HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS

 

TOME II

INTRODUCTION.

 

 

I

Toutes les nations modernes qui, sur le continent de l'Europe, sont arrivées à la grandeur, ont été troublées dans leur développement par quelque force étrangère. Tantôt les hasards des alliances féodales séparaient des territoires faits pour être unis ; tantôt un ennemi puissant ou une coalition arrêtait la croissance naturelle d'un peuple ou l'accomplissement des projets d'un souverain ambitieux. Seule, Borne put fonder un immense empire et parcourir tout le cercle dévolu à sa domination, sans jamais se heurter à un obstacle invincible. Jamais elle n'éprouva de revers sans les réparer, excepté dans les déserts lointains et dans les pays sauvages où la victoire était inutile et la conquête impossible à maintenir. La guerre d'Annibal fut la seule crise dangereuse pour son existence : et elle n'éclata que lorsque déjà son empire était solidement fondé en Italie et sa constitution achevée par l'union intime des deux parties du peuple romain, c'est-à-dire de la ville dominante des patriciens et du grand territoire plébéien admis au droit de cité.

Mais il ne suffisait pas pour que Rome devînt maîtresse du monde que les circonstances extérieures rendissent ses conquêtes plus faciles. La petitesse des républiques civilisées, les divisions des tribus barbares, la décadence des royaumes qu'elle rencontra n'auraient pas fait sa grandeur, si elle eût été aussi faible que chacun de ses voisins, si elle n'eût renfermé en elle un germe de puissance qui manqua aux autres cités antiques. Cette cause qui l'éleva progressivement jusqu'à la domination universelle, dut agir d'une façon continue et uniforme, puisque Rome ne cessa de croître, et que jamais un danger permanent ne l'obligea à briser sa tradition ou à se donner une constitution moins conforme à son génie, mais plus utile à son salut.

Cette cause si simple[1] et si active, nous avons essayé de la déterminer dans le premier volume de l'histoire des Chevaliers Romains. Ce fut l'extension graduelle de la plèbe rustique, composée des cultivateurs libres qui formèrent autour de Rome trente-et-une tribus sur trente-cinq. Jamais la stérile Attique ne put nourrir une population si serrée de laboureurs et de soldats; jamais la riche Béotie ne réunit tant de petites villes et de bourgs sous les lois égales d'une cité dominante. Thèbes ne sut que détruire Orchomène et Platée qui furent rebâties avec ses ruines. Sparte aima la guerre, mais méprisa l'agriculture. Pour elle les Laconiens et les Ilotes ne furent que des sujets et des esclaves, jamais des citoyens. Ainsi dans les états de la Grèce, quelle que fût la forme plus ou moins populaire du gouvernement, ce fut toujours la ville qui prévalut, et qui imposa au pays soit la volonté d'une aristocratie militaire ou commerçante, soit celle d'une populace urbaine d'ouvriers et de matelots.

Rome, surtout depuis la constitution de l'an 940 av. Jésus-Christ, fut un exemple unique dans l'antiquité, d'un gouvernement placé sous l'influence de la propriété rurale et des classes moyennes, et ces classes étaient dirigées par celle des chevaliers romains. Les Grecs eurent, comme le patriciat de Rome, les goûts élégants et raffinés, les idées et les moeurs changeantes d'un peuple de citadins. Au contraire, les pères de famille plébéiens, qui s'étaient partagé le sol de l'Italie centrale, furent un peuple de propriétaires ruraux attachés aux vieilles mœurs, aux traditions du culte, aux formalités de la loi. Aussi les philosophes de la Grèce, comme la noblesse patricienne[2], s'appliquaient à restreindre le nombre des citoyens: les politiques italiens, les tribuns de la plèbe ne cessaient de le multiplier. Alexandre, chef de la confédération Hellénique, n'emmenait à la conquête de l'Asie que trente-cinq mille soldats, et Rome, qui, au temps de la guerre d'Annibal, avait près de trois cent mille citoyens en état de porter les armes, mit en campagne pour se défendre, si l'on compte les alliés latins, plus de deux cent cinquante mille hommes. Les républiques de la Grèce restèrent des cités ; Rome la première devint une nation.

La même cause qui rendit les Romains assez forts pour la conquête, les rendit aussi capables de liberté. A. mesure que Rome augmenta son territoire quiritaire et acquit de nouveaux soldats, elle accrut le nombre de ses citoyens et la force de sa plèbe. Les droits politiques des plébéiens furent reconnus au siècle où se formèrent quatorze nouvelles tribus rustiques, et l'annexion des deux dernières, la Velina et la Quirina (241 ans av. Jésus-Christ), qui comprenaient le pays Sabin, fut la cause déterminante de la révolution plébéienne de l'an 240. Ainsi chaque conquête de Rome dans l'Italie centrale déplaça dans l'état romain la prépondérance et la fit passer peu à peu de la ville à la campagne et du patriciat à la plèbe. Chaque formation d'une nouvelle tribu rustique était à la fois un progrès de Rome vers l'empire et un pro grès des citoyens vers l'égalité.

