L'Italie est environnée au nord d'une chaîne de montagnes
qui se courbe comme un arc, depuis la Méditerranée jusqu'au fond de l'Adriatique, et
qui est couronnée par le mont Blanc, comme par un immense dôme. Cette chaîne,
connue dans son ensemble sous le nom d'Alpes,
s'élève graduellement depuis les bords de la Méditerranée
jusqu'au mont Blanc, ou plutôt jusqu'au mont Saint-Gothard qui borde l'arc du
côté de l'Italie, et elle va ensuite en s'abaissant jusqu'au fond de
l'Adriatique, où elle se rattache à la chaîne illyrique, vers Trieste ou
plutôt vers Fiume ; et c'est dans l'interstice des deux chaînes que l'on a
tracé la voie Caroline qui conduit de Fiume à Carlstad et de Carlstad en
Hongrie. De Fiume aux sources de la
Koulpa, un des affluents de la Save, il n'y a guère que
six lieues ; et cette ligne est la meilleure ligne de défense de l'Italie sur
le littoral adriatique. Elle devrait donc limiter de ce côté l'Italie ; mais
on lui donne ordinairement pour limites l'Izonzo sur le littoral de
l'Adriatique, et le Var sur celui de la Méditerranée.
Les Alpes, en s'élevant de Trieste jusqu'au mont
Saint-Gothard, séparent les eaux de l'Adriatique de celles du Danube : d'un
côté coulent dans le Danube la
Save, la
Drave et l'Inn, et de l'autre dans l'Adriatique l'Izonzo,
le Tagliamento, la Piave,
la Brenta,
l'Adige et tous les affluents de la rive gauche du Pô jusqu'au Tésin.
Le mont Saint-Gothard, quoique moins élevé que le mont
Blanc, peut être regardé comme le point central des Alpes, et même comme le
point dominant de toute l'Europe, puisque c'est de ce mont que descendent le
Rhin dans l'Océan, le Rhône dans la Méditerranée, le Tésin dans le Pô et l'Adriatique,
et l'Inn dans le Danube et la mer Noire.
Au-delà du mont Saint-Gothard, les Alpes s'abaissent
graduellement vers le sud jusqu'à la Méditerranée et vont finir au mont Ariol, vers
Savone, où elles se rattachent aux Apennins qui, comme un long ruban, coupent
transversalement toute l'Italie et séparent les eaux de l'Adriatique de
celles de la
Méditerranée. L'Italie est ainsi formée de deux grands
littoraux, de celui de l'Adriatique qui s'enfonce par la vallée du Pô
jusqu'au cœur des Alpes, et du littoral de la Méditerranée qui
borde l'Italie depuis Nice jusqu'au détroit de Sicile.
On a comparé l'Italie, pour sa configuration, à une botte,
dont le bout du pied touche presque à la Sicile ; et elle se divise naturellement en
trois parties : la partie supérieure ou continentale, formée principalement
de la vallée du Pô ; la partie inférieure ou péninsulaire, située entre
l'Adriatique et la
Méditerranée ; et les îles proprement dites, dont les
principales sont la Sicile,
la Sardaigne
et la Corse,
entre lesquelles est enfermée cette partie de la Méditerranée,
nommée anciennement mer Tyrrhénienne, du nom de Tyrrhénie, donné jadis à
l'Étrurie ou à la Toscane.
La partie supérieure de l'Italie est formée des deux
littoraux qui se prolongent, l'un, depuis l'Izonzo jusqu'aux bouches du Pô,
le long de l'Adriatique, et l'autre, depuis le Var jusqu'au golfe de la Spezzia, le long de la Méditerranée. Le
premier est connu sous le nom de littoral vénitien, et le second sous celui
de littoral ligurien. Les anciens limitaient cette partie de l'Italie, d'un
côté sur l'Adriatique à la rivière du Rubicon près de Rimini, et de l'autre
sur la Méditerranée
à la rivière de la Magra
près de Sarzane ; mais elle serait mieux limitée par une ligne qui irait
directement de Sarzune, à travers les Apennins, à Modène, et qui descendrait
ensuite dans le Pu jusqu'à son embouchure au-dessous de Ferrure, parce
qu'elle partagerait l'Italie en deux portions presque égales. On pourrait
même la limiter par une ligne d'eau, en remontant la Magra jusqu'à la crête des
Apennins, et en descendant avec la
Parma dans le Pô au-dessous de Parme. Si de Parme, comme
point central, on décrit un demi-cercle vers le nord, depuis l'embouchure du
Var jusqu'à celle de l'Izonzo, on aura tracé tout le pourtour de la partie
supérieure de l'Italie, dont on peut évaluer la superficie à environ cinq
mille lieues carrées. La partie inférieure ou péninsulaire, comprise entre
l'Adriatique et la
Méditerranée, présente un long trapèze d'environ six mille
lieues carrées, et on évalue la superficie des îles de Sicile, de Sardaigne
et de Corse à près de quatre mille lieues : ce qui donne à l'Italie entière,
telle qu'elle a été limitée, une surface d'environ quinze mille lieues
carrées. On porte la population de la partie supérieure à neuf millions
d'habitants, celle de la partie inférieure à dix millions, celle des îles à
deux millions, et la population totale à vingt et un millions.
L'Italie n'a sur le côté du continent que 150 lieues de
frontières, depuis l'Izonzo jusqu'au Var ; et ces frontières sont défendues
par les Alpes, les plus hautes montagnes de l'Europe. Les Alpes, en se
dirigeant de l'est à l'ouest, se pyramident successivement vers Idria entre
les sources de l'Izonzo et de la
Save, vers Cadore entre celles de la Piave et de la Drave, au mont Brenner
entre celles de l'Adige et de l'Inn, au mont Splügen entre celles de l'Adda
et un des affluents du Rhin, au mont Saint-Gothard entre celles du Tésin et
du Rhône ; d'où en se courbant au sud, elles projettent le Simplon, le mont
Rosa, le grand et le petit Saint-Bernard, derrière lesquels le mont Blanc
élève sa tête jusqu'aux cieux, et descendent ensuite, comme par gradins, sur la Méditerranée, en se
pyramidant encore au mont Cenis, au mont Genèvre, au mont Viso, et au pic qui
domine le col de Tende. Ce pic a 1.400 toises d'élévation au-dessus du niveau
de la Méditerranée,
le mont Viso en a 1.500, le mont Genèvre 1.700, le mont Saint-Gothard 1.900,
et le mont Blanc 2.400[1]. De ce point
culminant, la chaîne des Alpes va toujours en s'abaissant vers l'Adriatique,
comme vers la
Méditerranée, jusqu'à ce qu'enfin elle se rattache, d'un
coté aux monts Illyriques, et de l'autre aux monts Apennins. Une infinité de
cols ou de dépressions rompant la chaîne et la percent en divers sens ; mais
il y a peu de ces cols que l'on puisse traverser sans danger. A 1.100 toises
de hauteur, on ne trouve plus aucune trace de végétation, et à 1600 toises
s'élèvent des glaciers éternels, qui sont les sources des plus grands fleuves
de l'Europe, et d'où descendent le Pô dans l'Italie, le Rhône dans la France, le Rhin et l’Inn
dans la Suisse
et l’Allemagne.
La Suisse,
l'ancienne Helvétie, est comprise presque tout entière entre le Rhin et le
Rhône, sur le versant septentrional des Alpes, et elle n'occupe sur le
versant méridional que quelques petites vallées qui jettent leurs eaux dans
l'Adige et le Tésin : c'est un pays âpre et montueux, de 2600 lieues carrées
de superficie et d'environ 2 millions d'habitants.
La chaîne des Alpes, depuis l'Izonzo jusqu'au mont
Saint-Gothard, verse ses eaux, d'un côté par la Save, la Drave et l'Inn dans le
Danube, et de l'autre par l'Izonzo, le Tagliamento, la Piave et l'Adige dans
l'Adriatique ; et depuis le mont Saint-Gothard jusqu'au Var, elle les verse,
d'un côté par le Rhin et le Rhône dans l'Océan et la Méditerranée, et de
l'autre par le Pô dans l'Adriatique. L'Italie est séparée de la Suisse par cette partie
de la chaîne qui verse d'un côté la
Limât, la
Reus et l'Aar dans le Rhin, et de l'autre l'Oglio, l'Adda
et le Tésin dans le Pô ; et elle est séparée de la France par cette autre
partie de la chaîne qui verse d'un côté l'Isère et la Durance dans le Rhône,
et de l'autre la Sésia,
la Baltéa, la Doira et la Stura dans le Pô.
Le Pô naît au pied du mont Viso près des sources de la Durance ; et après avoir
reçu toutes les eaux qui descendent des Alpes d'un côté et des Apennins de
l'autre, il va se jeter dans l'Adriatique au-dessous de Ferrare, à peu près à
une égale distance de Venise et de Ravenne. Ce fleuve n'a que 130 lieues de
cours, et le Rhône et le Rhin n'en ont chacun que 200 ; mais le Danube, qui
descend des montagnes subalpines de la foret Noire et qui reçoit l'Inn à
Passau, entre la Bavière
et l'Autriche, a un cours de 550 lieues : c'est le plus grand fleuve de l'Europe.
