DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — Dans laquelle on prouve l’incertitude des principaux événements de cette histoire.

CHAPITRE XII. — DE L’HISTOIRE DE CN. FLAVIUS, DE CELLE DE PAPIRIUS PRETEXTATUS, ET DU SUPPLICE DE REGULUS.

 

 

La qualité la plus rare dans les historiens romains est l’exactitude. On ne les voit point entrer dans un examen un peu rigoureux de certains faits, ni s’engager dans quelque discussion pour discerner le vrai d’avec le faux. Pourvu qu’un fait ne soit pas entièrement destitué de vraisemblance, qu’il ait été rapporté par quelque ancien historien et qu’il soit accompagné de quelques circonstances qui puissent intéresser et amuser les lecteurs, ces historiens se croient en droit de l’adopter, sans avoir besoin d’examiner les preuves sur lesquelles leurs garants s’appuient. Que la vérité du fait eût été attaquée, qu’on eût mille raisons d’en révoquer la vérité en doute, ils ne laissaient pas de le rapporter avec une confiance aussi entière que s’il avait été bien avéré. Combien de ces faits, ou douteux ou manifestement faux, n’ai-je pas déjà relevés ? Et combien n’y en pourrait-on pas ajouter, si l’on entrait dans un examen détaillé de tous les événements des cinq premiers siècles de l’histoire romaine ? On n’aurait pas sujet de se plaindre de ces historiens, si, toutes les fois qu’ils jugeaient à propos de donner place dans leurs histoires à des faits douteux, ils eussent averti leurs lecteurs que la chose n’était pas bien avérée, ou eussent répondu aux difficultés qu’on y opposait. Je termine cette dissertation par l’examen de quelques faits qui, ayant été réfutés, n’ont pas laissé d’être rapportés par les historiens tant anciens que modernes, comme s’il n’y eût pas eu la moindre incertitude.

 

I. L’histoire de Cn. Flavius nous en fournira un exemple[1]. Ce Romain, selon Tite-Live, dans le temps que le peuple était assemblé pour l’élection des édiles curules, faisait les fonctions de secrétaire d’un édile ; emploi assez bas chez les Romains, et qui fort souvent était exercé par des affranchis. Voyant qu’il avait les voix de sa tribu qui le voulait faire édile curule, et que l’édile qui présidait aux comices refusait de recevoir son nom et d’admettre à une charge si honorable un homme qui exerçait actuellement un emploi si bas, Cn. Flavius déclara qu’il quittait sa charge de secrétaire, et, ayant eu la pluralité des suffrages, il fut fait édile. Pour se venger des nobles, qui avaient traversé son élection de tout leur pouvoir et qui le traitaient avec un extrême mépris, il publia les Formules de droit et les Fastes, qu’il exposa publiquement à la lecture du peuple, pour qu’il pût s’instruire et de la forme dans laquelle il devait poursuivre son droit devant le juge, et des jours auxquels il lui était permis de le faire. Les patriciens et les principaux de Rome s’en étaient jusqu’alors réservé la connaissance à eux seuls, et tenaient par là le peuple dans une entière dépendance.

La première partie de ce récit n’est pas bien sûre, comme Tite-Live le reconnaît lui-même. Il suivait cependant presque mot à mot Lucius Pison, qui, dans le troisième livre de ses Annales, rapportait la chose de la même manière, comme nous le voyons par le fragment qu’Aulu-Gelle nous en a conservé[2]. Licinius Macer, autre historien, ne convenait pas avec Pison, et rapportait que Flavius avait abandonné, longtemps avant que de devenir édile, l’emploi de secrétaire, et qu’il avait exercé diverses charges plus considérables qui l’avaient conduit, comme par degrés, à celle d’édile curule.

S’il y avait quelque diversité d’opinion là-dessus entre ces auteurs, Tite-Live nous assure qu’on était parfaitement d’accord sur le reste, savoir sur la divulgation des Formules et des Fastes. Ceterum id quod haud discrepat, etc. Cependant Atticus, qui était un des Romains les plus versés dans l’histoire de sa patrie, et qui en avait fait une étude toute particulière, reproche à Cicéron d’en avoir parlé comme d’un fait certain et avéré. Celui-ci s’en excuse sur ce qu’il avait pour lui l’autorité de la plupart des écrivains. Il reconnaît pourtant qu’Atticus attaquait par de très bonnes raisons la vérité de cette circonstance : Si je me suis trompé, dit-il, dans ce que j’ai dit de Flavius et de la publication des Fastes, je me suis trompé avec beaucoup d’autres. Vous avez de fort bonnes raisons d’en douter ; mais, pour moi, j’ai suivi une opinion presque générale[3].