Les chevaliers eurent la plus grande part à tous ces changements. Chevaliers romains, nobles les plus riches des municipes, des colonies et des préfectures, chefs de la plèbe rustique, hommes nouveaux[3] qui cherchent à sortir de leurs petites localités pour prendre rang dans la noblesse de Rome par la conquête d'une magistrature curule, ce sont là les termes le plus souvent synonymes dans l'histoire des deux derniers siècles de la République. Du moins ceux qu'ils désignent forment un même parti politique, auquel s'oppose le patriciat de la ville, constitué avant la bataille du lac Régille, et la vieille noblesse plébéienne, formée depuis les lois de Licinius Stolon jusqu'aux guerres puniques. C'est pourquoi la lutte des chevaliers romains contre la noblesse de Rome, après lo temps des Gracques, est la véritable suite de la lutte de la plèbe contre le patriciat. Au siècle des Gracques, de Marius et de César, comme au siècle des Licinius et des Terentillus Arsa, c'est toujours la campagne qui s'affranchit de la domination de la ville, l'Italie qui force l'enceinte du Pomœrium, la nation qui succède à la cité.

La dualité originelle du peuple romain est marquée dans les cadres de la chevalerie primitive, partagée en deux groupes égaux de douze cents hommes, aussi bien que dans les cadres de l'infanterie, partagée en quatre légions urbaines et quatre légions rustiques. Elle a laissé des traces ineffaçables dans la division symétrique que fit Servius Tullius de la campagne romaine en vingt-six districts appelés pagi, et de la ville de Rome en vingt-sept districts appelés vici, dans les doubles élections où le vote des centuries assemblées au champ de Mars hors de Rouie, était confirmé à l'intérieur de la ville sur le comitium par le vote des trente curies, et surtout dans la grande opposition de la dictature patricienne et du tribunat de la plèbe. Les deux souverainetés égales du peuple de la ville et de celui de la campagne se résumaient dans ces deux Magistratures investies du droit de vie et de mort. Elle n'était certes ni vile, ni faible, ni sans orgueil cette plèbe qui, en 493, fit capituler le patricial, rendit la majesté tribunitienne inviolable, exila Coriolan, exclut les patriciens de l'assemblée des tribus et dès 490 av. Jésus-Christ, vota la loi Icilia par laquelle il était défendu, sous peine de mort ou d'exil, d'interrompre un tribun parlant, aux plébéiens. A la tête de celte plèbe étaient les chevaliers et, dès le premier siècle de la République, le tribunat servait de récompense aux chevaliers plébéiens qui avaient fait une action d'éclat, ou rendu à l'Etat quelque grand service. A partir du siège de Véies, tous les citoyens de la première classe devinrent chevaliers equo privato. Cette classe se composait en très-grande partie de la noblesse des petites villes des tribus de la campagne, que la jalousie patricienne exclut aussi longtemps que possible des honneurs de la République romaine. Un certain nombre de ces nobles des municipes, des colonies, des préfectures et même des villes alliées parvinrent pourtant, après les lois de Licinius Stolon, aux magistratures de la ville dominante et entrèrent par là dans le corps de la noblesse sénatoriale. Les autres chevaliers exercèrent dans les centuries de la première classe une certaine influence sur les votes de l'assemblée du champ de Mars. Mais, jusqu'à la fin de la première guerre punique, ils ne purent échapper à l'ascendant des centuries prérogatives où les sénateurs et leurs fils votaient à part et avant le reste du peuple.

Enfin la révolution de 240 av. Jésus-Christ fut le triomphe de la noblesse équestre des cantons ruraux sur la noblesse sénatoriale de Rome, des petites villes sur la grande, du pays romain sur la vieille cité. Les chevaliers equo privato y acquirent le droit de prérogative, et, à la majorité qu'ils avaient déjà dans la première classe, se joignirent désormais les suffrages des classes moyennes, composées des petits propriétaires des tribus rustiques.