La vallée arrosée par le Pô est la plus grande de l'Italie
et une des plus fertiles de l'Europe : elle s'ouvre peu à peu jusqu'au
confluent de la Doira,
vers Turin, où elle se déploie comme un éventail ; mais elle se rétrécit
ensuite de nouveau vers le confluent du Tésin, entre Pavie et Stradella, où
elle est resserrée, sur la rive droite du fleuve, par les derniers mamelons
des Apennins. Le Pô coule au pied de ces mamelons, jusque vers Stradella, qui
est le point le plus étroit de la vallée : un fort la boucherait de ce côté
presque entièrement, et une armée, qui la descendrait, ne pourrait défiler
sur la rive droite que sous le canon de ce fort, et sur la rive gauche que
sous celui de la forteresse de Pavie. Le fleuve coule ensuite majestueusement
au milieu de la vallée, et va par Plaisance, Crémone, Casai et Guastalla se
jeter par sept bouches dans l'Adriatique, à dix lieues au-dessous de Ferrare
et à deux lieues de l'embouchure de l'Adige, avec lequel il finit quelquefois
par confondre ses eaux. Les affluents de sa rive gauche, qui descendent des
glaciers des Alpes, ont presque tous des crues régulières ; mais ceux de sa
rive droite, qui descendent des montagnes nues des Apennins, causent de fréquentes
inondations. On a construit en certains endroits des digues qui ont jusqu'à 30 pieds de hauteur ;
mais le lit du fleuve est quelquefois plus élevé que le terrain environnant,
et la vallée qu'il parcourt est menacée, comme la Hollande, d'être
engloutie sous les eaux. Le lac de Comachio, situé vers son embouchure, n'est
formé que par les infiltrations du fleuve, dont les' eaux s'étendent jusque
vers Ravenne ; en sorte que tout le littoral de l'Adriatique, depuis Ravenne
jusqu'à l'embouchure de l'Adige et même jusqu'à Venise, semble être une
alluvion du Pô. Le fleuve a 150 toises de large devant Turin, 200 devant
Plaisance et plus de 500 devant Ferrare. Sa pente ordinaire dans son cours
inférieur n'est pas de plus d'un pied sur mille toises.
Les Apennins, qui séparent la vallée du Pô du littoral de la Méditerranée et qui
coupent transversalement toute l'Italie, commencent là où finissent les
Alpes, au mont Ariol vers Savone, ou plutôt au col de Cadibone entre le mont
Ariol et les collines de Saint-Jacques, par où passe le chemin de Savone à
Alexandrie. Le col de Cadibone, à huit lieues de Savone, est tout à la fois
la partie la plus basse des Alpes et des Apennins. Depuis ce col, les
Apennins s'élèvent progressivement par un mouvement inverse de celui des Alpes,
d'abord jusqu'au mont Pellegrino qui sépare la Ligurie de la Toscane, puis du mont
Pellegrino jusqu'au mont Cornaro qui sépare la Toscane de l'État
romain, et enfin du mont Cornaro jusqu'au mont Vélino qui sépare l'État
romain du royaume de Naples. Le mont Vélino partage par le milieu la Péninsule de l'Italie,
et il est tout à la fois le point central et le point culminant de l'Italie
péninsulaire. De ce mont coulent, d'un côté le Vélino par la Néra dans le Tibre, et de
l'autre l'Atorno par la
Pescara dans l'Adriatique. Situé à 18 lieues de la ville de
Rome et à la même distance de celle de Pescara, le mont Vélino élève sa tête
à 130o toises au-dessus de ces deux villes et porte sur son front un bandeau
de neiges éternelles.
La chaîne des Apennins décline ensuite depuis le mont
Vélino jusqu'à l'extrémité de la
Péninsule, et elle se divise au mont Acuto, qui domine la Basilicate ou
l'ancien Bruttium, en deux autres chaînes, dont l’une se ramifie dans la
terre d'Otrante, en séparant l'Adriatique du golfe de Tarente, et l'autre
traverse la Calabre
et va finir au détroit de Sicile, en séparant le golfe de Tarente de la mer
Tyrrhénienne. Le mont Acuto est le point dominant de l'Italie inférieure,
puisque c'est du groupe des montagnes environnantes que coulent le Silare
dans le golfe de Salerne, le Bradano dans le golfe de Tarente, et l'Aufide ou
l’Ofanto dans l'Adriatique.
La chaîne apennine, depuis les collines de Saint-Jacques
jusqu'au mont Pellegrino, sépare le littoral ligurien delà vallée du Pô,et
verse, d'un côté la
Polcevera, la
Magra et le Serchio dans la Méditerranée, et de
l'autre la Scrivia,
la Trébia[2], le Taro, la Parma et le Réno dans le
Pô. Trois routes naturelles ou indiquées par la configuration du terrain
traversent cette chaîne : une va de Gênes à Tortone par le col de la Bocchetta, en
remontant la Polcevera
et en descendant la Scrivia,
une autre va de Sarzane à Parme en remontant la Magra et en descendant la Parma, et la troisième va
de Lucques à Bologne en remontant le Serchio et en descendant le Réno. La
chaussée artificielle de Florence à Bologne et celle de Lucques à Modène par la Grafignana ne sont
que des branches des deux dernières, et la chaussée de Gênes à Milan par
Tortone et Pavie suit le tracé de la première.
Les Apennins, depuis le mont Pellegrino jusqu'au mont
Cornaro, séparent le littoral de la Méditerranée de celui de l'Adriatique et
versent, d'un côté dans la
Méditerranée l'Arno et ses affluents, et de l'autre sur le
littoral asiatique le Rubicon et tous les torrents qui sillonnent ce littoral
depuis Ravenne jusqu'à Rimini. L'Arno ne coule pas, comme ces torrents,
perpendiculairement à la mer : il serpente dans des vallées obliques ou
longitudinales, et descend d'Arezzo à Florence et de Florence à Pise : c'est,
après le Tibre, la plus grande rivière du littoral méditerranéen. Deux routes
traversent ici la chaîne apennine : l'une va de Livourne passer l'Arno devant
Pise, et remontant le fleuve jusqu'à Florence, elle va traverser les Apennins
au mont Caréli ; d'où elle descend par Bologne à Ferrare sur le Pô, ou par
Imola à Ravenne sur l'Adriatique. L'autre remonte l'Arno jusque vers Arezzo
et va passer les Apennins au mont Cornaro pour descendre avec le Rubicon à
Rimini.
La chaîne des Apennins, depuis le mont Cornaro jusqu'au
mont Vélino, court à peu près à une égale distance du littoral de
l'Adriatique et de celui de la Méditerranée, et verse sur l'un le Métaure, la Chienti et le Tronto, et
sur l'autre le Tibre et ses nombreux affluents. Le Tibre, le plus grand fleuve
de l'Italie après le Pô, a 50 lieues de cours : il descend par un grand
circuit des plus hautes cimes des Apennins à Pérouse, et de Pérouse à Rome ;
d'où il va se jeter dans la mer presqu'en droite ligne, au-dessous d'Ostie.
Trois routes principales conduisent de Rome sur le littoral de l'Adriatique,
en traversant la chaîne apennine, la première remonte le Tibre jusqu'à
Pérouse, d'où elle s'élève par Citta di Castello sur la crête des Apennins,
pour descendre avec la Foglia
à Pésaro ou avec le Métaure à Fano : la seconde passe à Spolète et s'élève
par Foligno sur les Apennins vers Serravalle, d'où elle descend par
Tolentino, Macérata et Lorète à Ancône : la troisième passe à Terni et
s'élève sur les Apennins vers les sources de la Néra, pour descendre avec
le Tronto à Ascoli ; ou bien elle s'élève sur les Apennins vers Riéti et vers
les sources du Vélino, pour descendre avec l'Atorno à Aquila et à Popoli, et
de Popoli à Pescara avec la rivière de ce nom.
La chaîne apennine, qui va toujours en s'abaissant depuis
le mont Vélino jusqu'au mont Acuto et depuis le mont Acuto jusqu'à
l'extrémité de la péninsule italienne, verse ses eaux par le Volturne et le
Silare[3] dans la Méditerranée, par
le Bradano dans le golfe de Tarente, et par l'Ofanto dans l'Adriatique.
Plusieurs routes traversent cette chaîne. Les deux principales sont la route
de Capoue à Manfrédonia et celle de Naples à Otrante : l'une remonte de
Capoue le Volturne jusqu'à Bénévent, et descend par Lucéra ou par Foggia à
Manfrédonia : l'autre va de Naples à Nola et s'élève vers Avellino sur les
Apennins, pour descendre avec l'Ofanto par Canose à Barléta ; d'où, en
côtoyant l'Adriatique, elle va par Bari et Brindes à Otrante.
Telles sont les principales routes transversales du
littoral de la
Méditerranée à celui de l'Adriatique et à la vallée du Pô.
La plupart de ces routes sont très-difficiles et seraient impraticables en
hiver à l'artillerie : les seules ouvertes en tout temps sont la route de
Gènes à Tortone par le col de la
Bocchetta, celle de Florence à Bologne par le col du mont
Caréli, et celle de Rome à Ancône par le col de Serravalle. Toutes les autres
sont des routes longitudinales, qui côtoient le littoral de la Méditerranée ou
celui de l'Adriatique. La principale route du littoral méditerranéen va de
Nice par Gènes à Pise et à Livourne, et de Livourne par Rome à Naples ; mais
cette route devient très-difficile sur le littoral de la Toscane et même jusqu'à
l'embouchure du Tibre, parce qu'elle traverse les marais de Piombino,
d'Orbitello et de Civita-Vecchia : ce qui fait qu'on lui préfère la route
intérieure de Pise par Florence, Sienne et Orviète à Rome. Une très-belle
chaussée conduit ensuite de Rome par Terracine et Capoue à Naples, et cette
chaussée se prolonge même jusqu'à la ville de Salerne, au-delà de laquelle le
reste de la route jusqu'à Reggio et au détroit de Sicile est tantôt bonne,
tantôt mauvaise, et quelquefois même impraticable.
La principale route du littoral adriatique va de Trieste à
Venise le long du littoral vénitien, et de Venise à Ravenne, à travers les
bouches du Pô et tes lagunes de Comachio, où elle est en général
très-mauvaise et souvent inondée ; mais elle rencontre au-delà de Ravenne la
grande chaussée qui vient de Bologne par Imola, Faenza, Forli et Cézène à
Rimini, et qui conduit de Rimini par Pésaro, Fano et Sinigaglia à Ancône. Là,
la route de Rome se sépare de celle du littoral et s'élève par Lorète,
Macérata et Tolentino sur les Apennins, pour descendre par Foligno à Spolète,
tandis que l'autre côtoie l'Adriatique et va d'Ancône par Fermo à Pescara, où
elle entre dans le royaume de Naples et conduit par Terfnoli à Manfrédonia et
de Manfrédonia par Barlèta, Bari et Brindes à Otrante.