Atticus, étant entré dans l’examen de ce qui se disait sur ce sujet, avait apparemment trouvé qu’il n’y avait rien de plus incertain que cette divulgation des Fastes et des Formules par Flavius. Nous ne pouvons pas deviner les raisons que ce savant homme avait de rejeter ce fait ; mais nous devons juger qu’il était bon juge dans ces matières, et que Cicéron défère lui-même à son jugement. Qui sait si une des raisons qui lui faisaient révoquer en doute la vérité de ce fait n’était pas le silence que Pison Frugi, historien assez ancien, gardait là-dessus ? Car, dans le fragment de cet historien qu’Aulu-Gelle nous a conservé[4], où cette histoire de Flavius se trouve rapportée, il n’est point du tout fait mention de la publication des Fastes et des Formules, circonstances trop importantes pour qu’on puisse croire qu’Aulu-Gelle les eût retranchées, s’il les avait trouvées dans cet historien. Nous voyons cependant qu’on a fait peu d’attention au jugement d’Atticus, et que tous les auteurs, tant anciens que modernes, qui ont eu occasion de parler de ce Flavius, ont continué de lui attribuer la divulgation des Fastes et des Formules comme une chose certaine et avérée.

 

II. Je passe à l’histoire de Papirius, qui fut surnommé Prætextatus à cause des marques de prudence et de discrétion qu’il donna dans une grande jeunesse. Voici comme la chose se trouve racontée par Aulu-Gelle[5] et Macrobe[6]. Anciennement les sénateurs romains avaient coutume, pour former de bonne heure leurs fils aux affaires, de les mener dès leur jeunesse au sénat, et ils y assistaient aux délibérations les plus importantes. Un jour qu’on y avait agité une affaire des plus épineuses et sur laquelle on n’avait pas pu prendre de résolution avant que de se séparer, le sénat recommanda fort le secret sur cette affaire, et défendit qu’on n’en divulguât rien avant que le décret en eût été passé. Le jeune Papirius, qui avait accompagné son père au sénat, étant de retour chez lui, eut à essuyer les plus fortes instances de la part de sa mère, qui fit tout ce qu’elle put pour tirer de lui ce qui s’était passé dans le sénat. Plus celui-ci s’en défendait, sur ce que le silence lui avait été ordonné, plus il piquait la curiosité de sa mère. Elle le pressa tarit que ce jeune enfant, pour se délivrer de son importunité, inventa le mensonge suivant. Il lui dit que le sénat avait délibéré s’il serait plus de l’intérêt de l’État de permettre aux hommes d’avoir deux femmes, ou aux femmes d’avoir deux maris. Également surprise et émue de ce qu’elle venait d’entendre, elle sort aussitôt et court communiquer à ses amies cette importante nouvelle. Le lendemain, une troupe de femmes s’assemble devant le sénat, et, arrêtant les sénateurs qui s’y rendaient, elles les conjurent avec larmes d’accorder plutôt deux maris à une femme que de permettre qu’un homme eût deux femmes. Les sénateurs, surpris de l’impudence de ces femmes, ne savaient ce que signifiait cette demande, lorsque le jeune Papirius, s’étant avancé au milieu du sénat, raconta la chose comme elle s’était passée, l’importunité de sa mère et ce qu’il lui avait fait accroire pour s’en délivrer. Le sénat, après avoir loué la prudence et la discrétion de cet enfant, fit un décret, dont il l’excepta, par lequel il fut défendu aux pères d’amener à l’avenir leurs enfants dans le sénat.

Il semble qu’il suffit d’entendre raconter la chose pour être convaincu que ce n’est qu’un conte fait à plaisir, et qui ne mérite pas qu’on se donne la peine de le réfuter. Cependant, si on fait réflexion que c’est de Caton le Censeur, auteur grave s’il en fut jamais, qu’Aulu-Gelle l’a emprunté[7], on aura de la peine à se persuader qu’un homme de ce caractère l’ait débité sans avoir été bien assuré de la vérité. Le peu de vraisemblance qu’on y trouve n’empêche pas que le nom de Caton n’en impose, et on a de la peine à rejeter ce qui est appuyé d’une autorité si respectable. C’est par cette raison que M. Bayle n’a osé traiter de fable ce qui se disait de ce Papirius Prætextatus[8]. La seule autorité d’Aulu-Gelle, dit-il, ne m’empêcherait pas de m’imaginer que c’est un conte fait à plaisir ; mais je n’ose me persuader cela, quand je considère que c’est une chose que le grave Caton le Censeur a débitée dans une harangue. C’est pourquoi M. Bayle a tâché d’éluder ou d’affaiblir les raisons tirées du peu de vraisemblance de ce conte, et dont on se sert pour le réfuter.