Après un siècle de calme intérieur que cette constitution donna aux Romains 240-133 av. Jésus-Christ, l'antique dualité reparut plus profonde que jamais. Les classes moyennes avaient disparu des environs de Rome au siècle des grandes guerres. Deux aristocraties se trouvèrent en présence, la noblesse sénatoriale de Rome enrichie du pillage du monde, comprenant l'ancien patriciat, et, comme lui, appuyée sur la populace urbaine; et l'aristocratie des chevaliers equo privato, sortie de la plèbe rustique, et animée des mêmes sentiments qu'elle, quoique parfois infidèle à son origine. On vit cette aristocratie du second ordre s'allier de temps en temps au sénat contre ce qui restait de plébéiens, mais le plus souvent profiter pour s'agrandir des dernières luttes de la plèbe avec la noblesse de Rome.

Dans l'histoire des chevaliers romains, depuis les Gracques jusqu'à César, nous considérons d'abord l'origine et la puissance de la noblesse municipale, puis les entreprises financières des compagnies de publicains, enfin la lutte où les chevaliers disputèrent les tribunaux aux sénateurs.

Quand César aura mis fin à la liberté républicaine, nous verrons la lutte cesser entre le corps des chevaliers et la noblesse, parce que tout fut soumis à l'autorité d'un maître. La judicature, l'administration financière devinrent des fonctions, au lieu d'être de grands pouvoirs. La chevalerie fut peu à peu réduite à servir d'ornement à la monarchie impériale. L'on aimait encore à y prendre place par vanité, lorsqu'on était de la plèbe, à s'y réfugier par modestie ou par prudence, lorsqu'on était sorti d'une maison de sénateurs ; mais, dans cette dernière période, l'histoire des chevaliers romains n'est plus que celle d'une institution particulière, à laquelle se rattachent de grands souvenirs. Il n'y faut plus chercher, comme à l'époque des Gracques et de Cicéron, ni le secret de la vie publique, ni une des causes les plus énergiques des révolutions de l'Etat romain.

On n'est pas encore habitué en France à considérer la lutte soutenue par la plèbe, d'abord contre le patriciat, puis contre la noblesse, comme celle de deux aristocraties presque également fières et puissantes. Il serait pourtant difficile d'imaginer qu'elle ait pu être autre chose. À côté des chefs de la grande ville conquérante, durent chercher à prendre rang successivement les chefs des petites villes que Rome, plus sage que Berne ou que Venise, admettait au partage de son droit de cité. La noblesse romaine se renouvelait ainsi de siècle en siècle par le succès toujours disputé des hommes nouveaux, qu'envoyaient à Rome les zones de plus en plus éloignées de son territoire. Ce point de vue, oit nous nous sommes placé, a été adopté, depuis un demi-siècle, par plusieurs des écrivains qui ont porté, dans l'étude de l'histoire, ou le coup d'oeil pénétrant du génie, ou l'intelligence exercée de l'observateur, de l'historien et de l'homme politique. Rien ne serait m'oins propre à faire reconnaître la vérité, que de laisser croire qu'on la présente au public comme une découverte que l'on aurait faite tout seul. Cette prétention, qui n'est pas la nôtre, ne servirait qu'à donner à des pensées justes l'air de paradoxes plus ou moins ingénieux.

Pour bien établir notre point de départ, pour ne pas donner à penser que notre critique, fondée sur la raison et sur les textes anciens, ne se trouve confirmée par aucune autorité plus nouvelle, nous laisserons parler avant nous les historiens les plus accrédités des temps modernes.

Après avoir relu ce que ces historiens ont écrit de l'antagonisme entre la plèbe et le patriciat, on pourra remarquer que, si les conséquences que nous avons tirées du système de Niebuhr nous appartiennent, les principes de ce système sont empruntés à la plus pure antiquité, et ont été déjà confirmés par l'approbation des plus grands critiques ; de sorte que, pour les détruire, il faudrait renverser l'autorité des modernes comme l'autorité des anciens.

 