Les autres routes de l'Italie sont celles qui coupent la
vallée du Pô ou la vallée de l'Adige. La principale est la route qui va de
Turin à Milan, où elle se divise en deux branches : l’une de ces branches va
traverser le Pô devant Plaisance, et conduit par Lodi, Parme, Reggio et
Modène à Bologne : l'autre va par Crénia, Brescia et Peschiéra traverser
l'Adige à Vérone et conduit par Vicence et Padoue à Venise.
Telles sont la charpente et la configuration de l'Italie.
Cette contrée est une des plus belles de l'Europe, celle qui jouit du plus
beau climat et qui produit les plus beaux fruits et les plus beaux hommes : magna parens frugum, magna virum[4] : elle est par sa
situation péninsulaire comme la reine des mers : elle domine par Venise sur
l'Adriatique, par l’a rente sur la mer ionienne et par Gênes sur toute la Méditerranée. La
France n'a sur cette mer qu'une seule issue, celle du Rhône ; et l'Espagne,
qui y occupe une zone plus étendue, n'y a qu'un seul bon port, celui de
Carthagène, tandis que l'Italie y a tout à la fois un très-grand littoral et
de très-beaux ports, dans le golfe de la Spezzia et dans celui de Naples. C'est cette
belle situation de l'Italie et surtout la fertilité de son territoire, qui y
ont attiré tour à tour les divers peuples de l'Europe et surtout ceux du
nord. Voyons donc comment on pourrait la défendre contre eux. Mais d'abord il
faut dire un mot de la manière dont elle est gouvernée, afin qu'on puisse
connaître ses ressources et ses moyens de défense.
L'Italie est maintenant divisée en huit États plus ou
moins grands, savoir : le Piémont, la Lombardie, Parme, Modène, Lucques, la Toscane, l'État romain
et l'État napolitain.
Le Piémont, situé au pied des Alpes et coupé en deux par
les Apennins, s'étend d'un côté dans la vallée du Pô jusqu'au Tésin, et de
l'autre sur le littoral de la
Ligurie jusqu'à la Magra. Cet État, qui comprend encore la Savoie et la Sardaigne, forme comme
la nuance de la France
à l'Italie, et il est gouverné par un prince absolu, mais qui tend à se
modérer depuis l’avènement au trône de la nouvelle branche de Savoie. La
population y est de près de trois millions d'habitants, le revenu public de
soixante millions de francs et l'armée permanente de 30.000 hommes, que l’on
peut porter en temps de guerre à 60.000 et même à 75.000 hommes[5]. L'accouplement
du Piémont et de la Ligurie,
est comme celui de la
Hollande et de la Belgique, une de ces unions forcées, qui
doivent se rompre au premier choc. Les deux principales villes de cet État
sont Turin et Gênes, la première le siège de son gouvernement, la seconde
celui de son commerce.
La
Lombardie, située à l’est du Piémont, présente une tout
autre physionomie, et forme comme la nuance de l'Allemagne à l'Italie. Elle
s'enfonce dans les terres jusqu'au Tésin, et elle occupe tout le littoral de
l'Adriatique depuis le pied des Alpes jusqu'à l'embouchure du Pô. On lui
donne une population de cinq à six millions d'habitants, qui sont gouvernés
par l'Autriche, comme une colonie l’est par sa métropole. Milan, sa capitale,
est sous le joug de Vienne, et Venise, le siège de son commerce, partage
aujourd'hui ce commerce avec Trieste, et n'est plus la reine de l'Adriatique.
On porte le revenu public à 120 millions de francs ; et l'armée lombarde est
de 50.000 hommes en temps de paix, et de 150.000 en temps de guerre.
L'Autriche entretient dans cet Etat une armée presque aussi forte que celle
de tous les autres Etats italiens réunis.
Les duchés de Parme et de Modène, situés sur la rive
droite du Pô, en descendant vers son embouchure, n'ont pas ensemble plus d'un
million d'habitants, et sont gouvernés par des princes autrichiens, qui sont
comme les vassaux de l'Autriche et qui n'entretiennent qu'un simulacre
d'armée, parce qu'ils sont défendus par l'armée autrichienne.
Au sud de Parme et de Modène court la chaîne des Apennins
; et c'est au revers de cette chaîne que l'on trouve la principauté de
Lucques et le grand-duché de Toscane. Lucques est gouverné par un prince
indépendant ; mais la
Toscane l'est, comme Parme et Modène, par un archiduc
autrichien. Parme, Modène et Lucques sont des états en miniature. Celui de
Toscane est plus grand, et peut contenir avec Lucques, qui en est comme
l'enclave, environ un million et demi d'habitants. Son revenu est de 20
millions de francs, et le cadre de son armée de 5.000 hommes seulement. La Toscane forme comme la
transition de l'Italie française et allemande à l'Italie proprement dite :
c'est l'État de la Péninsule
où l'on respire le plus à son aise ; et quoique la liberté n'y ait pas plus
de garanties que dans les autres États Italiens et que le pouvoir souverain
n'y soit limité que par la volonté du prince, celui-ci par une tradition de
famille y abuse rarement de son pouvoir. Il se limite lui-même dans son
propre intérêt. De là, la douceur des mœurs toscanes, qui attirent les
voyageurs à Florence, devenue comme l'Athènes de l'Italie. Livourne, la
principale ville après Florence, est une espèce de colonie étrangère, qui
exploite à son profit le commerce de la Toscane, mais qui enrichit l'agriculture du
pays.
La
Toscane est environnée au nord et à l'est par l'État
Romain, dont le noyau est dans la vallée du Tibre, mais qui s'étend au nord
des Apennins le long de l'Adriatique depuis Ferrare jusqu'à Ascoli : c'est
l'Italie centrale et sans alliage, présentant dans son ensemble une espèce de
marqueterie, avec autant de gouvernements particuliers que de provinces, mais
tous soumis au pouvoir suprême du Pape qui est tout à la fois pontife et
monarque. Rome, sa capitale et le chef-lieu du Catholicisme, vit des tributs
de la religion et du concours des voyageurs qui y sont attirés par la beauté
de ses cérémonies religieuses ; mais ce qui contribue encore plus à les y attirer,
c'est la beauté de ses édifices, la richesse de ses musées et la magnificence
de ses ruines. On porte la population de l'État Romain à deux millions et
demi d'habitants, et le revenu de son gouvernement seulement à 30 millions de
francs. Le cadre de son armée n'est guère plus grand que celui de la Toscane. Son
agriculture est languissante, et un système prohibitif mal entendu ruine son
commerce. De vieilles habitudes de brigandage ont imprimé à la population des
montagnes une physionomie sauvage ; mais celle des plaines et des principales
villes a des mœurs plus douces. Rome n'existe plus que par la majesté de son
culte et de ses monuments : c'est un lieu de pèlerinage pour la pensée, et
comme un champ d'asile, ouvert aux ambitions trompées et aux infortunes
royales.
L'État Napolitain termine au sud l'Italie et comprend
l'île de Sicile : c'est l'état le plus grand de l'Italie. On lui donne une
population de sept à huit millions d'habitants, un revenu de cent millions de
francs et une armée permanente de quarante mille hommes, que l'on peut porter
sur le pied de guerre à cent vingt mille. C'est celui des États Italiens, où
le pouvoir absolu du prince a dans les mœurs publiques le moins de frein. Le
despotisme y flétrit tout, jusqu'à la beauté des campagnes. Les provinces y
sont livrées à des intendants, sans influence pour le bien, tout puissants
pour le mal, et les tribunaux y vendent la justice. Les Siciliens et les
Napolitains se haïssent entre eux, autant que les Génois et les Piémontais,
et l'union des premiers est aussi fragile que celle des seconds. La Sicile forme la nuance de
l'Italie à l'Afrique, comme le Piémont forme celle de la France à l'Italie. Les
Napolitains ont toute l'indolence des Espagnols et tous les vices des
Italiens, sans avoir les vertus ni des uns ni des autres. Naples, leur
capitale, a 400.000 habitants, et présente la tête d'un géant sur le corps
d'un nain, dette ville a tous les inconvénients des capitales trop peuplées,
et elle en a qui lui sont particuliers, parce que le peuple y est encore plus
désœuvré et plus enclin aux séditions[6].
Tel est l'état actuel de cette belle Italie que l’on ne
peut parcourir sans se souvenir de sa grandeur passée et sans éprouver pour
elle la plus vive sympathie. Deux gouvernements étrangers, la France et l'Autriche,
semblent se la disputer et vouloir à l'envi régler son avenir : l'un paraît
être son bon, l'autre son mauvais génie. Le temps fera connaître qui
l'emportera des deux. Mais si l'Italie veut être heureuse, elle doit rester
indépendante, et pour rester indépendante, se défendre également contre la France et l'Autriche, et
n'avoir de maîtresse qu'elle-même.
L'Italie peut être attaquée sur son littoral par toutes
les puissances maritimes de l'Europe ; mais elle ne peut guère l'être sur sa
frontière continentale que par l'Autriche et par la France, parce que les
Suisses n'ont ni assez de troupes ni assez d'argent pour l'attaquer avec
succès, et que, lors même qu'ils l'auraient conquise, ils ne pourraient pas
la garder.