Si l’autorité de Caton le Censeur doit nous empêcher de rejeter trop à la légère un fait auquel il avait daigné donner place dans un de ses ouvrages, elle ne doit pas nous empêcher de remonter jusqu’à la source de ce conte ; et lorsque nous verrons de quels auteurs il l’avait emprunté, nous trouverons que l’autorité d’un homme de poids comme lui ne suffit pas pour le mettre à l’abri de la critique. Dans un passage de Polybe, que je vais citer, nous allons voir et la réfutation de ce conte et le cas qu’on doit faire des historiens qui les premiers l’ont débité, et desquels Caton l’avait emprunté. N’est-ce pas une absurdité, dit Polybe[9], que ce qu’ils ajoutent, que les sénateurs avaient mené dans le sénat leurs fils qui avaient au-dessus de douze ans, et qui, étant instruits du secret des affaires d’État, n’en avaient rien communiqué à leurs parents, quoique tout «cela soit contraire à la vérité et manifestement faux ; à moins qu’on ne veuille que la Fortune, entre autres et choses, n’ait accordé aux Romains d’avoir, dès leur enfance, toute la prudence des vieillards ? Mais en voilà assez pour réfuter des écrits tels que ceux de Chéréas et de Sosile, qui, à mon avis, ne méritent pas le nom d’Histoires, mais plutôt de contes sortis de la boutique d’un barbier et dignes de la plus vile populace.

Ces auteurs, que Polybe traite d’une manière si cavalière, étaient, sans doute ceux qui avaient fourni ce conte à Caton le Censeur ; et il se trouve enveloppé dans la critique qu’il en fait. En effet, je crois qu’on ne peut disconvenir que Polybe n’ait eu ici en vue ce qu’on débitait de ce Papirius Prætextatus, et qu’il n’ait regardé ce conte comme indigne d’avoir place dans l’histoire. Il ne faut pas, cependant, s’imaginer que Caton mérite d’être traité aussi sévèrement que les historiens Chéréas et Sosile, que Polybe traite avec tarit de mépris. Ce n’était point dans son Histoire que Caton avait débité ce conte. C’était dans une harangue adressée à des soldats, qui n’y regardent pas de si près. D’ailleurs on sait que généralement, dans ces sortes de pièces, on ne se pique pas toujours d’une exacte vérité, et il y a bien de l’apparence que Caton cherchait plus à divertir ses auditeurs qu’à les persuader. Ainsi ce conte pouvait très bien trouver place dans la harangue de Caton, d’où Aulu-Gelle nous avertit gl1’il le tire, sans que cette autorité puisse servir à en appuyer la vérité. Je ne crois donc faire aucun tort à la réputation de Caton, en rejetant ce conte sur l’autorité de Polybe qui l’a si solidement réfuté. J’ajoute que le silence de Valère Maxime, qui a recueilli un si grand nombre de faits, forme encore un préjugé peu favorable à celui-ci. Il faut qu’il l’ait cru entièrement fabuleux et destitué de toute ombre de vérité, puisqu’il ne lui a point donné place dans son recueil, où l’on en trouve bien d’autres qui ne valent peut-être guère mieux.

 

III. Ce qu’on nous raconte de la mort de Regulus et des cruels tourments que les Carthaginois lui firent essuyer n’est peut-être pas mieux fondé que le conte que je viens de réfuter. Plusieurs raisons assez fortes me font douter de la vérité de ce fait.

1. La première est le peu d’uniformité qu’il y a dans les narrations de divers auteurs, sur la nature du supplice qu’on lui fit souffrir après son retour à Carthage. A peine en trouvera-t-on deux qui s’accordent sur les circonstances, de sorte qu’il y a à peu près autant d’opinions différentes sur ce point, que d’auteurs qui en parlent.