II

Dès les premiers temps de Rome, dit Niebuhr, dut se former une communauté composée de divers éléments, et surtout de clients dont les obligations avaient cessé, ou parce qu'ils en avaient été dispensés, ou parce que la race de leurs patrons s'était éteinte. Cette plèbe de la ville, si elle était restée seule, ne se serait pas tirée de son obscurité. Car c'est par son origine qu'il faut expliquer la destination qu'eurent plus tard les tribus urbaines, de recevoir les citoyens qui n'étaient pas de race libre. La vraie, la noble, la grande plèbe commence par la formation d'un territoire rural composé de localités latines. Plusieurs de ces petites villes furent, selon les récits qui nous sont restés des conquêtes des Rois, transformées en colonies ; d'autres furent détruites et leurs habitants conduits à Rome.... On assigna à ceux qui voulurent s'y établir la montagne de l'Aventin, où ils purent habiter dans un faubourg séparé de la ville et sous un droit particulier. La plupart des plébéiens restèrent dans leurs foyers ; mais leurs villes cessèrent de former des centres politiques[4]. Elles tombèrent au rang de districts ruraux ou pagi[5]. Leur territoire, lorsque le chef-lieu en avait été conquis par l'épée ou qu'il s'était soumis sans condition, d'après le droit des gens de l'Italie, fut converti en domaine. Une partie resta bien commun, et les patriciens s'en réservèrent la jouissance à eux et à leurs gens ; une partie échut à la couronne ; les rois partagèrent et assignèrent le reste aux anciens propriétaires devenus de nouveaux Romains[6]. Ces nouveaux sujets formèrent une commune, qui, auprès du peuple des trente curies, prenait le même rang qu'avait eu, en face d'Albe, la confédération des cités latines. C'est ainsi que commença la plèbe, qui fut la force et la vie de Rome, le peuple d'Ancus à côté du peuple de Romulus[7]. Le droit de cité des plébéiens était ce que fut plus tard le droit de cité sans suffrage. Car on ne pouvait voter que dans les curies.... La noblesse des villes conquises ou soumises par des traités faisait partie de cette plèbe, de même que, plus tard, les Mamilius[8], les Papius[9], les Cœcina[10], les Cilnius[11] furent tous plébéiens... La plèbe, considérée comme une partie très-nombreuse de la nation, et composée d'hommes reconnus libres, date du règne d'Ancus.... La suite de cette histoire montrera que les clients étaient tout à fait étrangers à cette commune, qui comprenait tout le territoire rural[12]. Formée par l'admission de bourgeoisies et de populations tout entières, la plèbe romaine était comparable aux sujets que l'Etat de Berne avait dans le pays de Vaud, où la vieille noblesse bourguignonne, les villes et les paysans, étaient placés sur une même ligne en face de l'Etat souverain[13]. Que celui qui est familier avec l'histoire de Florence suppose que la République eût réuni en une commune tous les habitants du district. Dans cette commune, les comtes Guidi[14] et les seigneurs bannerets de Mugello[15] n'auraient pas tenu, d'après le droit formel, un rang plus élevé, en face de l'Etat florentin, que les familles de Pistoria ou de Prato, ou que le bourgeois ou le paysan du val d'Arno. Mais, cependant, ces nobles du district n'en auraient pas moins été les égaux des Uberti et des plus fières familles de la cité souveraine, même d'après les opinions de ces familles sur la noblesse ; peut-être même auraient-ils semblé plus que des égaux. A Rome, les Mamilius[16], qui prétendaient tirer leur origine d'Ulysse et de Circé, furent admis au nombre des citoyens de la plèbe, et l'on ne peut douter que les familles plébéiennes des chevaliers romains des premiers temps ne fussent une noblesse de district, et que les premiers chefs de la plèbe, les Licinius, les Icilius, ne fussent pas inégaux, même en noblesse, aux Quinctius et aux Postumius.

Pourtant, ce ne fut pas l'éclat, que ce petit nombre de grandes familles répandit sur la plèbe, qui la rendit si honorable. Ce fut, comme l'indique la propriété quiritaire des plébéiens, son caractère essentiel d'association de paysans[17]. Les anciens estimaient tous l'agriculture comme l'occupation propre de l'homme libre, et comme l'école du soldat. Caton dit que le cultivateur est celui qui a le moins de mauvaises pensées. C'est en lui que se retrouve l'ancienne sève de la nation ; au contraire, elle se corrompt dans les villes où les étrangers, marchands et hommes des métiers s'établissent avec des nationaux qu'attire l'appât du gain. Du reste, dans les pays à esclaves, les affranchis demandent leur subsistance aux professions ouvrières où souvent ils s'enrichissent. Les métiers étaient aussi dans l'antiquité le plus souvent dans leurs mains, et c'est ce qui les rendait peu convenables pour ceux qui avaient le droit complet de cité De là, l'opinion qu'admettre les ouvriers aux droits complets des citoyens, c'était altérer d'une façon dangereuse la o constitution du peuple. Les anciens n'avaient aucune idée d'un gouvernement respectable dirigé par des corporations, tel que nous en montre l'histoire du Moyen-Âge, et, même à cette dernière époque, on ne peut nier que dès que les corporations l'emportèrent sur les grandes familles, l'esprit militaire s'abaissa ; il finit même par s'éteindre entièrement, et avec lui disparut la considération extérieure et la liberté des villes. Aujourd'hui même, le paysan italien, lorsqu'il est propriétaire, est très» brave et très-estimable il est infiniment préférable à l'homme de la ville de la même nation. L'agriculture est la vraie vocation du peuple italien, comme la vie maritime était la vocation des Grecs et des Napolitains.

