romaine se composait exclusivement de paysans et de laboureurs. Si plusieurs de ces plébéiens réduits à la pauvreté perdaient leur héritage, au moins n'y en avait-il pas un seul d'entre eux qui gagnât sa vie par un autre métier, et ils étaient aussi étrangers au commerce qu'aux professions ouvrières[18]. Deux ancêtres libres aussi bien qu'une propriété rurale, ou du moins un métier agricole et le fait de n'exercer ni un commerce ni une industrie manuelle constituaient le droit d'appartenir à l'ordre des plébéiens[19]. Il est très-vraisemblable qu'un homme d'un municipe qui prouvait qu'il était dans ces conditions, pouvait demander son inscription dans une tribu, et que, lorsqu'on forma » de nouvelles tribus, on y inscrivit seulement ceux qui, s'ils avaient été anciens citoyens, auraient été de la plèbe. Les autres, quoiqu'ils eussent le droit de cité étaient seulement ærarii[20]. Les ærarii et les affranchis compris parmi eux n'étaient pas une tourbe confuse et sans organisation. Ils étaient réunis dans des corps de métiers où ils jouissaient de privilèges particuliers, avec l'espérance d'atteindre par leurs services aux privilèges plus élevés de la plèbe. Ils restaient calmes parce qu'ils voyaient devant eux cette perspective : l'honneur d'être plébéiens était accessible à leurs descendants, s'ils voulaient échanger un gain plus riche et une vie sans danger contre le fer plébéien de la charrue ou de l'épée[21]. Plutarque[22] compte dans Dans l'antiquité, dit-il, les métiers et le commerce de la ville étaient faibles et
l'agriculture était très-estimée ; au Moyen-Âge, l'opinion contraire prévalut[25]. Aussi arriva-t-il que dans les temps anciens souvent la
population rurale se constitua en commune ; au Moyen-Âge, au contraire, les
terres environnant les villes furent rarement admises dans le corps politique
; mais il se forma dans l'intérieur des murs une commune composée d'ouvriers
exerçant des métiers de toute sorte. Ceux-ci furent poussés par le sentiment
de leurs besoins à se réunir en corporations qui, groupées dans une même localité,
les unes à côté des autres, déployèrent une force que n'avait point le peuple
de la campagne. La nature propre de ces corporations donna aux révolutions par
lesquelles les communes triomphèrent au Moyen-Âge, un caractère tout
différent de celles où le demos et la plèbe antique obtinrent d'abord
la liberté puis la prédominance ; et les conséquences furent tout opposées.
La domination des hommes des métiers effaça le caractère militaire des villes
libres, comme Machiavel le remarque à propos de Florence[26]. La domination des paysans rend au contraire les villes courageuses
et constantes, comme il arriva à Rome... Mais
cette différence entre la commune urbaine et la commune rurale n'empêche pas
d'établir un parallèle dans l'histoire des constitutions libres des deux âges
d'or de la vie des cités. Par opposition aux grandes familles nobles ou gentes,
le demos, la plèbe, la commune sont des éléments politiques de la même
nature[27]. Parmi les grandes familles
patriciennes, il n'y en avait qu'un nombre restreint qui fussent restées ou devenues
riches et puissantes et qui formassent une véritable noblesse, comme celle
qui subsista dans les républiques aristocratiques des temps les plus modernes.
A côté du patriciat, grandit la noblesse plébéienne qui menaça de le
surpasser. L'oligarchie hait les hommes de bonne naissance indépendante qui
se sentent les égaux des nobles. Contre cette classe moyenne détestée, elle
voit des alliés dans le peuple inférieur où elle peut vouloir sincèrement du
bien à maint individu qu'elle aime comme un protégé. La noblesse de Venise
était familière avec les gondoliers et insolente en face du noble de terre
ferme ; et si un changement dans les lois eût été possible, le sénat se
serait plutôt décidé à admettre au grand conseil des bateliers et des
portefaix, dont aucun n'aurait élevé ses prétentions jusqu'aux dignités du
gouvernement, que d'adopter la proposition de Maffei[28]. Cette alliance de l'aristocratie et de la population de la
ville contre la plèbe des champs, nous la trouvons déjà formée à Rome dès le
temps du censeur Appius Claudius, en 312 av. J.-C. Appius
admit toute la masse des Libertini dans la plèbe[29], soit que lui-même l'ait répartie à son gré dans les tribus,
soit qu'il ait laissé à chacun le choix de sa tribu. Dans tout état libre,
chaque classe regarde l'admission des autres, aux droits dont elle avait
jusque-là le privilège avec autant de jalousie que le plus étroit oligarque.