L'attaque par le littoral est la plus facile, parce qu'on
peut opérer partout des débarquements, dans le golfe de Gênes, vers la baie
de la Spezzia
ou vers les bouches de l'Arno, dans le golfe de Naples ou dans celui de
Tarente, et même dans le fond du golfe adriatique, vers les lagunes de Venise
ou vers les bouches du Pô. L'attaque par les golfes de Naples et de Tarente
n'atteint l'Italie qu'à ses extrémités ; mais l'attaque par les bouches de
l'Arno ou par celles du Pô l'atteint au cœur et la coupe en deux. Ces deux
points sont ; les plus vulnérables. Il faudrait, pour les défendre^ relever
les forteresses de Pise et de Ravenne, couvrir de batteries les bouches de
l'Arno et celles du Pô, et construire dans le bassin des deux fleuves deux
grandes forteresses intérieures pour servir d'appui ou de refuge à une armée,
en plaçant l'une de ces forteresses vers Florence, et l'autre vers Ferrare :
on pourrait même fermer les avenues de ces deux forteresses du côté du
littoral, avec des manœuvres d'eau. Il serait inutile de fortifier les passes
des Apennins, parce qu'on ne peut les défendre toutes, et que lorsqu'on en
garde une, l'ennemi peut pénétrer par une autre. La chaîne des Apennins n'est
pas aussi élevée que celle des Alpes et n'est pas défendue, comme celle-ci,
par ses glaciers et ses neiges éternelles : il faudrait donc se borner à
défendre les accès du Pô et de l'Arno, et à fortifier les ports de la Spezzia, de Naples et de
Tarente.
Mais l'Italie n'a pas seulement à se défendre sur le
littoral, elle doit encore se défendre sur sa frontière continentale, où elle
peut être attaquée par les Allemands et par les Français. Les ennemis les
plus dangereux de l'Italie sont certainement les Allemands et surtout les
Autrichiens, parce qu'ils en occupent déjà une partie, et qu'ils peuvent aisément
envahir l'autre. Or l'invasion des Autrichiens ne peut qu'être funeste à
l'Italie, parce que ces peuples vivant sous une monarchie absolue, les
Italiens n'ont rien à attendre d'eux que le pillage et la servitude. Les
Français sont bien moins dangereux, parce qu'ils vivent sous une forme de
gouvernement plus tempérée, et qu'en ravissant à l'Italie son indépendance,
ils pourraient lui donner en échange quelques-unes de leurs institutions et
contribuer à sa régénération politique, quoique au fond ils pussent y
contribuer encore mieux par le spectacle de leur bonheur intérieur, que par
l'invasion de leurs armées. Les Italiens doivent donc commencer par rejeter
les Autrichiens au-delà des Alpes ; mais en supposant qu'ils y parviennent un
jour, ou par eux seuls ou avec leurs alliés, les Autrichiens pourront toujours
attaquer l'Italie sur l'arc de la chaîne alpine qui se prolonge depuis
Trieste jusqu'au mont Saint-Gothard, et les Français pourront toujours
l'attaquer sur celui qui se courbe depuis le mont Saint-Gothard jusqu'à Nice.
Les Autrichiens peuvent tourner les Alpes à l'est, parce
qu'ils occupent tout le littoral dalmatique, et ils peuvent entrer en Italie
par Fiume et Trieste. Les Italiens n'ont plus dès lors à leur opposer
d'autres lignes de défense que celles des rivières qui descendent des Alpes
dans l'Adriatique et dans le Pô. Parcourons donc ces différentes lignes :
La première est celle de l'Izonzo. L'Izonzo couvre de ce
côté l'Italie, parce qu'il en forme la limite. Les autres lignes de défense
sont couvertes par le Tagliamento, la Livenza, la Piave, la Brenta, l'Adige, le Mincio, l'Oglio, l'Adda et
le Tésin ; mais toutes ces lignes peuvent être tournées au nord par les cols
des Alpes, et les Autrichiens peuvent pénétrer en Italie à travers ces cols,
parce qu'ils peuvent y monter avec les affluents de la Save, de la Drave et de l'Inn. Les
cols des Alpes peuvent être sans doute plus ou moins bien défendus ; mais ils
sont plus faciles à défendre du côté de l'Autriche, que du côté de l’Italie.
Les Alpes ont en général des pentes très-brusques sur les versants du sud, où
leurs flancs sont déchirés par la fonte subite des neiges, tandis quelles ont
des pentes moins inclinées sur les versants du nord, où les neiges fondent
graduellement. Presque toutes leurs eaux descendent par des vallées
perpendiculaires dans l'Adriatique et dans le Pô, tandis qu'elles descendent
souvent par des vallées obliques ou longitudinales dans le Danube et dans le
Rhin : d'où il suit que pour défendre l'Italie, il faut nécessairement
défendre la tête de toutes les vallées ou du moins leurs principaux
débouchés, tandis qu'on peut défendre l'Autriche et même la Suisse, en se repliant
successivement d'une vallée dans une autre, comme de la vallée de la Save dans celle de la Drave, et de la vallée de la Drave dans celle de la Muer, ou de la vallée de
l'Aar dans celle de la Reüs,
et de la vallée de la Reüs
dans celle de la Limât.
L'Izonzo, la première de toutes les rivières qui couvrent
l'Italie du côté de l'est, descend du col de Tarvis dans l'Adriatique. De
Tarvis à Caporéto, la rivière coule à travers des montagnes inaccessibles ;
mais on peut la passer au-dessous de Caporéto vers Gradisca, Goritza ou Monte-Falcone.
La place d'Aquilée défendait jadis cette ligne, qui n'est plus défendue
aujourd'hui que par la petite forteresse de Palma-Nova ; mais on peut la
tourner par la chaussée qui descend de Caporéto par Cividale à Udine, et
surtout par celle qui descend de Tarvis par Pontéba à Tolraezzo et à Osopo
sur le Tagliamento. Il faudrait fortifier la position de Tarvis, qui
couvrirait tout à la fois les deux chaussées de l'Izonzo et du Tagliamento[7].
La ligne du Tagliamento n'est défendue dans sa partie
supérieure que par la petite forteresse d'Osopo ; mais elle l'est dans sa
partie inférieure par les escarpements de la rivière, et vers la mer par les
marais qui, depuis l'Izonzo jusqu'à la Piave, couvrent tout le littoral. Le
Tagliamento n'est infranchissable que dans ses débordements. Il faudrait en
défendre les principaux passages, et surtout celui qui conduit de Spilimberg
par Sacile à Conégliano et où le fleuve se divise en une infinité de
torrents, semblables dans les grandes eaux à autant de rivières.
La ligne de la
Livenza peut être tournée par Sacile et Conégliano ; mais
celle de la Piave
est couverte sur son centre par la forêt de Montello, et de Montello à la
mer, par des marais impraticables. Cadore, Bellune et même Feltre en
défendent la partie supérieure, et la partie inférieure, défendue par les
marais, couvre Trévise et même Venise ; mais cette dernière ville est encore
mieux défendue par ses propres lagunes que par celles de la Piave.
On va de la ligne de la Piave à celle de la Brenta par Trévise,
Castel-Franco et Bassano, ou bien on va directement de Trévise par Noale à
Padoue, en passant la Brenta
devant cette ville ; et l'on va de la ligne de la Brenta à celle de l'Adige
par Vicence et Vérone, ou bien on va par Padoue à Este et à Légnago. La ligne
de la Brenta
couvre Vicence et Padoue ; mais elle laisse à découvert Trévise, et même
Venise. Cette ligne n'est accessible que par des gorges faciles à défendre ;
mais elle a l'inconvénient, comme toutes les lignes précédentes, de pouvoir
être tournée par la grande chaussée de Vérone à Inspruck, qui remonte l'Adige
jusqu'à Botzen et qui va par Brixen traverser les cols du mont Brenner, pour
descendre avec l'Inn dans la vallée du Danube : en sorte qu'une armée
autrichienne, qui déboucherait par cette chaussée dans la vallée de l'Adige
vers Trente, aurait tourné toutes les lignes d'eau qui couvrent le littoral
de l'Adriatique, depuis l’Izonzo jusqu'à l'Adige : la ligne de l'Adige est pour
cette raison la meilleure ligne défensive de l'Italie, du côté de l'Autriche.
On pourrait donc se borner à fermer les débouchés de toutes les rivières qui
descendent dans l'Adriatique, depuis l'Izonzo jusqu'à la Brenta, et défendre la
seule ligne de l'Adige. Cette rivière n'est pas guéable dans son cours
inférieur, et elle a devant Vérone 60 toises de large. En occupant la tête du
lac de Guarda avec un fort à Riva et les débouchés de la Chièse avec un autre fort
à Bocca-d'Anfo, la ligne de l'Adige ne pourrait plus être tournée ; et elle
couvrirait toute la
Lombardie, où les Autrichiens ne pourraient plus pénétrer
que par la Suisse
ou par les cols abruptes du mont Brenner et du mont Splügen.
La ligne de l'Adige, depuis Rovérédo jusqu’à la mer, peut
être divisée en trois parties : la première comprise entre le lac de Guarda
et le plateau de Rivoli, la seconde entre Rivoli et Légnago, et la troisième
entre Légnago et l'embouchure du fleuve[8]. La première est
défendue par les hauteurs de Montébaldo et par la position de la Corona, et les deux
autres le sont par la forteresse de Vérone et parcelle de Légnago, qui
servent tout à la fois de lignes de défense et de têtes de pont pour
déboucher sur l’ennemi. Tout le terrain, depuis Légnago jusqu'à la mer, est
couvert de marécages ; et en coupant une des digues de l'Adige, au-dessous de
Légnago, on inonderait tout le terrain jusqu'au Pô. On pourrait même unir les
eaux de l'Adige à celles du Pô, en ouvrant une écluse à Castagnaro ; et alors
le canal Blanc formerait une seconde ligne de défense, en arrière de celle de
l'Adige. Bonaparte, dans sa campagne d'Italie, entreprit même de défendre
tout le front de la ligne de l'Adige, depuis Vérone jusqu'à la mer, en
s'établissant au-delà du fleuve, sur les hauteurs de Caldiéro, derrière
l'Alpon, sa droite appuyée aux marais d'Arcole, sa gauche à des hauteurs
faciles à défendre ; et l'on sait ce qu'il en coûta aux Autrichiens pour être
venus l'y attaquer.