La vieille plèbe romaine se composait exclusivement de paysans et de laboureurs. Si plusieurs de ces plébéiens réduits à la pauvreté perdaient leur héritage, au moins n'y en avait-il pas un seul d'entre eux qui gagnât sa vie par un autre métier, et ils étaient aussi étrangers au commerce qu'aux professions ouvrières[18]. Deux ancêtres libres aussi bien qu'une propriété rurale, ou du moins un métier agricole et le fait de n'exercer ni un commerce ni une industrie manuelle constituaient le droit d'appartenir à l'ordre des plébéiens[19]. Il est très-vraisemblable qu'un homme d'un municipe qui prouvait qu'il était dans ces conditions, pouvait demander son inscription dans une tribu, et que, lorsqu'on forma » de nouvelles tribus, on y inscrivit seulement ceux qui, s'ils avaient été anciens citoyens, auraient été de la plèbe. Les autres, quoiqu'ils eussent le droit de cité étaient seulement ærarii[20]. Les ærarii et les affranchis compris parmi eux n'étaient pas une tourbe confuse et sans organisation. Ils étaient réunis dans des corps de métiers où ils jouissaient de privilèges particuliers, avec l'espérance d'atteindre par leurs services aux privilèges plus élevés de la plèbe. Ils restaient calmes parce qu'ils voyaient devant eux cette perspective : l'honneur d'être plébéiens était accessible à leurs descendants, s'ils voulaient échanger un gain plus riche et une vie sans danger contre le fer plébéien de la charrue ou de l'épée[21].

Plutarque[22] compte dans la Rome primitive neuf corporations ouvrières, dont il fait remonter l'institution à Numa. Ce furent celles des joueurs de flûte, des orfèvres, des menuisiers et charpentiers, des teinturiers, des bourreliers et cordonniers, des tanneurs et corroyeurs, des forgerons et chaudronniers, dès potiers. La neuvième corporation comprenait tous les métiers différents de ceux-là. Niebuhr[23] pense que les bateliers, les bouchers, les commerçants, les banquiers, enfin les notaires ou scribes formèrent aussi de bonne heure des corporations ; mais que ces professions devaient aussi être abandonnées aux affranchis, puisque l'exercice d'une des plus élevées, celle de scribe, était incompatible non-seulement avec les magistratures curules, mais avec les honneurs subalternes réservés à la plèbe[24]. C'est par une opposition complète entre les idées qu'on se fit dans l'antiquité et au Moyen-Âge sur les professions ouvrières et sur le travail des champs, qu'il explique les différences profondes qui séparent les communes urbaines et industrielles du Moyen-Âge, de la grande commune rurale et agricole qu'on appelle la plèbe romaine.

Dans l'antiquité, dit-il, les métiers et le commerce de la ville étaient faibles et l'agriculture était très-estimée ; au Moyen-Âge, l'opinion contraire prévalut[25]. Aussi arriva-t-il que dans les temps anciens souvent la population rurale se constitua en commune ; au Moyen-Âge, au contraire, les terres environnant les villes furent rarement admises dans le corps politique ; mais il se forma dans l'intérieur des murs une commune composée d'ouvriers exerçant des métiers de toute sorte. Ceux-ci furent poussés par le sentiment de leurs besoins à se réunir en corporations qui, groupées dans une même localité, les unes à côté des autres, déployèrent une force que n'avait point le peuple de la campagne. La nature propre de ces corporations donna aux révolutions par lesquelles les communes triomphèrent au Moyen-Âge, un caractère tout différent de celles où le demos et la plèbe antique obtinrent d'abord la liberté puis la prédominance ; et les conséquences furent tout opposées. La domination des hommes des métiers effaça le caractère militaire des villes libres, comme Machiavel le remarque à propos de Florence[26]. La domination des paysans rend au contraire les villes courageuses et constantes, comme il arriva à Rome... Mais cette différence entre la commune urbaine et la commune rurale n'empêche pas d'établir un parallèle dans l'histoire des constitutions libres des deux âges d'or de la vie des cités. Par opposition aux grandes familles nobles ou gentes, le demos, la plèbe, la commune sont des éléments politiques de la même nature[27].