Aulu-Gelle[10] nous a conservé les fragments de deux anciens historiens romains dont les ouvrages ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Sempronius Tuditanus, c’est ainsi que se nommait le plus ancien des deux, raconte que les Carthaginois, avant que d’envoyer Regulus à Rome sur sa parole, lui avaient donné un poison lent qui le minait insensiblement, afin qu’il ne vécût qu’autant de temps qu’ils supposaient qu’il en fallait pour qu’on fit l’échange des prisonniers. Ce fut, selon cet historien, une des raisons que Regulus allégua au sénat pour le détourner de l’échange que proposaient les Carthaginois. Il ajoute que Regulus étant de retour à Carthage, on l’y fit mourir à force de veilles. C’est aussi l’opinion de Cicéron[11], qui à la vérité renchérit beaucoup sur Tuditanus. Car il dit que les Carthaginois avaient coupé les paupières à Regulus, et l’avaient enfermé dans je ne sais quelle machine, apparemment un coffre, armée de pointes de fer en dedans. Ælius Tubéron, autre historien à peu prés contemporain de Tuditanus, et dont Aulu-Gelle nous donne le fragment dans le même chapitre, ne parle point de ce coffre armé de pointes, quoiqu’il exagère fort la cruauté des Carthaginois. Il dit qu’ils enfermèrent Regulus dans une fosse fort profonde où le jour ne pouvait pénétrer, et qu’après l’y avoir laissé assez longtemps, on l’en retirait pour l’exposer aux rayons du soleil le plus ardent ; que là on l’obligeait d’ouvrir les yeux et de fixer ses regards sur le soleil, et qu’afin qu’il ne pût fermer les yeux, on lui avait cousu les paupières au-dessus et au-dessous.

Voilà trois auteurs d’opinions assez différentes. Tite-Live rapportait sans doute ce fait avec quelques nouvelles circonstances ; mais, dans l’abrégé qui nous reste de son dix-huitième livre, on ne détermine pas le genre du supplice de Regulus ; il y a simplement que les Carthaginois le firent mourir. Supplicio a Carthaginiensibus de eo sumpto periit. Peut-être est-ce son sentiment que Florus[12], qu’on croit auteur des sommaires de Tite-Live, a suivi. Il dit que les Carthaginois, après avoir fait souffrir une dure prison à Regulus, le mirent en croix, qui était le supplice ordinaire chez eux. Nec ultimo, sive carceris, sive crucis, supplicio, deformata majestas. Aurelius Victor dit[13] qu’il fut mis dans un coffre garni en dedans de pointes de fer. C’est à peu près ce qu’en dit Appien d’Alexandrie[14], et c’est cette même espèce de supplice que Silius Italicus décrit au long dans son sixième livre. Eutrope a renchéri par-dessus tous ces auteurs[15], en disant, en peu de mots, que Regulus était mort après avoir essuyé toutes sortes de tourments. Omnibus suppliciis extinctus est. Je serais trop long si je voulais rapporter encore les paroles de Valère Maxime, de saint Augustin, de Zonare, etc. En voilà bien assez pour faire voir que les anciens ne s’accordaient guère sur la nature de ce supplice. Pour les concilier, M. Rollin a fait à peu près comme Eutrope, et a réuni tous ces différents genres de supplices dans les tourments que les Carthaginois firent souffrir à cet illustre romain[16]. Ils le tenaient, dit-il, longtemps enfermé dans un noir cachot d’où, après lui avoir coupé les paupières, ils le faisaient sortir tout à coup pour l’exposer au soleil le plus vif et le plus ardent. Ils l’enfermèrent ensuite dans une espèce de coffre tout hérissé de pointes, qui ne lui laissaient aucun moment de repos ni jour ni nuit. Enfin, après l’avoir ainsi longtemps tourmenté par une cruelle insomnie, ils l’attachèrent à une croix, qui était le supplice ordinaire chez les Carthaginois et l’y firent périr. M. Rollin a rassemblé ici plus de circonstances qu’aucun auteur ancien. Il n’y a oublié que de lui faire coudre les paupières ; mais, comme il les avait fait couper, il n’y avait pas moyen de concilier ces deux circonstances. Si ce conte passe encore par quelque autre main, on y ajoutera sans doute encore quelque chose. Vires acquirit eundo. Il aurait été bien plus naturel de conclure de cette diversité d’opinions, qu’on ne savait rien de bien sûr de la mort de Regulus, et que ces fables ne devaient leur origine qu’à la haine que les Romains portaient aux Carthaginois.