La ligne du Mincio est la première qui coupe de ce côté la
vallée du Pô, et cette ligne ne peut pas être tournée au nord, quand on
occupe la tête du lac de Guarda, d'où sort le Mincio, et le fort de
Bocca-d'Anfo, qui ferme la vallée de la Chièse. Il suffit alors d'occuper les deux
forteresses de Peschiera et de Mantoue, dont elle est flanquée à ses deux
extrémités, et qui forment sa principale défense. Le Mincio est peu large et
ne présente qu'un léger obstacle ; mais en rétablissant la petite place de
Goïto en arrière, et en occupant en avant avec quelques ouvrages de campagne
les deux mamelons de Valeggio et de Salionzo, qui dominent sa rive gauche, on
pourrait aisément défendre cette ligne, qui n'aurait plus alors d'autre
inconvénient, comme les autres lignes en-deçà de l'Adige, que d'affaiblir
l'armée défensive, en l'obligeant de détacher une de ses divisions sur la
rive droite du Pô, pour interdire à l'ennemi le passage du fleuve.
La ligne du Mincio a le grand avantage d'être très-courte
et d'offrir un abri à une armée qui n'est pas assez nombreuse pour se
défendre sur la longue ligne de l'Adige ; et elle est en même temps
très-forte, parce qu'elle s'appuie d'un côté au lac de Guarda, de l'autre au
Pô ; et qu'elle est défendue sur ses deux flancs par les forteresses de
Peschiera et de Mantoue. Cette ligne couvre Brescia ; et les deux lignes de
l'Oglio et de l'Adda couvrent, l'une Bergame et Crema, l'autre Milan et Lodi.
L'Oglio descend, comme l'Adige, de ce massif de montagnes
couronné par le mont Brenner, et il se rapproche tellement vers ses sources
de celles de l'Adda, que les deux lignes de l'Adda et de l'Oglio doivent être
comprises dans le même système de défense. Les deux rivières, en descendant
des Alpes, traversent, l'une le lac d'Isco, l'autre celui de Como, et elles
sont guéables toutes deux dans presque tout leur cours. Il faudrait construire
des chaloupes canonnières sur les deux lacs, garder les principaux passages
des deux rivières et fortifier la tête de la ligne de Y Adda, en fermant les
deux vallées de la
Valteline.
L'Adda naît, comme l'Adige et l'Inn, au mont Brenner, et
il est formé de deux affluents qui descendent dans le lac de Como, l'un par
Bormio et Sondrio, et l'autre par Chiavennes. Les deux vallées de la Valteline devraient
donc être réunies à l'Italie, puisqu'elles versent leurs eaux dans l'Adda et
que l'on né peut défendre la tête de la ligne de l'Adda, sans occuper ces
deux vallées. Le reste de la ligne serait ensuite facile à défendre, parce
que la ligne est naturellement défendue dans sa partie supérieure par le lac
de Como et qu'elle pourrait l'être dans sa partie inférieure par le cours de
la rivière, si l'on en défendait les principaux passages, et surtout si l'on
fortifiait Lecco, Trezzo, Cassano et Lodi. La place de Pizzighitone défend
l'extrémité inférieure de cette ligne ; et une forteresse à Plaisance, sur la
rive droite du Pô, avec un pont sur le fleuve, ne laisserait rien à désirer
pour sa défense. Mais cette ligne a le grand inconvénient de pouvoir être
tournée par la vallée de Lugano, qui est occupée par le lac de ce nom et qui
se prolonge au sud jusqu'à Mendrisio. Il faudrait donc que cette vallée fût réunie,
comme la Valteline,
à l'Italie, puisqu'elle entre dans son système de défense.
La ligne du Tésin, qui vient après celle de l'Adda, est la
dernière ligne défensive de l'Italie contre l'Autriche ; mais cette ligne ne
couvre que Turin et le Piémont, et laisse à découvert Milan et toute la Lombardie. Le
Tésin est le plus grand affluent du Pô : il est large, profond et n'est pas
guéable. Il serait donc facile à défendre ; mais sa défense exigerait un trop
grand déploiement de forces, parce qu'il a un cours très-long depuis sa
source au mont Saint-Gothard jusqu'à son embouchure sous Pavie. Ce fleuve est
formé, comme l'Adda, de deux affluents : l'un, et c'est le Tésin propre,
descend du mont Saint-Gothard par Bellinzona dans le lac Majeur, et l'autre
connu sous le nom de Toccia y descend par Domo d'Ossola du pied des montagnes
qui lient le mont Saint-Gothard, d'un côté au mont Furca, et de l'autre au
Simplon.
Le lac Majeur s'ouvre à la descente des Alpes comme un
entonnoir, et il est tout parsemé d'îles, qui semblent flotter sur les eaux
comme des corbeilles dé fleurs. On s'élève avec le Tésin de Bellinzona par
Aïrolo sur le mont Saint-Gothard, d'où l'on descend avec le Rhin à Coire ou
avec la Reus à
Altdorf ; et l'on s'élève avec la
Toccia de Domo d'Ossola par Crodo sur le mont Furca, d'où
l'on descend avec l'Aar à Meiringen ou avec le Rhône à Brig dans le Valais.
La première de ces routes est accessible aujourd'hui à
l'artillerie ; et ce sont les Suisses qui semblent l'avoir ouverte exprès
pour les Autrichiens. Cette route remonte d'Altdorf la Reus jusqu'à ses sources,
tantôt sur une rive, tantôt sur l'autre, et traverse la rivière ; sur
plusieurs ponts d'une très-grande hauteur. Celui qu'on a construit, à côté de
l'ancien pont du Diable, s'élève de a5 pieds plus haut et le surpasse en
solidité, comme en élégance. Tous ces ponts sont bâtis avec d'énormes blocs
de granit, et ressemblent à des ouvrages de géants. On s'élève par des
détours ménagés avec art sur la crête du Saint-Gothard, et l'on descend par
des détours semblables à Aïrolo et d'Aïrolo à Bellinzona ; d'où l'on va par
Lugano et Como a Milan. C'est aujourd'hui la grande route de la Suisse en Italie.
On ne pourrait défendre aujourd'hui la ligne du Tésin,
qu'en occupant sa tête et en gardant avec un camp retranché les débouchés du
mont Saint-Gothard, et il faudrait occuper à l'autre extrémité de cette ligne
Pavie avec un pont sur le fleuve. Une forteresse à la Stradella au-delà du
Pô compléterait sa défense et ne permettrait pas à l'ennemi de la tourner,
quand même il aurait pénétré sur la rive droite du Pô. La ligne du Tésin
ainsi flanquée, d'un côté par les plus hautes montagnes des Alpes, et de
l'autre par les derniers contreforts des Apennins, est sans contredit la
meilleure ligne défensive du Piémont contre l'Autriche,
Telle est la meilleure manière de défendre l'Italie contre
les Allemands et les Autrichiens ; mais tant que ceux-ci occuperont le revers
méridional des Alpes depuis les sources de l'Izonzo jusqu'à celles de l'Adda,
et qu'ils pourront pénétrer dans la Péninsule des deux côtés, par les cols des
Alpes, et le long du littoral avec le cours des eaux, les Italiens n'auront
d'autre moyen de défense contre eux que de garder les principaux débouchés
des vallées et de se replier d'une ligne à l'autre, depuis celle de l'Izonzo
jusqu'à celle de l'Adige, et même depuis celle de l'Adige jusqu'à celle du
Tésin. Une attaque isolée sur la ligne des Alpes ou sur la ligne des
rivières, le long du littoral, peut être aisément repoussée ; mais une
attaque combinée sur les deux lignes à la fois ne peut pas être repoussée, ou
ne l'être que difficilement, parce que, lorsque vous vous défendez sur un
point, l'ennemi vous tourne sur un autre.
Les Italiens n'ont pas seulement à se défendre sur la
ligne des Alpes contre les Autrichiens, qui peuvent entrer en Italie à
travers la chaîne alpine depuis Trieste jusqu'au mont Saint-Gothard, ils ont
encore à s'y défendre contre les Français qui peuvent pénétrer en Italie à
travers l'arc du demi-cercle, depuis le mont Saint-Gothard jusqu'à Nice ;
mais cette défense est beaucoup plus facile sur le côté de la France que sur celui de
l'Autriche, parce que les Italiens occupent sur le premier côté la crête des
Alpes que les Autrichiens occupent sur l'autre, et qu'ils s'étendent même par
la Savoie
jusque sur leurs revers.
On peut de la
Suisse et de la
Savoie pénétrer en Italie par les cols du Saint-Gothard, du
Simplon, du mont Rosa, du grand et du petit Saint-Bernard et par celui du
mont Cenis ; et l'on peut y pénétrer du Dauphiné et de la Provence par les cols
du mont Genèvre, du mont Viso, par celui de l'Argentière et par les gués du
Var.
Le passage du mont Saint-Gothard conduit d'Altdorf à
Bellinzona, celui du Simplon à Domo d'Ossola, celui du mont Rosa dans la
vallée de la Sésia,
le passage du grand ainsi que celui du petit Saint-Bernard dans la vallée de la Baltéa, celui du mont
Cenis dans la vallée de la
Doira, celui du mont Genèvre dans la vallée de
Fenestrelles, celui du mont Viso dans la vallée de Pignerol, celui de
l'Argentière dans la vallée de la
Stura, et l'on n'a qu'à franchir le Var pour entrer de la Provence dans le comté
de Nice ; mais il faut ensuite traverser le col de Tende pour pénétrer dans
le Piémont.
Les cols du mont Saint-Gothard, ouverts aujourd'hui à
l'artillerie, se défendent d'eux-mêmes par leur grande élévation ; mais la
route de Genève à Milan par le Simplon, la plus belle route des Alpes, et qui
débouche en Italie par Domo d'Ossola, ne pourrait être défendue qu'avec un
camp retranché. De Domo d'Ossola au lac Majeur, il y a plusieurs positions
faciles à garder, et entre autres celle du château d'Arône, que les princes
Borrhomées ont autrefois défendue avec une poignée de soldats contre les
Suisses et les Allemands. La ligne du Tésin forme de ce côté la première
ligne défensive de l'Italie contre une armée venant de la Suisse, comme elle en
forme la dernière contre une armée venant de l'Autriche.