Les prétentions des colons d'Amérique avaient à peine dans le cabinet anglais
des adversaires plus passionnés que dans les cabarets. La séparation entre la
plèbe et la faction du marché devrait être supposée, si elle n'était pas historiquement
prouvée. Cette appellation s'appliquait aux artisans, aux marchands et aux
scribes qui se tenaient toujours sur le marché. Elle est traduite du grec άγοραΐος
όχλος[30]. Si les oligarques du Ve siècle de Rome pouvaient
s'attacher à l'aveugle pensée d'effacer les cinquante ans écoulés depuis la
loi de Licinius, ils ne pouvaient imaginer d'autre moyen d'y réussir que d'altérer
la composition de la commune plébéienne. Celui qui descendait d'un esclave,
dans quelque corps politique qu'il fût placé, ne pouvait jamais rêver qu'il
arriverait au consulat. L'inimitié et l'envie, qui se tournent toujours
contre ceux qui sont assez rapprochés de nous, se dirigeaient chez les affranchis
contre les hommes du second ordre[31]. L'histoire de Rome offre un autre exemple décisif de
cette politique : Sylla ne put faire reculer la constitution au-delà de
l'établissement de la loi de Licinius, parce que les familles patriciennes
étaient éteintes en trop grand nombre, et que la noblesse plébéienne, voulait
avoir des avantages solides pour elle-même. Mais, tandis qu'il avait pour
l'oligarchie d'alors les mêmes intentions qu'Appius pour celle de son temps,
et qu'il écrasait l'Ordre des chevaliers, il éleva jusqu'à une
certaine hauteur et même jusqu'au sénat, des gens de la dernière classe[32]. L'opposition des deux plèbes et des deux aristocraties qui
les conduisaient, a été aussi nettement indiquée par Beaufort et par MM. de
Tocqueville et Guizot. Il ne faut pas confondre,
dit Beaufort[33],
la populace renfermée dans les tribus de la ville (plebs urbana) avec les campagnards (plebs rustica),
où ceux qui étaient inscrits dans les tribus
de la campagne et y avaient leurs petits héritages.
Les premiers (plebs urbana)
étaient proprement la populace composée d'affranchis, de gens de métier,
surtout ceux qui exerçaient les métiers sédentaires (artes sellularias)[34], qu'on croyait peu propres à la guerre et qu'alors on
n'admettait pas encore à servir dans les légions. C'était cette populace
indigente, également nécessaire et dangereuse aux grandes villes ; à laquelle
on faisait de temps à autres des distributions de blé pour la faire subsister
et que Cicéron, à cause de cela, appelle la sangsue du Trésor. C'est à cette
classe de citoyens que s'adressaient les harangues séditieuses de ces tribuns
du peuple, qui travaillaient à exciter des révolutions dans Ligustinus[35], et tous les braves soldats qui servaient si bien Ce sont les chefs de cette plèbe rustique, qui formaient presque tout l'ordre équestre au temps des Gracques et de Cicéron, et qui combattirent la noblesse de Rome. Dans la lutte des patriciens et
des plébéiens de Rome, dit M. de Tocqueville[36], il ne faut voir qu'une querelle intestine entre les cadets
et les aînés de la même famille. Tous tenaient en effet à l'aristocratie, et
en avaient l'esprit. M. Guizot a caractérisé comme Niebuhr cette lutte des deux
aristocraties, en résumant la pensée du critique allemand sous une forme à la
fois nette et compréhensive[37]. La lutte des plébéiens et des patriciens romains commence
dès le berceau de Le système que nous avons proposé, qui rattache toutes les révolutions intérieures de Rome aux progrès de ses conquêtes en Italie et à l'accroissement du territoire de ses tribus rustiques, n'a donc rien de paradoxal. Nous en avons emprunté l'idée première à des écrivains et à des penseurs, dont l'autorité pourrait nous suffire, si nous n'avions pris pour règle de chercher toujours dans les anciens l'histoire de l'antiquité. Mais si le témoignage des contemporains de ces révolutions éloignées s'accorde avec l'idée qu'ont pu s'en faire les érudits et les hommes politiques des temps modernes, s'il se trouve que Cicéron ait compris l'histoire romaine comme Beaufort et Niebuhr, comme MM. Guizot et de Tocqueville, dans cette conformité de pensées, qui n'est pas due au hasard, n'est-il pas permis de reconnaître le signe de la vérité ? |
[1] Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances, 52. Plus une loi nous paraît simple, mieux elle nous semble » satisfaire à la condition de relier systématiquement des faits épars, d'introduire l'unité dans la diversité, plus nous sommes portés à admettre que cette loi est douée de réalité objective, n'est point simulée par l'effet d'un concours de causes qui, en agissant d'une manière indépendante sur chaque fait isolé, auraient donné lieu fortuitement à la coordination apparente.