2. La seconde raison qui me fait rejeter ce conte, c’est le silence de Polybe sur ce prétendu supplice et sur tout ce qui concerne Regulus, depuis qu’il se fut rendu prisonnier aux Carthaginois. Ce judicieux historien, qui a écrit assez au long l’histoire de la première guerre Punique, aurait-il passé sous silence un fait aussi intéressant ? Écrivant sous les yeux des plus illustres citoyens de Rome, aurait-il osé supprimer ce trait si marqué de la perfidie et de la barbarie des Carthaginois ? Le silence de cet historien me ferait presque mettre le voyage de Regulus à Rome au même rang que son supplice, et me ferait croire que l’un n’est pas mieux fondé que l’autre. Je ne puis me persuader qu’un fait aussi singulier lui eût échappé, s’il eût été véritable ; et sans doute que, de son temps, il n’y avait que les esprits vulgaires qui ajoutassent foi aux bruits qu’on en avait répandus. Il ne crut donc pas seulement nécessaire de réfuter ceux qui couraient sur ce sujet, parce que les plus sensés d’entre les Romains ne balançaient pas sur ce qu’ils en devaient croire. Polybe rangeait sans doute ce fait au nombre des faussetés[17] que la passion avait fait adopter à Fabius Pictor, pour avoir occasion de décrier la conduite et la bonne foi des Carthaginois. Les historiens romains n’y furent pas si difficiles : accoutumés à transcrire tout ce qu’ils trouvaient dans ce père de l’histoire romaine, ils s’en seront rapportés à lui sur ce fait, comme sur le reste, et lui auront donné cours, quoiqu’il ne fût fondé que sur des bruits populaires.

3. Si l’on entre bien dans la situation où se trouvaient les Romains et les Carthaginois, on verra que toutes les apparences concourent à détruire tout ce que nous débitent les historiens romains sur les tourments qu’on fit souffrir à Regulus. Quel était le but des Carthaginois en envoyant Regulus à Rome, sur sa parole ? Ils demandaient la paix, et, au défaut de la paix, l’échange des prisonniers. C’était à la délivrance de ces prisonniers, qui appartenaient aux principales maisons de Carthage, que tout le sénat de cette république s’intéressait. On voulait, à quelque prix que ce fût, les tirer de la captivité où ils gémissaient ; et c’est pour cette raison que Regulus dissuade l’échange au sénat de Rome[18]. Vous tenez parmi vos prisonniers carthaginois, dit-il, treize officiers considérables, jeunes et capables de commander un jour les armées. — D’ailleurs le nombre des prisonniers que vous avez fait sur Carthage surpasse infiniment celui que les Carthaginois ont fait sur vous. Les Carthaginois n’avaient donc rien de plus à cœur que d’obtenir des Romains qu’ils leur permissent d’échanger ou de rançonner ces prisonniers ; et ils croyaient parvenir à leur but par le moyen d’un prisonnier aussi considérable que Regulus, qu’ils espéraient que les Romains délivreraient de la captivité à tout prix. N’y ayant pas réussi, il était contre leur intérêt de faire subir aucun mauvais traitement à cet illustre prisonnier. Quelque perfides et barbares qu’on se figure les Carthaginois, on conviendra qu’il n’y a aucune apparence qu’ils aient fait souffrir de si cruels tourments à Regulus pendant qu’ils avaient eux-mêmes treize des principaux officiers de leurs armées et des plus grandes maisons de Carthage entre les mens des ennemis, qui pouvaient exercer de cruelles représailles sur eux. Il n’y a pas plus de vraisemblance à ce que rapporte Valère Maxime[19] des cruautés que les Carthaginois exercèrent sur les autres prisonniers qu’ils avaient faits sur les Romains. On sent assez que, recherchant avec empressement les moyens de retirer leurs prisonniers des mains de leurs ennemis, ils n’avaient garde de les exposer à la fureur des Romains par une conduite telle qu’on la leur suppose, et qui implique manifestement contradiction. N’ajoutons pas trop légèrement foi aux invectives des Romains contre leurs ennemis ; puisque cette occasion même nous fournira des preuves assez claires, que c’est eux-mêmes qui ont été les auteurs de ces supplices recherchés, et qui ont exercé sur leurs prisonniers toutes les cruautés qu’ils ont ensuite mises sur le compte des Carthaginois.

4. Sempronius Tuditanus et Ælius Tubéron, ces deux anciens historiens dont Aulu-Gelle nous a conservé les fragments que j’ai cités ci-dessus, ne disent point que Regulus ait été enfermé dans une armoire toute hérissée de pointes. L’un dit simplement qu’il mourut à force de veilles ; l’autre décrit de la manière qu’on l’a vu les tourments que lui firent souffrir les Carthaginois, sans qu’il soit fait mention de ce fameux coffre ou armoire. Mais Tuditanus nous apprend que, lorsque la nouvelle de la mort de Regulus fut venue à Rome, le sénat mit entre les mains de ses fils deux des principaux d’entre les prisonniers que les Romains avaient faits sur les Carthaginois. Les fils de Regulus enfermèrent ces prisonniers dans des coffres garnis de pointes de fer en dedans, où ils firent périr ces pauvres malheureux dans les tourments les plus cruels.