Parmi les grandes familles patriciennes, il n'y en avait qu'un nombre restreint qui fussent restées ou devenues riches et puissantes et qui formassent une véritable noblesse, comme celle qui subsista dans les républiques aristocratiques des temps les plus modernes. A côté du patriciat, grandit la noblesse plébéienne qui menaça de le surpasser. L'oligarchie hait les hommes de bonne naissance indépendante qui se sentent les égaux des nobles. Contre cette classe moyenne détestée, elle voit des alliés dans le peuple inférieur où elle peut vouloir sincèrement du bien à maint individu qu'elle aime comme un protégé. La noblesse de Venise était familière avec les gondoliers et insolente en face du noble de terre ferme ; et si un changement dans les lois eût été possible, le sénat se serait plutôt décidé à admettre au grand conseil des bateliers et des portefaix, dont aucun n'aurait élevé ses prétentions jusqu'aux dignités du gouvernement, que d'adopter la proposition de Maffei[28].

Cette alliance de l'aristocratie et de la population de la ville contre la plèbe des champs, nous la trouvons déjà formée à Rome dès le temps du censeur Appius Claudius, en 312 av. J.-C. Appius admit toute la masse des Libertini dans la plèbe[29], soit que lui-même l'ait répartie à son gré dans les tribus, soit qu'il ait laissé à chacun le choix de sa tribu. Dans tout état libre, chaque classe regarde l'admission des autres, aux droits dont elle avait jusque-là le privilège avec autant de jalousie que le plus étroit oligarque. Les prétentions des colons d'Amérique avaient à peine dans le cabinet anglais des adversaires plus passionnés que dans les cabarets. La séparation entre la plèbe et la faction du marché devrait être supposée, si elle n'était pas historiquement prouvée. Cette appellation s'appliquait aux artisans, aux marchands et aux scribes qui se tenaient toujours sur le marché. Elle est traduite du grec       άγοραΐος όχλος[30]. Si les oligarques du Ve siècle de Rome pouvaient s'attacher à l'aveugle pensée d'effacer les cinquante ans écoulés depuis la loi de Licinius, ils ne pouvaient imaginer d'autre moyen d'y réussir que d'altérer la composition de la commune plébéienne. Celui qui descendait d'un esclave, dans quelque corps politique qu'il fût placé, ne pouvait jamais rêver qu'il arriverait au consulat. L'inimitié et l'envie, qui se tournent toujours contre ceux qui sont assez rapprochés de nous, se dirigeaient chez les affranchis contre les hommes du second ordre[31]. L'histoire de Rome offre un autre exemple décisif de cette politique : Sylla ne put faire reculer la constitution au-delà de l'établissement de la loi de Licinius, parce que les familles patriciennes étaient éteintes en trop grand nombre, et que la noblesse plébéienne, voulait avoir des avantages solides pour elle-même. Mais, tandis qu'il avait pour l'oligarchie d'alors les mêmes intentions qu'Appius pour celle de son temps, et qu'il écrasait l'Ordre des chevaliers, il éleva jusqu'à une certaine hauteur et même jusqu'au sénat, des gens de la dernière classe[32].

L'opposition des deux plèbes et des deux aristocraties qui les conduisaient, a été aussi nettement indiquée par Beaufort et par MM. de Tocqueville et Guizot. Il ne faut pas confondre, dit Beaufort[33], la populace renfermée dans les tribus de la ville (plebs urbana) avec les campagnards (plebs rustica), où ceux qui étaient inscrits dans les tribus de la campagne et y avaient leurs petits héritages. Les premiers (plebs urbana) étaient proprement la populace composée d'affranchis, de gens de métier, surtout ceux qui exerçaient les métiers sédentaires (artes sellularias)[34], qu'on croyait peu propres à la guerre et qu'alors on n'admettait pas encore à servir dans les légions. C'était cette populace indigente, également nécessaire et dangereuse aux grandes villes ; à laquelle on faisait de temps à autres des distributions de blé pour la faire subsister et que Cicéron, à cause de cela, appelle la sangsue du Trésor. C'est à cette classe de citoyens que s'adressaient les harangues séditieuses de ces tribuns du peuple, qui travaillaient à exciter des révolutions dans la République, tels que les Apuleius, les Sulpicius et les Clodius. C'était cette populace que les distributions de blé rendaient oisive et avide de nouvelles, qui se promenait toute la journée autour de la tribune aux harangues et que Cicéron appelle à cause de cela, Subrostrani. C'est cette lie du peuple qu'Horace qualifie de tunicatus popellus. On faisait si peu de cas de cette populace qu'avant le temps de Marius, on ne l'enrôlait pas même dans les légions.