Les cols du mont Rosa, qui débouchent en Italie clans la
vallée de la Sésia,
sont par leur élévation d'un accès aussi difficile que ceux du mont
Saint-Gothard et n'ont point encore été ouverts par une grande route ; mais
ceux du grand et du petit Saint-Bernard, qui débouchent dans la vallée de la Baltéa et qui étaient
fermés jadis par le fort de Bard et par la forteresse d'Ivrée, sont
aujourd'hui sans défense. Il faudrait rétablir ces fortifications ou les remplacer
par d'autres.
Les cols de la chaîne alpine deviennent ensuite plus
accessibles, parce qu'ils s'abaissent progressivement comme les pics dont ils
sont couronnés. Mais tous ces cols ne sont pas ou sont mal défendus ; et de
toutes les vallées dans lesquelles ils débouchent, la vallée de la Stura est la seule qui
soit défendue par une bonne forteresse : elle l'est par celle de Coni, qui
défend tout à la fois les débouchés du col de l'Argentière et ceux du col de
Tende. Il faudrait aussi défendre les cols qui débouchent dans les autres
vallées. On pourrait défendre avec un camp retranché le col du mont Cenis,
par où passe la belle route de Lyon à Turin, et fermer tous les autres cols
avec des tours casematées, construites sur les pics dominants. On pourrait
même, comme on l'a proposé dans ces derniers temps, cuirasser ces tours ou
les revêtir à l'extérieur, sur certains points saillants, de blocs de fer à
l'épreuve du boulet[9]. C'est le genre
de construction le plus simple pour défendre les passages des hautes
montagnes, ou du moins pour y arrêter l'ennemi. Or c'est vaincre l'ennemi que
de l'arrêter ou de le retarder dans ces hauts et âpres lieux, où il faut
qu'il avance au risque de périr de froid.
Il y a sur la crête des Alpes, comme sur celle de toutes
les grandes chaînes, des points élevés ou des pics, d'où l'on plonge sur les
deux versants opposés ; et il y a des points bas ou des brèches, où les eaux
des deux versants opposés viennent presque se toucher et ne sont plus
séparées que par des arêtes légères. Ce sont ces points qu'il faut
principalement défendre, parce qu'ils donnent ou commandent les passages ; et
quand on ne peut les occuper, il faut du moins défendre leurs débouchés.
C'est le genre de défense qui convient le mieux dans les Alpes contre les
Français et les Autrichiens.
Dans les pays de montagnes, des forts valent mieux que des
forteresses, parce qu'ils emploient moins de troupes, et qu'il s'agit là
surtout de fermer des passages, plutôt que d'offrir un asile ou un appui à
une armée, qui ne pourrait pas y trouver des subsistances. Les grandes
forteresses doivent en général être placées sur des points stratégiques dans
la direction des grandes routes ; mais dans les passages difficiles des
montagnes, il suffit d'occuper les pics dominants avec de petits forts ou
même avec de simples tours.
Le roi de Sardaigne, le maître actuel du Piémont, vient de
relever les anciennes fortifications d'Exilés et de Fenestrelles, et il en a
construit de nouvelles sur le revers occidental des Alpes et en particulier
sur celui du mont Cenis ; mais, au lieu de fortifier les cols qui débouchent
dans le Piémont, il a fortifié ceux qui débouchent dans la Savoie, c'est-à-dire,
qu'au lieu de fermer les portes de l'Italie, il a voulu s'ouvrir celles de la France. Le fort Bramant,
élevé au pied du mont Cenis, à quelques marches de Grenoble et même de Lyon,
n'est qu'une position offensive et menaçante contre ces deux villes
françaises, et pourrait bien un jour éprouver le sort du fort Barraux,
destiné, comme tous ceux du revers occidental des Alpes, à couvrir plutôt les
avenues de la France
que celles de l'Italie[10]. Les rois de
l'Europe, ligués contre Napoléon, ont fait par rapport à nos frontières ce
que Napoléon avait fait lui-même par rapport aux leurs, parce qu'une injustice
en amène toujours une autre. Nous nous étions alors ouvert des portes sur
l'Italie ainsi que sur l'Allemagne, et ils s'en sont ouvert eux-mêmes, par
représailles, sur la France,
tant sur notre frontière du nord que sur celle de l'est. Par Mons et Charleroi
qu'ils ont très-bien fortifiés, et par Philippeville, Marienbourg et Chimai
qu'ils ont détachés de notre territoire, ils peuvent maintenant tourner à son
extrémité orientale notre frontière du nord entre la mer et la Meuse, et descendre,
presque sans obstacle, avec l'Oise, l'Aisne et la Marne à Paris : ils
peuvent même, par Sarre-Louis et en évitant Metz, s'ouvrir un passage à
travers notre frontière orientale entre la Meuse et la Moselle, et pénétrer jusqu'au cœur de la Lorraine et même de la Champagne. Il est
vrai qu'ils n'ont pu mordre sur notre frontière des Vosges, entre la Moselle et le Rhin ;
mais ils ont par l'occupation de Landau tourné du côté du nord notre
frontière du Rhin, et par la démolition de Huningue, ils se sont ouvert du
côté du sud un passage libre en Franche-Comté et en Bourgogne. Enfin le
souverain du Piémont, en nous reprenant la Savoie et le comté de Nice, a voulu déboucher à
son gré dans le Dauphiné et la
Provence, tandis que dans son intérêt, comme dans celui de
l'Italie, il aurait dû se contenter de fermer les portes des Alpes et d'en
garder les clefs, parce que c'est ordinairement par ces portes que les
Français pénètrent en Italie.
Mais les Français ne peuvent pas seulement pénétrer en
Italie par les cols des Alpes, ils peuvent y entrer encore par le littoral
ligurien, en traversant le Var devant Nice et en marchant de Nice sur Gènes
le long du littoral, par le chemin de la Corniche. Le Var[11], qui descend du
col de l’Argentière dans la
Méditerranée, entre Nice et Antibes, est presque guéable
dans tout son cours et n'est pas une bonne ligne de défense. Pour en défendre
les passages, il faudrait le border de redoutes, à sa sortie des montagnes,
et bâtir à son embouchure un fort qui en barrât les eaux, détruisît les gués
et donnât des inondations. Le Var franchi, une armée française peut enlever
Nice d'emblée et pénétrer par le col de Tende dans le Piémont, ou parcourir
tout le littoral ligurien depuis Nice jusqu'à. Gènes, et même, si elle avait
pris Gènes, jusqu'à Sarzane vers l'embouchure de la Magra, en occupant
successivement tous les débouchés des Alpes et des Apennins sur la mer ; mais
elle ne pourrait pénétrer ensuite dans la vallée du Pô qu'à travers les cols
de lune ou de l'autre chaîne : en sorte que cette armée, après avoir envahi
tout le littoral ligurien, ne serait pas plus avancée en Italie qu'une armée
autrichienne qui aurait envahi tout le littoral vénitien, depuis l’Izonzo
jusqu'à l'Adige. Gênes joue le même rôle militaire sur le littoral ligurien
que Vérone sur le littoral vénitien : or les Italiens sont aussi intéressés à
défendre le premier de ces littoraux que le second, pour ne pas être pris de
revers dans la défense de leur pays, à l'ouest comme à l'est des Alpes, parce
qu'ils ne pourraient pas plus résister à une attaque double du côté de la
frontière française, que du côté de la frontière autrichienne. Si les
Autrichiens pénétraient tout à la fois en Italie par le littoral de Venise et
par les débouchés du mont Brenner, et si les Français y pénétraient en même temps
par le littoral de la
Ligurie et par les débouchés du Simplon, ou par la route de
Nice et par celle de Genève, les Italiens ne pourraient plus se défendre
contre les premiers au-delà de l'Adige, ni contre les seconds au-delà du
Tésin, parce qu'ils seraient tournés par les uns sur le littoral vénitien, et
qu'ils pourraient l'être par les autres dans la vallée supérieure du Pô. Mais
si les Autrichiens et les Français ne pouvaient plus désormais attaquer
l'Italie à l'est, comme à l'ouest, que d'un seul côté, sur la ligne des Alpes
ou sur celle de l'un ou de l'autre littoral, les Italiens pourraient aisément
se défendre contre eux, parce qu'en s'établissant sur un point central, comme
à Vérone ou à Turin, ils n'auraient qu'à pivoter sur les rayons d'un arc, dont
l'ennemi serait obligé de défendre toute la circonférence. Le grand danger de
l'Italie vient donc de ce que, par le développement de ses frontières, elle
peut être attaquée sur deux côtés à la fois par les Français et par les
Autrichiens, par les uns sur le littoral ligurien et sur le pourtour des
Alpes, et par les autres sur le pourtour des Alpes et sur le littoral
vénitien. Or les Italiens ne peuvent se garantir de cette double attaque
qu'en défendant à la fois la ligne des Alpes et celle des deux littoraux.
Le littoral ligurien n'est pas au reste plus difficile à
défendre que le littoral vénitien : il est même plus facile à garder avec une
petite armée, d'abord parce qu'il est plus étroit, et ensuite parce qu'il est
mieux défendu par la place de Gênes, que le littoral vénitien ne l'est par
celle de Vérone. Il y a sur le littoral ligurien, depuis Nice jusqu'à Savone,
où finit la chaîne des Alpes et commence celle des Apennins, trois lignes de
défense que l’on peut successivement occuper, la droite appuyée aux Alpes, la
gauche à la mer : la première est la ligne de la Roya à la hauteur de Vintimille,
la seconde celle de la Taggia
vers San-Remo, et la troisième celle de l'Arosoïa vers Loano.