[2] Salluste, Première lettre à César, V et VI.
[3] Tite-Lire, IV, 3, appelle hommes nouveaux Titus Tatius, Tarquin l'Ancien et Servius Tullius, rois originaires, d'après lui, de Cures, de Tarquinies et de Corniculum. Les chevaliers des municipes sont quelquefois appelés Domi nobiles, par opposition à la grande noblesse sénatoriale, de Rome. Cicéron, pro Cluentio, VII, VIII, XXXIX et LVII ; Tite-Live, VIII, 19.
[4] Niebuhr, Hist. rom., 1re partie,
4e édit., Berlin, 1833, p. 428-429.
[5] Niebuhr, Hist. rom., 3e partie, p.
377.
[6] Niebuhr, Hist. rom., 1re partie, p. 429-430.
[7] Niebuhr, Hist. rom., 1re partie, p. 372.
[8] De Tusculum.
[9]
Les Papii étaient de Lanuvium. V. Asconius, argument de
[10] De Volaterra.
[11] Les Cilnii d'Arretium fientèrent la grande famille équestre d'où sortit Mécène.
[12] Niebuhr, 1re partie, p. 429-431.
[13]
De même dans la république des Provinces-Unies il y avait sept Etats
souverains, tandis que les pays de généralité, Limbourg, Brabant et Flandre du
Nord n'étaient pas représentés aux Etats-Généraux ; Gènes et
[14] Les Guidi étaient une famille gibeline du Casentino, pays placé près des sources de l'Arno. Machiavel, Hist. flor., trad. Periès, II, t. V, p. 117.
[15] Les Cattanei, famille gibeline.
[16] Cf. Tite-Live (an 455 av. J.-C.), III, 18 et 19.
[17] Niebuhr désigne souvent la commune plébéienne (die Gemeinde) par cette expression équivalente : les hommes libres de la campagne die fregen Landleute, 1re partie, 4e éd., Berlin, 1833, p. 597.
[18] Niebuhr, 1re partie, p. 614-616.
[19] Niebuhr, 3e partie, 2e éd., Berlin, 1843,
p. 346. Niebuhr a tort de refuser aux clients et aux affranchis de la
ville le titre de plébéiens que tous les écrivains de l'antiquité leur ont
donné. Cf. Cicéron, De Republica, II,
[20] Niebuhr croit que les ærarii étaient admis dans les centuries sans faire partie des tribus. Nous avons prouvé que c'était le contraire. Ce qu'il a très-bien vu, c'est qu'un de ces deux cadres devait comprendre cinq classes et l'autre six.
[21] Niebuhr, 3e partie, p. 341-348.
[22] Vie de Numa, XVII.
[23] Niebuhr, 3e partie, p. 319.
[24] Tite-Live, IX, 46.
[25] Cette opinion prévalut dans les villes et non dans les châteaux.
[26]
Machiavel, Histoire de Florence, trad. Periès, v. fin du liv. II, an
[27] Niebuhr, 1re partie, p. 423-424.
[28] Niebuhr, 3e partie, Berlin, 1843, p. 353-
[29] Niebuhr commet ici une légère erreur. Les affranchis avaient été déjà introduits dans la plèbe des 4 tribus urbaines par le roi Servius (Denys, IV, 23), mais Appius les répartit dans les tribus rustiques ou leur donna le droit de s'y faire inscrire.
[30] Niebuhr, p. 352-353.
[31] C'est-à-dire contre les plébéiens.
[32] Niebuhr, p. 354.
[33]
Beaufort,
[34]
Il est question de la classe des sellularii dans Tite-Live dès l'année 326 av.
J.-C., VIII,
[35] Ligustinus, le modèle des vétérans de l'époque des guerres puniques, était de la tribu Crustumine, dans le pars des Sabins. Cette tribu comprenait aussi une partie de l'Étrurie, Tite-Live, XLII, 34.
[36]
De Tocqueville,
[37] Guizot, Histoire de la civilisation en France, 16e leçon.