Ligustinus[35], et tous les braves soldats qui servaient si bien la République, étaient des tribus de la campagne, gens habitués au travail, à la simplicité, à la frugalité, et par conséquent plus propres aux fatigues de la guerre. Ils étaient regardés comme la partie la plus saine du peuple Romain, la plus docile et celle dont la République retirait le plus de services. C'était ces vaillants soldats que Tiberius Gracchus avait en vue de soulager, en proposant de faire revivre la loi de Licinius et en la faisant exécuter. C'était par des gens de cette étoffe qu'il se proposait de remplacer ces légions d'esclaves, dont les grands peuplaient l'Italie en les employant à la culture des terres qu'ils avaient usurpées sur les domaines de la République ou dont ils avaient dépossédé les pauvres citoyens.

Ce sont les chefs de cette plèbe rustique, qui formaient presque tout l'ordre équestre au temps des Gracques et de Cicéron, et qui combattirent la noblesse de Rome.

Dans la lutte des patriciens et des plébéiens de Rome, dit M. de Tocqueville[36], il ne faut voir qu'une querelle intestine entre les cadets et les aînés de la même famille. Tous tenaient en effet à l'aristocratie, et en avaient l'esprit.

M. Guizot a caractérisé comme Niebuhr cette lutte des deux aristocraties, en résumant la pensée du critique allemand sous une forme à la fois nette et compréhensive[37]. La lutte des plébéiens et des patriciens romains commence dès le berceau de la République. Elle n'est pas, comme il est arrivé chez nous dans le moyen-âge, le résultat lent, difficile, incomplet d'une classe longtemps très-inférieure en force, en richesse, en crédit qui, peu à peu s'étend, s'élève et finit par engager contre la classe supérieure un véritable combat. C'est sur le champ, dès l'origine de l'état que les plébéiens sont en lutte avec les patriciens. Ce fait est clair par lui-même; et les belles recherches de Niebuhr l'ont pleinement expliqué. Niebuhr a prouvé dans son Histoire de Rome que la lutte des plébéiens contre les patriciens n'était point l'affranchissement progressif et laborieux d'une classe longtemps infime et misérable, mais une suite et comme une prolongation de la guerre de conquête, l'effort de l'aristocratie des cités conquises par Rome pour participer aux droits de l'aristocratie conquérante. Cette phrase contient toute l'histoire des chevaliers romains aux derniers siècles de la République ; car c'étaient les chevaliers qui composaient l'aristocratie des cités conquises.

Le système que nous avons proposé, qui rattache toutes les révolutions intérieures de Rome aux progrès de ses conquêtes en Italie et à l'accroissement du territoire de ses tribus rustiques, n'a donc rien de paradoxal. Nous en avons emprunté l'idée première à des écrivains et à des penseurs, dont l'autorité pourrait nous suffire, si nous n'avions pris pour règle de chercher toujours dans les anciens l'histoire de l'antiquité. Mais si le témoignage des contemporains de ces révolutions éloignées s'accorde avec l'idée qu'ont pu s'en faire les érudits et les hommes politiques des temps modernes, s'il se trouve que Cicéron ait compris l'histoire romaine comme Beaufort et Niebuhr, comme MM. Guizot et de Tocqueville, dans cette conformité de pensées, qui n'est pas due au hasard, n'est-il pas permis de reconnaître le signe de la vérité ?

 

 

 



[1] Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances, 52. Plus une loi nous paraît simple, mieux elle nous semble » satisfaire à la condition de relier systématiquement des faits épars, d'introduire l'unité dans la diversité, plus nous sommes portés à admettre que cette loi est douée de réalité objective, n'est point simulée par l'effet d'un concours de causes qui, en agissant d'une manière indépendante sur chaque fait isolé, auraient donné lieu fortuitement à la coordination apparente.

[2] Salluste, Première lettre à César, V et VI.

[3] Tite-Lire, IV, 3, appelle hommes nouveaux Titus Tatius, Tarquin l'Ancien et Servius Tullius, rois originaires, d'après lui, de Cures, de Tarquinies et de Corniculum. Les chevaliers des municipes sont quelquefois appelés Domi nobiles, par opposition à la grande noblesse sénatoriale, de Rome. Cicéron, pro Cluentio, VII, VIII, XXXIX et LVII ; Tite-Live, VIII, 19.

[4] Niebuhr, Hist. rom., 1re partie, 4e édit., Berlin, 1833, p. 428-429.

[5] Niebuhr, Hist. rom., 3e partie, p. 377.

[6] Niebuhr, Hist. rom., 1re partie, p. 429-430.

[7] Niebuhr, Hist. rom., 1re partie, p. 372.

[8] De Tusculum.

[9] Les Papii étaient de Lanuvium. V. Asconius, argument de la Milonienne et s. v. plebem et infimam multitudinem.