La ligne de la
Roya a sa droite au col de Tende sur la crête des Alpes,
son centre à Saorgio et à Briglio, et sa gauche à Vintimille sur la mer. La
forteresse de Saorgio et un fort sur les hauteurs de Briglio serviraient
d'appui à cette ligne, qui n'a d'autre inconvénient que de laisser Nice et
Villefranche à découvert ; mais elle couvre la belle chaussée qui conduit de
Nice à Turin par le col de Tende.
La ligne de la
Taggia a sa droite à Monte-Tanarda et au col Ardente, son
centre à Monte-Cappo et sa gauche à San-Stéphano sur la mer. Cette ligne
laisse San-Remo à découvert ; mais elle couvre Port-Maurice, Oneille et la
route qui conduit d'Oneille par le col Ardente dans le Piémont.
La ligne de l'Arosoïa appuie sa gauche à la mer, vers le
village de Borghéto, sur un mamelon qui domine toute la plaine de Loano, et
elle appuie sa droite à une hauteur isolée, facile à défendre et d'où l’on
communique par d'autres hauteurs plus ou moins escarpées jusqu'à la crête des
Alpes, et même jusqu'à des hauteurs, qui dominent la petite forteresse
d'Orméa, située sur leur revers, à la tête de la vallée du Tanaro. Cette
ligne laisse Albenga à découvert ; mais elle couvre Loano, Finale, Noli et
Savone. N'ayant guère que cinq à six lieues d'étendue, elle est presque
partout inabordable, et elle a l'avantage de couvrir tout le littoral depuis
Loano jusqu'à Savone, ainsi que les divers cols qui débouchent dans la vallée
du Tanaro, comme dans celle de la
Bormida, et surtout le col de Cadiboné qui sépare les Alpes
des Apennins et qui offre un des passages les moins difficiles pour pénétrer
du littoral ligurien dans la vallée du Pô. Cette ligne est la meilleure ligne
défensive de tout le littoral ligurien.
A l'est de Savone, le littoral ligurien est défendu par la
place de Gênes, qui ne présente d'autre inconvénient que son immense
développement, et on ne peut plus pénétrer ensuite de ce littoral dans la
vallée du Pô que par le col de la Bocchetta et par les autres cols des Apennins,
d'autant plus faciles à défendre qu'ils sont plus abruptes que ceux des
Alpes. La petite forteresse de Gavi défend le col de la Bocchetta, celle de
Novi ses débouchés, et l'on pourrait défendre les autres débouchés des
Apennins avec des tours casematées ou même avec de simples redoutes.
Telles sont les principales lignes de défense qui couvrent
l'Italie sur le littoral ligurien et que l'on peut occuper successivement, en
se repliant de l’une à l'autre. Les Italiens ont pour les défendre un grand
avantage sur les Français, parce qu'ils peuvent les tourner toutes par les
cols des Alpes, dont ils sont maîtres, et surtout par celui de Tende, tandis
que les Français sont obligés de les attaquer de front ; mais ceux-ci ont de
leur côté le même avantage au-delà du Var sur le littoral de la Provence, quand ils y
sont attaqués par les Piémontais ou par les Austro-Sardes. Les Français
peuvent aisément défendre la ligne du Var, en occupant d'un côté Entrevaux
qui domine le passage du Puget de Téniers, et de l'autre Antibes qui défend
celui de Saint-Laurent, par où l'on peut entrer en Provence, d'un côté par
Vence, de l'autre par Cagne ; et s'ils étaient forcés sur cette ligne, ils
n'auraient alors qu'à se replier de la ligne du Var sur celle du Loup et de
la ligne du Loup sur celle de Siagne, jusqu'aux cols de l'Estérel ; et enfin
s'ils étaient poursuivis à travers ces cols jusque dans la plaine de Fréjus
et dans la vallée d'Argens, ils pourraient, en remontant cette vallée, se
replier par le col de Carces ou par celui de Flassans sur le plateau de
Brignoles, en laissant la route de Toulon à l'ennemi et en cherchant à le
tourner par la route directe et intérieure de Brignoles à Draguignan et de
Draguignan à Grasse. Ils pourraient même tourner l'armée piémontaise sur les
deux routes, sur la route intérieure, comme sur celle du littoral, si elle
les tenait toutes les deux et si elle y marchait sur deux colonnes, parce que
les Français, maîtres ici à leur tour de tous les débouchés des Alpes,
pourraient toujours la prendre à revers par la route de Sisteron à Castellane
et de Castellane à Grasse. La ligne du Var est donc une bonne ligne de limite
entre l'Italie et la France,
et elle vaut mieux que celle de l'Izonzo entre l'Italie et l'Autriche, à
l'extrémité orientale des Alpes, parce que celle-ci laisse Trieste hors de
l'Italie, tandis que l'autre y comprend Nice.
Les Français ne doivent plus maintenant faire la guerre en
Italie que pour aider les Italiens à en chasser les Autrichiens. Tant que
ceux-ci n'occupent que le nord ou la tête de la Péninsule, le premier
objet d'opération contre eux pour une armée française est ta ligne du Tésin
qui s'appuie par Stradella aux Apennins et qui couvre tout le Piémont, le
second la ligne de t'Adige qui couvre toute l'Italie, et le troisième celle
des Alpes Juliennes qui semblent s'abaisser pour ouvrir de ce côté par la Drave et la Muer un chemin facile jusqu'à
Vienne. Dans les autres guerres entre la France et les divers gouvernements de l'Italie,
le premier objet d'opération pour une armée française qui voudrait traverser
les Alpes, au lieu de les tourner par le littoral ligurien, serait bien aussi
la ligne du Tésin ; mais les autres lignes d'opération seraient ensuite
celles du Pô, des Apennins, de l'Arno, du Tibre, enfin la ligne du Volturne
qui couvre tout le royaume de Naples, but ultérieur de toute expédition
militaire dans l'Italie, quand on veut en faire la conquête entière.
L'Italie est la contrée de l'Europe la mieux circonscrite
après la Péninsule
hispanique ; mais elle a dans sa configuration un vice capital qui est la
principale cause de son morcellement en plusieurs États et de sa faiblesse
politique[12].
Sa longueur n'est pas en proportion avec sa largeur. Si l'Italie finissait au
mont Vélino, à la hauteur de Rome, et si tout le terrain compris entre le
mont Vélino et la Sicile
avait été jeté entre la
Toscane, la
Sardaigne et la
Corse, elle aurait eu vers Parme ou vers Modène, dans la
vallée du Pô, un point central, à peu près à une égale distance de tous ceux
de sa circonférence. Elle aurait été dès lors bien arrondie, et une armée
italienne aurait pu se porter en quelques marches de sa capitale sur toutes
ses frontières ; mais aujourd'hui les trois grandes îles qui forment
presqu'un tiers de sa superficie, et même le royaume de Naples, paraissent
comme isolés et en quelque sorte étrangers aux intérêts du reste de l'Italie,
et surtout à ceux de la vallée du Pô. Aussi la partie septentrionale de la Péninsule a-t-elle été
presque toujours la proie des puissances continentales de l'Europe,et la
partie méridionale celle des puissances maritimes. Lorsque le siège de
l'empire eut été transféré de Rome à Constantinople, les Ostrogoths et après
eux les Lombards et les Allemands s'établirent dans la vallée du Pô et
l'occupèrent presque tout entière, tandis que les flottes grecques de
l'empire d'Orient maintinrent longtemps encore la domination romaine sur les côtes
méridionales, et qu'à la domination des Romains succéda tour à tour celle des
Maures, des Normands et des Catalans ; mais quoique la partie du sud soit par
sa situation excentrique comme séparée de celle du nord, l'Italie tout
entière par la conformité de son langage, dé ses croyances, de ses mœurs, et
surtout par la forte empreinte qu'elle a reçue des Romains, forme encore une
seule nation ; et ses souvenirs antiques y sa gloire militaire, ses arts et
sa littérature finiront par la réunir un jour sous un seul et même
gouvernement. Il suffit, pour faire son horoscope, de l'avoir visitée.
Toutefois sa configuration trop prolongée nuira toujours à sa défense, et
cette belle péninsule ne pourra jamais se défendre sans une flotte.
L'Autriche, il est vrai, son éternelle ennemie, n'en a point ; et la France, qui en a une,
pourrait s'en passer, parce qu'en liant par un canal la Marne à la Seine au nord de Paris, ou
en transportant sa capitale derrière la Loire, vers Orléans, elle serait sans
inquiétude sur le siège de son gouvernement, et qu'elle pourrait de ce point
porter rapidement par terre son armée sur toutes ses frontières. Mais
l'Italie réunie sous un seul gouvernement, même avec sa capitale au centre,
ne pourrait pas se passer d'une flotte, parce que son armée seule ne pourrait
pas défendre tout à la fois la vallée du Pô et l'État napolitain ou la tête
et la queue de la
Péninsule, ni moins encore les îles qui l'environnent.
On a souvent agité la question sur l'emplacement le plus
convenable pour sa capitale[13]. Les uns ont
désigné Naples pour offrir un asile à sa flotte, les autres Rome ou Florence
pour leur centralité et la facilité de leur défense, d'autres enfin Milan,
comme plus rapprochée de la frontière des Alpes où doit être établie sa
principale ligne défensive ; mais Naples est trop éloignée de cette frontière
et Milan n'est couverte que par la ligne des Alpes, tandis que Florence et
Rome le sont encore par la ligne du Pô et par celle des Apennins. Rome a d'un
autre côté cet avantage sur Florence, qu'elle est plus grande et qu'elle
offre plus de ressources pour une capitale : que, par son voisinage de la Méditerranée, elle
est presque aussi rapprochée des ports de Gênes et de la Spezzia, et qu'elle
l'est davantage de ceux de Naples et de Tarente, les points maritimes les
plus importants de l'Italie : que, par sa proximité d'Ancône, elle peut
veiller aussi bien que Florence à la défense de l'Adriatique et à celle de
Venise : enfin que Rome existe avec tous ses monuments antiques et l'auréole
de sa gloire, et qu'elle a pour elle la magie de ses souvenirs et de son nom.