Qui est-ce qui ne voit à présent que ce fragment de Tuditanus nous découvre la source d’où part cette armoire, ou ce coffre armé de pointes de fer, dans lequel on prétend que fut enfermé Regulus à Carthage ? On y voit clairement que ce ne sont pas les Carthaginois qui ont été les inventeurs de ce barbare supplice, mais plutôt les Romains, ou du moins les fils de Regulus. Car, pour ce qui est des Romains, on verra bientôt qu’ils désapprouvèrent hautement la conduite des fils de Regulus, et qu’ils en témoignèrent beaucoup d’indignation. Il est donc clair, selon deux des plus anciens historiens, que les Carthaginois n’ont point enfermé Regulus dans un coffre hérissé de pointes. On voit au contraire, par le témoignage formel d’un de ces historiens, que ce furent les fils de Regulus qui mirent ces tourments en œuvre contre les prisonniers carthaginois. Voyons à présent s’il est effectivement vrai que les Carthaginois aient été les auteurs de la mort de Regulus.

5. Un autre fragment d’un historien grec prouve manifestement le contraire. Il est de Diodore de Sicile[20] et se trouve entre les extraits publiés par M. De Valois. On y voit que le sénat de Rome ayant mis entre les mains de la femme et des fils de Regulus deux illustres Carthaginois nommés Bostarès et Hamilcar, qui avaient été faits prisonniers de guerre, ils les traitèrent d’une manière si inhumaine, que l’un des deux expira dans les tourments. La chose s’étant divulguée et le peuple romain ne pouvant soutenir de voir traiter ces prisonniers avec tant de barbarie, quelques particuliers allèrent la dénoncer aux tribuns du peuple. Cette cruauté leur parut odieuse et insupportable. Les fils de Regulus furent cités devant les magistrats, pour y rendre compte de la conduite qu’ils tenaient envers leurs prisonniers, et peu s’en fallut qu’on ne leur en fit un crime capital, parce que la honte en rejaillissait sur tout le peuple romain.

On leur ordonna donc, sous de rigoureuses peines, d’en user mieux à l’avenir avec le prisonnier qui leur restait. Les fils de Regulus, ayant rejeté toute la faute sur leur mère, tâchèrent de la réparer autant que cela se pouvait. Ils brûlèrent le corps de Bostarès qui était mort dans les tourments, et envoyèrent ses cendres à ses parents ; et, à force de soins, ils firent revenir Hamilcar du triste état où leur cruauté l’avait mis.

Il est, en effet, facile de juger sur ce fragment que tout ce que l’on débite du supplice de Regulus n’est que pure fiction, et que ce ne fut que le chagrin que la femme et les enfants de Regulus conçurent de sa mort qui leur fit charger les Carthaginois de ce blâme. Si les Carthaginois avaient, en effet, fait souffrir à Regulus des tourments aussi cruels que le prétendent quelques historiens, le peuple romain n’aurait pas conçu tant d’indignation contre les fils de Regulus. On leur avait rendu deux des principaux prisonniers carthaginois, soit pour les échanger contre leur père, soit pour empêcher les Carthaginois de maltraiter Regulus par la crainte des représailles. S’il avait donc été vrai que les Carthaginois l’eussent fait mourir dans les tourments, le peuple romain. ne pouvait qu’approuver que les fils de Regulus usassent de représailles ; ou, du moins, il ne pouvait blâmer que l’excès de cruauté auquel ils s’étaient livrés dans leur vengeance. On voit, au contraire, le peuple romain indigné de voir violer, au milieu de Rome, le droit des gens, d’une manière si criante. Il prend hautement la protection de ces infortunés Carthaginois, et peu s’en faut qu’il ne fasse essuyer à leurs persécuteurs les peines les plus rigoureuses. On voit qu’il n’y avait alors personne à Rome, ni parmi le peuple, ni entre les magistrats, qui ne crût que Regulus était mort de mort naturelle. Il est donc visible, par le fragment de Diodore de Sicile, qu’il est faux que les Carthaginois aient exercé sur Regulus toutes les cruautés qu’on leur reproche. Si cela avait été vrai, le peuple romain n’aurait pas si hautement pris le parti des prisonniers carthaginois contre les fils de Regulus. Il aurait trouvé leur ressentiment juste, et n’aurait blâmé que l’excès de leur vengeance sans leur en faire un crime.