[10] De Volaterra.

[11] Les Cilnii d'Arretium fientèrent la grande famille équestre d'où sortit Mécène.

[12] Niebuhr, 1re partie, p. 429-431.

[13] De même dans la république des Provinces-Unies il y avait sept Etats souverains, tandis que les pays de généralité, Limbourg, Brabant et Flandre du Nord n'étaient pas représentés aux Etats-Généraux ; Gènes et la Corse sont un autre exemple d'une ville souveraine et d'un peuple sujet.

[14] Les Guidi étaient une famille gibeline du Casentino, pays placé près des sources de l'Arno. Machiavel, Hist. flor., trad. Periès, II, t. V, p. 117.

[15] Les Cattanei, famille gibeline.

[16] Cf. Tite-Live (an 455 av. J.-C.), III, 18 et 19.

[17] Niebuhr désigne souvent la commune plébéienne (die Gemeinde) par cette expression équivalente : les hommes libres de la campagne die fregen Landleute, 1re partie, 4e éd., Berlin, 1833, p. 597.

[18] Niebuhr, 1re partie, p. 614-616.

[19] Niebuhr, 3e partie, 2e éd., Berlin, 1843, p. 346. Niebuhr a tort de refuser aux clients et aux affranchis de la ville le titre de plébéiens que tous les écrivains de l'antiquité leur ont donné. Cf. Cicéron, De Republica, II, 9 f. Festus s. v. patrocinia. Tite-Live, VI, 18 et v, 32 f. Denys d'Halicarnasse, II, 8, 9 et 10. Les affranchis formaient la plèbe urbaine, par opposition à la plèbe rustique. Cf. Pline, XVIII, 3 f. Les passages sur la plèbe rustique sont réunis dans le 1er vol. de l'Histoire des Chevaliers romains, p. 293-305.

[20] Niebuhr croit que les ærarii étaient admis dans les centuries sans faire partie des tribus. Nous avons prouvé que c'était le contraire. Ce qu'il a très-bien vu, c'est qu'un de ces deux cadres devait comprendre cinq classes et l'autre six.

[21] Niebuhr, 3e partie, p. 341-348.

[22] Vie de Numa, XVII.

[23] Niebuhr, 3e partie, p. 319.

[24] Tite-Live, IX, 46.

[25] Cette opinion prévalut dans les villes et non dans les châteaux.

[26] Machiavel, Histoire de Florence, trad. Periès, v. fin du liv. II, an 1343. C'est à cette dernière date que tous les nobles furent chassés de Florence, et désormais, pour arriver aux honneurs de la seigneurie, il leur fallut obtenir individuellement la bourgeoisie. En 1421, à la bataille de Zagonara, les Florentins éprouvèrent une déroute complète, et dans cette bataille, qui jeta la consternation dans Florence, il n'y eut que trois morts, Louis des Obizzi et deux des siens qui, tombés de cheval, furent étouffés dans la boue.

[27] Niebuhr, 1re partie, p. 423-424.

[28] Niebuhr, 3e partie, Berlin, 1843, p. 353-354. M. Cantu, Hist. universelle, t. XI, trad. par M. Aroux, p. 25-31, montre bien comment, dans les républiques italiennes du moyen-âge, les nobles flattaient la populace, en haine de la bourgeoisie.

[29] Niebuhr commet ici une légère erreur. Les affranchis avaient été déjà introduits dans la plèbe des 4 tribus urbaines par le roi Servius (Denys, IV, 23), mais Appius les répartit dans les tribus rustiques ou leur donna le droit de s'y faire inscrire.

[30] Niebuhr, p. 352-353.

[31] C'est-à-dire contre les plébéiens.

[32] Niebuhr, p. 354.

[33] Beaufort, la République romaine, II, liv. 8, art. 8, p. 432, La Haye, 1766.

[34] Il est question de la classe des sellularii dans Tite-Live dès l'année 326 av. J.-C., VIII, 20. C'étaient les ouvriers prolétaires. V. Hist. des Chevaliers romains, I, tableau explicatif de la constitution romaine depuis Servius jusqu'à 264, lettre F, note. Tite-Live parle d'une classe ouvrière nombreuse existant à Ardée dès 440 av. J.-C., IV, 9.

[35] Ligustinus, le modèle des vétérans de l'époque des guerres puniques, était de la tribu Crustumine, dans le pars des Sabins. Cette tribu comprenait aussi une partie de l'Étrurie, Tite-Live, XLII, 34.

[36] De Tocqueville, la Démocratie en Amérique, 15.

[37] Guizot, Histoire de la civilisation en France, 16e leçon.