Aucune contrée de l'Europe, pas même la Grèce et l'Espagne, n'est
mieux située que l'Italie pour régner sur la Méditerranée : elle
la coupe par la Sicile
en deux bassins, et elle domine dans l'un par le port de la Spezzia, et dans l'autre
par celui de Tarente : elle a 230 lieues de côtes sur la Méditerranée depuis
Nice jusqu'au détroit de Messine, autant sur l'Adriatique depuis Trieste
jusqu'à Otrante, 120 sur la mer ionienne et le golfe de Tarente, et 530 sur
le pourtour de ses trois principales îles, en tout 1.100 lieues sur toute sa
circonférence. La France
n'a que 130 lieues de côtes sur la Méditerranée et 470 sur l'Océan, et l'Espagne
n'en a que 500 sur la première de ces mers et 300 sur l'autre, si l'on
retranche le Portugal. L'Italie a donc 500 lieues de côtes de plus que la France, et 300 de plus
que l'Espagne. La France
n'a de grands ports militaires que Brest sur l'Océan, et Toulon sur la Méditerranée ; et
l'Espagne n'a sur l'Océan que le Ferrol et sur la Méditerranée que
Carthagène, tandis que l'Italie a sur la Méditerranée la
Spezzia et Naples, sur la mer ionienne Tarente et sur l'Adriatique Venise,
sans compter les ports nombreux de ses îles, et en particulier ceux de
Messine et de Malte qui dominent les deux passages du bassin occidental au
bassin oriental de la
Méditerranée.
Mais l'Italie ne pourra recouvrer tous les avantages de sa
position maritime que lorsqu'elle aura une flotte, et elle n'aura de flotte
que lorsqu'elle sera réunie sous un seul et même gouvernement. Jusqu'ici elle
a été partagée en des États trop. petits, qui n'ont jamais eu séparément, ni
même réunis, assez de forces en eux-mêmes pour rejeter les Autrichiens
au-delà des Alpes : ils ne Je pourraient guère aujourd'hui qu'avec le secours
des Français, et pour se débarrasser des Français, il leur faudrait ensuite
recourir aux Autrichiens : lutte continuelle et sanglante, qui jusqu'à nos
jours a désolé l'Italie et finirait par la ruiner. Il faut espérer cependant,
pour l'honneur de l'humanité, que les Français vivant aujourd'hui sous un
gouvernement plus modéré qu'autrefois, et par cela même mieux éclairés sur
leurs intérêts, seraient aussi désormais plus généreux, et que, contents de
leurs limites aux Alpes, ils ne voudraient plus les franchir pour
s'extravaser en Italie ; mais l'Italie doit chercher maintenant à
s'affranchir par elle-même et sans le secours des étrangers, et elle le peut,
en adoptant une meilleure circonscription et de meilleures formes de gouvernement.
Elle est aujourd'hui divisée en trop d'États : il faudrait qu'elle ne le fût
plus qu'en trois, le plus élevé au nord circonscrit à la crête des Alpes, et
limité d'un côté sur la
Méditerranée à la
Magra vers Sarzane, et de l'autre sur l'Adriatique, aux
bouches du Pô vers Ravenne ; le second au mont Vélino, en comprenant la Toscane et tout l'État
romain, et le troisième à la
Sicile, en comprenant tout l'État napolitain. Si l'Italie
était divisée en plus d'États, on ne pourrait pas établir entre eux un concert
; et si elle ne l'était qu'en deux, ces deux Etats seraient toujours en
guerre l'un avec l'autre, tandis qu'un troisième Etat intermédiaire
balancerait les deux autres, en se jetant du côté du plus faible, pour ne pas
devenir lui-même la proie du plus fort ; mais il faudrait que ces trois États
fussent unis par une fédération politique, afin qu'il y eût toujours entre
eux un arbitre et qu'ils pussent, avec leurs forces réunies, se défendre
contre les étrangers, et contribuer par leur poids à maintenir l'équilibre
européen. Ils devraient même se fédérer, ne fût-ce que pour faire disparaître
les lignes de douanes qui les séparent et pour adopter sur les mers un
pavillon commun, qui pût les protéger contre les pirates de l'Archipel et de
la côte barbaresque ; mais l'Autriche ne devrait pas avoir le protectorat de
cette fédération, parce qu'étant moins civilisée que l'Italie, elle ne
pourrait qu'en retarder la civilisation, et qu'elle n'a pas au fond plus de
droits que la France
ni qu'aucune autre puissance européenne à exercer la suprématie en Italie.
L'Italie fédérée doit se protéger elle-même par une force qui lui soit
propre, sans être obligée de recourir à une force étrangère.
Rien ne serait au reste plus aisé que d'arriver à cette
fédération, en reléguant les Autrichiens hors de l'Italie et en y fédérant
entre eux les divers États qui y existent, ou en les réduisant à trois, pour
donner plus de force à chacun d'eux. Le cadre de chacun de ces États existe
déjà dans le Piémont, dans l'État romain et dans l'État napolitain. Il ne
s'agirait que d'agrandir ce cadre, et de donner au premier de ces États toute
la haute Italie, d'un côté jusqu'à Sarzane, et de l'autre jusqu'à Ravenne, au
second toute l'Italie moyenne ou la Toscane et l'État romain, et au troisième toute
l'Italie inférieure ou tout l'État napolitain jusqu'en Sicile, en cherchant
aux princes dépossédés des compensations dans la Sardaigne, et même
dans la Corse,
que la France
pourrait échanger contre la Savoie[14]. On pourrait
même leur trouver des compensations dans des établissements coloniaux,
voisins de l'Europe, et en particulier sur le pourtour africain de la Méditerranée, comme
en Barbarie, en Egypte, et même en Morée, en Crête et en Chypre. Les princes
dépossédés aimeraient mieux sans doute en trouver dans l'Italie même, et ils
convoiteraient tous naturellement le trône romain, qui pourrait leur être
dévolu après la mort du titulaire, puisqu'il n'est occupé que par un prince
électif ; mais les droits d'un prince électif ne sont pas moins respectables,
d'après les lois de la morale, que ceux d'un prince héréditaire, parce que
tous ces droits, quand ils ne sont pas uniquement fondés sur la force,
dérivent de la même source, les uns d'une élection renouvelée à chaque règne,
les autres d'une élection première, faite pour plusieurs règnes ou pour toute
une dynastie, et que les uns et les autres appartiennent aux nations, plutôt
qu'aux individus qui les exercent. On ne pourrait donc pas plus déposséder
les princes électifs que les princes héréditaires, sans une juste et
préalable indemnité. Or il serait plus aisé de trouver hors de l'Italie des
indemnités pour les princes héréditaires que pour les papes, parce qu'on ne
pourrait pas transférer les papes hors de Rome, sans dépouiller le siège de
Rome de sa suprématie politique, ni le dépouiller de sa suprématie politique
sans lui ôter sa suprématie spirituelle ou sa primauté, qui lui est
nécessaire pour maintenir l'unité du catholicisme, et même celle du
christianisme. Quand les chrétiens n'auraient plus dans Rome un centre
d'unité, chaque nation voudrait expliquer le christianisme à sa manière, et
il y aurait autant de branches du christianisme, qu'il y aurait de nations
chrétiennes. C'est ce qui est déjà arrivé parmi les nations protestantes, et
ce qui arriverait parmi les nations catholiques. Tous les princes
catholiques, et même les princes protestants, qui tiennent autant que les
princes catholiques à leur religion, sont donc intéressés à maintenir le pape
à Rome avec sa suprématie politique, pour y maintenir sa suprématie
spirituelle, et l'existence même du christianisme. Après la destruction de
l'Empire romain, Rome dut sa prééminence à la religion chrétienne, et la
religion chrétienne dut sa splendeur à Rome. Le monde, habitué à recevoir des
ordres de la cité éternelle, en reçut de ses pontifes, quand il n'en reçut
plus de ses empereurs ; et sans le christianisme, cette superbe cité, cachée
dans la vallée du Tibre, aurait subi le destin de Babylone et de Memphis,
ensevelies sous l'herbe au milieu des déserts.
Il faut donc maintenir le pape à Rome, si l'on veut
conserver le christianisme en Europe. Or, toute l'Europe est plus ou moins
intéressée à conserver le christianisme, parce que c'est au christianisme
qu'elle doit en partie sa civilisation. Les religions, en général, en
perfectionnant l'homme, perfectionnent aussi les sociétés politiques. Or de
toutes les religions connues, le christianisme est celle qui les perfectionne
le mieux, parce que c'est celle qui fait le mieux connaître à l'homme son
principe et sa destination. Si toutes les religions étaient également fondées
sur la croyance en un seul Dieu et en sa providence sur l'univers, l'homme
d'état pourrait jusqu'à un certain point rester indifférent au sort des
diverses religions, puisque à ses yeux l'une pourrait toujours sous quelques
rapports en remplacer une autre ; mais tant qu'on verra dans notre Europe la
masse du peuple ignorante et entraînée par son ignorance même à la
superstition, quel est celui qui osera toucher à la religion établie, quand
cette religion n'est pas contraire à la religion naturelle ?
L'Italie n'est maintenant pour les nations de l'Europe les
plus voisines qu'un champ de bataille, et pour les autres qu'un musée de
beaux-arts, tandis que par sa position centrale, par le nombre et le génie de
ses habitants, elle peut contribuer à l'harmonie de toutes et à la paix du
monde. Que l'Italie passe donc de son état actuel à un état fédératif, et
elle arrivera graduellement par la fédération à une union intime : c'est la
destination que lui a marquée la nature, en donnant à ses divers états une
défense commune dans la chaîne des Alpes. L'Italie a autrefois civilisé le
monde par ses conquêtes, et elle est appelée aujourd'hui à le civiliser par
ses lumières. Il faut qu'elle accomplisse ses destinées : Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus, Magna virum.
Virgile, Georg., liv. II.
FIN DE L’OUVRAGE
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