Il n’y aura rien de plus aisé à présent que de développer la vérité au milieu de ce tas de fables dont on l’a obscurcie. Il ne s’agit que de comparer la narration de Diodore de Sicile et de Tuditanus. L’un et l’autre nous apprennent que le sénat avait remis entre les mains de la femme et des fils de Regulus deux des plus considérables d’entre les prisonniers qu’on avait faits sur les Carthaginois ; non pour qu’ils usassent de représailles sur eux, comme le suppose l’historien romain, mais plutôt, selon l’historien grec, pour leur faciliter les moyens de délivrer, de la captivité Regulus, qui sans doute vivait encore alors, en proposant de l’échanger coutre ces deux ; Carthaginois ; ou du moins pour obliger les Carthaginois à le bien traiter, par la crainte des représailles. Sur ces entrefaites Regulus étant venu à mourir de mort naturelle, sa femme s’imagina, peut-être, que la dureté de la prison où l’avaient tenu les Carthaginois avait contribué à avancer sa mort. Sur cela, ne consultant que sa passion de se venger, elle fit essuyer aux prisonniers qu’on avait remis entre ses mains les tourments les plus cruels, et les fit enfermer dans un coffre tout hérissé de pointes, comme le décrit Tuditanus. Cependant le peuple romain, averti de la barbarie qu’on exerçait sur ces infortunés Carthaginois, prit connaissance de l’affaire assez à temps pour sauver la vie à l’un des deux. L’autre, apparemment moins vigoureux que son compagnon, avait succombé aux cruels traitements qu’il avait essuyés et était mort dans les tourments au bout de cinq jours. Le peuple romain et les magistrats furent si irrités contre les fils de Regulus, que peu s’en fallut qu’ils ne les condamnassent à la mort. Ceux-ci, couverts de confusion et manifestement convaincus d’avoir violé le droit des gens, semèrent le trait qu’ils n’en avaient usé ainsi que par représailles et pour venger la mort de leur père. On n’ajouta pas d’abord foi à ces bruits ; mais la haine qu’on portait à une nation rivale et contre laquelle on avait eu de si dangereuses guerres à soutenir, les accrédita insensiblement. Des historiens en formèrent un épisode intéressant et par là donnèrent cours à cette fable. Mais comme ce qu’ils en disaient n’était fondé que sur des bruits populaires, de là le peu d’uniformité qu’il y a dans leurs récits. Bientôt même il ne fut plus question de la vengeance que les fils de Regulus avaient tirée de la mort de leur père. On tira le rideau là-dessus et on ne parla plus que de la barbarie des Carthaginois.

Ceux qui sont un peu versés dans l’histoire romaine auront eu souvent occasion de remarquer avec combien de passion les historiens parlent des ennemis de Rome, surtout des Carthaginois qui sont toujours traités de fourbes et de perfides. Cependant, quand on lit dans Polybe l’histoire des guerres Puniques, on ne sait lequel de ces deux peuples avait de plus justes reproches à se faire à cet égard. Ne voit-on pas de même les historiens se déchaîner contre le grand Annibal et nous le représenter partout comme un homme qui n’avait ni foi, ni loi, quoiqu’on n’en trouve pas la moindre preuve dans les histoires qu’ils ont écrites eux-mêmes.

Je ne puis donc aussi regarder que comme une pure calomnie tout ce qu’on nous débite si pompeusement des cruautés exercées par les Carthaginois contre Regulus. Malgré la perte que nous avons faite d’un si grand nombre de monuments anciens qui eussent répandu beaucoup de lumière sur ce sujet, quelques fragments, échappés à l’injure du temps, nous en fournissent assez pour découvrir la vérité et pour remonter jusqu’à la source de l’erreur. Je ne suis pas le premier qui ait entrepris de démontrer la fausseté de ce fait. Le fameux M. de Grentemenil[21] m’a fourni une partie des armes dont je me suis servi pour en combattre la vérité.

Je borne ici les remarques que j’ai eu dessein de faire sur l’histoire romaine. Je crois avoir démontré d’une manière très claire l’incertitude qui règne sur le temps lequel a précédé la prise de Rome par les Gaulois et la destruction de ses monuments, qui en fut une suite naturelle. Il est vrai que cela ne prouve rien à l’égard du siècle suivant sur lequel j’ai cru pouvoir étendre cette incertitude, à cause de la confusion qui y règne encore par rapport à divers événements. On n’en peut attribuer la cause qu’à la disette de monuments, qui n’est provenue que de l’ignorance où les Romains restèrent encore pendant tout le cinquième siècle, et du peu d’usage qu’ils firent de l’écriture. Comme il n’y avait peut-être que les gens du premier ordre qui sussent écrire, leur vanité leur fit inventer divers faits absolument faux, auxquels les historiens ont donné cours en les insérant dans leurs histoires. L’ignorance de la plupart des Romains facilita la supposition de diverses pièces qui favorisaient l’ambition de quelques familles, lesquelles attribuaient à leurs ancêtres des consulats qu’ils n’avaient jamais exercés et des triomphes imaginaires ; et ces pièces formaient ce qu’on appelait les mémoires des familles. Destitués de tous autres monuments, ce fut à ces pièces que les historiens, vers le milieu du sixième siècle, furent obligés d’avoir recours. Ils n’apportèrent à ce travail ni le temps, ni le jugement nécessaires pour discerner le vrai d’avec le faux, et mirent en œuvre indifféremment tous les matériaux qui leur tombèrent sous la main. D’ailleurs, quand ils auraient senti la fausseté de divers faits que contenaient ces mémoires, ils n’avaient aucun auteur, aucun monument contemporain, sur le témoignage desquels ils pussent appuyer leur réfutation.

Les raisons par lesquelles je prouve cette incertitude sont donc fondées sur une disette totale de monuments contemporains aux événements. Cette disette a deux causes : l’une, la destruction de Rome par les Gaulois, la seconde et la plus forte, le peu d’application que les Romains donnèrent aux sciences pendant les cinq premiers siècles et le peu d’usage qu’ils firent de l’écriture. Ils ne commencèrent à avoir des historiens qu’au milieu du sixième siècle, et ces historiens ne purent appuyer la vérité de leurs narrations que sur des traditions fabuleuses. C’est ce qui a fait le sujet de la première partie de cette dissertation. Dans la seconde, j’ai achevé de prouver l’incertitude de cette histoire par les exemples de quantité de faits manifestement faux, ou du moins douteux, qui se trouvent rapportés comme bien certains. J’ai montré que les faits les plus marqués, et que leur importance devait mettre à l’abri de toute altération, sont souvent ceux dont la vérité nous doit être la plus suspecte. Je ne vois pas qu’on puisse opposer quelque chose de solide à ces raisons. Cependant, si j’avais poussé trop loin mes doutes, je ne refuserai jamais de me rendre aux preuves qu’on pourra me donner de la certitude de cette histoire ; et je serai le premier à abandonner l’opinion que j’ai défendue, dès que je la trouverai réfutée par des raisons solides.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Livius, lib. IX, cap. XLVI. — Val. Max., lib. II, cap. V, n. 2. — Plinius, lib. XXXI, cap. I. — Aulu-Gelle, lib. VI, cap. IX.

[2] Lib. VI, cap. IX.

[3] Cicéron, ad Attic., lib. VI, epistol. I.

[4] Lib. VI, cap. IX.

[5] Lib. I, cap. XXIII.

[6] Saturnales, lib. I, cap. VI.

[7] Historia de Papirio Prætextato dicta scriptaque est a M. Catone in oratione qua usus est ad milites contra Galbam. Aulu-Gelle, lib. I, c. XXIII.

[8] Diction., article Prætextatus, rem. B.

[9] Polybe, lib. III, cap. XI, p. 243.

[10] Lib. VI, cap. IV.

[11] De offic., lib. III, cap. XXVII. — In Pisone, cap. XIX.

[12] Lib. II, cap. II.

[13] De vir. illus., cap. XL.

[14] Libye, p. 14, édit. Rob. Steph.

[15] Lib. II, cap. XXVII.

[16] Hist. anc., t. I, p. 267.

[17] Lib. I, cap. XIV et sqq.

[18] Hist. rom. de Catrou et de Rouillé.

[19] Lib. IX, cap. II.

[20] Ex Diodore, lib. XXIV, p. 272 et sq.

[21] Palmerii exercit. in auctores græcos, p. 151. Toland a aussi traité ce sujet dans une dissertation intitulée : La Mort fabuleuse d’Attilius Regulus. Voyez la Bibliothèque anglaise, t. XIV, part. II, p. 295.